CHANTS DE SOLDATS

 

Conférence de M. Georges CLARETIE

Avec le concours de Mme AMEL, de la Comédie-Française, de Mme Louise BALTHY et de M. POLIN.

(répétée le 30 avril 1909)

 

 

Programme

 

Pour l'amour d'une blonde

Fanfan la Tulipe

Partant pour la Syrie

les Deux Gendarmes

etc.

par Mme Amel

les Trois Hussards

Sentinelles, veillez

le Clairon

le Bon Gîte

etc.

par Mme Louise Balthy

Il y a de bons moments au régiment

les Jours de Congé

l'Anatomie du Conscrit

Lettre naïve

Pour la République ! etc.

par M. Polin

 

 

 

Mesdames, mesdemoiselles,

J'ai beaucoup connu et beaucoup aimé un homme qui, toute sa vie, avait combattu pour inculquer à ses contemporains l'horreur de la guerre. C'était un peintre. Un peintre russe : Vasili Verestchaguine. Et, pour donner l'horreur et le dégoût des champs de bataille, il peignait la guerre telle qu'elle était, avec ses monceaux de cadavres, ses champs de carnage et ses lugubres oiseaux de proie, mangeurs de morts, qui suivent les armées en marche.

C'est lui qui, ayant peint, d'après nature, une pyramide de crânes qu'on voit, dans le Turkestan, amoncelés depuis Tamerlan, avait, au lendemain de 1870, exposé son tableau à Berlin, ayant mis sous sa toile une inscription en russe pour servir de leçon aux rois et aux empereurs.

Le maréchal de Moltke visitait l'exposition. Verestchaguine le guidait et, le prenant par la main, le conduisit devant son tableau :

— Monsieur le maréchal, vous ne savez peut-être pas le russe ? Je vais vous traduire cette inscription. Elle signifie : « A tous les conquérants présents, passés ou futurs. Vous comprenez ? »

Et le maréchal passa sans répondre. Il avait compris.

Verestchaguine, ce doux pacifiste, était un brave, et ce fut un soldat. Tout jeune, sur le Danube, lors de la guerre russo-turque, il avait fait sauter, à l'aide d'une torpille, un navire turc. Lors de la guerre russo-japonaise, il partit pour Port-Arthur, et il fut tué sur le cuirassé qui portait l'amiral Makaroff. Ayant détesté la guerre, il mourait tué par la guerre.

 

Apothéose de la Guerre (dédié à tous les conquérants, passés, présents et futurs), tableau (1871) par Vassili Verechtchaguine (Tcherepovets, 1842 - près de Port-Arthur, 1904)

 

On peut haïr la guerre ; mais, lorsqu'on est obligé de la subir, à l'heure où la patrie est attaquée, à l'heure « où l'on bat maman », comme disait Théophile Gautier, on doit la faire avec tout son cœur et tout son courage. Joseph de Maistre, paradoxal, disait que la guerre était une nécessité sociale tout comme le bourreau. On a rétabli le bourreau, on n'a pas encore supprimé la guerre.

Depuis six mille ans, la guerre

Plaît aux peuples querelleurs

Et Dieu perd son temps à faire

Les étoiles et les fleurs,

disait Victor Hugo. Supprimera-t-on jamais la guerre ? Je ne sais. Les armées de la Révolution chantaient :

Les peuples sont pour nous des frères,

et il fallait repousser à coups de canon et à coups de baïonnettes ces frères qui avaient envahi la France. Pendant vingt-trois ans, de 1792 à 1815, la France fut forcée de promener son drapeau triomphant à travers l'Europe coalisée contre elle parce qu'on ne lui pardonnait pas d'avoir voulu fonder la liberté.

Depuis, — hélas ! — nous avons eu des défaites lugubres ; mais je ne crois pas qu'on nous ait encore pardonné nos victoires passées.

Personne, au point de vue philosophique, ne peut aimer la guerre, ce qui n'empêche pas que nous sommes tout prêts à faire notre devoir et à le faire gaiement. En notre pays de France, nous savons être gais toujours, même devant la mort. C'est une des formes du courage et ce n'est pas la plus facile. La gaieté légendaire des vieux Gaulois, qui chantaient en marchant à l'assaut de Rome, s'est perpétuée dans les couplets du petit pioupiou de France, ce petit soldat, dont les grands artistes que vous allez entendre tout à l'heure vous diront la gaieté, la poésie et le courage. (Vifs applaudissements.)

Il me faudrait de longues heures pour vous parler des chansons du soldat à tous les âges. Il y a, en France, toute une littérature militaire qui remplirait des bibliothèques entières, depuis la Chanson de Roland, jusqu'aux chansons de café-concert modernes. Les chansons de soldats sont aussi vieilles que la guerre.

Du jour où deux êtres humains se sont poursuivis à coups de pierres ou à coups de bâtons pour s'entre-tuer, ils se sont mis à pousser des cris sauvages pour effrayer leur adversaire... et aussi pour se donner du courage.

L'homme qui combat a besoin de chansons et de musique comme le soldat de pain dans sa musette ou de vin dans sa gourde.

Charles Monselet, allant, un jour, se battre en duel, disait à ses témoins :

— J'aurais voulu être accompagné sur le terrain par les sons d'une musique barbare.
On pourrait écrire l'histoire de France tout entière en écrivant l'histoire de la chanson. Toutes nos guerres, toutes nos victoires, se sont traduites dans des refrains qui ont traversé les âges, et nos petits soldats qui, le fusil sur l'épaule, portent allégrement le sac dans leurs rudes marches, ne se doutent guère que le couplet qui rythme leurs pas a été chanté par leurs pères au temps où l'on manœuvrait le mousquet ou la pique.

La littérature militaire a produit des chefs-d’œuvre, de vrais poèmes ; elle a produit aussi des refrains de caserne ou de corps de garde sans aucune valeur ; mais ce qui fait le succès d'une chanson, ce n'est pas le style des paroles, mais les actes de ceux qui les chantent. Et lorsque nos zouaves, les chacals, comme ils s'appelaient, les jambes rouges, comme disaient les Arabes, montaient à l'assaut du col de la Mouzaïa, en chantant ce refrain absurde, resté pourtant légendaire en Afrique, et qu'il y a quelques mois encore nos troupes entonnaient gaiement sur les champs de bataille du Maroc :

Pan ! pan ! l'Arbi,

Les chacals sont par ici

Brididi !

