Joseph DARCIER
Pierre Jean Joseph LEMAIRE dit Joseph DARCIER
chanteur, acteur et compositeur français
(Paris ancien 1er, 05 mars 1819* – Paris 10e, 21 décembre 1883*)
Fils de Jean-François LEMAIRE (– av. 1822) et d’Adélaïde Augustine DARCIER (Paris, 1785 – Paris 18e, 10 avril 1869*), couturière.
Demi-frère de Célestine DARCIER (1822–1870), mezzo-soprano.
Epouse à Paris ancien 6e le 17 avril 1838* Cœline Eugénie POISSON (Troyes, Aube, 11 novembre 1812* – Paris 17e, 13 septembre 1889*), fille naturelle de Marie Françoise Gabrielle POISSON (Paris, 1781 – Paris ancien 2e, 12 juillet 1859*), qui épousa à Paris le 08 janvier 1833 Antoine DE MORY (Paris, 10 juin 1758 – Belleville, Seine [auj. Paris], 30 mars 1842*), rentier.
Parents de Gabrielle LEMAIRE dite Gabrielle DARCIER (Limoges, Haute-Vienne, 06 février 1839* – Paris 17e, 11 mai 1903*), chanteuse qui débuta le 11 janvier 1862 aux Bouffes-Parisiens en créant Monsieur et Madame Denis (Gaston) d’Offenbach, et y créa le 17 novembre 1866 les Chevaliers de la table ronde d’Hervé ; et d’Alcide LEMAIRE (Limoges, 17 janvier 1840* – Paris 17e, 09 août 1890*), homme de lettres.
Il commença par jouer la comédie dans les petits théâtres, puis il publia quelques chansons. Les événements de 1848 virent commencer sa réputation. Darcier se faisait applaudir alors dans les concerts populaires et les cafés chantants en faisant entendre soit des chansons politiques, soit des chant rustiques, tels que le Bataillon de la Moselle, dont il avait écrit la musique, et le Pain, de Pierre Dupont. Quelques-unes de ses chansons étaient empreintes d'un grand sentiment dramatique, comme la 32e Demi-brigade ; d'autres étaient pleines de couleur et de grâce, comme les Doublons de ma ceinture, Madeleine, le Chemin du moulin, Toutes les femmes c'est des trompeuses, l'Ami Soleil, le Chevalier Printemps, la Mère Providence, etc. Darcier voulut reparaître ensuite au théâtre, où il eut du succès dans Une nuit blanche (Jean Samson) et le Violoneux (le Père Mathieu) d’Offenbach qu’il créa les 05 juillet et 31 août 1855 aux Bouffes-Parisiens ; les Compagnons du tour de France ; les Poètes de la Treille, etc. On lui doit deux opérettes représentées aux Folies-Nouvelles : le Roi de la gaudriole, en un acte, livret d’Amédée de Jallais, Alexandre Flan et Charles Bridault (01 juin 1858), et Pornic le Hibou (octobre 1858), dont l'auteur a chanté le rôle principal avec beaucoup de talent. Le 10 février 1880 a eu lieu sa représentation de retraite ; Jean-Baptiste Faure chanta la Guerre et l'Humanité ; Victor Capoul, les Doublons de ma ceinture ; Thérésa, Judic, Coquelin, tout ce que Paris comptait de grands talents était là et chanta le répertoire de Darcier. « Il fallait entendre Darcier chanter les couplets du Violoneux ; que de larmes il avait dans la voix au début de ce morceau si touchant, et avec quel art il arrivait à l'explosion pathétique du refrain ! Cette musique est vraiment une belle musique, et ce chanteur un beau chanteur. » (Albert de Lasalle, Histoire des Bouffes-Parisiens, 1860)
En 1838, il habitait 247 rue Saint-Maur à Paris. Il est décédé en 1883 à soixante-quatre ans, en son domicile, 14 rue Taylor à Paris 10e. Ses deux enfants sont morts célibataires. Le 23 décembre 1883, il a été enterré au cimetière des Batignolles (17e division) ; sa tombe a été reprise le 21 juin 1993.
