DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DE LA CHANSON FRANÇAISE
façade du Casino de Montmartre en 1904
HISTOIRE DE LA CHANSON
la Chanson populaire, par Julien Tiersot (1911)
Cafés-concerts, Music-halls et Cabarets à Paris en 1914
Histoire de la chanson, par George Chepfer (1929)
la Chansonnette et la musique au café-concert, par George Chepfer (Cinquante ans de musique française, 1925)
les Cafés-chantants, les cafés-concerts, les music-halls, par Eugène Héros (1919)
les Grandes étoiles du café-concert (1919)
le Music-hall, par René Dumesnil (1931)
la Chanson populaire en France, par Paul Caron (1953)
Naissance et évolution du music-hall, par Jean Barreyre (1953)
AUTEURS ET INTERPRETES
Villard (Georges), par George Chepfer
CHANSONS PATRIOTIQUES
Chants de Soldats, par Georges Claretie (1909)
Chansons de la Guerre, par José Germain (1930)
Patriotisme et café-concert, par Romi (1968)
MONTMARTRE ET SES CABARETS
Avant le Chat-Noir : les Hydropathes
Montmartre : du Chat-Noir au Lapin-Agile, par Jean Riverain (1950)
Adieux à Montmartre, textes d'Adolphe Willette, Georges Cain et Maurice Donnay (1913)
la Fin du Chat-Noir ou les derniers Mohicans de la Butte, par Dominique Bonnaud (les Annales, 22 mars au 05 juillet 1925)
le Moulin de la Galette (1933)
Montmartre, des origines à nos jours (1956)
A travers chant, par Maurice Lefèvre (le Mirliton, 1894)
Théophile Alexandre Steinlen, par George Auriol
Adolphe Willette, par George Auriol
CHANSONNIERS
Privas (Xavier), par George Chepfer
LA CHANSON
Les Français ont montré de tout temps un goût très vif pour la chanson. Ils chantèrent toujours beaucoup et en toute occasion, s'écoutant les uns les autres. De nombreux recueils nous restent comme les témoins des chansons que nos pères ont aimé à chanter au cours des âges. Il en est de jolies, il en est de belles, il en est d'amusantes, il en est de poignantes. Mais rien n'est plus rare qu'un chef-d'œuvre dans le genre en question. Sa forme limitée, son indispensable simplicité, ses intentions poétiques ou réalistes sont autant d'obstacles pour ceux qui le choisissent comme moyen d'expression. On reste surpris du petit nombre de chansons méritant le titre de chef-d'œuvre, lorsqu'on parcourt l'une ou l'autre des anthologies composées depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours. Que de productions médiocres pour quelques chansons célèbres et réussies ! Avant tout, une chanson doit être simple, afin que les paroles s'inscrivent aisément avec la musique dans la mémoire de l'auditeur. Mais la simplicité n'implique ni la banalité ni la vulgarité. Elle doit plaire au cœur en même temps qu'à l'esprit, et, malgré son apparente simplicité, elle ne doit pas lasser. Voici la définition qu'en donne Jean-Jacques Rousseau, dans son Dictionnaire de la musique. On ne peut s'exprimer plus heureusement : « Chanson. — Espèce de petit poème lyrique fort court, qui roule ordinairement sur des sujets agréables, auxquels on ajoute un air pour être chanté dans des occasions familières, comme à table, avec ses amis, avec sa maîtresse, et même seul, pour éloigner quelques instants l'ennui, si l'on est riche, et pour supporter plus doucement la misère et le travail, si l'on est pauvre. »
***
Deux genres très différents se sont toujours partagé les préférences du peuple français : la chanson que l'on nomme populaire, production anonyme dont on ne peut citer ni les auteurs, ni les musiciens, et la chanson savante, dont les vers sont signés par un poète chansonnier, et la musique par un compositeur. La chanson populaire s'est transmise d'âge en âge, oralement, sans le secours d'aucune copie ; elle charme encore aujourd'hui les gens dont le goût est resté simple et naturel et elle intéresse également ceux dont l'esprit délicat est affiné par la culture. Montaigne, qui l'appréciait à sa valeur, a écrit : « La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et grâces par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l'art. » Les berceuses, les rondes, les légendes, les complaintes, les chansons de route sont en général au répertoire de la chanson populaire ; telles par exemple : la Chanson de Jean Renaud, En revenant des noces, Là-haut sur la