LES CAFÉS-CHANTANTS -:- LES CAFÉS-CONCERTS -:- LES MUSIC-HALLS
LES GRANDES ÉTOILES DU CAFÉ-CONCERT
THÉRÉSA
On a dit et redit, imitant Beaumarchais, qu'en France « tout finit par des chansons ! » Tout, même les Empires ! Nulle, plus que Thérésa, n'a contribué à accréditer la valeur de cette courte phrase, car, à une époque où la chanson, après avoir failli mourir, était reine, elle fut la chanson elle-même. « La chanson qui n'a peur de rien, à l'accent vibrant, à l'air leste ! » s'exclamait Barbey d’Aurevilly dans un article dithyrambique… Oui, même avant qu'elle ait chanté, avant que le son audacieux et net ait jailli de sa bouche joyeusement ouverte, Thérésa c'est encore et déjà la chanson : « d'attitude, de galbe et de tournure, c'est déjà, pour l’œil et de pied en cap, la chanson gauloise et française ! ».
Pour être l'objet d'un semblable éloge jailli de la plume d'un homme dont l’indulgence n'était pas le faible, quels étaient donc les mérites de Thérésa ? Ces mérités se réduisent peut-être à un seul : l'instinct. Née le 25 avril 1837, à la Bazoche-Gouet (Eure-et-Loir), celle qui devait devenir Thérésa fut inscrite sur les registres de l'état civil sous le nom d'Emma Valadon. Elle fit son apprentissage de modiste, puis, comme toute midinette qui se respecte, un beau jour, un beau soir plutôt, elle se lança sur la scène, oh ! bien modestement ! en figurant dans le Fils de la Nuit de Victor Séjour ; puis après une brève incursion dans le commerce (oh ! Thérésa caissière de café !) elle débute à l'Alcazar. A cette époque, Thérésa était maigre, aussi maigre que Sarah Bernhardt à l'heure de ses débuts ! Point jolie, brune, d'assez beaux yeux, une bouche « qui lui fait le tour de la tête », affirmait Louis Veuillot, un peu déhanchée, cancanant légèrement, Thérésa avait pour elle la gaîté, une gaîté à toute épreuve ! Et cette gaîté fit sa réputation ! En quelques semaines elle est célèbre. Le nom de Thérésa se répand dans Paris, gagne la province ! On ne parle que d'elle dans les salles de rédaction, dans les restaurants, aux courses, aux soupers ! Elle chante des chansons comme personne encore n'a osé en lancer sur une scène parisienne ; ces chansons ont des titres qui font la joie des boulevardiers et des cocodettes. Rien n'est sacré pour un sapeur ! ; la Gardeuse d'ours ; C'est dans l' nez qu' ça m’ chatouille ; la Nourrice ; les Canards Tyroliens ; la Femme à barbe, cette fameuse Femme à barbe qui fut pour Thérésa ce que le Passant fut pour Sarah Bernhardt et dont l'auteur, Blaquière, le plus intrépide des noctambules, disait un jour à un ami : « Il vient de m'arriver une chose bien étrange cette nuit, on m'a mené à un poste que je ne connaissais pas ! » Thérésa, durant les dernières années de l'Empire, fut la reine de Paris. E. de Goncourt ne note-t-il pas : « Un traité de mœurs de l'année présente. On m'a nommé une femme qui se trouve être à la fois Anglaise, protestante et puritaine : laquelle, est en négociation pour avoir Thérésa à sa première soirée... » Fiorentino la surnommé un peu méchamment la rigolboche de la chansonnette... Paul Arène et Alphonse Daudet lui consacrent quelques vers dans leur Parnassieulet :
Ainsi qu'aux jours lointains où les Agonothètes
Déchaînaient des jeux grecs les transports convulsifs,
Tu règnes, Thérésa, sur l'Alcazar massif !