=> Un chanteur populaire : Darcier, par Henri Bachimont et Antonin Lugnier (1914)
Il a tenu, aux théâtres de la banlieue, pendant quatre années (1842-1846), l'emploi de fort jeune premier rôle. Se livrant ensuite à l'étude de l'harmonie, il publia entre autres compositions : Larmes d'amour ! ; le Preneur du roi ; Après la bataille ; les Gabiers ; Aux armes ! Il donnait des leçons de piano pour vivre lorsque, à la suite des événements de février 1848, ses élèves lui firent défaut. C'est alors qu'il monta sur les planches de l'estaminet lyrique et lança ce cri suprême : Du pain ! qui lui valut d'être aussitôt le chanteur à la mode. Puis il interpréta diverses romances ou chansonnettes, dont il fit parfois la musique, et qui obtinrent une vogue immense : les Louis d'or, la Vigne, le Postillon, le Bohémien, Mademoiselle Maria, etc. Engagé aux Bouffes-Parisiens, lors de l'ouverture de ce théâtre, il fit le succès du Violoneux et celui d'Une nuit blanche. Mais l'impossibilité où le mettait le voisinage de son directeur, M. Offenbach, de se produire comme compositeur, le décida à quitter les Bouffes. Alors il entreprit une excursion en Belgique, puis chanta à Lyon, à Marseille, au Havre, et dans quelques autres villes importantes. En 1857, il créa avec succès, au théâtre Beaumarchais, le compagnon chanteur dans l'Enfant du tour de France, et aux Délassements-Comiques les Poëtes de la treille, cadre improvisé à l'effet de montrer le double talent de compositeur et de virtuose sui generis qui fait l'originalité de M. Darcier. Enfin cet artiste singulier, qui s'est caractérisé lui-même dans les Poëtes de la treille, a chanté en 1860, au Cirque, dans le Bataillon de la Moselle, des rondes militaires qui n'ont pas peu contribué à attirer la foule à ce théâtre, principalement la ronde dont le refrain est si populaire : V'là l' bataillon d' la Moselle en sabots ! de Charles Gille. Outre la partition des Poëtes de la treille, où se montre en miniature du savoir et du style, M. Darcier a composé un grand nombre de chansonnettes et de mélodies pleines de charme et de talent. « Sorti de l'école de Delsarte, écrivait le critique dramatique du Figaro, le 10 décembre 1857, Darcier est un diseur incomparable. On ne saurait phraser plus largement ni sentir plus fortement. C'est un talent qui allie de dessein prémédité la vulgarité à la distinction, mais talent fortement construit, après tout, semblable à ces arbres noueux qui ont les racines dans la boue et le feuillage dans les cieux. » (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1872-1876)
Il est mort au mois de décembre 1883. La dernière chanson qu'il ait créée est la Tour Saint-Jacques. On organisa en 1880, à la Gaîté, une représentation à son bénéfice, dont le produit lui a permis d'achever ses jours en paix. Renard, Ismaël, les frères Lionnet, Thérésa, ont été des élèves de Darcier. « Ce chanteur, déclare M. J. Claretie, était un diseur étonnant ; nul ne savait comme lui être peuple sans être voyou, mâle sans brutalité, émouvant sans nulle sensiblerie. » (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 2e supplément, 1888)
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Darcier, portrait charge par Paul Hadol (1859)
Tout d'abord comédien (1842-1845), il prit le même pseudonyme que sa sœur, brillante chanteuse de l'Opéra-Comique. Attiré par la musique, il travailla la composition avec Delsarte et abandonna le théâtre. Pour vivre, il dut, toute sa vie, accompagner ses camarades dans divers cabarets et goguettes, et donner des leçons de musique. Quand les élèves manquaient, il se faisait placier en vins. Pourtant, Darcier a remporté de grands et légitimes succès en France et en Belgique en chantant tout d'abord les chansons de Pierre Dupont, dont il fut l'interprète idéal, ensuite ses propres œuvres. Il a mis en musique nombre de ses contemporains, d'abord son ami Gustave Nadaud, puis Jean-Baptiste Clément (Bonjour à la meunière), Charles Gille (le Bataillon de la Moselle, la 32e Demi-Brigade), Alexis Bouvier (la Canaille), Georges Edouard Hachin (la Tour Saint-Jacques) ; il collabora aussi avec Théodore de Banville, Henry Murger, Frédéric Bérat, Louis Festeau, Louis Charles Colmance, René Ponsard, Paul