l'Evolution de la Chanson populaire en France, de 1900 à nos jours

 

Aristide Bruant (photo Archives photographiques)

 

Le café-concert existe déjà depuis une trentaine d'années lorsque commence le nouveau siècle ; il est alors à son apogée. La chanson a atteint une perfection de forme la limitant dans des genres immuables. Elle se cantonne dans la double construction : couplets et refrains alternés ou suite de couplets. Le refrain peut être modifié à chaque strophe, mais le plus souvent il reste le même.

La Scala (ancien Cheval-Blanc), les Ambassadeurs, l'Alcazar d'été, se disputent un nombreux public, dont il faut satisfaire les goûts variés. Les deux tendances principales sont la romance sentimentale et le gros comique. La romance (Xavier Privas, Montoya, Paul Delmet) voisine, au cabaret, avec la chanson satirique (Bruant, Salis et l'équipe du Chat-Noir), la scie à refrain, génératrice de bonne humeur, s'y ajoutant parfois. Au café-concert, elle a des défenseurs de choix, comme Mercadier (Riri, Visite à Ninon) , Félicia Mallet ou Esther Lekain. Les valses langoureuses de Crémieux (Quand l'amour meurt) ou de Rico (Tu ne sauras jamais) connaissent une vogue extraordinaire.

Le genre comique est divisé en trois grands courants principaux : le « comique militaire », le « gommeux » et le « pochard », la « chanson idiote ».

Le « comique militaire ». — Ouvrard père en a esquissé le genre ; Polin va lui donner toute sa verdeur et le porter au pinacle en faisant de son troupier un personnage naïf, indiscutablement sympathique. Il réussira à éviter la vulgarité, malgré le caractère égrillard de son répertoire (Ballade amoureuse, le P'tit Objet, la Balance automatique). Le genre, qui vante tour à tour la nourrice (Ma grosse Julie) et les joies monotones du quartier libre (la Rue de la Manutention), demande beaucoup de tact ; Dufleuve (Soldat en bois, Aubade à Rosalie) , Delpierre (Derrière la caserne) et Bach, à ses débuts, lui font prendre parfois un tour trop gaulois.

Le « gommeux » et le « pochard ». — Toujours content de son élégance voyante, ridiculement vaniteux, le « gommeux », c'est Libert (l'Amant d'Amanda). Le « vieux beau », chantant généralement en duo avec une femme, c'est en somme le gommeux trente ans après (Mademoiselle, écoutez-moi donc) .

Bouteille en main, chapeau bosselé sur la tête, le vacillant Bourgès donne au « pochard » une figure haute en couleur. Ces deux genres ne survivront pas à la période caf'conc'.

 

Thérésa (photo Nadar)

 

La « chanson idiote ». — Elle est née de la scie populaire (les Pompiers de Nanterre ou le Pied qui r'mue) ; Thérésa lui a donné ses lettres de noblesse, en la faisant s'épanouir, pleine d'une franche, bien que charentonnesque gaieté. Le public l'aime, car elle est aisée à retenir, facile à reprendre en chœur. Dranem, faussement ahuri, mais dans le fond cocasse et pétillant de malice, lance les P'tits Pois, V'là l'rétameur ou la Vigne au moineau (1912). Montel cultive l'ineptie (Avec mes pieds), mais aussi la bouffonnerie de bon aloi (Elle était souriante). Paul Lack, qui fut surtout, avec Charlus (la Fille du rémouleur), une grande vedette du phonographe, crée un genre de comique à la silhouette élégante avec laquelle jure une étonnante voix de fausset.

Genres mineurs. — La chanson terrifiante trouve avec l'organe puissant de Bérard un interprète inégalé dans la narration d'histoires de catastrophes (le Train fatal, Gaby) ou de fou (Folie des grandeurs, Fumeur d'opium). Ce style un peu surprenant paraît être un héritage du mélodrame. C'est un des points les plus curieux et les moins connus de l'histoire de la chanson.

Avec Théodore Botrel, la chanson du terroir conserve une belle tenue.

Dominant tous les genres le répertoire de Mayol s'étend de la romance (Lilas blanc) à la marche guillerette (le Printemps chante). C'est à ce grand artiste et à Yvette Guilbert que la chanson devra de s'orienter vers une interprétation soignée, qui en fait une petite comédie en quelques secondes.

Un peu en dehors, citons encore deux figures célèbres venues du caf'conc' : le « tyrolien » (Bergeret, Charlesky, Jane Helly) et le « rieur » (Constantin).

Enfin, la chanson patriotique, revancharde, ne cesse depuis 1871 d'apporter sa note grandiloquente (Chargez !, Ils ont brisé mon violon), faisant appel, au besoin, aux souvenirs glorieux de la Révolution (le Moulin de Valmy).

