HISTOIRE DE LA CHANSON
Les origines de la chanson se confondent avec celles des peuples les plus anciens. Elle naquit avec la parole et fut peut-être la première forme d'art de l'humanité. « Des paroles mesurées et modulées sur un rythme très simple, voilà la première poésie et la première musique » chez tous les peuples, comme chez les Grecs. Même chez ceux-ci la chanson avait pris les tons les plus divers, du plus grave au plus familier, avec Tyrtée, Alcée, Anacréon, Alcman, Stésichore. Moins riche que son aînée sur ce point, la Littérature latine ne peut véritablement opposer à ces noms célèbres que celui d'Horace, dont les merveilleuses chansons que sont les Odes s'élèvent ou s'abaissent avec un égal bonheur.
Mais la France est par excellence le pays de la chanson. Celle-ci, tout au long du cours des âges, reflète les qualités du génie de notre race : bonne humeur, sensibilité, grâce, malice, mesure. Dans la guerre ou dans la paix, vainqueur ou vaincu, heureux ou malheureux, le Français chante toujours et ne laisse passer aucune circonstance sans la souligner par un couplet. On a dit avec raison que notre Histoire pourrait être écrite en chansons.
Les Gaulois possédaient déjà des Bardes égayant leurs banquets par des chants bachiques et satiriques en latin, mais ce n'est qu'au XIIe siècle que le roman disputa au latin le domaine de la chanson. Dès lors commence le règne des troubadours et des trouvères, et avec eux la chanson conquiert toute la France, prenant ses élus parmi les grands comme parmi les petits. Et c'est d'abord : Blondel de Nesles, Raoul de Coucy, Guillaume d'Aquitaine, Thibaut de Champagne, Colin Muset, Adam de la Halle ; et c'est ensuite Olivier Basselin, Jean Le Houx, Alain Chartier, Charles d'Orléans, l'immortel Villon ; et c'est enfin, à côté de François Ier et de sa sœur Marguerite de Valois, Clément Marot, Mellin de Saint-Gelais, d'autres encore, qui riment ballades, rondeaux et vaudevilles, précédant de peu tout le groupe de la Pléiade, les Remi Belleau, les Amadis Jamin, etc., avec Ronsard en tête. Et l'amour est toujours le thème qui occupe la première place.
La satire toutefois commençait déjà à se faire une large part, que les misères et les désordres du temps de la Ligue lui permirent d'agrandir encore. La chanson gauloise, gauloise dans tous les sens du mot, se manifesta alors pleinement, avec les auteurs de la Satire Ménippée, avec Henri IV lui-même et Gabrielle d'Estrées. Et si, avec le règne de Louis XIII, les choses changent quelque peu, la verve populaire égaie encore singulièrement les rues de Paris, le Pont-Neuf, et le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne grâce à Gautier-Garguille (Hugues Guérin) et autres farceurs, tandis qu'à la cour de Louis XIII la chanson aimable et savante se fait applaudir avec Maynard, d'Urfé, Rotrou, Racan, Saint Amant, Théophile de Viaud.
Après la Fronde, et le débordement de chansons satiriques et licencieuses qui ne pouvait pas ne pas l'accompagner fatalement, même humeur chantante sous le règne de Louis XIV : à des couplets aussi spirituels que satiriques sur le prince d'Orange, sur Villeroy, sur Chamillard, etc., se mêlent bergeries, vaudevilles, brunettes. La chanson bachique, la chanson populaire, la chanson sentimentale, la chanson galante trouvent des représentants de marque en la personne d'Adam Billaut (le menuisier de Nevers), de Benserade, de Voiture, de Boursault, de Mme Deshoulières, de ce Coulanges enfin, la chanson personnifiée, et qui passait pour le maître en ce genre. De nombreux recueils de chansons paraissent, et signés des noms des meilleurs musiciens du temps, voire de Lully. Et le goût pour les chansons est si vif que le duc de Nevers crut bon de publier... un Abrégé de l'Histoire de France en chansons. Au Pont-Neuf, Philippe le Savoyard avait un énorme succès.
Ainsi la chanson se développait en France selon un rythme naturel et régulier ; il appartenait toutefois au XVIIIe et au XIXe siècle de l'amener à son complet épanouissement. Tour à tour ou tout ensemble bachique, galante, érotique, satirique, patriotique, marquée de traits plus particuliers selon les époques et les circonstances, elle sera un réservoir inépuisable de fantaisie, de charme, d'esprit, d'éloquence même.
Et la liste des chansonniers ira s'élargissant chaque jour. C'est dès le début du siècle, ou presque, avec la création du Caveau (qui ne disparaîtra à plusieurs reprises que pour renaître plus vivant de ses cendres), avec la Société d'Apollon ou les Enfants de la Lyre, c'est à côté de Gallet, Collé, Piron, Crébillon père et fils, Fuzelier, Saurin, Panard, Moncrif, Duclos, Favart, Gentil-Bernard, Labrier, Helvétius, Laujon ; c'est Vadé et ses chansons poissardes, c'est La Monnaye et ses Noëls Bourguignons. Sous Louis XV et sous Louis XVI, les romances et les bergerettes conservèrent la faveur du public, et sont signées J.-J. Rousseau, La Harpe, Fabre d'Eglantine, Carnot, de Ségur, Florian, Marmontel, Colardeau, Dorat, Berquin, François de Neufchâteau, de Parny, de Boufflers, Albanèse, Philidor, Rameau, Martini, Dalayrac, Monsigny, Grétry, de Laborde, Piccinni les mettent en musique.