Vive le fourbi !

Brididi !
Gare à toi, l'Arbi !

cela ne valait certes pas les beaux vers de la Chanson de Roland qu'à Hastings déclamait Taillefer,

Qui, moult bien cantait,

en lançant sa lourde épée en l'air et la rattrapant par la poignée ; mais les petits zouaves de l'armée d'Afrique combattaient et mouraient avec autant de courage pour « France la doulce » que les soldats de Guillaume le Bâtard chantant les exploits de Roland et de Charlemagne à la barbe chenue.

Le soldat est comme le marin, il est poète. Il est, à chaque instant, trop près de la mort pour ne pas être un sentimental. Il a des chansons de bataille, des chants de haine ; il a aussi des chants de tendresse pour tout ce qu'il laisse derrière lui : clocher de village, vieille mère à cheveux blancs qui attend près de l'âtre le retour de son fils, jeune fiancée qui attend celui qu'elle aime et espère voir revenir avec un galon sur ses manches.

Mme Louise Balthy, qui est une grande artiste, va nous dire devant vous un de ces morceaux de tendresse qu'on ne peut écouter sans émotion :

LE BON GITE

« Bonne vieille, que fais-tu là ?

Il fait assez chaud sans cela,

Tu peux laisser tomber la flamme.

Ménage ton bois, pauvre femme,

Je suis séché, je n'ai plus froid. »

 

Mais elle, qui ne veut m'entendre,

Jette un fagot, range la cendre :

 

« Chauffe-toi, soldat, chauffe-toi. »

 

« Bonne vieille, je n'ai pas faim.

Garde ton jambon et ton vin ;

J'ai mangé la soupe à l'étape.

Veux-tu bien m'ôter cette nappe

C'est trop bon et trop beau pour moi. »

 

Mais elle, qui n'en veut rien faire,

Taille mon pain, remplit mon verre :

 

« Refais-toi, soldat, refais-toi. »

 

« Bonne vieille, pour qui ces draps ?

Par ma foi, tu n'y penses pas !

Et ton étable ? et cette paille

Où l'on fait son lit à sa taille ?

Je dormirai là comme un roi. »

 

Mais elle, qui n'en veut démordre,

Place les draps, met tout en ordre :

 

« Couche-toi, soldat, couche-toi ! »

 

Le jour vient, le départ aussi.

« Allons ! adieu... Mais qu'est ceci ?

Mon sac est plus lourd que la veille...

Ah ! bonne hôtesse ! ah ! chère vieille,

Pourquoi tant me gâter, pourquoi ? »

 

Et la bonne vieille de dire,

Moitié larme, moitié sourire :

 

« J'ai mon gars soldat comme toi ! »

 

Paul Déroulède.

 

(Emotion. Longs applaudissements.)

 

***

 

La fiancée du soldat, ce personnage légendaire dans la littérature militaire, apparaît déjà dans la chanson du moyen âge. Lorsque, sur la grande route de Paris à Jérusalem, chantaient les pèlerins armés allant combattre pour la guerre sainte, admirable procession de fidèles en armes, portant l'épée et la croix, marchant sous les bannières étoilées de leurs seigneurs, précédés de moines chantant des cantiques pour aller lutter contre l'infidèle, — au logis, la femme ou la fiancée, abandonnées, étaient toutes seulettes, comme disent les vieilles ballades.

Bertrade, devenue aujourd'hui cette Mademoiselle Rose, que chante si bien Polin, murmurait :

De la terre barbare, je ne vois personne revenir,

Dieu ! quand ils crieront en avant !

Seigneur, aidez au pèlerin

Pour qui je suis dans l'épouvante

Car félons sont les Sarrasins.

 

 

 

Un Brave, par Nicolas Charlet (Paris, 1792 - Paris, 1845)

 

 

Les vieux parents, la cheminée qui fume au toit de la chaumière, la jeune fille qui va à l'église prier pour la victoire de nos armées et surtout pour la vie de son fiancé, le soldat ne les oublie point dans ses campagnes et dans ses chansons.

 

LES TROIS HUSSARDS

C'étaient trois hussards de la garde

Qui s'en revenaient en congé :

Ils chantaient de façon gaillarde

Et marchaient d'un air dégagé.

 

« Je vais revoir celle que j'aime ;

C'est Margoton, dit le premier.

— C'est Madelon, dit le deuxième.

— C'est Jeanneton, dit le dernier. »

 

Un homme était sur leur passage :

« Hé ! C'est Jean, le sonneur, je crois.

Quoi de nouveau dans le village ?

— Tout va toujours comme autrefois.

 

— Et Margoton, notre voisine ?

— J'ai sonné ses vœux l'an dernier,

Car elle est sœur visitandine

Dans le couvent de Noirmoutier.

 

— Et Madelon ! toujours bien sage ?

— Oui-da. Pour elle j'ai sonné,

Voilà dix mois, son mariage,

Voilà dix jours, son premier-né.

 

— Et Jeanneton, dit le troisième,

Toujours heureuse ? — Ah ! sûrement ;

Trois mois passés aujourd'hui même,

J'ai sonné son enterrement.

 

— Sonneur, si tu vois Marguerite

Dans le couvent de Noirmoutier,

Dis-lui que je la félicite

Et que je vais me marier.

 

— Sonneur, si tu vois Madeleine

Dans la maison de son époux,

Dis-lui que je suis capitaine

Et que je fais la chasse aux loups.

 

— Sonneur, quand tu verras ma mère,

Va la saluer chapeau bas ;

Dis-lui que je suis à la guerre

Et que je ne reviendrai pas. »

 

Gustave Nadaud.

 

(Applaudissements prolongés.)

