Naissance et évolution du Music-hall

 

Mistinguett (photo Keystone)

 

Ce n'est qu'en 1895 que la presse vulgarisera le mot « music-hall », non pour lui redonner son vrai sens de halle à musique, ni même pour désigner des salles où se développaient des spectacles essentiellement anglais, mais pour les différencier des cafés-concerts, où l'on n'entend que des artistes du « tour de chant ».

Les historiens — peu nombreux encore — découvrent l'origine du music-hall dans la plus haute antiquité, dans ces festins grecs où s'exerçaient joueurs de flûte, danseurs, « cubistes », et qui servent de motifs au merveilleux bouclier d'Achille (Iliade, livre XIX) ; ils perçoivent des ressemblances dans ces séances où les trouvères récitent et chantent en compagnie de leurs jongleurs, ces virtuoses des tours d'adresse, d'escamotage, montreurs d'animaux, parfois ; ils rappellent les « loges » de la Foire, où « harlequins, sauteurs, danseurs » s'ébattent si l'on en croit Loret (Gazette, du 25 août 1663) ; ils voient dans ces exhibitions d'animaux et d'acrobates qui entourent les cafés chantants tout le long des Champs-Élysées, des éléments que réunira le music-hall moderne, chanteurs compris. Il semble que Nicolet et surtout le Théâtre de Mme Saqui proposent des programmes qui se rapprochent de ceux que nous voyons dans les spectacles de « variétés » actuels ; mais cette remontée des sources conduit également à la formation du cirque et de l'Opéra-Comique. En réalité, le music-hall, tel qu'il est de nos jours, sera créé le 1er février 1867, d'un coup de force, quand Lorge, directeur de l'Eldorado, cherchant des artistes qui puissent ramener l'attention du public sur son établissement, engage une tragédienne, Mlle Cornélie, dont les démêlés avec la Comédie-Française et l'Odéon défraient la chronique. Elle déclame sur la scène de ce café-concert le Songe d'Athalie et les Imprécations de Camille. A cette époque, les droits accordés aux cafés-concerts sont des plus limités. Dans ces salles, il est interdit de jouer la comédie ; défense de parler, d'interpréter la pantomime, aucun décor n'est permis. Les chanteuses ne sont autorisées à entrer en scène que vêtues de robes de bal ou de concert ; pour les chanteurs, l'habit est de rigueur : il ne doit être ni trop long ni trop court ; mêmes observations pour le gilet ; point de travesti, de déguisement ; le port de la perruque n'est pas toléré. On ne supporte que la « corbeille », les artistes restant assis sur la scène pendant que chantent leurs camarades.

Le succès de cette tragédienne fourvoyée au café-concert est retentissant. Mais c'est une atteinte au privilège du théâtre. Des débats s'ensuivent et des polémiques violentes. Francisque Sarcey et Jules Claretie luttent pour la liberté du spectacle. Ils obtiennent gain de cause. Le privilège est aboli et la liberté proclamée (31 mars 1867). Du café-concert libéré va surgir le music-hall. En réalité, le café-concert ne profitera pas toujours de cette libération. La corbeille subsistera plus de vingt ans encore dans certains établissements des Champs-Élysées, et beaucoup de salles reprendront la tradition du « tour de chant », quitte à l'abandonner une fois encore. Aussi les démarches du music-hall sont-elles fort ondoyantes et difficiles à suivre. Il n'obtiendra sa véritable originalité et ses formules fixes qu'après s'être divisé lui-même en spectacles de « variétés » et en « revues à grand spectacle ».

En 1867, l'Album des théâtres annonce la création d'un nouveau théâtre, qui s'élèvera rue Richer, « à côté » du magasin « les Colonnes d'Hercule ». « La nouvelle salle inaugurera, écrit-il, un spectacle composé d'éléments divers : opérettes, fantaisies lyriques, pantomimes, chansonnettes et exercices de gymnastique. » C'est déjà préciser les activités du music-hall, qui échappe d'ailleurs à toutes les définitions ! En effet, n'ajoutera-t-il pas à ses spectacles des littérateurs, des champions de tous les sports, de jolies femmes plus connues pour leurs mœurs faciles que pour leur talent (Émilienne d'Alençon figure dans des revues en 1891 ; Liane de Pougy débute dans une scène de magie en 1894) et même des forçats graciés ?