montagne, le Pauvre laboureur, Auprès de ma blonde, etc. On ne peut que regretter l'indifférence dans laquelle nos poètes l'ont trop longtemps tenue, laissant s'en altérer les versions au cours des ans. D'autres peuples mieux avisés, notamment les Tchèques, ne négligèrent jamais leurs chants traditionnels, et leurs plus grands poètes ne dédaignèrent pas de les entretenir, de les maintenir dans une forme qui les rendit toujours compréhensibles et familières aux générations successives. C'est donc dans ces deux genres nettement définis, l'un populaire et anonyme, l'autre savant et signé, que le Français a coutume de choisir ses divertissements chantés. Voltaire a dit avec sa finesse habituelle : « Il n'est pas de peuple qui ait autant de jolies chansons que le peuple français. » Et La Harpe a ajouté : « Parce qu'il n'y en a pas de plus gai. » Henri Heine, lui, qui n'était pas né dans notre patrie, a écrit : « Le peuple français est gai comme un buveur de vin. » Et notre Béranger a trouvé cette définition : « En France, la chanson est une plante indigène. » Dans la chanson populaire, les paroles et la musique forment un ensemble souvent parfait ; on peut difficilement les dissocier. Dans la chanson savante, il est plus rare de constater pareille homogénéité entre les paroles et la musique.
***
La méthode employée pour faire connaître et apprécier une chanson nouvelle était bien différente autrefois de celle que l'on emploie présentement. Un exemple pris dans le passé nous permettra de nous rendre aisément compte de cette différence. La jolie chanson le Temps des cerises, de J.-B. Clément et Renard, fut chantée, pour la première fois, en 1867 ; son succès ne s'affirma qu'après la guerre de 1870-71 et alla ensuite grandissant jusqu'à nos jours. L'éditeur en vend encore plus de cent mille exemplaires chaque année. C'est qu'au moment où cette romance touchante apparut, le peuple choisissait, aimait et adoptait librement et pour longtemps ses chansons, ses plaisirs, ses modes. M. H. Gourdon de Genouillac, un érudit en matière chansonnière, a essayé de définir dans son livre pittoresque les Refrains de la rue de 1830 à 1870, ce qui détermine parfois la vogue d'une chanson. « A de très rares exceptions près, écrit-il, le refrain à la mode, dont les oreilles parisiennes sont rebattues, n'est ni le résultat d'un fait politique, ni une satire ; encore moins un enseignement. Il naît on ne sait comment, et s'envole soit au théâtre, soit à l'atelier, soit de la rue. C'est, le plus souvent, un couplet banal qu'une heureuse phrase musicale met en évidence ; quelquefois, c'est un vers burlesque qui prête au double sens ; enfin, ce n'est la plupart du temps, qu'un mot, une rime, que sais-je ! Quelque chose d'indéfinissable, d'explosible comme la foudre, de prompt comme l'éclair, et surtout de communicatif comme le mauvais air. » Ces lignes datent de 1879. Aujourd'hui, ce lancement d'une chanson nouvelle est devenu une opération commerciale : cette chanson doit être un succès malgré tout. Le jour où elle est chantée pour la première fois, au cours d'une revue, d'un film ou d'un programme de music-hall, le tirage des exemplaires est prêt à être livré dans la France entière. Les disques sur lesquels elle est enregistrée également, tous les orchestres, tous les jazz, tous les postes de radio, tous les musiciens ambulants la répandent à la fois et à profusion. Au théâtre, au cinéma, on vous la chante et la rechante, et on vous invite à la chanter vous-même, en projetant le texte sur un écran placé en guise de rideau. Est-ce ce refrain-là que le public aurait choisi, si on le lui avait permis ? Mais comment choisirait-il parmi cette profusion d'airs nouveaux ? Il regorge de tout : sons, paroles, bruits, visions, images, couleurs, sensations. L'indigestion le guette. Aussi se laisse-t-il imposer ce refrain jusqu'à l'obsession. Pour combien de semaines, combien de mois ? Une autre chanson surgira bientôt qui fera oublier la précédente, et ainsi de suite. Le rythme de la vie moderne crée cette obligation. Mais si, après une année seulement, on recherche dans sa mémoire quelle était cette chanson, quel titre elle portait, on aura bien de la peine à s'en