 

Les vieux grognards de la Grande Armée, moustachus, farouches, qui chargeaient en grande tenue à Austerlitz ou à Borodino, enlevant les positions russes en chantant l'air fameux sous l'Empire, cet air qui, disait le capitaine Coignet, aurait entraîné un paralytique :

 

On va leur percer le flanc,

Ran, ran, ran, plan plan tirelire.

On va leur percer le flanc,

Ah ! que nous allons rire !

Ran, ran, ran plan plan tirelire.

chantaient aussi des chansons sentimentales. L'une d'elles est restée célèbre. C'est une des plus jolies du genre. Et, chose curieuse, les grenadiers français l'ont rendue si populaire en Russie qu'elle est devenue, aujourd'hui, une chanson du soldat russe.

LETTRE D'UN SOLDAT A SA PAYSE

 

I

Rose, l'intention de la présente

Est de t'informer de ma santé

L'armée française est triomphante,

Et moi, j'ai l' bras gauche emporté.

Nous avons eu de grands avantages :

La mitraille m'a brisé les os...

Nous avons pris arm's et bagages...

Pour ma part, j'ai deux balles dans l' dos.

 

II

Je t'écris à l'hôpital, d'où je pense

Partir bientôt pour chez les morts :

Je t'envoie dix francs que c'lui qui m' panse

M'a donné pour avoir mon corps.

Je m' suis dit, puisqu'il faut que j' file

Et qu' ma Rose perd son épouseur,

Ça fait que je mourrai plus tranquille

D' savoir que j' te laisse ma valeur.

 

III

Lorsque j'ai quitté ma vieille mère ;

Elle expirait sensiblement ;

A l'arrivée de ma lettre, j'espère

Qu'elle sera morte entièrement

Car, si la pauvre femme est guérite,

Elle est si bonne qu'elle est dans le cas

De s' faire mourir de mort subite

A la nouvelle de mon trépas.

 

IV

Je te recommande bien, ma petit' Rose,

Mon pauvre chien, ne l'abandonne pas...

Et, surtout, ne lui dis pas la cause

Qui fait qu'il ne m' reverra pas.

Car lui, qui se faisait une fête

De me voir revenir caporal,

Il pleurerait comme une bête,

En apprenant mon sort fatal.

 

V

C'est tout d' même un' chose qui m'enrage

De mourir loin de son pays,

Car, lorsque l'on meurt au village,

On peut dire bonsoir aux amis.

On a sa place derrièr' l'église,

On a son nom sur un' croix de bois ;

Et l'on peut croire que la payse

Y viendra prier quelquefois.

 

VI

Adieu, Rose, adieu ! du courage !

A nous r'voir il n' faut plus songer ;

Car, au régiment où je m'engage,

On ne vous accord' pas de congé.

V'là tout qui tourne..., j' n'y vois goutte.

Ah ! c'est fini, j' sens que je m'en vas,

J' viens de recevoir ma feuille de route,

Adieu, Rose, adieu, ne m'oublie pas !

 

(Emotion. Longs applaudissements.)

Les soldats anglais du premier Empire étaient étonnés de trouver, dans les gibernes de nos grenadiers, des cahiers de chansons sentimentales. La vieille garde mettait de la poésie dans le fracas du canon ; et le bruit de la mitraille accompagnait la chanson des grognards.

Je vous disais que tout soldat était un poète. Sur les champs de bataille de Mandchourie, comme chez nos grognards de l'Empire, on trouvait des cahiers de chansons cousus par quelque mousmée dans le paquetage des petits Japs. Et toute la poésie de la race se retrouve dans ces chansons. En allant à la mort, les petits Japonais ne pensaient qu'aux oiseaux et aux fleurs :

Le printemps est venu

Où fleurissent les cerisiers,

Le temps est venu aussi

Où les soldats

Vont tomber comme des fleurs

 

 

 

Mme Amel

 

Notre petit soldat de France, petit pioupiou, soldat d'un sou, comme dit la chanson, qui, s'il y avait la guerre, courrait aux frontières, est un simple et un doux, un naïf. Il fait son métier souvent sans passion, mais son devoir sans murmurer. Les jours passent lentement, au régiment. Il les compte, il les raie sur son almanach. Et, lorsqu'il a, sur quelque carte postale, sentimentale et illustrée, envoyé un souvenir au pays, il trouve que les dimanches sont bien longs dans la grande ville. Plus tard, ces années lui sembleront très douces. Il dira que c'était le bon temps. Le bon temps est toujours celui de la jeunesse.

Les vieux grognards dont je parlais tout à l'heure connaissaient surtout la bataille et n'avaient guère le loisir de connaître la caserne.

Leurs bons moments, c'était le combat. Il en mourait tant, tant de nos soldats de France sur les grandes routes du monde, du Caire à la Bérésina, que la poésie militaire de nos grenadiers se ressent parfois de la tristesse des départs rapides, lorsqu'un beau jour on quittait Paris pour aller là-bas, très loin, voir les Pyramides ou le Kremlin, de la tristesse des retours aussi, quand on ne retrouvait plus les siens au logis.

J'aurais voulu vous donner un aperçu historique de toutes les chansons militaires à travers les âges. Mais ce serait presque un cours d'histoire, chaque victoire française étant marquée par une chanson.

Dans les plaines du nord de l'Italie, où les soldats de Bonaparte, un soir de bataille, inventaient cette chanson absurde que l'on chante encore dans les casernes :

J'aime l'oignon

Frit à l'huile,

J'aime l'oignon

Quand il est bon,

les soldats de François Ier chantaient, le lendemain de Marignan, faisant tournoyer leur épée à deux mains, accompagnés du son aigre des fifres et des roulements de tambour :

Écoutez, écoutez

Tous, gentils Gallois,

La victoire du noble roi François
Du noble roi François.

Et oirez

Des coups rués

De tous côtés, de tous côtés.

Soufflez, jouez, soufflez toujours,

Tornez, virez, faites vos tours.

Fifres, soufflez ; frappez, tambours.

Soufflez, jouez, frappez toujours.