Burani, abordant aussi bien la chansonnette, voire la gaudriole, que la romance. Darcier a fait représenter de nombreux opéras-comiques, comme l'Enfant du tour de France (Théâtre Beaumarchais, 1857), dont il était aussi l'interprète. Il y avait intercalé quelques chansons de compagnonnage, qui firent le succès de la pièce. Ses contemporains reconnurent les qualités d'interprète de Darcier. Théophile Gautier le surnomme le « Frédérick Lemaître de la chanson », et, dans l'Illustration (avril 1849), un rédacteur le dépeint ainsi : « Il parle, déclame, gesticule, chante, surtout, avec une profondeur de sentiment si extraordinaire et une passion si vraie, que l'auditeur se sent emporté, comme Mazeppa, sur un coursier ardent et sans frein. » Par contre, Berlioz a émis quelques réserves sur le compositeur : « Darcier est certainement un bon musicien, nonobstant l'habitude qu'il a prise de traiter la mesure et le rythme à coups de pied... » (Dictionnaire de la Chanson française, Larousse, 1968)
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Faure et Coquelin, en janvier 1881, se mirent en campagne pour une œuvre de justice et de consolation. Ils allaient organiser, au théâtre de la Gaîté, une représentation au bénéfice d'un grand artiste, jadis acclamé, aujourd'hui oublié dans sa vieillesse attristée. C'est de Darcier qu'il s'agit ; le nom suffit pour rappeler aux anciens des soirées pleines d'émotion, tandis que les jeunes gens ne le connaissent pas. C'est en 1848, en pleine révolution de Février, que se leva l'étoile de Darcier et que la puissance de son talent fit pour la première fois, d'un café-concert, le centre d'un réel mouvement artistique. Ancien apprenti tapissier, recueilli et instruit par le fameux professeur de chant Delsarte, qui avait entendu le jeune homme dans les chœurs de la Madeleine, Darcier surgit un soir à l'Estaminet lyrique du passage Jouffroy, aujourd'hui transformé en restaurant. Ce fut, comme une traînée de poudre dans Paris, si prompt à faire les réputations et plus prompt encore à les oublier. Tout Paris voulut entendre Darcier, qui, d'une voix de baryton d'un singulier charme et d'une rare puissance, disait tour à tour des chansons terribles ou des romances attendries, le tout avec la même chaleur se dégageant d’une véritable âme d'artiste ! Berlioz salua ce grand chanteur par un feuilleton enthousiaste ; Meyerbeer devint un des habitués de l'Estaminet lyrique, en même temps que Rachel et toutes les autres illustrations de Paris. Je n'ai pas connu Darcier à cette heure de sa première apparition, qui fut son plus grand triomphe ; je n'ai pas davantage entendu le grand ténor Duprez à l'Opéra ; les hasards de la vie parisienne ne m'ont mis en rapport avec l'un et l'autre qu'à l'heure où le déclin a commencé pour eux. Un soir, chez mon camarade Théodore Ritter, le grand artiste Duprez se mit au piano et, sans la moindre voix, mais toujours avec la même âme, il me dit le Roi des Aulnes, de Schubert, avec cette maîtrise de la diction qui, avant lui, n'a été atteinte par aucun chanteur. Un autre soir, dans une réunion d'artistes, Darcier, déjà sur le retour, me dit le Bataillon de la Moselle d'une voix fort compromise, mais avec un art qui ne peut pas être dépassé ; il m'a suffi de ces deux soirées pour mesurer ce que valaient ces deux hommes au temps de leurs splendeurs. Chez le vieux ténor de l'Opéra, comme chez l'ancienne étoile du café-concert, le même tempérament, la même flamme, le même art à fondre le vers et la musique, la même diction merveilleuse et entraînante. Quand Darcier partit pour la première fois à l'Estaminet lyrique, on était en pleine Révolution de Février ; compositeur de beaucoup de talent en même temps que chanteur, Darcier disait chaque soir ce qu'on appelait alors la Marseillaise de la famine, la chanson de Pierre Dupont, intitulée le Pain :
Quand dans l'air, et sur la rivière, Des moulins se tait le tic-tac, Lorsque l'âne de la meunière Broute et ne porte plus le sac, La famine, comme une louve, Entre en plein jour dans la maison ; Dans les airs un orage couve, Un grand cri monte à l'horizon :
On n'arrête pas le murmure Du peuple, quand il dit : « J'ai faim ! » Car c'est le cri de la nature ; Il faut du pain !