Louis Veuillot est forcé de s'incliner devant son talent, il le fait en rechignant et la qualifie de « grande artiste de petit lieu ! » Les étrangers, venus faire la fête à Paris, la recherchent, tel ce Khalil bey qui donna un soir à quelques dames de la cour le régal d'entendre Thérésa dans son répertoire... Le succès fut ce qu'il devait être et le lendemain Khalil, qui tenait à gagner son brevet de parisianisme, envoie son secrétaire remettre de sa part à l'artiste deux boutons de diamants estimés une dizaine de mille francs... Mais Thérésa, qui connaissait la valeur des couplets, ignorait ou à peu près celle des diamants. « Voilà, dit-elle, une gracieuse attention qui me rappellera toujours le plaisir que j'ai eu d'être reçue chez Son Excellence. Cependant j'aimerais savoir combien vous me donnerez pour le plaisir que j'ai paru faire au prince et à ses invités. Je vous avertis que je ne me dérange pas à moins de 500 francs par soirée. » Et elle rendit les deux diamants au secrétaire du Bey qui le lendemain lui fit parvenir sous enveloppe deux billets de 1.000 francs !
Sa réputation enfin franchit les portes des Tuileries et l'Empereur, après l'avoir vue et entendue, ayant vanté le galbe de ses mains et de ses bras, l'artiste, estimant comme il convenait l'impériale appréciation, chante désormais et toujours mains et bras nus.
Puis c'est la guerre. Thérésa, brandissant le drapeau tricolore, enfièvre les salles populaires... La tourmente passée, la chanteuse, qui était devenue une dame plantureuse, tâte de l'opérette, y réussit encore, mais ce n'est plus la Femme à barbe ! Après une fructueuse représentation de retraite en 1893, elle se retire à la campagne, à Asnières, vient le soir voisiner avec Armand Sylvestre, à qui elle chante encore, dans l'aube qui s'épaissit autour d'eux, ses succès d'antan et aussi des œuvres plus jeunes : la Glu de Jean Richepin, la Terre de Jules Jouy. Puis le silence se fait, et lorsqu'elle meurt en 1913, à Neufchâtel-en-Saosnois, elle n'est plus qu'une grosse fermière, très bonne aux gens, très douce aux animaux !...
Le souvenir qu'il faut garder de Thérésa est celui de l'interprète de ces chansonnettes sans prétention dont Gresset, un siècle plus tôt, disait...
Cela vaut mieux qu'un livre et court tout l'Univers !
de ces chansons qui, créées par elle, ne se contentèrent pas de faire courir le monde, mais firent vraiment courir l'Univers à Paris !
(René Jeanne, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
PAULUS
Quel âge avais-je ? Peut-être dix ans quand je vis un soir mon père rentrera la maison le visage joyeux et le chapeau orné d'une cocarde tricolore avec l'inscription : Vive Boulanger. Mon père, d'un caractère froid et flegmatique, ne nous avait pas accoutumés à de pareilles manifestations. Mais nous en sûmes bientôt la cause, car il nous fredonna le refrain que Paulus venait de mettre à la mode : En revenant de la Revue et ne nous cacha pas l'enthousiasme patriotique de la foule à laquelle il s'était mêlé...
Je n'ai jamais vu Paulus depuis cette époque, je n'ai jamais entendu prononcer son nom sans me souvenir de cette humble scène de mon enfance. Paulus fut, de l'avis indiscutable de tous ceux qui l'ont connu, un artiste d'un très grand talent, mais il fut aussi — si j'ose m'exprimer ici — un moment delà vie nationale ; les historiens futurs qui étudieront cet extraordinaire mouvement politique qu'on a appelé la Boulange lui feront l'honneur de quelques lignes.
Paulus de son vrai nom s'appelait Paul Habans. Il est né en 1845, à Saint-Esprit, commune de Bayonne, dans les Basses-Pyrénées, Son père vint habiter Bordeaux et le jeune Paul fut pendant plusieurs années élève de l'école des Frères ; il se classa bientôt parmi les meilleurs choristes de la maîtrise.
Saute-ruisseau à 15 ans, chez un notaire de Bordeaux, nous retrouvons deux ans plus tard Paulus, à Paris, employé chez un fabricant de lampes.