Pendant des siècles, elle fut pimpante, alerte, notre chanson militaire. Nous étions si habitués à la victoire ; nous avions tant d'audace et tant de confiance en nous-mêmes, qu'on était gai encore après Malplaquet et qu'on chansonnait M. de Marlborough. La chanson de Malbrough, composée, d'ailleurs, sur un vieil air du XVIe siècle, fait le lendemain de la mort du duc de Guise, devint la chanson de bataille de Napoléon. Et, lorsque l'empereur montait à cheval, il ne manquait pas de fredonner :

Malbrough s'en va-t-en guerre.

Pendant deux cents ans, on fut gai dans l'armée, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Boileau, en style pompeux, célébrait la prise de Namur (c'était la poésie officielle) ; mais les soldats de France traversaient les villes en chantant

Auprès de ma blonde

et montaient à l'assaut de Lérida en jouant du violon. C'est avec un air de contredanse que l'on taille en pièces la redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont parle Bossuet. La poésie, l'éloquence, sont héroïques, austères ; à Versailles, Mme de Maintenon, solennelle, fait jouer Esther ; mais nos soldats marchent à la victoire accompagnés par la musique alerte de Lulli. Ils vont au combat sur l'air de la cérémonie du Bourgeois Gentilhomme. M. Jourdain, habillé en mamamouchi, reçoit la bastonnade sur l'air avec lequel le maréchal de Villars enlève les positions de Denain.

Elles furent joyeuses, ces guerres, alertes comme un roman de cape et d'épée ; elles ont la gaieté, le panache de Cyrano ou de d'Artagnan, que nos troupes promenèrent à travers l'Europe avec leur drapeau, leurs fifres, leurs tambours et leurs chansons. C'est toujours au son de la musique de Lulli que défilait le régiment de M. de Turenne et celui de M. de Catinat entrant dans les villes en chantant :

Lon lon la ! Laissez-les passer

Les Français dans la Lorraine.

Lon lon la ! Laissez-les passer :

Ils ont eu du mal assez.

 

 

 

le Petit Turenne, tableau d'Henri-Paul Motte (Paris, 12 décembre 1846 - Paris, 01 avril 1922) [Salon de 1908]

 

Un écrivain, Evelyn, voyageant en France en 1652, écrivait :

« Les soldats français vont à la mort par divertissement et les affligez ne paraissent pas en public. »

(Vifs applaudissement.)

On se battait avec gaieté et élégance. C'était le temps où l'on disait :

— Assurez vos chapeaux, messieurs, nous allons avoir l'honneur de charger.

Cette tradition s'est perpétuée dans notre armée.

En Espagne, sous le premier Empire, le commandant Paquin allait au feu en toilette élégante et gants frais.

— C'est ainsi, disait-il, qu'on doit se présenter à l'ennemi. On n'est jamais trop beau quand le canon est en fête.

Elle avait le souci de l'élégance, cette armée de jadis. Ils sont restés légendaires, ces types de soldats d'autrefois de cinq pieds cinq pouces : La Ramée, Sans Peur, La Tulipe, Belle-Fleur, Sans-Souci, soldats cardés, poudrés, frisés, qui saluent leurs adversaires à Fontenoy, soldats élégants de Maurice de Saxe qui ont pris les manières polies de leur général fréquentant les salons des grandes dames et le foyer de la Comédie-Française, soldats

Ayant la dentelle,

Le soulier brodé,

La boucle à l'oreille,

Le chignon cardé ;

élégants et très aimés, si bien que Manon de Nivelle, dans une vieille chanson, s'engage pour suivre le soldat Sans Quartier. Elle se fait non pas cantinière, mais soldat :

La voilà donc militaire,

Par'ments rouges, habit blanc ;

Elle faisait son service

Belle cocarde au chapeau.

Elle a un amoureux dans les gardes-françaises.

I

Dans les gardes-françaises,

J'avais un amoureux,

Fringant, chaud comme braise,

Jeune, beau, vigoureux.

 

II

Mais de la colonelle,

C'est le plus scélérat.

Pour une péronnelle,

Le gueux m'a plantée là !

 

III

Il avait, la semaine,

Deux fois du linge blanc

Et, comme capitaine,

La toquante en argent.

 

IV

Le fin bas d'écarlate

A côtes de melon,

Et, toujours de ma patte,

Frisé comme un bichon.

 

Et ces gardes-françaises, avant Fontenoy, chanteront :

 

Malgré la bataille,

Qu'on livre demain,

Cà, faisons ripaille.

.  .  .  .  .  .  .  .

Tiens, serre ma pipe,

Garde mon briquet,

Et si La Tulipe

Fait le noir trajet,

Que tu sois la seule,

Dans le régiment,

Qu'ait le brûle-gueule

De ton cher z' amant.

Ah ! retiens tes larmes,

Calme ton chagrin,

Au nom de tes charmes,

Achève ton vin.

Mais quoi ! de nos bandes,

J'entends les tambours !

Gloire, tu commandes !

Adieu, mes amours !

(Applaudissements.)

Mais alertes, pimpants sur le champ de bataille, en temps de paix, — nous dirions à la caserne, — ces soldats étaient des enfants terribles, grands bretteurs et grands buveurs. Il leur fallait la guerre, sous peine d'être passés par les baguettes.

En congé, les soldats de Louis XIV et de Louis XV étaient un peu redoutés des Parisiens, à cause de leur turbulence. Et, lorsqu'ils se donnaient rendez-vous au cabaret de la Grosse-Tête, près du Palais de Justice, ou chez Boucingo, les poètes faméliques qui se réunissaient pour dire du mal des vers de Racine ne se sentaient guère à l'aise devant ces gardes-françaises qui buvaient sec, lorsque s'ouvrait la porte du cabaret pour laisser entrer le sergent recruteur, amenant des recrues, et qu'au milieu du choc des brocs on entonnait le chant des enrôlés :

Pate patapan, donnons, donnons

Tantaraban tarare.

Compagnons,

Nous aurons la victoire.

Au vent les étendards, les drapeaux, les enseignes,

Colonels et soldats, lieutenants, capitaines,

Mousquet en main, le bois debout, demy-tour à droite ?

Remettez-vous, tirez ! Oh ! voilà comme on voit
Un soldat bien adroit.