Comprend-on l'effet de ce chant terrible à l'heure où les questions sociales s'agitaient dans Paris, où les ateliers nationaux, oisifs et menaçants, préludaient à l'insurrection de Juin ? Ce cri : Il faut du pain ! poussé par Darcier avec cette puissance qu'il appelait le coup de tonnerre de la fin et que dans l'argot des coulisses on appelle le « coup de gueule », fut comme un appel aux armes des déshérités contre les heureux ! Aux applaudissements fanatiques des républicains se mêlaient les sifflets des soi-disant réactionnaires qui mesuraient le danger d'un chant pareil dans un moment de trouble politique. On s'injuriait, on se battait, et la police fit fermer l'Estaminet lyrique. C'est de ce moment que date la situation politique de Darcier ; le peuple, disait-on, avait enfin trouvé le chanteur mélancolique de sa misère. De ce grand, très grand artiste, la passion fit un être inférieur appartenant à un seul parti. Darcier n'avait pensé qu'à l'art en mettant en musique des vers brûlants ; on voulait absolument qu'il fût autre chose et moins qu'un artiste ; de même que, plus tard, sous l'Empire, le compositeur Litolff fut bombardé musicien républicain parce que, par le plus grand des hasards et en dehors de toute préoccupation politique, il intercala la Marseillaise dans une ouverture que, dans sa jeunesse, il avait écrite pour un drame réactionnaire, Robespierre, d'un auteur allemand, M. Griepenkerl. La politique nous offre de telles surprises, parce qu'elle dénature les choses. Et cependant ce n'était pas ce seul cri de guerre contre les boulangers, ni le Bataillon de la Moselle et autres souvenirs républicains qui avaient valu à ce chanteur de café-concert sa haute situation artistique ; il n'était pas seulement un maître dans l'art de dire les chants terribles. Nul plus que lui n'a dépensé de talent dans les chansons attendries ou enjouées ; en même temps qu'il lança la Faim dans les faubourgs, il fit la vogue de la Sainte Bohème, de M. Théodore de Banville, et dont je copie quelques vers pour donner à mes lecteurs l'occasion de mesurer les deux faces du talent de Darcier :
Par le chemin des vers luisants, De gais amis à l'âme fière, Passent au bord de la rivière Avec des filles de seize ans. Beaux de tournure et de visage, Ils ravissent le paysage, De leurs vêtements irisés Comme de vertes demoiselles. Et ce refrain qui bat des ailes, Se mêle au vol de leurs baisers :
Avec nous l'on chante et l'on aime, Nous sommes frères des oiseaux, Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux, Et vive la Sainte Bohème !
Magnifique dans les chants passionnés, plein de tendresse dans les chansons attendries, grand artiste dans les deux genres, Darcier gagna ses 10 francs par soirée à émouvoir tout Paris ! Le plus grand malheur qui puisse arriver à un artiste, c'est d'être englobé par la politique ; ce malheur arriva à Darcier et pesa sur toute sa vie future. On avait donc fait de Darcier un chanteur républicain, et il se crut obligé d'affecter des attitudes populaires, rappelant les faubourgs, pour justifier sa situation. La nature, qui avait si magnifiquement doué cet artiste, ne lui avait pas donné la distinction ; la politique en fit un débraillé. Avec un peu plus de tenue, Darcier se fût créé une situation brillante comme professeur de chant, mais le moyen d'introduire dans les familles un homme qui faisait étalage d'éducation médiocre et qui ne reculait devant aucune crudité dans la conversation. C'est bien un peu pour cela que le grand artiste passa sa vie entière dans les cafés-concerts, qu'il se ferma les portes des salons et que sa vieillesse est misérable. Le tout Paris brillant et riche ne demandait pas mieux que d'acclamer et de faire la fortune de ce merveilleux chanteur. Mme Orfila, elle-même, dont le salon fut, au début de l'Empire, le rendez-vous des plus grands artistes, où Lablache, Rubini, la Persiani et toutes les autres grandes étoiles des Italiens se faisaient entendre devant un auditoire trié sur le volet, Mme Orfila, elle-même, vint solliciter Darcier de venir chez elle. « On ira, la petite mère », répondit le chanteur du peuple dans son langage dénué d'artifice. Et il y fut, très embarrassé de sa personne dans ce milieu