Aristide BRUANT
Aristide Bruant [photo H. Manuel]
Louis Armand Aristide BRUAND dit Aristide BRUANT
chansonnier et écrivain français
(Courtenay, Loiret, 06 mai 1851* – Paris 18e, 11 février 1925*), enterré au cimetière de Subligny (Yonne).
D'une famille de bourgeois aisés, il se sentit, tout jeune, nous confie-t-il dans ses Souvenirs, une âme de poète : du printemps à l'automne il battait la plaine, fouillait les taillis et les buissons, humait avec délices l'odeur saine et pénétrante des mille fleurettes épanouies autour de lui, et s'arrêtait seulement lorsque la cloche tintait, en les espaçant, les trois coups de l'angélus. Et de sa petite âme montait un hymne de joie naïve et de gratitude infinie... Bientôt se révélait, d'une manière plus précise, sa vocation. Il fut l'étoile de la maîtrise qu'avait formée, pour l'interprétation de la musique religieuse, le curé de son village. Débuts surprenants, chez celui qui devait devenir le Tyrtée de la pègre ! Ses études secondaires au lycée de Sens furent prématurément interrompues par des revers de fortune. Après la guerre de 1870, où il servit comme engagé volontaire, il dut affronter à Paris le struggle for life ; là, il connut sinon la vraie misère, du moins la gêne, et apprit à se pencher avec sympathie sur les humbles et les déshérités. Il trouvait, d'ailleurs, dans leurs mœurs un pittoresque étrange ; dans leur langue, une fruste mais vigoureuse poésie, et leur argot lui apparut non comme un hideux abâtardissement de la langue française, mais comme un idiome en formation, s'élançant, riche, vigoureux, bien vivant, de l'humus putride où plongeaient encore ses racines. De même qu'il avait été séduit par l'élégance des langues mortes, de même il fut attiré par l'originalité de ce jargon primesautier, coloré, vivant, brutal, cynique, mais riche en métaphores pittoresques, en néologismes hardis et en harmonies imitatives. Spontanément, il se mit à « potasser » l'argot, ayant, cette fois, pour professeurs les ambulants de la rue rencontrés au cours des longues randonnées qu'il aimait à faire sur les boulevards extérieurs. Il s'y promenait surtout la nuit, quand brillaient les interminables rangées de becs de gaz, lueurs sinistres à la clarté desquelles « truquait » le monde de la pègre et des escarpes... Aussi, tout en travaillant pour gagner sa vie dans les bureaux de la Compagnie du Nord, fit-il ce qu'il appelle savoureusement ses « classes de largonji », écrivant en guise de devoirs quelques monologues argotiques sur les scènes de la vie parisienne, et en même temps apprenant la musique et la composition. Il s'essaya d'abord dans les concerts d'amateurs : il y triompha et, bientôt, abandonna toute autre occupation, pour se consacrer uniquement à la muse triviale. Il serait « le chantre des miséreux et des malandrins, des vagabonds et des rôdeurs, de tout le lamentable troupeau qui naît, pullule, grouille et crève dans les taudis malsains, les bouges sordides, les ruelles noires et les cités maudites ». Ses débuts au concert de l'Epoque ne déçurent pas ses espérances. C'était comme un monde nouveau, exotique et tout proche, qui s'ouvrait aux spectateurs. Dès ce moment, Aristide Bruant connut la grande vogue. Pourtant, il quitta l'Epoque pour les « cabarets artistiques » qui, nombreux alors, s'ouvraient au flanc de la Butte. Il parut au Chat-Noir, et y lança deux de ses refrains qui devaient être les plus populaires : A la Villette et la Marche des Dos ; puis, lorsque Rodolphe Salis, le gentilhomme cabaretier, eut transporté le Chat-Noir rue Victor-Massé, il lui racheta son établissement du boulevard Rochechouart et y installa le cabaret du Mirliton. Meublé avec goût et suivant un style qu'imitèrent pendant plus de trente années tous les cabarets artistiques, décoré de toiles de Desboutins et de Toulouse-Lautrec, de dessins de Steinlen, le Mirliton devint bien vite un des lieux les plus parisiens de la capitale. La silhouette du chansonnier et l'atmosphère toute particulière qu'il avait créée en sa maison ne contribuaient guère moins que la nouveauté de son répertoire à attirer le public. Un masque césarien surmonté d'un immense sombrero, un gilet à revers et une veste de chasse s'ouvrant sur une chemise rouge, une culotte de velours, de hautes bottes, voilà tout Bruant. Tel il apparaît, sur son estrade, aux visiteurs qui, désireux de « s'encanailler », fréquentent son légendaire cabaret, tout joyeux d'être rudement interpellés par la grosse voix mi-paysanne mi-faubourienne, et d'ailleurs d'un beau métal, du chantre des modernes