Et les enrôlés répondaient :

Hélas ! femmes et filles,

Ha ! priez Dieu pour moy,

Je m'en vais à la guerre,

Au service du Roy !

Et les Parisiens respiraient lorsque ces grands buveurs étaient partis en guerre :

Ils s'en vont, les nobles François

Qui portent la cape et l'épée !

Courage, messieurs les bourgeois !

Ils s'en vont les nobles François !

Vous serez les maîtres six mois

De la case et de la poupée.

Ils s'en vont les nobles François

Qui portent la cape et l'épée.

(Attribués à Cyrano de Bergerac.)

 

le Petit Tambour, par Eugène Chaperon (Paris, 1857 - Paris, 1938)

 

Aujourd'hui, les jours de congé, nos petits pioupious sont moins turbulents. En gants blancs, les mains ballantes le long du pantalon rouge trop large, ils s'en vont, au Jardin des Plantes, voir l'éléphant ou les petits bateaux sur le bassin des Tuileries.

(M. Polin chante une chanson militaire qui reçoit un accueil enthousiaste.)

Ces alertes chansons du XVIIIe siècle, soldats élégants, à jabots de dentelles les avaient chantées au son joyeux des fifres. On faisait la guerre comme on dansait un menuet.

Avec les soldats en haillons, en sabots, mal vêtus, mal nourris, de la Révolution, nous allions faire passer sur l'Europe effarée non plus une chanson militaire, mais l'hymne prodigieux de tout un peuple, cette chose formidable, la pensée d'une nation luttant pour l'affranchissement du monde. Partout, sur toutes les frontières envahies, l'étranger trouvera des baïonnettes au canon et la Marseillaise frémissante sur les lèvres. Nous le promènerons, ce chant de triomphe, cet air qui « semblait avoir des moustaches », comme disaient les soldats, à travers toute l'Europe, dans la fumée de la poudre, dans le fracas du canon, conquérant des drapeaux par brassées, soumettant les peuples et les rois, chant de victoire et de liberté sorti des entrailles de la nation.

La Marseillaise et le Ça ira ont bousculé les empires avec le Chant du Départ, qui ressemble à une prière. 

La victoire, en chantant, nous ouvre la barrière,

La Liberté guide nos pas,

Et du Nord au Midi, la trompette guerrière

A sonné l'heure des combats.

Tremblez, ennemis de la France,

Rois ivres de sang et d'orgueil,

Le peuple souverain s'avance,

Tyrans, descendez au cercueil.

 

La République nous appelle,

Sachons vaincre ou sachons périr

Un Français doit vivre pour elle,

Pour elle un Français doit mourir.

Ce n'était pourtant pas, tout d'abord, un chant de guerre, ce Ça ira, que l'on chanta, pour la première fois, la veille de la fête de la Fédération, en faisant des terrassements au Champ-de-Mars. On poussait la brouette, on remuait la pelle en disant : « Ça ira », faisant un air de musique d'un propos familier du bonhomme Franklin. On remuait le Champ-de-Mars avant de remuer le monde. On chantait le Ça ira sous le moulin de Valmy. On le chanta jusqu'en 1815, et il faut avouer que ça n'alla pas mal pendant vingt-trois ans. (Vifs applaudissements.)

PARTANT POUR LA SYRIE

 

Partant pour la Syrie,

Le jeune et beau Dunois

Venait prier Marie

De bénir ses exploits.

« Faites, reine immortelle,

Lui dit-il, en partant,

Qu'aimé de la plus belle

Je sois le plus vaillant. »

 

II écrit sur la pierre

Le serment de l'honneur

Et va suivre à la guerre

Le comte, son seigneur.

Au noble vœu fidèle

Il crie en combattant :

« Amour à la plus belle,

Honneur au plus vaillant. »

 

« Viens, fils de la victoire,

Dunois, dit le seigneur ;

Puisque tu fais ma gloire,

Je ferai ton bonheur ;

De ma fille Isabelle

Sois l'époux à l'instant,

Car elle est la plus belle

Et toi le plus vaillant. »

 

A l'autel de Marie

Ils contractent tous deux

Cette union chérie

Qui, seule, rend heureux.

Chacun, dans la chapelle,

Disait en les voyant :

« Amour à la plus belle,

Honneur au plus vaillant. »

 

(Mme Amel est vivement applaudie.)

 

***

Puis, après l'épopée de l'Empire, lorsque se furent évanouis la fumée et le bruit du canon de Waterloo, il semble que la France tombe, tout d'un coup, dans le silence. Mais, bientôt, cette France diminuée, qui semblait harassée des hécatombes impériales, qui paraissait lasse de gloire, se mit à en avoir la passion.

Les officiers en demi-solde, les vieux de la vieille qui avaient connu le grand homme, fredonnent tout bas, de peur qu'on ne les entende : Fanfan la Tulipe, ou la Redingote Grise, ou les Souvenirs d'un Vieux Militaire, d'Emile Debraux :

Te souviens-tu de ces jours trop rapides

Où le Français acquit tant de renom ?

Te souviens-tu que, sur les Pyramides,

Chacun de nous osa graver son nom ?

Dis-moi, soldat, dis-moi, t'en souviens-tu ?

La France ne veut pas accepter sa défaite ; Béranger chante :

Reine du monde, ô France, ma patrie,

Soulève enfin ton front cicatrisé.

Relève-toi, France, reine du monde.

On pleure aux souvenirs d'autrefois, on chante le Vieux Drapeau, le Vieux Sergent, le Vieux Caporal, tous les vieux souvenirs. Vieux ? Ils sont d'hier, pourtant.

Béranger, le chantre de la jeunesse, le poète de Lisette, chantait les vieux soldats de l'Empire, parce qu'ils avaient été la jeunesse de la France.

 

« Un' fois hors du champ d' bataille,

J' n'ai jamais connu d'enn'mis... »

 

Presque la même année, Victor Hugo écrivait l'Ode à la Colonne, et Béranger le Vieux Caporal.

LE VIEUX CAPORAL

 

Air du Vilain ou de Ninon chez Mme de Sévigné.

 

En avant ! partez, camarades,

L'arme au bras, le fusil chargé.