distingué. Quand le domestique passa avec les rafraîchissements : — Je ne veux pas de tes fadaises, lui dit Darcier, apporte-moi une bouteille de bordeaux ! Vous voyez l'effet dans les salons de Mme Orfila ; heureusement pour lui, Darcier n'était pas qu'un débraillé ; il était le grand artiste que vous savez ; après boire, il se mit au piano et ce fut un enchantement. Une autre fois, il répondit au duc de B... qui le suppliait d'embellir, par son concours, une soirée musicale à son hôtel : — Je viendrai en sortant de mon caboulot ! — Il sera trop tard alors, répondit le duc en lui tournant le dos. Si je rappelle ces souvenirs, ce n'est pas pour appuyer sur le côté vulgaire de cette nature d'artiste de premier choix, mais pour expliquer comment il se fait qu'un grandissime chanteur peut traverser une ville comme Paris sans gagner jamais plus de quinze ou vingt francs par jour. Darcier, par ses façons d'ouvrier, plus affectées que réelles, se fermait, les unes après les autres, toutes les portes des personnes qui auraient pu faire sa fortune. Le Paris riche et élégant alla au-devant de l'artiste ; il ne demandait pas mieux que de lui rendre la vie belle et facile ; lui le repoussa par la rudesse de son langage et le sans-façon de ses manières. Le peintre Giraud m'a raconté, naguère, la peur qu'il eut le soir où Darcier, sous l'Empire, fut présenté par lui à la princesse Mathilde ; il fut merveilleux de talent ce soir-là, et il fut réservé, ce qui est plus étonnant. Les mêmes défauts de l'homme fermaient à l'artiste la carrière du théâtre ; Offenbach l'avait fait débuter aux Bouffes dans le Violoneux ; il dut renoncer à faire un pensionnaire soumis de cet hercule indompté, qui passait sa vie au cabaret, avec les Arpin, les Rabasson et autres lutteurs. Je ne sais pas d'exemple d'un homme aussi étrange que celui-ci, qui s'efforçait de détruire par ses agissements l'admiration qu'inspirait l'artiste. Voilà pourquoi Darcier, bon et serviable, excellent au fond, a passé auprès de la fortune sans en saisir quelques bribes, et voilà pourquoi sa vieillesse est désolée. La transformation des cafés-concerts, vers 1860, et l'avènement de la chanson canaille finirent par dégoûter Darcier de Paris. La Femme à barbe avait remplacé les chants de Darcier ; en dehors de ses œuvres, il avait chanté jadis Schubert et Meyerbeer ; à la note d'art succédait maintenant la note de la rue. Darcier s'en alla cacher son découragement en province, et, quand de cette longue tournée dans les départements, acclamé partout où il chantait pour quelques sous, il revint sur les boulevards, Paris l'avait oublié, non pas le Paris artiste, mais le Paris frivole et banal qui fait le succès bruyant et les grosses recettes. Que de fois je l'ai rencontré dans les rues de Paris, s'acheminant comme le dernier des inconnus au milieu de la foule indifférente, lui que les plus illustres avaient traité comme leur pair et égal, lui qui a fondé avec Duprez l'art moderne du chant, l'art de la diction musicale, et je ne crois pas déplaire à Faure lui-même en affirmant que lui aussi a beaucoup appris de Darcier. Quand un homme a tenu une telle place dans l'art, quand il a exercé une si grande influence sur son temps, il a droit à notre sympathie et à nos respects, quels que soient les errements de sa vie privée, errements qui n'ont jamais fait de tort à personne, et dont il est seul à souffrir. Très fier, Darcier ne s'est jamais plaint et n'a jamais rien demandé à personne ; mais il ne devait pas être dit que la grande pléiade d'artistes parisiens aurait laissé dans l'abandon un de ses représentants les plus doués ; il fallait mettre à l'abri les vieux jours de cet homme singulier qui a traversé la vie, dédaigneux de la fortune, vendant pour cinquante francs la propriété entière de ses compositions, chantant pour dix francs dans tous les caboulots de France, artiste de la tête aux pieds et grand artiste, grandissime artiste dans son genre. (Albert Wolff, la Gloire à Paris, 1886)
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D'Hercule en paletot serait-ce la figure ? Chut ! C'est L'Ami Soleil, c'est Le Beau Nicolas, C'est Jean Raisin portant plus de fer sur les bras Que de Doublons dans sa ceinture.