Doué d'une agréable voix de baryton, Paulus, qui fréquentait dans les cafés du boulevard les artistes des concerts, fit ses débuts, le 1er avril 1868, à l'Eldorado. Cet établissement dont la célébrité était déjà considérable à l'époque était dirigé par M. Lorge.
Le jeune débutant avait pour camarades de plateau une pléiade d'artistes illustres parmi lesquels je citerai simplement Thérésa, Suzanne Lagier et Amiati. Pendant deux ans, étudiant le jeu des artistes arrivés, sachant choisir les œuvres dont l'interprétation pouvait lui permettre des succès certains, Paulus fit partie de la troupe de l'Eldorado et fut applaudi des habitués du concert, dès le commencement de sa carrière.
Le 2 août 1870, Paulus était à Nîmes, au Casino d'Eté. La guerre était déclarée. Ce fut lui qui reçut du Préfet du département la mission de lire sur la scène du concert la dépêche par laquelle le gouvernement annonçait la marche triomphale de l'Armée française sur Sarrebruck. Mais hélas ! de cruels revers ne devaient pas tarder à remplacer les premiers succès de nos armes...
Avec Nicol, Simon Max et Plessis, Paulus court s'engager comme tant d'autres artistes pour défendre la Patrie en danger. A l'armée de la Loire, il tombe bientôt malade et il est évacué sur Bordeaux.
La Paix signée, sur le programme de novembre 1871 nous retrouvons à l'Eldorado le nom de Paulus. A côté de lui Guyon, le père de l'excellent artiste du Palais-Royal, Bruet qui devait atteindre à une grande notoriété, et Doria, le Capoul des Cafés-Concerts, se partagent les faveurs du public.
Notons que c'est à peu près à cette époque qu'au Concert de Ba-ta-clan qui vient de rouvrir, Lucien Fugère, une étoile de première grandeur, crée le Régiment de Sambre-et-Meuse, musique de Robert Planquette, que tous nous connaissons par cœur et que jouent actuellement aux bords du Rhin nos musiques militaires.
Jusqu'en 1878, Paulus continue sur la scène de ses débuts sa lente accession vers la popularité. Libert, le créateur de l’Amant d'Amanda, est la grande vedette de cette époque. Les soirées ne suffisant plus à satisfaire le goût du public pour les spectacles du café-concert, dès décembre 1874 l'usage des matinées s'établit boulevard de Strasbourg... et ailleurs.
Ayant quitté l'Eldorado après une discussion avec le Directeur M. Renard, Paulus rentre à la Scala où Jeanne Bloch vient de débuter et où Amiati obtient les applaudissements de la foule en délire avec le Clairon de Déroulède. A la Scala, le casier judiciaire de Paulus perdit sa virginité dans les circonstances suivantes. Un mauvais plaisant s'amusait, depuis quelques représentations, à déployer un journal aux fauteuils d'orchestre pour ostensiblement témoigner le peu d'estime qu’il avait de l’artiste. Paulus l'interpella de la scène au cours de son numéro, puis il le rejoignit à la sortie et le rudoya quelque peu. Le tribunal condamna le chanteur trop susceptible à 50 fr. d'amende ; mais la plupart des journaux de l'époque et la totalité des habitués de la Scala avaient pris fait et cause pour Paulus et la popularité de l'artiste ne fit que s'accroître à la suite de cet esclandre.
Paulus est devenu la grande vedette de tout Paris ; les meilleurs paroliers, et les plus habiles musiciens se disputent l'honneur de lui confectionner des chansonnettes alertes et joyeuses que toute la France bientôt fredonne.
Paulus signe avec les directeurs des engagements merveilleux — pour l'époque. Il n'est pas loin de gagner près de cent mille francs par an.
Fastueux, dépensier, Paulus, qui chante maintenant au Concert Parisien (actuellement Concert Mayol), achète un hôtel particulier aux Champs-Elysées comme les ambassadeurs et les princes russes. Il a des domestiques en bas blancs, des carrosses et des chevaux... la foule l'acclame dans la rue. En 1883, il crée la Digue Digue don ; tous les R. A. T. que M. Deschamps, sous-secrétaire aux Effectifs, vient de renvoyer dans leurs foyers se rappellent cette scie sans esprit et sans malice qu'ils ont chantée aux alentours de leur dixième année.
