Montmartre, des origines à nos jours.

 

 

 

 

Van Gogh : Jardinets sur la butte Montmartre

 

 

D'une célébrité mondiale, la butte Montmartre qui, de ses 130 mètres d'altitude, domine Paris, possède une originalité bien marquée. Extrêmement diverses sont les images qu'elle évoque. Quoiqu'elle soit fort peuplée aujourd'hui, elle n'en conserve pas moins des aspects champêtres. Si elle occupe une place caractéristique dans l'histoire de la vie artistique française, elle joue également un rôle important du point de vue religieux, et elle est aussi un des lieux de plaisir les plus courus de Paris.

L'étymologie du nom de Montmartre a suscité de nombreuses discussions. On ne sait s'il vient de mons Mercurii (le mont de Mercure), de mons Martis (le mont de Mars) ou de mons Martyrum (le mont des Martyrs). Ces étymologies ont au moins le mérite de montrer la double origine, et païenne et chrétienne, mais de toute façon religieuse, de Montmartre.

 

 

 

le Sacré-Coeur vu de la place Pigalle [photo Jean Bertin]

 

 

Le Montmartre des premiers siècles. — Les Romains, au début de notre ère, construisirent deux temples sur la Butte, respectivement dédiés à Mars et à Mercure. On ne possède sur eux que des indications très réduites, et il n'en demeure pour ainsi dire pas de vestiges. Quatre colonnes romaines, de granit et de marbre, qui se trouvent dans l'église Saint-Pierre, ont toutefois vraisemblablement appartenu à l'un ou à l'autre de ces édifices. Le temple de Mercure aurait été situé au sommet, dans l'immédiate proximité de l'église Saint-Pierre ; le temple de Mars, à l'emplacement des deux moulins désignés actuellement sous le nom de Moulin de la Galette.

D'après une tradition, saint Denis, au IIIe siècle, aurait été décapité à mi-hauteur de la Butte. Lorsque sa tête eut roulé sous le fer des bourreaux, il la ramassa et, tout en la portant, marcha encore pendant quelques kilomètres avant de s'écrouler définitivement à l'endroit où fut, par la suite, édifiée la basilique de Saint-Denis. Cette tradition appartient évidemment bien plus à la légende qu'à l'histoire. Il est, en tout cas, établi que de nombreux chrétiens, martyrs ou non, furent ensevelis sur la Butte, à l'endroit où la décollation de saint Denis aurait eu lieu. On y bâtit au Moyen Age une chapelle, le Sanctum Martyrium, qui fut reconstruite en 1134.

Bien avant cette date, Montmartre avait commencé à se peupler. La Butte étant formée d'un gypse d'excellente qualité, on y avait ouvert beaucoup de carrières de plâtre. Plus tard, on y cultiva la vigne.

 

L'abbaye des Dames de Montmartre et Ignace de Loyola. — Le XIIe siècle marque une date importante dans l'histoire de Montmartre. Louis le Gros, en effet, ne se borna pas à reconstruire le Sanctum Martyrium : il fonda, au sommet de la colline, un monastère de bénédictines, l'abbaye des Dames de Montmartre (1133), dont le Martyrium dépendrait. Il fit également édifier une église, Saint-Pierre de Montmartre (1133-1147).

A quatre siècles de là, Montmartre devait être le lieu d'un événement religieux aux conséquences considérables. Le 15 août 1534, Ignace de Loyola, François Xavier, Pierre Fabre, Jacques Lainez, Alphonse Salmeron, Nicolas Bobadilla et Simon Rodriguez vinrent au Martyrium et se lièrent par serment, faisant vœu de « se consacrer avec l'aide de Dieu au salut des infidèles, non moins qu'à celui des fidèles, par la prédication, la confession et l'administration de l'Eucharistie sans recevoir aucune rémunération ». Un ordre nouveau venait de naître, auquel trois ans plus tard sera donné le nom de Compagnie de Jésus.

Au début du XVIIIe siècle, la chapelle du Martyrium fut agrandie pour les besoins de l'abbaye des Dames. On y construisit quelques bâtiments, et elle devint prieuré. Cette sorte d'annexe ne tarda pas à l'emporter sur l'abbaye proprement dite. Elle était, d'une part, bien plus commode d'accès. D'autre part, le temps n'avait guère épargné les anciens locaux du sommet de la Butte ; ils étaient dans un état assez pitoyable. Finalement, en 1686, la communauté tout entière élut domicile au Martyrium. Elle devait y demeurer jusqu'à la Révolution, qui mit brutalement fin à son histoire. En 1790, les religieuses furent chassées de Montmartre. On vendit en 1794 leurs terres et leurs bâtiments. Ces derniers furent détruits par les acheteurs et revendus sous forme de matériaux de construction. Quand ils eurent disparu, on creusa le sol pour en extraire le plâtre.