Celui que son ami Carjat a malicieusement campé sous les aspects d'un candide colosse peu préoccupé des choses de l'élégance, fut à la fois le plus expert compositeur de chansons et le « diseur » le plus raffiné qui se soit fait entendre en France de 1850 à 1875. C'est en 1842 que Joseph Lemaire, dit Darcier, débuta dans la vie artistique. Il était alors dans le robuste éclat de ses vingt-trois ans. On le vit d'abord. durant quelques saisons, sur les scènes de la banlieue parisienne s'exercer à l'art dramatique dans les rôles marqués de la forte empreinte de Frédérick Lemaître, et — il est piquant de le rappeler — c'est dans la Dame de Saint-Tropez et dans Latude que le musicien de Jean Raisin obtint ses premiers succès au théâtre. Mais c'est surtout à la Chanson qu'il dut les meilleurs de ses triomphes. Pour exprimer la pensée des poètes, Darcier, qui avait fait quelques études musicales avec Delsarte, savait trouver les rythmes les plus divers et les plus entraînants. Chanteur formidablement exquis, il excellait ensuite à faire vibrer le public à l'unisson de sa sensibilité d'artiste. Et ce jovial colosse, toujours prêt à provoquer les téméraires défis des hercules de foire, réussit mieux qu'aucun de sa génération à concilier la clairvoyante dilection des lettrés et l'enthousiasme spontané des milieux populaires. Très vite lassé des lauriers impartis aux héros de mélodrame, Darcier se plut à parer de musiques subtiles les couplets des poètes-chansonniers ses amis. Sa première chanson, le Preneur du Roi, sur des paroles d'Eugène Imbert, parut chez Flaxland, en 1846. Il composa ensuite : Après la bataille, les Gabiers, Aux armes ! et quelques autres à peu près oubliées aujourd'hui. Joseph Darcier, qui chantait merveilleusement sa musique, fut dès lors convié à l'interprétation de ses œuvres par d'avisés entrepreneurs de spectacles. On l'entendit à l'Estaminet lyrique du passage Jouffroy, au Café de France et à la Salle Martel, où son succès fut immense. Entre temps, il chanta la romance au théâtre des Variétés et l'opérette d'Offenbach aux Bouffes-Parisiens. Il fit même l'ouverture de ce dernier établissement en interprétant, en compagnie de Berthelier, Une Nuit blanche, d'Edouard Plouvier. Mais si Darcier obtenait des triomphes dans les œuvres d'Offenbach. il lui était interdit de songer à produire ses œuvres à côté de celles de son propre directeur. Aussi abandonne-t-il bien vite les Bouffes pour le théâtre Beaumarchais où la direction lui monte l’Enfant du tour de France qui devait compter comme la plus considérable de ses œuvres. C'est à propos de cette opérette que Meyerbeer prononçait cet éloge : « M. Darcier a dépensé là la monnaie d'un opéra. » Le chanteur compositeur se produit ensuite aux Folies-Nouvelles, dans les Doublons de ma ceinture, au Cirque, dans le Bataillon de la Moselle, à la Porte-Saint-Martin, dans Mil huit cent soixante-quinze. Il fit des tournées, et les principales villes de France purent l'applaudir. Les cafés concerts de Paris lui offrirent de somptueux traités : l’Eldorado, Barthélemy, la Tertulia, le possédèrent tour à tour.
Parmi les œuvres principales de Joseph
Darcier, il convient de citer : le Livre du Bon Dieu (album de 10
chansons) avec Edouard Plouvier ; les Murgerettes (15 chansons),
et les Follets (10 chansons) avec J.-B. Clément ; l'Aimable
Voleur, Chauvin, la Kermesse, les Gros Mots,
avec Gustave Nadaud ; le Bataillon de la Moselle, les Bleus,
la 32e Demi-Brigade, avec Charles Gille ; le Bonhomme Carnaval,
avec Barrillot ; la Canaille, Versez-moi du vin bleu, avec
Bouvier ; Jean Raisin, avec Gustave Mathieu ; la Chanson du
poète, avec Th. de Banville ; les Emigrants, avec Murger,
etc. (Jean-Pascal, la Bonne Chanson, mai 1908)
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la Canaille (par. Alexis Bouvier / mus. Joseph Darcier) 1865 Marc Ogeret et Orchestre dir Michel Villard enr. en 1968
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les Canons (par. Henry Nadot / mus. Joseph Darcier) 1871 Marc Ogeret et Orchestre dir Michel Villard enr. en 1968
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