Parmi les bons chanteurs qui débutèrent à cette même époque, signalons Mercadier, qui n'a pas disparu de nos programmes et dont les disques des phonos ont enregistré il y a dix ans les plus jolies créations.
Paris ne suffit point à Paulus, il veut conquérir la province et même l'étranger.
Vers 1885, nous le retrouvons dans le Midi, puis en Espagne et au Portugal.
Boulanger est devenu Ministre de la guerre. Il a constitué en France un parti de patriotes bruyants. L'armée est, tout entière, fidèle à son brav' général... les Parisiens sont entichés de leur idole et le poussent à une tentative ridicule de coup d'Etat.
C'est alors — le 14 juillet 1886 — que Paulus qui eut un trait de génie lance à l'Alcazar d'Eté : En revenant de la Revue. — La musique pimpante et sautillante était de Desormes, les paroles amusantes et « bon enfant » étaient de Delormel et Garnier. Le général Boulanger et le chanteur Paulus deviennent dans notre pays enthousiaste autant que versatile les deux héros du jour...
Quelques mois plus tard, le général tombait du haut de la roche Tarpéienne, mais Paulus conservait heureusement la faveur de ses innombrables amis. Pendant plus de quinze ans, à la fin de son tour de chant, Paulus. dira encore avec le même succès dans tous les concerts de Paris et des départements, la gloire du général de carton-pâte pour qui la France s'était emballée.
Le Père la Victoire, qu'on a exhumé au cours de la guerre de 1914-1918, et la Boiteuse, que connaissent tous les poilus, appartiennent aussi au répertoire de Paulus à l'apogée de sa gloire. Dans ce genre-là, il semble bien évident qu'on n'a pas fait mieux comme chansonnettes comiques.
Mais c'est au Concert-Parisien que Paulus triomphe incontestablement. Sur les programmes de cet établissement figurent, en 1888, Clovis, Maurel, Vaunel, que bien de nos lecteurs ont connus et dont les noms sont conservés dans les fastes d’or du café-concert.
Paulus chante alors Derrière la musique militaire, le Cheval du Municipal et Yvette Guilbert crée un genre nouveau : la chanson-scie, la charge d'atelier, la blague de rapin et d'étudiant.
Après l'exposition de 1889 qui permit, comme on doit bien le penser, à Paulus de réaliser des appointements mirifiques, le chanteur aimé est repris de la folie des tournées. Elles lui coûtent parfois plus qu'elles ne lui rapportent !!! Il va en Belgique, en Hollande et même en Russie, où la censure s'acharne impitoyablement sur son répertoire.
En 1891 et 1892, Paulus est directeur d'un concert de Nice — mauvaise opération ! — puis il part en représentations à Londres et à New York — triste équipée. — Il chante alors les Gardes Municipaux, un de ses gros succès.
De nouvelles étoiles se lèvent à l'horizon des Concerts... C'est Kam-Hill chanteur mondain... Anna Thibaud toujours choyée de son public... Fragson qui devait mourir dramatiquement en 1913, Rachel Launay, Stiv-Hall et Tzewey. Paul Delmet chante ses mélodies langoureuses avec un art exquis et Bruant déclame ses poèmes réalistes d'une voix tonitruante.
Paulus a rouvert Ba-ta-clan qui sommeillait depuis quelques années.
Notre excellent collaborateur Eugène Héros connaît la juste notoriété en faisant jouer la Belle aux Taureaux sur la scène du boulevard Voltaire ; le colonel Cody (Buffalo Bill) y exécute des tirs à la cible impressionnants et Mévisto aîné y joue le Procès Ravaillac.
Paulus, bon artiste, était mauvais administrateur... on ne peut avoir tous les talents. A l'Alhambra de Marseille qu'il vient d'acheter commence la déconfiture financière dont la répercussion devait avoir sur son moral un effet déplorable.