J'ai ma pipe et vos embrassades ;

Venez me donner mon congé.

J'eus tort de vieillir au service ;

Mais pour vous tous, jeunes soldats,

J'étais un père à l'exercice. (Bis.)

Conscrits, au pas ;

Ne pleurez pas,

Ne pleurez pas ;

Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !

 

Un morveux d'officier m'outrage :

Je lui fends !... Il vient d'en guérir.

On me condamne, c'est l'usage :

Le vieux caporal doit mourir.

Poussé d'humeur et de rogomme

Rien n'a pu retenir mon bras.

Puis, moi, j'ai servi le grand homme.

Conscrits, au pas ;

Ne pleurez pas,

Ne pleurez pas ;

Marchez au pas,

Au pas, au pas, au pas, au pas !

 

Conscrits, vous ne troquerez guères

Bras ou jambe contre une croix,

J'ai gagné la mienne à ces guerres

Où nous bousculions tous les rois.

Chacun de vous payait à boire

Quand je racontais nos combats.

Ce que c'est, pourtant, que la gloire !

Conscrits, au pas ;

Ne pleurez pas,

Ne pleurez pas ;

Marchez au pas,

Au pas, au pas, au pas, au pas !

 

Robert, enfant de mon village,

Retourne garder tes moutons.

Tiens, de ces jardins vois l'ombrage

Avril fleurit mieux nos cantons.

Dans nos bois souvent, dès l'aurore,

J'ai déniché de frais appas...

Bon Dieu ! ma mère existe encore !

Conscrits, au pas ;

Ne pleurez pas,

Ne pleurez pas ;

Marchez au pas,

Au pas, au pas, au pas, au pas !

 

Qui, là-bas, sanglote et regarde ?

Eh ! c'est la veuve du tambour.

En Russie, à l'arrière-garde,

J'ai porté son fils nuit et jour.

Comme le père, enfant et femme,

Sans moi restaient sous les frimas,

Elle va prier pour mon âme.

Conscrits, au pas ;

Ne pleurez pas,

Ne pleurez pas ;

Marchez au pas,

Au pas, au pas, au pas, au pas !

 

Morbleu ! ma pipe s'est éteinte.

Non, pas encore... Allons, tant mieux !

Nous allons entrer dans l'enceinte ;

Çà, ne me bandez pas les yeux.

Mes amis, fâché de la peine ;

Surtout, ne tirez point trop bas,

Et qu'au pays Dieu vous ramène ! (Bis.)

Conscrits, au pas ;

Ne pleurez pas,

Ne pleurez pas ;
Marchez au pas,
Au pas, au pas, au pas, au pas !

(Vifs applaudissements.)

On chantait, dans les casernes, Fanfan la Tulipe, d'Emile Debraux, ami de Béranger, que le duc de Berry fredonnait souvent.

Puisqu'il est d' fait qu'un jeune homme,

Quand il a cinq sous vaillant,

Peut aller d' Paris à Rome,

Je partis en sautillant.

L' premier jour je trottais comme un ange ;
Mais l’ lend'main,

Je mourais quasi d' faim.

Un r'cruteur passa

Qui me proposa...

Pas d'orgueil,

J' m'en bats l'œil,

Faut que j' mange :

En avant, etc.

 

Quand j'entendis la mitraille,

Comme je r'grettais mes foyers !

Mais, quand j' vis à la bataille

Marcher nos vieux grenadiers,

Un instant, nous somm's toujours ensemble,
« Ventrebleu, me dis-je, alors, tout bas !

Allons, mon enfant,

Mon petit Fanfan,

Vite au pas,

Qu'on n' dis' pas

Que tu trembles. »
En avant, etc.

 

En vrai soldat de la garde,

Quand les feux étaient cessés,

Sans r'garder à la cocarde

J' tendais la main aux blessés.

D'insulter des homm's vivant encore

Quand j' voyais des lâch's se faire un jeu,

Quoi mill' ventrebleu !

Devant moi, morbleu !

J' souffrirais

Qu'un Français

S' déshonore !

En avant, etc.

 

Vingt ans soldat vaill' que vaille,

Quoiqu' au d'voir toujours soumis,

Un' fois hors du champ d' bataille

J' n'ai jamais connu d'enn'mis.
Des vaincus la touchante prière
M' fit toujours

Voler à leur secours.

P't-êtr' c' que j' fais pour eux,

Les malheureux

L' front un jour

A leur tour

Pour ma mère !

En avant, etc.

 

 

 

« ... V'là cinq sous et décampe...  »

 

« ... Je partis en sautillant...  »

 

 

A plus d'un' gentill' friponne

Mainte fois j'ai fait la cour,

Mais toujours à la dragonne,

C'est vraiment l’ chemin l’ plus court.

Et j' disais, quand un' fille un peu fière

Sur l'honneur se mettait à dada

« N' tremblons pas pour ça.

Ces vertus-là,

Tôt ou tard,

Finiss'nt par

S' laisser faire ! »

En avant, etc.

 

Mon père, dans l'infortune,

M'app'la pour le protéger ;

Si j'avais eu d' la rancune,

Quel moment pour me venger !

Mais un franc et loyal militaire

D' ses parents doit toujours être l'appui ;

Si j' n'avais eu qu' lui,

Je s'rais, aujourd'hui,

Mort de faim,

Mais, enfin,

C'est mon père !

En avant, etc.

 

Maintenant, je me repose

Sous le chaume hospitalier

Et j'y cultive la rose,

Sans négliger le laurier.

D' mon armur' je détache la rouille,

Si le roi m'app'lait dans les combats :

De nos jeun's soldats

Guidant les pas,

J’ m'écrirais :

« J' suis Français,

Qui touch' mouille !

En avant,

Fanfan la Tulipe ;

Oui, mill' nom d'un' pipe

En avant. »

(Mme Amel est bissée et rechante les derniers couplets.)