Cet établissement annoncé, et qui allait être le premier music-hall dans la forme moderne, devait prendre pour nom les Folies-Trévise ou les Folies-Richer. Il s'ouvre le 2 mai 1869 et s'appelle les Folies-Bergère. Après des débuts peu brillants, des essais et des fermetures successives, il est repris par Sari, qui le transforme et ajoute un promenoir (novembre 1871). Le promenoir restera la caractéristique de toutes les salles de music-hall. Le 28 avril 1881, les Folies-Bergère changent de genre, deviennent Concert de Paris et se consacrent à la grande musique, mais pour reprendre le mois suivant leur genre ancien : pantomimes, ballets (on y remarque l'Araignée d'or de Jean Lorrain, 1896).

Des artistes internationaux y sont accueillis : Little Tich y fait ses débuts en France (1881), la Loïe Fuller apparaît (1895-1896). Son art est quelque chose de plus qu'une danse ; elle utilise les reflets et la projection électrique, et l'on peut la considérer comme une des artistes les plus typiques du music-hall, avec Frégoli et les excentriques, qui sont des clowns et quelque chose de plus. Pourtant, ce théâtre évoluera peu à peu vers la revue « à grand spectacle », qui développe les petits ouvrages que le café-concert ajoute au « tour de chant » en fin de soirée.

Déjà, sous la direction de M. et Mme Allemand (30 novembre 1886), une revue, Place aux jeunes, donne une indication des tendances à la somptuosité de ces futurs divertissements. Elle coûte 10 000 francs, somme énorme pour l'époque. On doit aviser de ces dépenses, avec précaution, la directrice, qui en tombe malade.

L'Olympia, élevé sur l'emplacement où s'établirent les Montagnes russes (1887), concurrence les Folies-Bergère, son programme comportant aussi des ballets, des pantomimes, et il lance le fameux cake-walk (1902), qui révolutionne toute la France.

En 1889, le Moulin-Rouge tient au café-concert et au music-hall par deux petites scènes. La Goulue, Grille d'Égout, Valentin le Désossé, y lancent le French-Cancan, et l'on y entend Yvette Guilbert, Max Dearly en 1900. La salle est refaite en 1903 et l'on dîne pendant le spectacle (la revue Tu marches !) derrière les fauteuils de balcon. Cette innovation n'a pas de succès ; elle sera reprise plus tard, plus habilement, dans les établissements de nuit (Tabarin, Lido) et connaîtra une faveur qui ne cesse pas.

Les Ambassadeurs ne sont, en 1815, qu'un « Caffé » dont la construction est « basse et médiocre » ; mais ils s'installent confortablement en 1840 et mêleront dès 1873 des revues aux attractions, laissant leur place aux danseurs, acrobates « gambilleurs » et aux chanteurs les plus populaires. On y applaudira la première troupe de girls anglaises, les Tillers Girls.

Mais d'autres établissements refusent ces spectacles composés et restent fidèles à la tradition du café-concert.

L'Eldorado, qui a lancé le Quadrille des Clodoches (1874, chef d'orchestre Hervé) et monté en 1886 une revue, revient au « tour de chant ». Beaucoup de chansons interprétées encore de nos jours y seront créées : la Tour Saint-Jacques, le Temps des cerises, ou des « scies » qui se chanteront dans toute la France : J'ai un pied qui remue, Ma gigolette, elle est perdue. Jules Pacra, Darcier, Paulus encore inconnu, Jules Perrin, créateur du Moulin à paroles, plus tard Dranem, Sinoël, Montel, Bach, Georgel, en seront les pensionnaires. Mistinguett s'y fait remarquer tout de suite. Maurice Chevalier — il a dix-neuf ans — voit son nom en vedette pour la première fois dans un grand théâtre de la chanson.

L'Alcazar d'Hiver, qui lance Thérésa en 1862, engage presque toujours des chanteurs et des chanteuses, « romancières, gommeuses », si l'on signale dans ses programmes les Frères Price, clowns musicaux, et la Femme canon. L'Alcazar d'Été, où Paulus chante En revenant d'la R'vue en 1886, se cantonne dans le café-concert jusqu'en 1906. Et si Parisiana cède sa scène à la revue, il n'abandonne pas les chanteurs, restant longtemps le prototype du café-concert. Norman French (1906) impressionne par son « step dance » toute la jeune génération des artistes du chant et du music-hall, et son influence demeure encore sensible de nos jours.

Dates importantes. — Mais deux dates sont à retenir, parce que l'une marque pour des années la formule du music-hall de variétés et l'autre l'évolution qui parachèvera la revue à grand spectacle. En 1904, le nouvel Alhambra, bâti sur l'ancien théâtre du Château-d'Eau, ouvre ses portes et appelle les plus grands artistes internationaux : Little Tich, Baggessen, Joé Jackson, le voleur de bicyclette, W. C. Field (par la suite Barbette) et toutes sortes d'attractions singulières. Et, en 1905, la revue de la Scala de P.-L. de Flers, Paris fin de siècle, va servir de modèle pour les revues à grand spectacle costumes éblouissants, déshabillés suggestifs, défilés de mannequins et de danseuses.