Pendant dix ans encore nous reverrons pourtant encore le joyeux Paulus qui, jadis, brilla à la Scala et à l'Eldorado. Mais il a souffert... il a vieilli…
En 1893, accompagné de Fursy qui fait avant le tour de chant une conférence adroite autant qu'éloquente, il va faire un tour en Belgique. En 1897, il fonde on ne sait pourquoi un concert à Aix-les-Bains... peut-être pour concurrencer la Villa des Fleurs... le malheureux !
Passons sur les dernières années… Comme jadis Frédérick-Lemaître, le vieux « jeune premier » des mélodrames, Paulus, le baryton adoré des concerts va de ville en ville, de beuglant en beuglant, traînant sa misérable vie de cigale qui n'a pas su économiser pour l'hiver les billets bleus des saisons chaudes et glorieuses...
Pour la dernière fois, le 19 décembre 1906, Paulus reparaîtra en public... C'est sa représentation d'adieux aux Parisiens... Fursy, pour cette soirée donnée au bénéfice de l'artiste malheureux, a su réunir toutes les étoiles des théâtres et des concerts de la capitale...
C'est le couronnement de sa longue carrière… l'apothéose d'une vie tout entière consacrée à la chanson… cette chanson gauloise et française qui devait permettre plus tard à tant d'autres de devenir riches et populaires mais où Paulus fut vraiment sans rival. Paulus mourut en 1907.
Bon camarade, incapable d'une méchanceté, serviable et généreux, Paulus laisse le souvenir peu banal d'un artiste qui, indépendamment de sa valeur personnelle, fut servi par les événements. Son nom est inséparable de l’époque boulangiste. Si extraordinaire que cela nous paraisse aujourd'hui, on peut dire qu'il joua sans jamais quitter pourtant les planches du concert un rôle de premier plan dans la politique. Que de politiciens depuis ont été plus cabotins que lui !
La plupart des renseignements donnés ici sur la vie de Paulus ont été puisés dans l'excellent ouvrage qu'Octave Pradels a consacré au grand artiste.
(Léon Vibert, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
HARRY FRAGSON
On avait roulé sur la scène un piano immense et à queue. Et Fragson parut. Simple de manières, vraiment élégant dans un habit de soirée impeccable, il donnait assez l'impression d’un fêtard de marque. Il chanta en s'accompagnant lui-même. Car, au café-concert, l'acteur-vedette se doit d'y créer un « genre ». Il chanta :
Trois petits soldats en gants blancs
Se promenaient les bras ballants...
Et je fus tout de suite séduit par son art. Fragson était un artiste dans toute l'acception du terme. Puissant et direct, servi par une diction impeccable, une souplesse de voix exceptionnelle, il arrivait, en détaillant la plus banale des romances, à provoquer une véritable émotion. Il avait la physionomie mobile, l'œil spirituel, et possédait le don du rythme. Il excellait surtout dans la vieille chanson. Plaisir d'amour chanté par Fragson devenait tout un drame. Avec les On dit de Darcier et J.-B. Clément, il transporta des salles entières d'enthousiasme, — salles composées uniquement d'un public venu au music-hall dans l'intention bien arrêtée de ne se divertir qu'avec de sensationnels numéros d'acrobatie et les plus modernes plaisanteries. Il est le seul de ses contemporains qui pût exécuter pareil tour de force.
De parents anglais, Harry Fragson naquit dans Anvers. Après de trop rapides études, il entra dans le commerce. Paris le tenta. Il y débarqua comme le pauvre Gaspard du tendre Lélian :
Riche de ses seuls yeux tranquilles.
Il fut d'abord accompagnateur des duettistes Bruet-Rivière. Puis il entra aux Quat'-z-Arts en qualité de pianiste accompagnateur. Avant le spectacle, dans le brouhaha de chaises remuées, la direction l'autorisait à chanter deux ou trois romances. Il débuta ensuite à la Cigale, passa à l'Européen, revint à la Cigale. Enfin, les grands concerts lui firent signe. Il y tint, assez rapidement, et brillamment, la première place.