souvenir. Cette nouvelle méthode n'est donc pas la meilleure. Le Français aime à choisir, quoi que l'on dise, et il n'entend pas se laisser imposer ce qui composera le musée poétique et musical qu'il porte en lui. La masse du public préfère — et c'est au fond assez naturel — se laisser distraire sans effort, sans travail d'esprit : aussi les chansons vulgaires, les musiques banales ont-elles beau jeu. Il y a cependant d'heureuses exceptions, et des refrains chantés dans les carrefours par les troubadours du trottoir présentent parfois un indéniable agrément. Notre temps n'a d'ailleurs rien à envier aux époques précédentes et il s'y fait la même dépense de talent. Il est juste que des chansons comme Pars, comme Parle-moi d'amour, toutes deux de Jean Lenoir, aient obtenu le suffrage du grand public. Leurs paroles sont sans vulgarité et leurs mélodies dénotent une réelle personnalité. Si l'on aime à chanter et à siffler, dans les rues des villes et sur les routes de la campagne, des refrains tels que les Gars de la marine ou Amusez-vous, c'est que ces refrains du compositeur W.-R. Heymann sont particulièrement bien frappés. Le public aime et aimera toujours les chansons simples, mélodiques, directes. Peu lui importe qu'elles soient d'hier ou d'aujourd'hui. Quand le succès d'une chanson s'affirme, ce n'est jamais sans raison. Plaire, voilà le secret en matière chansonnière, et il est infiniment plus facile de constater qu'une œuvre plaît que de déterminer les raisons pour lesquelles elle a plu. On n'a pas oublié ce refrain populaire de Bertal Maubon avec la musique d'Émile Spencer :
Tu m'enverras des cartes postales Envoie-moi z'en plein des grosses malles, Envoie-moi z'en plein des tiroirs, Plein des tiroirs.
Faut-il rappeler Son amant, parmi les chansons naïves d'Edmond Teulet et de Gustave Goublier ?
Tu demandes de quoi je meurs
Je meurs d'un mal que tu fis naître, Chacun répond d'un ton banal : Qui sait, il guérira peut-être !
La grande artiste Félicia Mallet réussit à faire de cette chanson « naïve » un succès dramatique. C'est là un exemple typique de ce que peut réaliser une interprète de valeur.
***
Les chansonniers conviés à chanter devant le micro composent leurs programmes avec, bien souvent, une excessive fantaisie. Rares sont ceux qui tentent de grouper un certain nombre de chansons d'une même époque ou d'un genre particulier. Mais il n'y a pas que le choix de la chanson : il y a l'art de l'interpréter. Quand un artiste sait à la fois établir son programme et apporter de la variété dans ses interprétations, la satisfaction de l'auditeur est entière. Que cet artiste chante une chanson, dise un poème ou raconte une histoire, celui qui l'écoute doit avoir l'impression de recevoir une confidence. Avec la radio, l'attention de cet auditoire privé de vision est tout entière concentrée sur le son ; la diction de l'artiste devra donc être impeccable. Comment interpréter une chanson ? La chanson populaire, tout d'abord, doit couler de source, sans recherche apparente, voix pure et diction précise. Sa simplicité exige d'être respectée. Le public semble cependant nous donner tort sur ce point. Il s'enthousiasme souvent pour le ton déclamatoire et mélodramatique de beaucoup d'artistes interprétant nos archaïques et naïves légendes. Il ne faut pas oublier que toutes ces œuvres sont les simples chansons que chantaient les bonnes gens de la France d'autrefois en travaillant de leur métier, filant, brodant, semant, labourant, ou en berçant les petits enfants. Pour la chanson savante, il en va tout autrement ; le talent de l'interprète ajoute souvent beaucoup à l'œuvre chantée. Il n'est pas indispensable de posséder une voix ample et vigoureuse ; il suffit d'un timbre agréable et d'une prononciation pure, nette, et sans affectation. Une chanson se joue comme une comédie ; le premier couplet sert souvent d'exposition ; les suivants sont plus vivants ; on se trouve en pleine action, et le dernier couplet peut encore monter de ton pour aboutir au dénouement ; il s'achève soit dans la fantaisie débridée, soit dans l'expression passionnée ou dramatique, selon le caractère de l'œuvre interprétée. Le mouvement avant tout. Il ne faut pas hésiter