 

 

 

Montmartre : la place du Tertre [photo René Bailly]

 

 

La commune de Montmartre. — Lentement la population du petit village s'était accrue. A l'époque révolutionnaire, Montmartre comptait environ 400 habitants, pour la plupart des cultivateurs, des vignerons, des carriers et aussi des meuniers, car depuis assez longtemps des moulins avaient été installés sur la Butte. Une trentaine existaient en 1790, lorsque Montmartre devint commune.

A partir de ce moment, la population de la Butte (qui fut appelée mont Marat en 1793-1794) augmenta rapidement. Dès 1821, plus de 2 000 habitants vivaient sur ses pentes. Cette population passa à 5 000 habitants en 1830, à 8 000 en 1845, à 35 000 en 1855, à 60 000 en 1860. A cette date, Montmartre fut rattaché à Paris.

Montmartre conservait alors son aspect champêtre. Gérard de Nerval en a décrit, dans les Nuits d'octobre, les « ruelles silencieuses bordées de chaumières », les « jardins touffus », les « plaines vertes coupées de précipices où les sources filtrent dans la glaise, détachant peu à peu certains îlots de verdure où s'ébattent des chèvres qui broutent l'acanthe suspendue aux rochers ».

Nerval a aussi évoqué telle grande carrière « qui semblait un temple druidique, avec ses hauts piliers soutenant des voûtes carrées. L'œil plongeait dans des profondeurs d'où l'on tremblait de voir sortir Esus, ou Thot, ou Cerunnos, les dieux redoutables de nos pères. » On continuait effectivement à forer le sol pour alimenter les fours à plâtre. Pour creuser les galeries d'extraction, on ne prenait malheureusement guère de précautions. Ces galeries s'enfonçaient un peu au hasard. Elles étaient également beaucoup trop nombreuses. Aussi des effondrements se produisirent-ils. Certaines maisons furent même ébranlées. Tant et si bien que l'on décida, au milieu du XIXe siècle, d'arrêter l'exploitation des carrières. Les unes après les autres, elles furent fermées et comblées. Elles avaient, au cours du temps, servi de refuge à bien des gens, notamment aux révolutionnaires de 1848 et à une population de miséreux qui donnèrent un moment un renom assez fâcheux au Montmartre nocturne.

 

 

 

Montmartre : le Lapin Agile [photo René Bailly]

 

 

La vie de bohème. — Si, pour l'instant, le rôle religieux de Montmartre était terminé, son rôle artistique n'allait pas tarder à se préciser. L'endroit était assez tranquille. Ses fermes, ses moulins, les possibilités d'existence à bon marché qu'il offrait et les larges horizons qu'on y découvrait attirèrent des écrivains, des artistes, des musiciens. Gavarni et Alphonse Karr s'y installèrent aux alentours de 1830. Berlioz y vécut de 1834 à 1837. Gérard de Nerval y logea en 1846 ; il eut même l'intention d'y acheter une vigne. En 1853, Ziem, de son côté, s'établit rue Lepic.

Dès lors, le mouvement n'allait pas tarder à se précipiter. Les ateliers se multiplièrent sur la Butte ou dans son immédiate proximité, où travaillèrent des peintres comme Couture, Diaz, Troyon, Cabanel, Quost... Un peu plus tard, Renoir, Degas, Suzanne Valadon, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Cézanne et bien d'autres s'y rencontrèrent.

Dans le dernier quart du XIXe siècle, Montmartre devint véritablement le centre de la vie artistique parisienne. Dans les cafés, de nouvelles théories picturales s'ébauchaient. Le café Guerbois, le café de la Nouvelle-Athènes, le Tambourin furent les témoins des ardentes discussions de Manet et de ses disciples, des impressionnistes, des pointillistes, etc. Des galeries d'art s'ouvrirent autour de la Butte. Des marchands de couleurs comme le père Tanguy aidaient de jeunes artistes encore inconnus. Sa petite boutique fut un lieu de rendez-vous où se retrouvaient la plupart de ceux qui devaient tenir une place plus ou moins grande et significative dans les divers mouvements picturaux de l'époque : Gauguin, Pissarro, Maurice Denis, Guillaumin, Emile Bernard...