 

En avant, par Léon Couturier (Mâcon, 1853 - Neuilly-sur-Seine, 1935)

 

Waterloo, ce n'était encore rien, c'était la fin tumultueuse d'un règne. La France devait souffrir davantage encore. Un jour devait venir où, sur le champ de bataille de Sedan, cette Marseillaise, ce chant de gloire et de liberté que nous avions promené à travers le monde avec nos régiments triomphants, devait être jouée par des cuivres prussiens, mêlée à la prière de Lohengrin et à la Sentinelle du Rhin, par des musiques allemandes acclamant un roi passant, un soir, au milieu de monceaux de morts français, pour aller se faire couronner empereur à Versailles.

LE CLAIRON

 

L'air est pur, la route est large,

Le Clairon sonne la charge,

Les Zouaves vont chantant,

Et là-haut sur la colline,

Dans la forêt qui domine,

Le Prussien les attend.

 

Le Clairon est un vieux brave,

Et lorsque la lutte est grave,

C'est un rude compagnon ;

Il a vu mainte bataille

Et porte plus d'une entaille,

Depuis les pieds jusqu'au front.

 

C'est lui qui guide la fête.

Jamais sa fière trompette

N'eut un accent plus vainqueur,

Et de son souffle de flamme,

L'espérance vient à l'âme,

Le courage monte au cœur.

 

On grimpe, on court, on arrive,

Et la fusillade est vive,

Et les Prussiens sont adroits,

Quand enfin le cri se jette :

En marche ! A la baïonnette !

Et l'on entre sous le bois.

 

A la première décharge,

Le Clairon, sonnant la charge,

Tombe frappé sans recours ;

Mais, par un effort suprême,

Menant le combat quand même,

Le Clairon sonne toujours.

 

Et cependant le sang coule,

Mais sa main, qui le refoule,

Suspend un instant la mort,

Et, de sa note affolée,

Précipitant la mêlée,

Le vieux Clairon sonne encor.

 

Il est là, couché sur l'herbe,

Dédaignant, blessé superbe,

Tout espoir et tout secours ;

Et, sur sa lèvre sanglante

Gardant sa trompette ardente,

Il sonne, il sonne toujours.

 

Puis, dans la forêt pressée

Voyant la charge lancée

Et les Zouaves bondir,

Alors le Clairon s'arrête,

Sa dernière niche est faite,

Il achève de mourir.

 

Paul Déroulède.

(Vive émotion. Longs applaudissements. Mme Balthy est rappelée et bissée.)

Il ne faut pas demander à notre petit pioupiou d'être toujours et partout un héros. Il est un homme comme tout le monde. Il a ses misères, ses souffrances, ses inquiétudes, ses tristesses. On lui dirait de se battre demain, bien vite il prendrait son fusil au râtelier et marcherait gaiement ; les petites misères quotidiennes de la vie l'inquiètent plus que la bataille.

 

Polin

 

M. Polin va vous dire les comiques angoisses du petit soldat devant l'inconnu, et je demanderai tout de suite après, à Mme Amel, de nous chanter ce délicieux chef-d'œuvre de Nadaud : les Deux Gendarmes, que vos grands-papas, mesdemoiselles, ont certainement fredonné.

L'ANATOMIE

 

Lorsque j' passai la révision

Sous le costum' du ver de terre,

Le major, avec attention,

Me r'gardait d'vant et pis derrière.

Puis, m'ayant vu d' la tête aux pieds,

Le v'là tout à coup qui s'écrie :

« C' gaillard, faudra l' mettr' cavalier,

Rapport à son anatomie. »

 

« Anatomie ! qu' je m' dis comm' ça,

Vraiment, qu'est-c' que ça peut bien être ?

J' savais pas qu' j'avais c' machin-là !

C'est-y qu' ça doit beaucoup paraître ?

Où qu' ça peut bien être placé,

Cette bougre de maladie ?

Ils auraient bien dû m'exempter

Si j' suis atteint d'anatomie !

 

« Et dir' que j' me doutais de rien,

C'est tout d' même extraordinaire ;

J'ai des parents qui s' portent bien,

J'ai ma sœur qu'a rien d'arbitraire.

Faut qu' ça soit à moi qu' ça soit v'nu,

C'est à vous dégoûter d' la vie ;

Ah ! je sens bien que j' suis f...ichu

A présent qu' j'ai l'anatomie !

 

Afin de m'en débarrasser,

Les camarad's de la chambrée

M'ont dit qu'il fallait m' trémousser

Et m'ont r'passé tout's leurs corvées ;

Aussi je m' donne un mal de chien,

J' balaie, j'astiqu', je bross', j'essuie,

Ça m'éreint’ ; seul'ment, ça n' fait rien,

Vu qu' c'est pour mon anatomie.

 

Si jamais j' meurs un beau tantôt,

Chos' qu'arrive à presque tout l' monde,

Je veux qu'on grav' sur mon tombeau

Cette phrase, écrite en bell' ronde :

« Ci-gît Jean-François-Pierr' Lafleur,

Qu'a toujours aimé sa patrie ;

Il n'avait pas la croix d'honneur,

Mais il avait l'anatomie ! »

 

(Hilarité. Longs applaudissements.)

 

***

 

LES DEUX GENDARMES

 

Deux gendarmes, un beau dimanche,

Chevauchaient le long d'un sentier.

L'un portait la sardine blanche,

L'autre, le jaune baudrier.

Le premier dit d'un ton sonore :

« Le temps est beau pour la saison.

 

— Brigadier, répondit Pandore,

Brigadier, vous avez raison. »

 

Phébus, au bout de sa carrière,

Put encor les apercevoir.

Le brigadier, de sa voix fière,

Troubla le silence du soir.

« Vois, dit-il, le soleil qui dore

Les nuages à l'horizon.

 

— Brigadier, répondit Pandore,

Brigadier, vous avez raison.

 

— Ah ! c'est un métier difficile,

Garantir la propriété,

Défendre les champs et la ville

Du vol et de l'iniquité.

Pourtant l'épouse qui m'adore

Repose seule à la maison.

 

— Brigadier, répondit Pandore,

Brigadier, vous avez raison.

 

— Il me souvient de ma jeunesse ;

Le temps passé ne revient pas.

J'avais une folle maîtresse

Pleine de mérite et d'appas.