Ainsi qu'il est d'usage, il connut, à ses débuts, tous les ennuis d'une vie difficile. Ce qui m'inquiétait surtout, me disait-il, c'était ma paire de bottine vernies. Elle m'avait coûté 25 francs. J'avais peur qu'on ne me la volât. Aussi je ne la laissais pas dans ma loge. J'arrivais, chaque soir, au concert, avec elle sous mon bras, dans un paquet bien ficelé ; et je repartais de même. Comme cela, j'étais tranquille.
Son premier succès fut Adieu, Grenade, ma charmante... Puis vinrent les Blondes, Brin de vie, Amours fragiles, Sa famille, les Jaloux, Souvenirs de collage, Lettre tendre, Excuse-me et le fameux Amour Boiteux.
En 1905, Fragson nous quitta pour débuter au Drury Lane de Londres dans la féerie de Christmas. Londres imitant Paris, le fêta dès le premier soir. Il parcourut toute l'Angleterre, y compris l'Irlande et se disposait à partir pour l’Amérique quand il mourut, en 1913. Il avait signé des engagements pour jusqu'en 1920. Dans les derniers temps, ses cachets atteignirent mille francs par soirée. Il faisait, à Paris, quelques apparitions soit à l'Alhambra, soit à l’Alcazar d'Eté. Ce fut au cours de l'une d'elles qu'il trouva la plus tragique des morts, à l'âge de 44 ans.
Harry Fragson, à la ville, était bien le type le plus original qui fut. Nous connûmes ensemble des minutes de drôlerie inoubliables. C'était un grand humoriste, mais il ne faisait pas, lui, de l'humour comme un professionnel, — sans en avoir.
L'expression-scie l'enchantait. Il en inventa quelques-unes qui devinrent aussi populaires que ses chansons : Au revoir et merci !... Le bonjour du Chef de Gare !...
Il monta les plus incroyables « bateaux ».
Un dimanche d'été qu'il était allé s'attabler, après la matinée, à la terrasse de Maxim's, un passant l'apostropha brutalement : « Ah ! je vous trouve enfin, Monsieur ! (paire de gifles). Vous avez volé mon père ! (autre paire de gifles). Vous avez déshonoré ma mère et ma sœur ! (autre paire de gifles). Vous avez filé en Amérique avec ma femme et l'argent de la bonne ! (autre paire de gifles). Vous êtes un coquin, un escroc, le dernier des lâches ! (dernière paire de gifles). »
Fragson accepta les gifles sans sourciller. Il régla seulement sa consommation et partit, suivi du passant qui continuait de l'invectiver, tandis que le brave populo du dimanche s'indignait de ce qu'un homme pût recevoir aussi passivement autant de paire de gifles ! La même comédie se reproduisait cinq minutes après à la terrasse d'un autre café, pour la plus grande joie intérieure des deux compères.
Oh ! oui ! il l'aimait, la vie ! Les hôpitaux qui rappellent la mort le hantaient douloureusement. Un jour que nous passions boulevard de la Chapelle, devant l'hôpital Lariboisière, soudain pris d'un tremblement nerveux, me serrant le bras comme un désespéré, il me supplia de presser le pas en m'affirmant qu'il sentait une force surnaturelle vouloir l'empoigner et le précipiter à jamais dans cet asile de la souffrance. Cela m'impressionna beaucoup. Tout y contribuait, d'ailleurs. Le triste boulevard de la Chapelle, par une fin de journée de novembre, sous une pluie qui tombait invisible et abondante.
Pourtant je crus, tout d'abord, à un nouveau « bateau » de mon ami. Mais non, l'homme était sincère. Alas poor Harry !... C'est à Lariboisière que, dix ans plus tard, il était transporté — après qu'il se fut écroulé, agonisant, aux pieds d'un père qu'il adorait !
(Paul Giafferi, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
POLIN
« — Lorsque j'ai débuté, le Café-Concert était en pleine vogue ; il y a longtemps, cela remonte à septembre 1886. La chanson était adorée du public et ses interprètes aussi. A côté de la grande étoile que fut Thérésa, beaucoup d'autres artistes avaient énormément de talent, notamment Bonnaire, Amiati, Duparc, Demay, l'idole de Jules Lemaitre. Présentée un jour par lui à Renan, et celui-ci lui disant : « Mademoiselle, je vous félicite, j'avais beaucoup entendu parler de vous » elle lui répondit : « Mais moi aussi, Monsieur ! ».