Derniers apports et premières audaces. — Au Moulin-Rouge, Max Dearly et Mistinguett dansent la chaloupée (1910). Dearly l'avait répétée avec Eve Lavallière au théâtre des Variétés, mais le directeur Samuel la refusa, la déclarant trop audacieuse. Ce scrupule indique bien les tendances qui vont séparer de plus en plus les revues de théâtre des grandes entreprises de music-hall.

En 1909, des chiens footballeurs entrent dans les revues des Folies-Bergère, qui exhibent sans scandale la première femme nue (1912) et font participer au spectacle des clowns de cirque, Antonet et Grock (décembre 1913), entre deux scènes. Rappelons que Charlie Chaplin, inconnu mais remarquable, était passé dans une pantomime (1908, direction Clément Bannel). On commente toujours l'actualité, le music-hall gardant encore des comédiens : Maurel, Claudius, Morton, etc.

La Cigale, avec Maurice Chevalier, vêtu de blanc, et Régine Flory, forme le premier couple de vedettes françaises élégantes à la manière des artistes anglais (1913), cependant que Jacques-Charles, à l'Olympia (1911) puis à Marigny (1912), indique ce que va devenir la revue de music-hall qui s'épanouit et prospère actuellement.

 

Harry Pilcer et Gaby Deslys (photo Keystone)

 

L’âge d'or de la revue à grand spectacle. — Le Casino de Paris, qui a connu des fortunes diverses (des succès suivis de nombreuses faillites), est acheté en 1916 par Léon Volterra, qui a exploité l'Olympia et les Folies-Bergère et gagné ainsi de quoi acheter la raison sociale Casino de Paris (l'immeuble était à Edwards). Volterra transforme la salle, y fait accomplir de grands travaux et demande à Jacques-Charles, son ancien patron de l'Olympia où il vendait les programmes avant 1914, la revue d'ouverture. Jacques-Charles pense à Gaby Deslys, qui, à Londres, obtient beaucoup de succès au Globe Theater, comme vedette, et à son danseur Harry Pilcer. La revue débute fin 1917. Par allusion aux bombardements des taubes, il l'appelle Laissez-les tomber. Elle connaît un triomphe interallié. Mais les alertes devenant trop fréquentes, le directeur du Casino transporte sa revue à Marseille, au Grand Casino, en 1918. En désaccord avec Gaby Deslys, il donne, en mai 1918, une deuxième version de Laissez-les tomber avec Mistinguett et Maurice Chevalier.

Dès cette première œuvre dans sa première version, la revue à grand spectacle atteint son point culminant. Si elle perd son compère et sa commère pour des meneurs de jeu : Mistinguett et Chevalier ensemble ou séparément, les Dolly Sisters, etc., elle ne se modifiera plus et ne fera que s'enrichir. Pendant dix ans, sa prospérité sera extraordinaire. Deux jeunes directeurs maintiennent son prestige : aux Folies-Bergère — après les frères Isola, Clément Bannel, Raphaël Baretta — Paul Derval (1919) ; et au Casino, Henri Varna (1929). « Le music-hall est roi », dira-t-on en 1920. Pour répondre aux désirs d'une clientèle de plus en plus nombreuse, des salles se fondent dans tous les quartiers. Le Palace, ancien Eden, inaugure sa salle en 1923 sous la direction de Dufrenne et Varna et, dans sa première revue, Toutes les femmes, tente un compromis entre la revue de théâtre et le music-hall, mais bientôt il s'engagera dans la voie commune.

Cependant, en 1928, au bal Tabarin, Pierre Sandrini apporte quelques nouveautés dans la mise en scène, grâce à la disposition de sa salle, et on lui doit la création d'un French-Cancan acrobatique, dont les danseuses pourront supporter la comparaison, et peut-être à leur avantage, avec les meilleurs groupes de danseuses du monde. Pourtant, la venue au Moulin-Rouge des Hoffmanns Girls, en 1925, reste un événement notable. Après cette troupe qui atteignit à la perfection, on ne supporte plus l'intervention de ces groupes disciplinés, anglais ou autres, que les Tillers Girls, « toujours imitées et jamais égalées », avaient fait apprécier. On ne peut citer les revues de Ba-Ta-Clan que pour le goût et l'imagination dont témoignent les costumes, sous la direction de Mme Rasimi.

