Jehan RICTUS

 

 

Jehan Rictus [photo Harlingue]

 

 

 

Gabriel RANDON DE SAINT-AMAND dit Jehan RICTUS

 

poète français

(Boulogne-sur-Mer, Pas-de-Calais, 21 septembre 1867* Paris 18e, 06 novembre 1933*)

 

 

 

 

 

Cet enfant de l'amour portait le nom de sa mère, qui prétendait, bien à tort à ce qu'il semble, descendre du maréchal Randon. Son père, lui, se donnait comme un arrière-petit-fils, de la main gauche, du roi François Ier. Quoi qu’il en soit, jusqu'à dix ans, l'enfant vécut en Angleterre (cela est à retenir), assez choyé. Ramené en France, il vécut sous la coupe de sa mère. S'il faut en croire le roman autobiographique Fil-de-fer, où il a conté son enfance, cette mère, actrice de deuxième zone, et besogneuse, lui fut assez peu tendre et lui aurait fait essayer tous les métiers : grenouille au théâtre, vendeur d'essuie-plumes, garçon livreur chez un éditeur de musique et chez un rubanier juif. Vers quinze ou seize ans, il est abandonné à lui-même, loge dans un galetas, lit énormément. A dix-sept ans, il publiait ses premiers vers. Ses moyens d'existence étaient précaires. Il lui arrivait de coucher dehors ou à l'hôpital. En octobre 1889, il devenait secrétaire à l'Exposition universelle (trois cents francs par mois : l'opulence !), puis commis d'ordre à l'Hôtel de Ville, où il faisait la connaissance d'Albert Samain ; enfin au greffe du tribunal de commerce. Vers 1894-1895, il aura un emploi dans une compagnie coloniale. Au milieu de ces difficultés, dont nous empruntons le détail au chaleureux volume de Mme Jeanne Landre, il ne cessait point d'écrire, collaborant à des revues, telles que la Plume, la Pléiade, le Mercure de France, où il donnait des vers conformes à l'esthétique symboliste. Mais la vie de bohème, le contact quotidien des gens du peuple, le désir de se créer une forme personnelle, peut-être l'influence plus ou moins lointaine de la Chanson des gueux de Richepin ou des chansons d'Aristide Bruant, l'incitèrent à adopter le langage et la versification qui allaient caractériser les Soliloques du pauvre. Un jour, se trouvant une fois de plus sans place, n'ayant pas mangé depuis la veille, minable, il alla proposer au directeur des Quat'z-Arts de réciter ses vers à une des séances de cet établissement. Généreusement, l'impresario lui offrit, par soirée, cent sous. Plus tard, assuré de sa gloire, il passait au Chat-Noir, brillant engagement qui lui valait dix francs par soirée. En présence de quelques amis : Vallette, Mme Rachilde, Albert Samain, etc., il récita l'Hiver, puis Impressions de promenade. Plus tard, le Revenant fut un succès et une révélation. L'invention du poème était assez saisissante. Le Vagabond, l'Errant, le Pauvre rêve à ce qui se passerait si dans notre temps, au milieu de notre cupidité et de nos vices, le Christ faisait une apparition en plein Paris. Or, justement, un soir, le Christ lui est apparu :

 

Eh ! ben moi... hier, j' lai rencontré

Après menuit, au coin d'eun' rue...

.   .   .   .   .   .   .   .   .

Il est v'nu su' moi et j'y ai dit :

— Bonsoir... te v'là ? Comment, c'est toi...

C'est vraiment toi... gn'a pas d'erreur !

Bon sang d' bon sang... n'en v'là eun' tuile !

Qué chahut demain dans Paris.

Oh là là ! qué bouzin d' voleurs !

(Les jornaux vont s' vend' par cent mille !)

— Eud'mandez : Le R' tour d' Jésus-Christ !

— Faut voir : L'Arrivée du Sauveur !

.   .   .   .   .   .   .   .   .

Tu sais, faurait pas nous y fier,

Déjà, dans l' squar' des Oliviers,

Tu as fait du tapag' nocturne !

.   .   .   .   .   .   .   .   .

Viens, que j' te r'garde. Ah ! comme t'es blanc,

Ah ! comm' t'es pâle... Comm' t'as l'air triste,

(T'as tout à fait l'air d'un artiste !...)

... Ah ! comm' t'es pâle ! Ah ! comm’ t'es blanc !

T'as toujours ton coup d' lingue au flanc ?

De quoi... A saign't encor' tes plaies ?

Et tes mains... tes pauv' mains trouées...

.   .   .   .   .   .   .   .   .

Toi, au moins t'étais un sincère,

Tu marchais... tu marchais toujours.

(Ah ! cœur amoureux, cœur amer !)

Tu marchais mêm' dessus la mer

Et t'as marché jusqu'au Calvaire.