DE 1914 À 1920. — La guerre fait éclore une multitude de ritournelles exaltant les sentiments guerriers. Tous les genres sont mobilisés : le comique, le satirique, voire l'égrillard. A qui mieux mieux, la chanson, drapée de tricolore, évoquera la vie du soldat, tournera Guillaume en dérision et vantera les Alliés. De la tranchée même montent des refrains composés par les « poilus » ; les journaux du front en ont conservé quelques-uns. A l'arrière, le thème le plus exploité se traduit par la phrase laconique : « On les aura. »

La Madelon, créée par Bach, domine toute la production chansonnière de ces années ; elle devient un véritable second hymne national. Chansons de route et scies militaires connaissent, par la force des choses, une renaissance spontanée.

En opposition, les plus invraisemblables légèretés, les plus navrantes bêtises, luttent contre la tristesse du moment. On chansonne les fétiches Nénette et Rintintin, les gothas et les grands chefs, pêle-mêle, avec un bonheur plus ou moins grand.

L'arrivée en France des troupes américaines va intensifier l'apport d'outre-Atlantique, et l'on chantera sur des rythmes de one-step et de shimmy dès 1918.

DE 1920 À 1930. — La fin de la guerre entraîne, avec un débordement de joie, un mouvement de réaction un peu désordonné ; une sorte de reprise de goût à la vie amène avec elle la floraison de tout un répertoire d'airs joyeux. La « chanson à danser » est reine. C'est la période du thé-tango.

Mistinguett introduit en France l'un des premiers jazz nègres authentiques, les « Mitchell's Jazz Kings », dont l'influence a été beaucoup plus considérable qu'on ne le pense généralement ; pourtant, les succès étrangers qu'importe Mistinguett prennent par son truchement des accents si faubouriens qu'ils s'intègrent sans difficulté dans le répertoire parisien. Les revues à grand spectacle vont révéler Saint-Granier (Billet doux, C'est jeune et ça n'sait pas). Boucot, venu du caf'conc' où il a créé la loufoquerie d'attitude, servira de partenaire à la « Miss » dans des pochades mi-sketches, mi-chansons (les Chanteurs de cours).

Les chanteuses réalistes, dont les plus remarquables sont Yvonne George et Maryse Damia, apparaissent à cette époque et donnent naissance à une école encore en honneur de nos jours.

Fortugé conquiert le public par une ingénuité puérile et une simplicité très étudiée (Mes parents sont venus me chercher, J'veux garder mon chapeau).

 

Yvette Guilbert (dessin de Toulouse-Lautrec)

 

Yvette Guilbert, Mayol et Dranem continuent la tradition avec succès. La mode (Elle s'était fait couper les ch'veux [1924]) et l'actualité (Cach' ton piano [1920]) inspirent maints refrains. Dréan en lancera quantité au Palace, entrecoupant son tour de chant d'un monologue qui est à la base de ceux du moderne Robert Lamoureux.

La gommeuse du vieux caf'conc' cède le pas à l'arpette délurée : Gaby Montbreuse (le Tom-Pouce), et le tourlourou s'habille en bleu horizon : Ouvrard fils (Si j'avais des ailes). C'est du reste Bach qui enterrera ce genre par un succès (la Margot de chez nous), avant de se consacrer à l'opérette.

La mélodie subsiste avec Vorelli (Rien qu'une nuit), précieux et affété, et le jeune Valies, sacrifiant en même temps aux rythmes syncopés (la Chanson du saxophone).

Un chanteur méridional, Alibert, va se débarrasser de son accent (qu'il aura plus tard du mal à retrouver) pour lancer des cris parisiens (C'est du lapin) et présenter des figures sympathiques (le Garçon pharmacien) ou inquiétantes (la Bande à Jojo).

C'est la grande époque de l'Olympia et de l'Alhambra, où, au milieu de quantité d'attractions de tout genre, la chanson trouve toujours sa place.

DE 1930 À 1939. — Grâce à l'épanouissement de deux moyens de vulgarisation d'une puissance exceptionnelle : la radiodiffusion et le disque, la chanson va atteindre une ampleur jamais égalée. Les interprètes y trouveront une correction artificielle de certaines faiblesses vocales, le moindre filet de voix, jadis inaudible dans le brouhaha des salles de café-concert ou de cabaret, devenant un torrent par le canal des appareils modernes. Il va donc se former une source chansonnière d'inspiration phonographique.

De plus, une triple influence transforme les répertoires :

1° Le tandem Mireille-Jean Nohain compose des œuvrettes soignées toutes de gentillesse badine (les Trois Petits Lutins, Papa n'a pas voulu, la série Un mois de vacances) ;

2° Charles Trenet, poète d'inspiration un peu folle, mais ayant un sens de l'assemblage paroles-musique très poussé, donne à ses compositions une verve simple, mais mordante (Je chante, la Route enchantée) ou plaisamment bouffonne (le Soleil et la Lune) ;

3° L'apparition des jazz français de scène. Inspiré par les ensembles américains (Paul Whiteman) ou anglais (Jack Hylton), c'est Grégor qui précise le genre. Ray Ventura lui donne toutes ses qualités et fait son succès. Par la multiplicité des membres de l'orchestre, les chansons deviennent de véritables sketches à plusieurs personnages, bénéficiant ainsi d'une animation extraordinaire (le Vieux Château, le Chef n'aime pas la musique).