truands. Certes, lorsque, après quarante années, on relit ses chansons, la première impression est qu'elles ont terriblement vieilli, et que les haillons dont Aristide Bruant recouvre ses personnages, le sombre pessimisme qu'il leur prête, sont une défroque, tout comme les turbans, les caftans, les pagnes ou les robes mandarines dont tant de littérateurs exotiques ont usé avant lui ; que la langue verte, savoureuse sans doute, bien que recherchant trop volontiers la grossièreté, n'a guère plus de rapport avec l'argot véritable que la langue de Mireille avec celle des paysans provençaux. Chercher dans ses complaintes la grande littérature, reconnaître en Aristide Bruant, comme le fit trop élogieusement François Coppée lorsqu'en 1891 il le présenta au Comité des Gens de lettres, un descendant en ligne directe de Villon, c'est vraiment le transposer sur un plan qui ne saurait être le sien. Au vrai, Aristide Bruant eut l'habileté de transporter dans la chanson populaire le réalisme qui triomphait alors avec Zola dans le roman, dans la poésie pure avec Richepin, et de donner au public bourgeois, à la clientèle élégante, voire princière (car le prince de Galles daigna s'y rendre), qui fréquentait son cabaret, l'impression qu'elle descendait, à peu de frais, dans les « enfers sociaux ». Il n'empêche que parfois, il ne se soit montré vraiment poète, et qu'il n'ait su trouver des accents émouvants. Mais, encore une fois, le décor, la mise en scène, le plaisir trouble qu'il sut donner aux réguliers, d’être rudement flagellés par le porte-parole des outlaws, firent pour une bonne part son succès. Quelques-unes de ces chansons, évocatrices, mais toujours de la même manière, des quartiers populeux de Paris : A la Villette, A Ménilmontant, Saint-Lazare, la Marche des Dos, les Joyeux, sont restées longtemps « classiques ». L'interprétation originale d'Yvette Guilbert contribua pendant quelque temps à leur donner un regain de jeunesse. Martelées par la voix puissante du barde des faubourgs, ou détaillées avec quelque préciosité par Yvette Guilbert, elles portaient sur le public. Mais, quoi qu'on en ait dit, elles supportent difficilement la lecture. A l'époque, cependant, elles assurèrent à Aristide Bruant la sympathie des lettrés, et il devint (1892) membre de la Société des Gens de lettres. Ses chansons et monologues réunis formèrent plusieurs recueils, qui parurent sous ce titre évocateur : Dans la rue (1892-1895). Tout en se consacrant à la direction de son cabaret, qu'il abandonnait de temps à autre pour une tournée en province, il fonda et dirigea un petit journal montmartrois : le Mirliton. Peu après, Bruant, fortune faite, rentra au pays natal, dont il avait acheté la plus belle demeure. Et ce fut du château de Courtenay que, fort bourgeoisement et non sans quelque naïf orgueil, le chantre des gueux data ses œuvres suivantes. Sur la route (1899), recueil de chansons et de monologues, était le pendant campagnard de Dans la rue. Là, Bruant chante le chemineau, le trimardeur, mais une curieuse évolution s'y peut saisir : plus rares sont les apostrophes revendicatrices, et bien plus nombreuses sont celles qui montrent Aristide Bruant devenu un indéfectible soutien de l'ordre social : l'Homère de Julot et de la Filoche accorde une lyre patriotique, fronde et Zola et l'impôt sur le revenu, et le féminisme, et toutes les nouveautés, et révèle le fond de sa pensée lorsqu'il exhorte le paysan à défendre « son foyer, son drapeau, sa foi », et à « mourir propriétaire ». Déjà Bruant s'était révélé romancier, avec les Bas-fonds de Paris. Il fit une excursion imprévue dans la philologie avec son Dictionnaire d'argot (1901), puis retourna au roman, avec la Loupiote (1909) et les Amours de la Pouliche (1911), romans-feuilletons ayant toutes les qualités et tous les défauts du genre. Enfin, il aborda la scène, et, en collaboration avec Arthur Bernède, écrivit : Cœur de Française, mélodrame patriotique dont le succès fut retentissant. Bruant reparut sur la scène en 1922, puis en 1924, et chaque fois il retrouva d'enthousiastes applaudissements, qui peut-être se fussent éteints si ses apparitions avaient été moins fugitives, car du « genre Bruant » l'heure était passée. Sans qu'on soit pour cela obligé de lui accorder du génie, ni même un grand talent littéraire, il faut reconnaître que Bruant, ne fût-ce que parce qu’il a été l'un des initiateurs de l'exotisme « apache » exploité après lui par Charles-Louis Philippe, Henry Hirsch, Francis Carco, n'a pas été sans avoir quelque influence sur la littérature de son temps.