Mais le cœur, pourquoi ? je l'ignore,

Aime à changer de garnison.

 

— Brigadier, répondit Pandore,

Brigadier, vous avez raison.

 

— La gloire, c'est une couronne

Faite de myrte et de laurier.

J'ai servi Vénus et Bellone :

Je suis époux et brigadier.

Mais je poursuis le météore

Qui vers Colchos guidait Jason.

 

— Brigadier, répondit Pandore,

Brigadier, vous avez raison. »

 

Puis ils rêvèrent en silence,

On n'entendit plus que le pas

Des chevaux marchant en cadence ;

Le brigadier ne parlait pas.

Mais, quand revint la pâle aurore,

On entendit un vague son :

 

« Brigadier, répondait Pandore,

Brigadier, vous avez raison. »

 

Gustave Nadaud

 

(Mme Amel est longuement applaudie.)

 

***

Aujourd'hui, presque tous les régiments ont leurs chansons propres ; elles racontent un fait de guerre auquel le régiment a été mêlé. Œuvres de chansonniers ignorés qui, le soir, au bivouac, trempant la soupe en Afrique ou en Crimée, ont chansonné quelque épisode de la journée ou raillé leur général. C'était le bon temps de la chanson et des victoires, le temps de la Casquette du Père Bugeaud et des Tentations du général Marey-Monge :

Demain l'on partira,

Ou l'on ne partira pas.

Et, si l'on ne part pas,

C'est que l'on restera.

En Crimée, on fit plus que de chanter des chansons : pendant les longues veillées du siège de Sébastopol, on bâtit un théâtre. Polin manquait (Hilarité. Applaudissements.) ; mais on trouva des artistes de bonne volonté. Ce théâtre en planches portait au fronton une inscription :

THÉATRE IMPÉRIAL

Et le programme du spectacle disait :

« On est prié de venir en armes en cas d'attaque. On commencera à sept heures et demie, si les Russes le permettent. »

Et, pendant que le choléra décimait notre armée, que chaque nuit le canon tonnait, annonçant une nouvelle sortie des Russes, on chantait des chansons, on jouait des vaudevilles. Parfois, au milieu de la représentation, une porte s'ouvrait, une voix criait :

— On appelle les soldats de la première division, général Dulac !

Vite, on bouclait son ceinturon, on prenait son fusil, on partait, et l'on continuait à jouer Indiana et Charlemagne, ou le Sire de Framboisy, pour ceux qui ne partaient pas encore. Et cela dura jusqu'à la prise du Mamelon Vert, jusqu'à ce que le clairon fameux de Malakoff sonnât à côté du drapeau français flottant sur Sébastopol.

La plupart des chansons de Crimée dont je vous parlais étaient sous forme de lettres adressées aux parents :

Sous la tente est notre demeure.

Sébastopol est à deux pas.

Le canon tonne, le vent pleure

Eh ! pourquoi n'en ririons-nous pas ?

Le bas de laine, on l'a dit, est la richesse de la France : le petit soldat, simple, naïf, courageux, en est la force. Comme ses ancêtres, qui déchiraient à belles dents la cartouche du mousquet en chantant des refrains guerriers, il chante pendant les manœuvres ou les lentes heures de la chambrée.

 

les Grenadiers de la Garde, le matin de Rezonville (16 août 1870), par Pierre Petit-Gérard (1852-) [Salon de 1905]

 

— Ils chantent, ils paieront, disait Mazarin. Nos soldats chantent, et ils marchent.

Le canon, c'est pas la mer à boire,

disait un couplet des guerres d'Italie, et, avec ce refrain, on prit des drapeaux et l'on prit des canons !

« La chanson est, comme la baïonnette, une arme française. »

Nos vieux grenadiers chantaient : « Veillons au salut de l'Empire », et mouraient gaiement pour leur empereur. Nos petits pioupious ont les mêmes vertus. Nous les avons vus au Tonkin, à Madagascar, au Maroc, toujours alertes et la chanson aux lèvres.

J'ai, autant que possible, essayé d'écarter de vos esprits des visions sanglantes, des images de guerre, et, pourtant, lorsqu'on voit défiler nos régiments, et qu'on salue, chapeau bas, nos trois couleurs, on ne peut s'empêcher de songer que ces régiments, au pas rythmé comme les pulsations d'une artère, sont le sang même de la patrie, qu'il faudrait peut-être verser un jour.

Eh bien ! on le ferait, comme on l'a toujours fait en France, avec cet admirable courage dont notre histoire est remplie, avec la gaieté de l'alouette gauloise, avec la fierté du vieux Chantecler, qui marche au combat la crête hérissée, se dressant sur ses ergots.

— Ça nous ferait peut-être quelque chose, comme dit une chanson de Polin.

Mais, après tout, « le canon, ce n'est pas la mer à boire ». (Vifs applaudissements.)

Vous ne recevrez jamais, mesdemoiselles, un ordre de mobilisation ; mais vous savez qu'aujourd'hui tout le monde est soldat. Chacun peut être soldat à sa manière. Les Carthaginoises donnaient leurs chevelures pour tresser des câbles aux galères, les femmes de France filaient de la laine pour payer la rançon de Du Guesclin, le chevalier qui courait sus aux Anglais. Tout dernièrement, elles ramassaient des blessés sur les champs de bataille du Maroc ou sur les ruines de Messine.

Il n'est pas besoin de faire la guerre pour être soldat. Chacun a, ici-bas, sa lutte à soutenir dans la vie. Et il est des moments difficiles où l'on n'a même pas, pour s'aider, une chanson de route ou le son du tambour.

Etre bon soldat, c'est faire son devoir, partout, toujours, pour cet autre drapeau qui se nomme la conscience. (Vifs applaudissements.)

L'héroïsme n'est pas seulement sur les champs de bataille, il peut être partout, il s'appelle souvent d'un mot bien simple : le devoir.

Etre une bonne Française, c'est le meilleur moyen de servir la patrie. (Applaudissements enthousiastes.)

 

Georges CLARETIE.

 

(Journal de l'Université des "Annales", 25 septembre 1909 ; conférence sténographiée)

 

 

 

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