à supprimer parfois les quelques mesures intercalées entre chaque couplet et que l'on appelle ritournelle, si l'action l'exige. A cet égard, nos contemporains ont pu prendre une leçon auprès du grand artiste Lucien Fugère, lorsqu'il chantait des chansons à couplets comme le Vieux ruban, par exemple. Il ne suffit pas de savoir une chanson par cœur et de la chanter avec des intentions dues au hasard pour croire qu'on sait l'interpréter. Le texte, quand il en vaut la peine, a besoin d'être fouillé avec soin, de façon à saisir exactement la pensée de l'auteur et à pouvoir la traduire ensuite aussi fidèlement que possible. Une jeune fille désireuse de recevoir des leçons de Mlle Marguerite Deval vint se faire entendre dans la loge de cette dernière. La jeune personne débita tout de go une chanson du commencement à la fin. Marguerite Deval ne l'interrompit point ; elle lui fit ensuite reprendre le premier couplet vers par vers. Le travail ne dura pas moins d'une heure et ledit couplet n'était pas encore au point. L'élève en resta suffoquée mais ravie. Elle n'imaginait pas que l'on pût découvrir tant de choses dans un seul couplet de huit petits vers, et l'art de chanter une chanson lui apparut autrement intéressant, bien qu'autrement difficile. La même chanson peut être interprétée par plusieurs artistes avec beaucoup de talent et cependant de façon toute différente, l'un y apportant de la fantaisie souriante, de l'émotion à fleur de peau, l'autre plus de réflexion et de passion, le premier s'adressant surtout à l'esprit, le deuxième touchant plutôt le cœur. Tous les diseurs et toutes les diseuses de chanson ont été doués d'une articulation impeccable et leur talent s'étaya toujours sur un travail préparatoire des plus sérieux. Thérésa, à la fin de sa vie, ne pouvait plus chanter de sa belle voix grave, mais se plaisait encore à redire, pour ses intimes, les poèmes de chansons avec lesquelles elle avait fait pleurer et rire. C'était encore très beau et très émouvant. Le genre de chaque chanson demande également une interprétation particulière. Il est des chansons tranquilles que l'on peut interpréter avec douceur, dans un sourire ; il est des chansons de composition comique ou réaliste pour lesquelles il est nécessaire de se transformer par la voix, le mouvement, le style ; il est des chansons brutales qu'il faut lancer d'un organe mordant ; il est des mélopées mélancoliques que l'on murmure comme une prière, des chansons endiablées que l'on doit rythmer avec fougue. Cette diversité peut très heureusement se vérifier de nos jours chez quelques artistes magnifiquement doués. Les plus beaux exemples nous en sont offerts par Yvette Guilbert au talent incomparable, si complet, si varié, si assuré, et par Marie Dubas, à la voix facile et expressive, aux compositions pittoresques, d'une diversité sans égale. Aimons donc la chanson et apprenons à la choisir ; elle nous apporte le charme et la gaîté. Ne négligeons pas cette gaîté si nécessaire. Un critique qui eut son heure de célébrité, Ferdinand Brunetière, la défendait spirituellement en 1885, dans la Revue des Deux Mondes, alors qu'un autre critique ne cessait de dénigrer la chanson de café-concert qui faisait florès à cette époque. « Fabliaux et mazarinades, écrivait Brunetière, couplets historiques, politiques ou prétendus tels, et chansons de café-concert, tout cela procède, en effet, dans le présent et dans le passé, de la même inépuisable veine. Qui donc se plaît aux uns n'est pas digne de se déplaire aux autres. Et puisqu'il n'y a rien de plus grossier ni de plus plat dans le répertoire de l'Alcazar ou de l'Eldorado que dans le chansonnier « Clairambault-Maurepas » ou dans le « Recueil général et complet des fabliaux des XIIe et XIVe siècles », il faut bien convenir que le Pantalon de Timoléon et le Corsage de Clara sont des « documents », eux aussi, ou que s'ils n'en sont pas, rien au monde ne saurait mériter, désormais, l'honneur de ce beau nom. » Ne gâtons donc pas notre plaisir quand il passe, et dépêchons-nous de rire ou d'être ému, dès que l'occasion nous en est offerte.
(l’Initiation à la Musique, 1949)
|
quelques attitudes d'Yvette Guilbert (lithographies de Toulouse-Lautrec)