(Léon Abensour, Larousse Mensuel Illustré, juillet 1925)
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Aristide Bruant par Steinlen (Gil Blas, 1900)
Une des figures les plus curieuses de la cité montmartroise, ce fut le chansonnier Aristide Bruant. Tout Paris défila dans son cabaret. Il accueillait, par des paroles grossières, les visiteurs, qui s'amusaient beaucoup d'être traités de la sorte. Il gagna, à ce métier, une fortune. Il devint châtelain. Adolphe Brisson alla le voir et traça de lui ce portrait :
M. Aristide Bruant aux champs
Hier, au cours d'une promenade, je sonnai à la grille du castel ; on m'introduisit dans l'oratoire, je veux dire dans le cabinet de travail de sire Bruant. Je le trouvai en train de nettoyer son fusil, occupation noble et digne d'un gentilhomme. Il portait les grosses bottes, la chemise rouge, le feutre, le gilet breton qu'a popularisés le crayon de Toulouse-Lautrec. C'était toujours notre Bruant, le Bruant de la Butte, avec sa tête de Chouan, sa joue bleuie, sa lèvre rasée, ses cheveux noirs rejetés en arrière, son œil énergique et goguenard, et sa voix puissante, à l'accent faubourien. Pourtant, il y avait dans sa physionomie un air d'allégresse que je ne lui connaissais point. Il ne me laissa pas le loisir d'ouvrir la bouche ; il m'entraîna vers une fenêtre, d'où l'on dominait la campagne environnante ; et, enveloppant d'un beau geste la vallée ombreuse, le rideau de peupliers qui frissonnaient à la brise, me désignant au loin les coteaux plantés de vignes et les routes poudroyant sous le soleil, il s'écria : — On respire, ici ! Ce n'est pas comme à Montmartre ! Je suis rudement content d'être sorti de ce cloaque ! Cloaque est dur... Eh quoi ! Bruant renie Montmartre, sa patrie, le piédestal de sa gloire ! Je m'imaginais, avec tout le monde, que Montmartre et Bruant étaient unis l'un à l'autre par les liens d'une indissoluble reconnaissance. Fiez-vous donc aux légendes ! Comme je me refusais à concevoir une si monstrueuse ingratitude, et que j'émettais un doute timide sur la sincérité de cette aversion, un strident éclat de rire m'interrompit : — Ah! non, j'en ai assez ! Pendant huit ans, j'ai passé mes nuits dans les bocks et la fumée, j'ai hurlé mes chansons devant un tas d'idiots qui n'y comprenaient goutte et qui venaient, par désœuvrement et par snobisme, se faire insulter au Mirliton. Je leur en ai donné pour leur argent, je les ai traités comme on ne traite pas les voyous des rues. Et ils se figuraient que mes injures n'étaient qu'une comédie. Triples crétins !... Ils s'en amusaient ! Ils en riaient ! Je me tenais à quatre pour ne pas leur casser la margoulette... Maintenant, n, i, ni, je les ai vus suffisamment. Ils m'ont enrichi, je les méprise... Nous sommes quittes ! L'impétueux Bruant me pousse à travers les pièces de son logis, qui sont luxueusement meublées de bahuts, de vieux fauteuils, de bibelots, décorées de dessins de Steinlen, et d'une multitude de photographies. Il me raconte qu'il a acheté vingt-cinq hectares de bois, trente hectares de prairies, un bras de rivière, une île, un moulin, et qu'il a déjà refusé d'être nommé conseiller municipal de Courtenay, voulant à tout prix garder son indépendance... Puis, il siffle sa chienne Ravaude, saisit un fusil, ouvre la porte, et me demande très sérieusement : — Deux heures de marche ne vous effrayent pas ? Allons faire le tour du propriétaire ! Ce « tour » est considérable. M. Bruant est un autre marquis de Carabas. Toute la commune lui appartient. « Cette garenne est à moi ! Ce bouquet d'arbres est à moi ! Ce monticule est à moi ! » Et le chansonnier exige que son bien soit à l'abri des invasions. Il l'a entouré de grilles ; malheur à qui se permettrait de les franchir ! Des pièges à loups sont tendus aux maraudeurs. Ses routes (car il a des routes) sont barrées par d'énormes poutres. Il a plaidé contre la commune qui lui contestait le droit d'entraver de la sorte la circulation, et il a gagné son procès. Et il est aussi orgueilleux de cette victoire que put l'être Napoléon le soir d'Austerlitz. Il veille avec son fermier Bajou, avec son garde Rata, à relever les contraventions. Voilà de quoi l'occuper. Mais les journées d'été sont longues. Et quand on a rimé, fût-ce dans la langue verte, on est tourmenté, de temps à autre, par le besoin de mettre du « noir sur du blanc ». M. Aristide Bruant n'a pas rompu tout