Si des chansons et des vaudevilles d'un ton plus vif émanaient de Philippon de La Madeleine, de Piis, Barré, de Jouy, Ducray-Dumesnil, Radet, le ton change complètement, comme de juste, avec la Révolution. La chanson se fait revendicatrice, violente, sanguinaire, puis magnifiquement lyrique dans le « Chant du Départ » et la « Marseillaise ».
Sous la Terreur, elle reste non moins violente, mais sceptiquement impartiale. La guillotine elle-même est mise en couplets. Hymnes révolutionnaires et chants de réaction s'entrecroisent.
Un renouveau de la chanson classique se fait avec le Directoire, le Consulat et l'Empire qui permettent aux sociétés chantantes de se reconstituer. Désaugiers s'y révèle avec sa verve imaginative et son rare esprit d'observation. Armand Gouffé, Ourry, Dumersan, Brazier, Emile Debraux triomphent, dans la chanson bachique, grivoise, patriotique.
Sous le règne de Louis XVIII, de Charles X, puis de Louis-Philippe on compta de grands poètes romantiques, parmi les chansonniers : Victor Hugo, Alfred de Musset, Marceline Desbordes-Valmore, Théophile Gautier. D'innombrables romances furent écrites par les musiciens Hippolyte Monpou, Pauline Duchambge, Masini, Th. Labarre, Panseron, Romagnesi, Loïsa Puget, Abadie, E. Arnaud, Paul Henrion, Clapisson, etc. A la tête des chansonniers purs, c'est Béranger, le poète national populaire, et c'est ensuite d'abord Frédéric Bérat, Amédée de Beauplan, puis Pierre Dupont, Gustave Nadaud, Jean-Baptiste Clément et Colmance. – C'est sous la Restauration que les sociétés chantantes nommées Goguettes furent le plus nombreuses ; elles avaient chacune leur titre, et il en existait dans presque toutes les rues de Paris.
Quant au café-concert, il fut créé vers 1846. Il connut une longue et brillante période sous le Second Empire, avec des artistes comme J. Darcier, Thérésa, S. Lagier, Kelm, Duhem, Bordas, Perrin, Renard. Sa vogue se maintient après la guerre de 1870-1871. La chanson patriotique de Paul Déroulède et de ses imitateurs obtint un vif succès. Amiati, Judic, Théo, Libert, Paulus, Yvette Guilbert, Polin, Mayol, Fragson, furent les étoiles du café-concert.
C'est en 1882 qu'une véritable renaissance de la chanson littéraire fut provoquée par les poètes-chansonniers, interprétant eux-mêmes leurs œuvres, dans le célèbre « Cabaret du Chat-Noir », créé par Rodolphe Salis. La société des « Hydropathes » fondée par Emile Goudeau et Georges Lorin avait précédé au Quartier-Latin la compagnie du Chat-Noir qui comptait : Mac-Nab, G. Fragerolle, Maurice Donnay, Jules Jouy, Victor Meusy, Paul Delmet, Armand Masson, Albert Tinchant, P. Trimouillat, Jacques Ferny, George Auriol, Vincent Hyspa, Henri Rivière, Willette, Steinlen, Cabaner, Charles de Sivry, Raphaël Shoomard, Gabriel Montoya, J. Goudezki, Numa Blès, M. Zamacoïs, etc.
D'autres cabarets artistiques se créèrent ensuite à Montmartre et au Quartier Latin. Celui d'Aristide Bruant « le Mirliton » connut une vogue durable. La chanson d'actualité prit le pas sur tous les autres genres, suivant en cela la caricature personnelle, telle que la traitaient Léandre, Cappiello, Sem, etc. Théodore Botrel représentait la chanson traditionnelle régionale, et Xavier Privas demeura pendant plusieurs années, à peu près le seul poète chansonnier sentimental et philosophique.
Parmi les auteurs de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe siècle, on peut citer : M. Boukay, E. Héros, L. Xanrof, C. Quinel, M. Legay, Yon-Lug, E. Lemercier, O. Pradels, J. Varney, M. Krysinska, G. Tiercy, E. Teulet, E. Poncin, H. Delorme, A. Barde, J. Meudrot, J. Battaille, G. Couté, L. Durocher, G. Charton, L. de Bercy, Dumestre, etc. La guerre de 1914-1918 ressuscite tout d'abord les chansons patriotiques, mais sans faire tort aux autres. On chanta sous les obus. Une chanson de route bien rythmée connut une vogue extraordinaire chez les combattants ainsi qu'à l'arrière : « Quand Madelon », de L. Bousquet et C. Robert.
Après la guerre, le café-concert fait place au music-hall : Mistinguett, Dranem, Chevalier interprètent les chansons de Christiné, M. Yvain, Moretti, etc. Le cabaret lui-même s'est transformé en petit théâtre, avec scène, rampe, rideau, décors. Les principaux chansonniers de ce temps continuent à traiter surtout la chanson politique et d'actualité : ce sont D. Bonnaud, L. Boyer, J. Bastia, G. Chepfer, Dominus, Dorin, J. Ferny, Fursy, Mauricet, L. Michel, P. Marinier, Martini, Marc-Hély, J. Moy, Noël-Noël, J. Rieux, G. Secrétan, R. Toziny, Paul Weil, etc.
(George Chepfer, Larousse du XXe siècle, 1929)