Montmartre, d'ailleurs, inspirait largement les peintres. Géricault, l'un des premiers, y avait brossé un Four à plâtre. De même, on possède de Corot une Vue du Moulin de la Galette et la Rue des Saules, à Montmartre. Van Gogh y peignit quelques paysages : la Butte Montmartre et Derrière le Moulin de la Galette, en particulier. Cézanne choisit pour motif la Rue des Saules, Renoir le Bal au Moulin de la Galette. La contribution de Toulouse-Lautrec est singulièrement importante ; il a laissé d'innombrables œuvres qui traitent de la vie nocturne de Montmartre, dont il se fit en quelque sorte l'historiographe : Au bal du Moulin de la Galette, la Danse au Moulin-Rouge, le Départ du quadrille, Au Moulin-Rouge, Jane Avril sortant du Moulin-Rouge, etc.

 

Les cabarets. — La présence des artistes donnait à Montmartre beaucoup de pittoresque. Dès l'époque d'Alphonse Karr, des tenanciers eurent l'idée d'exploiter ce pittoresque pour créer ce que l'on nomma des « cabarets artistiques ». Les plus célèbres d'entre eux furent le Chat-Noir, le Mirliton, les Quat'z-Arts, le Lapin-Agile. A côté de ces cabarets s'installèrent des bals comme le Moulin-Rouge et le Moulin de la Galette, nom global sous lequel on désigne deux des vieux moulins de la Butte : le Radet et le Blute-Fin.

Une période nouvelle commençait pour Montmartre, qui, dès lors, deviendra rapidement l'un des grands lieux de la fête nocturne : il servira d'attraction à de nombreux touristes, en quête des plaisirs du « gai Paris ».

 

 

 

Montmartre : la rue de l'Abreuvoir [photo René Bailly]

 

 

La basilique du Sacré-Cœur. — En 1874, l'Assemblée nationale avait décrété la construction d'une église au sommet de la Butte. Grâce à cet édifice, Montmartre allait retrouver une part de son intérêt religieux.

Consacré le 16 octobre 1919, le monument fut bâti uniquement avec le produit de souscriptions publiques. Il coûta 40 millions de francs-or (soit environ 7 milliards de francs 1956). Ses dimensions sont imposantes. Le dôme s'élève à 83 mètres, le campanile à 94 mètres. Mais plus considérables encore sans doute sont les fondations sur lesquelles il repose. Comme le sous‑sol de la Butte a été miné par les carrières, il a fallu asseoir l'édifice sur des colonnes de maçonnerie qui s'appuient sur le terrain meuble, et que des arcs relient les unes aux autres. Pour construire ces colonnes, quatre-vingt‑trois puits, profonds de 33 mètres, ont été creusés.    

Le Sacré-Cœur possède, d'autre part, l'une des plus grosses cloches du monde : offerte par les catholiques de Savoie (d'où son nom de « Savoyarde »), elle pèse 19 tonnes.

La petite église Saint-Pierre, qui tombait en ruine à la fin du XIXe siècle, fut, de son côté, restaurée en 1900-1905.

Par suite de la présence du Sacré-Cœur, Montmartre attire d'innombrables pèlerins. Avec Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, le Sacré-Cœur est l'un des monuments religieux les plus fréquentés de Paris.

 

L'évolution de Montmartre. Conclusion. — Montmartre compte aujourd'hui 200 000 habitants. Jusqu'à la Première Guerre mondiale, les artistes et les littérateurs continuèrent à y vivre. Le « Bateau-Lavoir » de la rue Ravignan, qui abrita Picasso, fut le berceau du cubisme. Mais le Montmartre des « beuglants », des bals et autres lieux de plaisir se développa de plus en plus. Cette commercialisation ne manqua pas de gêner les artistes, qui les uns après les autres prirent le parti d'émigrer vers des quartiers plus tranquilles. Montparnasse hérita pour une large part de Montmartre. Avec Maurice Utrillo, dont l'œuvre considérable est spécifiquement montmartroise, on peut dire qu'est mort le dernier grand paysagiste de la Butte. On a toutefois construit en 1931 une cité d'artistes — « Montmartre aux artistes » — dans la rue Ordener. Elle comporte 184 ateliers, où travaillent actuellement des peintres et des sculpteurs, tels Gimond, Aujame, Berthommé Saint-André, Yvette Alde, etc. Mais c'est surtout un logement commode qu'ils trouvent là ; ils n'ont conservé avec Montmartre que des relations très relâchées.

En revanche, les cabarets se sont multipliés. Certains connaissent la célébrité, comme la Lune-Rousse, le Théâtre de Dix-Heures, les Deux-Anes, la Tomate. Si, hier, Montmartre était la terre élue des artistes, il est aujourd'hui devenu le paradis des chansonniers, qui, en des couplets faciles et ironiques, content à leur manière les événements du jour et persiflent les gens célèbres.

 

(Dominique Darnès, Larousse mensuel illustré, décembre 1956)

 

 

 

Montmartre : la rue Tholozé [photo René Bailly]

 

 

 

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