commerce avec la Muse. Il compose des romances en l'honneur de M. Félix Faure (C'est l' président qui monte à ch'val !). Oui, ce vieux révolté, l'Homère de Belleville, chante les louanges du gouvernement ! Quantum mutatus ! Et il se divertit aussi à rédiger un dictionnaire d'argot. L'argot est resté cher à son cœur. C'est, de tous les cultes passés, le seul qu'il ait conservé... Pourtant, les beautés de la langue verte pâlissent à côté de celles de la nature. M. Bruant donnerait tous les becs de gaz de Grenelle pour un des vers luisants de Courtenay et pour les saines, les réconfortantes odeurs qui montent de l'herbe mouillée. Il les aspire, elles le grisent. Il s'arrête, appuyé sur son fusil, comme Bas-de-Cuir : — Hein ! sentez-vous l'humidité des feuilles ? Ça embaume ! Mais, soudain, M. Bruant a frémi. Il vient d'apercevoir un de ses pieux arraché, une partie de sa clôture forcée... Il appelle, d'une voix terrible : — Bajou ! Bajou ! Bajou apparaît, un peu tremblant. — Je défends à qui que ce soit d'envahir mon clos. Si l'on cherche à passer, tirez dessus ! Ce chansonnier est barbare. Il malmène bien durement les pauvres diables, dont il a narré jadis les souffrances avec une si merveilleuse émotion. Il est revenu de ses illusions ; il a changé d'état d'âme. Il m'explique que les malheurs du populo proviennent du développement excessif de l'instruction. « On lui a enlevé la foi, on ne lui a rien donné en échange. » Et je crois écouter un bourgeois ventripotent, dissertant après boire sur les affaires publiques... Il ajoute, pour conclure : — J'en ai soupé du bon peuple ! Je prétends être le maître chez moi ! Nous avons parcouru plus d'une lieue dans les terres labourées et nous sommes toujours sur le domaine de M. Bruant, et nous n'en avons vu qu'une parcelle. Nous descendons jusqu'aux bords de la Cléry, petite rivière aux eaux lentes, abondantes en roseaux. Un bruit de cascade, un toit délabré. Nous sommes au moulin. Les maçons y travaillent ; ils transforment cette ruine en une élégante habitation. Au premier étage, M. Bruant installera son musée, ses portraits, ses souvenirs, il disposera dans un coin une scène de théâtre. — Ah ! je vous y prends, lui dis-je. Le vieil homme reparaît. Vous avez la nostalgie des planches. Mais il se récrie. Il déteste son ancien métier. — Je ne chanterai plus désormais que lorsque j'aurai besoin de vingt-cinq louis pour me payer une fantaisie. Quoique son cabaret du Mirliton lui ait laissé de méchants souvenirs, il ne peut se rappeler, sans rire, les scènes étonnantes qui s'y sont passées. Il y a reçu des gens illustres, des têtes couronnées. Sa vogue eut pour point de départ la visite des grands-ducs Alexis et Vladimir. C'était en 1891... Le brigadier de police Rossignol, qui était un des clients de la maison, vint trouver Bruant. — Tu auras, ce soir, deux « grosses légumes » : les grands-ducs Vladimir et Alexis. Ne t'avise pas de les reconnaître. Ils voyagent incognito... Donc, motus... En effet, sur le coup de dix heures, les illustres étrangers se présentent. Bruant avait gardé le secret : la salle était comble... Ils se faufilent péniblement jusqu'auprès du piano, où ils s'installent. Le plus piquant, c'est que le garçon Maxime, très aimé des habitués, et à qui, sans doute, les deux inconnus ne plaisaient pas, s'amusait à les bousculer et les arrosait de bière. A un moment, le grand-duc Vladimir se leva. — Montrez-moi l'Institut, dit-il... L'Institut était un infâme couloir où Bruant empilait les retardataires. Le grand-duc se dirigea vers ce lieu où les consommateurs furent impressionnés par sa taille colossale et par une certaine habitude du commandement qu'on devinait en lui. — Faites place, ordonna-t-il. Déjà, quelques murmures s'élevaient... Mais le comédien Guitry, qui se trouvait là, par hasard, se leva et salua profondément les grands-ducs. Ceux-ci, mécontents, se retirèrent. Et c'est ainsi que le grand-duc Vladimir ne put contenter son caprice, qui était de pénétrer dans l'Institut de M. Bruant. — Au moins, dis-je à Bruant, les avez-vous insultés, pour bien leur prouver que vous ne les connaissiez pas ? — Je les ai injuriés discrètement... On savait, quand il le fallait, être homme du monde.
(Adolphe Brisson, publié dans les Annales politiques et littéraires du 29 juin 1913)
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affiche anonyme d'après une photo Benque