Du côté masculin, Paulus a vraiment été la grande vedette de tous les chanteurs. Debailleul, Bruet, Ouvrard, Plessis, Ducastel, Mercadier, Bourgès, partageaient avec lui la faveur populaire. La chanson n'était peut-être pas plus spirituelle que celle de maintenant, mais elle était certainement moins grossière, du reste, il y avait une censuré sévère, et il ne serait jamais venu à l'idée d’aucun interprète, de ne pas tenir compte de ce qu'avait biffé le crayon bleu de la rue de Valois. Les années ont passé et la revue est venue faire une concurrence terrible à la chanson ; les artistes n'ayant plus le souci de se créer un répertoire, ce qui n'est pas commode, se sont engagés pour interpréter différents rôles dans ce nouveau genre de spectacle, et petit à petit le café-concert proprement dit a disparu. Il reste, en effet, bien peu d'établissements où l'on entend de la chanson depuis le lever du rideau jusqu'à la fin du spectacle.
Les auteurs ont fait de même, eux aussi se sont donnés aux revues. A l’époque de mes débuts, on jouait une revue de fin d'année dans les établissements ; à présent, on en monte une tous les mois. Voilà pourquoi, à mon avis, la chanson et les interprètes disparaissent..
Le music-hall a emprunté au cirque des numéros d'acrobates. Des défilés, des ballets permettent d'y passer une soirée variée et agréable ; là encore on réserve dans chaque programme un ou deux tours de chant à des artistes de talent, mais ce n'est pas absolument pour leur mérite, c'est parce que le spectacle ne devant pas être interrompu lorsqu'il y a à préparer une mise en scène compliqué, on fait tomber une toile de premier plan que l'on appelle en langage de music-hall un couloir, et pendant que le chanteur ou la chanteuse interprète son répertoire, on établit derrière le rideau la mise en place du décor pour l'attraction sensationnelle.
— Les lecteurs de la Rampe seront fort intéressés par cette évocation du café-concert à l’époque de vos débuts, mais ce qu'ils attendent surtout de vous, ce sont des détails sur votre carrière, à commencer par votre répertoire de chansonnettes.
— Oui, j'ai eu la joie d'en créer qui ont marqué : la Grosse Julie, Ça vous fait tout d’ même quelque chose, la Petite Tonkinoise, Faut peu de chose pour l'amuser. Mais ce n'est que plus tard que j'ai lancé ces chansonnettes. Pour mes modestes débuts au Concert de la Pépinière, je chantais les couplets écrits pour les artistes de l'époque ! »
L'éminent artiste a mis de la coquetterie à venir habiter près de l'humble scène où il a fait ses premiers pas, vis-à-vis de la gare Saint-Lazare, d'où il peut contempler un panorama vaste et animé !
« — Mais je n'ai commencé sérieusement à apprendre mon métier qu'à l'Eden-Concert, un établissement voisin du Châtelet qui était le véritable Conservatoire de la Chanson ! On y travaillait ferme, sous l'impulsion de Mme Castellano, veuve de l'artiste de drame longtemps directeur du Théâtre des Nations, aujourd'hui Théâtre Sarah-Bernhardt ; ce fut le dernier asile de la chanson classique de Désaugiers, Béranger, Pierre Dupont. Villé et Yvette Guilbert étaient nos vedettes. Souvent Sarcey venait nous entendre et révélait nos mérites à ses lecteurs du Temps.
De là, je suis allé créer aux Nouveautés, le joyeux théâtre du boulevard des Italiens dont la disparition a laissé un si grand vide pour les amateurs de pièces gaies, Champignol malgré lui, où Feydeau m'avait distribué le rôle de Chamelle aux côtés de Germain, de Tarride, de Guy, de Jeanne Pierny.