 

Mais bientôt le ton change. La complainte se tourne en invectives et en blasphèmes. Le Pauvre reproche à l'Homme-Dieu tous les malheurs du monde, toutes les souffrances de l'humanité, qui durent toujours. Aux premiers rayons de l'aube, l'homme qui rêve s'aperçoit que la figure qu'il a prise pour le Christ est sa propre image, reflétée dans la glace d'un marchand de vins.

Ce mélange de pathétique douloureux et de cynisme populaire provoqua des réactions diverses. Dans l'ensemble, l'impression fut très forte. Jules Lemaitre consacra un feuilleton des Débats « à cet étrange garçon, long, long, pareil à une larme, maigre, pâle, l'air très doux ». Jean Lorrain, Laurent Tailhade le louaient aussi dans la presse. Mais la forme qu'il avait adoptée rencontrait bien des résistances. Même Léon Bloy, qui plus tard devait parler de lui avec tant d'amitié dans son livre les Dernières colonnes de l'Eglise ; qui devait dire de lui : « Jean Rictus est un de ces monstres de mélancolie et de pitié qui ne connaissent pas Dieu et qui crèvent de l'amour de Dieu », Léon Bloy repoussait le langage adopté par Jehan Rictus. C'est pour Léon Bloy que, dans une longue lettre, J. Rictus justifiait sa poésie. A la première édition des Soliloques du pauvre, publiée en 1897, et qui contenait : l'Hiver, Trilogie (Songe, mensonge, Espoir, Déception), le Revenant, le Printemps, plus trois « actualités », il donnait comme épigraphe : « Faire enfin dire quelque chose à quelqu'Un qui serait le Pauvre, ce bon Pauvre dont tout le monde parle et qui se tait toujours... Voilà ce que j'ai tenté. » Assurément : mais ce Pauvre-là, précisons-le, c'est un Pauvre en redingote et en tube, un bourgeois déclassé, un peu un bohème. Il prétend parler la langue du peuple : c'est à voir. C'est une langue quelque peu artificielle. On y trouve, en fait, de tout : des mots d'argot, des apocopes, une prononciation dont il est difficile de dire qu'elle est plus faubourienne que dialectale (mon gnieu, gn'aura, eun' pour une, etc.) — c'est ce qu'il appelle « la prononciation lasse et fatiguée des pauvres et des avachis » — et avec cela des mots de bourgeois comme entité ou paradoxe. Ce n'est pas la langue du peuple de Paris. En fait de versification, il adopte l'octosyllabe, le rythme de Villon, sous prétexte aussi que c'est le rythme naturel du langage populaire. Si l'on veut ; mais des théoriciens ne se sont-ils pas attachés à démontrer qu'il était le rythme de certains écrivains qui n'ont rien de populaire ? Joubert, par exemple. Rappelons encore qu'en passant, Jehan Rictus n'a pas oublié la charge de rigueur contre le siècle de Louis XIV, l'alexandrin, les règles classiques, etc. Ce sont des choses qu'on a entendues souvent, qu'on entendra encore, et qui n'ont vraiment que peu d'intérêt. Ce qui a de l'intérêt, c'est d'apporter sa chanson personnelle. Jehan Rictus a apporté la sienne. Il a le sens du rythme. Quelque composite que soit son langage, il a l'invention verbale. Son pathétique est sincère et douloureux. Il a souffert lui-même d'être seul et de n'être point aimé. Toutes ces douleurs personnelles, il les agrandit jusqu'à de troublants symboles. L'invention du Revenant étonne.

Cette veine, qui lui avait été heureuse, il l'exploite encore dans Doléances : nouveaux soliloques (1900), dans les Cantilènes du malheur (1902), où l'on remarque cette pièce poignante, la Jasante de la vieille : au cimetière des suppliciés, une vieille prie sur la tombe de son fils, qui, pour elle, est resté l'enfant aimé ; enfin, dans le Cœur populaire : poèmes, doléances, ballades... en langue populaire, 1910-1913 (1915). Ce dernier recueil renfermait le Pauvre Julien et la pièce intitulée Conseils, où, avec un réalisme parfois bien pesant, il reprochait à l'ouvrier de ne pas se laver. (S'il était bohème, Jehan Rictus était un bohème très propre, pauvre, mais non misérable.) Ces Conseils, publiés dans Comœdia du 7 décembre 1913, provoquèrent la saisie de ce journal. En dehors de ses poésies populaires, on peut encore citer de lui : Un bluff littéraire : le cas Edmond Rostand (1903) ; Dimanche et lundi férié ou le Numéro gagnant, pièce (1905) ; Fil-de-fer, roman autobiographique (1906). Il a laissé, dit-on, un journal, des souvenirs sur Léon Bloy et sur Samain, et des recueils de dessins assez curieux, où les squelettes abondent et qui lui avaient fait dire par Willette : « Vous êtes le Daumier du charnier. » Il y avait en lui un certain romantisme.

  

(Jean Bonclère, Larousse Mensuel Illustré, mars 1934)

 

 

 

 

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