On a souvent prétendu que la Revue noire, au théâtre des Champs-Élysées (octobre 1925), a eu une influence aussi nette que les Ballets russes dans les œuvres chorégraphiques. Il ne semble guère ; le music-hall, qui prend son bien où il le trouve — c'est sa maxime —, utilisa quelques décors ; ils étaient d'ailleurs dus au maître dessinateur français Paul Colin ; mais cette Revue noire laissa au music-hall une gracieuse artiste des plus personnelles et des plus douées, Joséphine Baker.

 

une scène de la revue Féeries et Folies, avec Joséphine Baker, aux Folies-Bergère, en 1949 (photo Bernand)

 

Dans cette même période, le café-concert est en complète décadence et s'exile dans les salles de quartier quand elles ne s'adonnent pas au music-hall, comme Bobino ; les principaux établissements se transforment en cinéma, sort qui sera réservé plus tard à bien des music-halls : Moulin-Rouge, Palace, Olympia, etc.

Après de grands moments à l'Alhambra, à l'Olympia, avec Paul Franck, qui fait chanter Raquel Meller et danser Argentina, le music-hall de variété décline. L'Etoile, construit en 1926-1927, inaugurera sa salle avec une revue de Rip en juillet 1927 (avec Marguerite Deval pour vedette), L'Empire (directeurs Dufrenne et Varna), malgré sa piste de cirque supplémentaire, n'a rien ajouté aux variétés, mais révélera des artistes célèbres au cinéma : Jeannette Mac Donald, Fatty, puis est passé à l'opérette (1933) pour devenir, après d'autres essais, un cinéma. Il ne reprendra son activité théâtrale que sous la direction de Maurice Lehmann et Benoît-Léon Deutsch, puis de Pierre-Louis Guérin qui paraît le réserver aux manifestations musicales et chorégraphiques.

Le 20 avril 1934, l'A. B. C., dirigé par Mitty Goldin, redonne au tour de chant tout son éclat et remet en honneur les attractions de variétés.

Le music-hall de nos jours. — Le destin de la revue à grand spectacle est de rester semblable à elle-même. On ne parlera plus que de l'argent qu'elle coûte (on évalue une revue des Folies-Bergère à 300 millions).

Cependant, des cabarets, des établissements de nuit, donnent aussi de somptueux spectacles. Pierre-Louis Guérin et René Fraday utilisent le « Floor Show » élevant des décors pliants et mouvants, et leur impriment une cadence nouvelle. D'Amérique, d'Angleterre, arrivent des spectacles sur glace, sur piste pour patins à roulettes et même sur eau. Mais ces vastes entreprises artistiques changent peu les règles du music-hall si elles étendent le spectacle, le rendant mouvant, créant des troupes de danseuses-patineuses ou de girls-plongeuses (Aqua-Parade au Vélodrome d'Hiver, 1950).

Les chanteurs français sont devenus des artistes internationaux. Chevalier, Edith Piaf, Charles Trenet, Yves Montand, vont chanter à l'étranger. Le « tour de chant » se transforme en récital, tel celui donné par Maurice Chevalier au théâtre des Champs-Élysées, en octobre 1948, après une tentative peu satisfaisante au Châtelet, avant la guerre, l'artiste tenant toute la soirée la scène. C'est la fin du café-concert, en dépit de quelques essais (Central de la Chanson, etc.).

 

Maurice Chevalier (photo Agence intercontinentale)

 

Les fortes individualités qui étaient les attraits des variétés n'apparaissent plus, mais si l'on ne signale plus un Frégoli, une Élie Janis (Apollo, 1921), aucun excentrique, on constate d'intéressants essais collectifs. Des troupes, des compagnies s'inspirent des « gags » des comiques les plus fameux du music-hall (Agnès Capri, Zig-Zag, théâtre de la Gaîté-Montparnasse, octobre 1945, et Branquignol, mai 1948). Un vocable nouveau, « Crazy Show », désigne cette suite de scènes et de sketches animés ou parlés. Sans doute assistons-nous ici à une reprise ou à une renaissance du music-hall, et il n'est pas mentionné les « émissions publiques de la radio » commentées par les speakers et les speakerines, véritables compères et commères des anciennes revues. On ne peut encore prévoir leur importance en France.

La télévision à ses premiers stades ne pose-t-elle pas déjà des problèmes pour les théâtres et les artistes du music-hall ? 

(Jean Barreyre, Larousse Mensuel Illustré, juillet 1953)

 

 

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