C'est sur les éléments divers de ce triptyque que reposent les bases de la chanson actuelle. Ce qui ne signifie nullement la mort des autres genres. La mélodie conserve ses admirateurs et trouve des interprètes de talent, telle Lucienne Boyer pour chanter les œuvres de Lenoir (Parlez-moi d'amour) ou de Jean Tranchant (Mon ami le vent).

Malheureusement, les « crooners » (murmurateurs) américains font école dans de mièvres et susurrantes pauvretés. Un chanteur saura, seul, donner à ce genre, par des apports d'origine méridionale, un caractère bien précis : c'est Tino Rossi, principalement avec des œuvres de Vincent Scotto.

Alibert, reprenant son accent, fait des histoires marseillaises une source d'où partiront de nombreux succès.

Le cabaret devient théâtre de chansonniers, où, la romance une fois abandonnée, la chanson satirique subsiste seule (Souplex, Marsac, Géo Charley), conservant parfois un tour très poétique (Jean Rieux).

 

Charles Trenet (photo Agence intercontinentale)

 

Dès 1929, l'association de Jacques Pills avec Pierre Ward, celle de Leardy avec Verly, créent les groupements de duettistes utilisant des procédés mélodiques nouveaux, école où seuls Johny Hess et Charles Trenet font preuve d'une originalité certaine. Pills, dans son second groupement avec Georges Tabet, bénéficie du talent de Mireille. Par la suite vont se former des trios, des quatuors, des quintettes, pour en venir aux grandes formations : Compagnons de la Chanson, Compagnons de la Musique, où le chœur a cappella se met au service de la chanson.

Les « orchestres de scène » vont avoir une influence énorme. Alors que Mireille ou Trenet tendent à la simplification de la mélodie, les orchestrateurs vont chercher, pour tirer le maximum des moyens mis à leur disposition, une complication des arrangements allant jusqu'à bousculer certaines œuvres qui n'en demandent pas tant. Les recherches d'harmonisation, accordant une importance à l'ensemble d'accompagnement, vont contribuer à un affinement général.

Deux genres meurent définitivement : la grivoiserie et la chanson militaire.

DE 1939 À NOS JOURS. — Les événements politiques semblent avoir bien moins marqué les refrains populaires qu'en 1914. Durant la Seconde Guerre mondiale, c'est l'influence Trenet-Mireille-jazz de scène qui continue à s'exercer. L'Allemagne, n'ayant rien à apporter, exerce une action à peu près nulle.

Les cahots des événements font cependant naître des compositions particulières, et successivement, avec une égale bonne volonté, les chansonniers invitent l'auditoire à Pendre notre linge sur la ligne Siegfried, à dire Maréchal, nous voilà ! ou à vanter Ceux du maquis.

Un répertoire facile et peu compromettant permettra à d'autres de louvoyer pendant l'occupation allemande (Notre espoir, Mon heure de swing).

Délaissant la facilité, de jeunes auteurs, certains ayant commencé dans la Résistance (Anna Marly), vont lentement accomplir un travail considérable pour créer la « chanson littéraire ».

Jacques Prévert, Francis Lemarque, Léo Ferré, bousculent quelque peu les canons de la chansonnette, en y apportant une puissance, parfois révolutionnaire, à laquelle nul ne peut rester indifférent. Ils rencontrent des interprètes de valeur, certains venus de la chanson populaire (Edith Piaf, Yves Montand), d'autres du théâtre (Mouloudji, les Frères Jacques). L'existentialisme a aussi ses chansons, et Juliette Gréco semble en être l'interprète idéale.

 

Yves Montand (photo Keystone)

 

La chanson-danse, ne s'embarrassant aucunement de ces contingences intellectuelles, s'oriente résolument vers le Brésil (samba, guarracha) ou le Mexique (raspa). La chanson à sketches s'accompagne maintenant d'un luxe d'orchestration inouï (Jacques Hélian, Raymond Legrand, Ray Ventura).

Il semble que la tentative de Bourvil, dans une rénovation du genre Fortugé, ne soit pas, malgré les apparences et un sens certain du comique, une totale réussite. La bonhomie des petits poèmes en musique de Robert Lamoureux connaîtra-t-elle un plus grand bonheur ?

Grâce à la radio, la chanson a pris une importance considérable, par l'élargissement de son public. Elle a donné naissance à une véritable industrie. En cela, sa production ressemble un peu à celle des automobiles : à côté d'œuvres soigneusement composées, où le talent, voire le génie créateur ont leur part, une suite de réalisations « à la chaîne », contretypées sur un même modèle, a créé une sorte de « pacotille » de chansons presque aussi vite oubliées qu'écrites. Pour y voir clair et séparer le bon grain de l'ivraie, il faudra attendre que le temps ait fait son œuvre.

(Paul Caron, Larousse Mensuel Illustré, mai 1953)

 

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