Après avoir savouré la satisfaction de participer à ce succès, j'entrai à la Scala, alors dirigée par Mme Allemand et plus tard par son neveu M. Marchand. J'y suis resté plus de vingt ans.
Peu après, je fis une apparition assez prolongée par suite du succès de cette pièce dans Chéri, un joyeux vaudeville où les auteurs Gavault et de Cottens avaient écrit pour moi un rôle de garde municipal naïf qui présentait comme domestique sa sœur, dont il proclamait la vertu sans soupçonner sa dépravation inimaginable.
Plus tard, j'ai joué au Théâtre Michel : les Deux Visages avec Arlette Dorgère ; la Bonne Maison ; le Pavillon, de Mouëzy-Eon et Sylvane.
Mais toujours je réservais ma saison d'été à l'Alcazar des Champs-Elysées où j'ai eu pour camarades : Paulus, Clovis, Maurel, Mmes Bonnaire, Duparc et Judic, qui est venue là égrener une dernière fois les perles de son incomparable répertoire de chansonnettes. »
L'excellent Polin avoue comme conclusion de ses souvenirs, qu'il serait heureux de terminer sa carrière en jouant la comédie. Les meilleurs de nos auteurs dramatiques ne tarderont certainement pas à faciliter la réalisation de ce vœu bien légitime après ses incontestables succès au théâtre. Le plus décisif fut celui qu'il obtint dans Ma Générale la fine comédie écrite expressément pour Mme Bartet et pour lui par M. Jules Claretie. Malheureusement, elle est restée ignorée du grand public, n'ayant eu que deux représentations : l'une à la Comédie-Française, et l'autre dans l'immense salle du Trocadéro, où les mérites de l'œuvre et de ses interprètes se volatilisèrent déplorablement.
(C. de Néronde, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
FÉLICIA MALLET et YVETTE GUILBERT
Les locataires pensent que le mois du terme est haïssable, J'estime que le terme « moi » l'est davantage encore. Quand la Rampe m'a demandé de faire appel aux souvenirs de mon adolescence pour parler de Félicia Mallet et d'Yvette Guilbert, j'ai donc songé d'abord à me dérober.
Mais j'ai réfléchi qu'il y avait, dans l'histoire de mes débuts, des raisons d'encourager la jeunesse à cultiver la décence et à respecter la morale. En présence d'une mission sociale, mes préférences personnelles n'avaient plus qu'à se taire. Exceptionnellement, je publierai donc une page de mes mémoires inécrits.
En ce temps-là, il y avait au quartier Latin un petit étudiant de première année, myope et timide. Ses parents qui habitaient une contrée éloignée — Montmartre — l'avaient envoyé sur la rive gauche où la faculté de Droit est construite, par ironie sans doute.
Or, cet étudiant avait jusque-là vécu auprès d'une mère attentive qui veillait sur la pureté de ses mœurs. Aussi les cantiques que ses camarades chantaient autour de lui, dans les promenades hygiéniques et rythmées qu'exécute, entre les cours, la jeunesse du quartier Latin tout le long du « Boul' Mich' » le faisaient rougir jusqu'aux orteils. Car ils étaient empruntés au répertoire de l'Ecole de Médecine, qu'il semble toujours étonnant d'entendre sur des airs connus, car il demanderait plutôt des mélodies secrètes.
Epouvanté à l'idée que sa maman pourrait l'entendre un jour fredonner des chansons pareilles, le petit étudiant en droit résolut d'en faire qui fussent, sinon tout à fait convenables, — tout de même, n'est-ce pas, il était étudiant, — cependant un peu moins carabinées, c'est-à-dire au goût des carabins. Ainsi je me mis à écrire des chansons parce que j'aimais bien ma mère et que je voulais respecter les convenances. C'étaient de louables sentiments. Comme il y a une justice immanente, encore qu'un peu fantaisiste, ils méritaient d'être récompensés.
J'étais l'un des fondateurs de l'A (Cette abréviation mystérieuse était la contraction de : A. G. D. E. D. F. E. D. E. S. D. P., ce qui signifie, pour les gens pressés : Association Générale des étudiants des Facultés et des Écoles supérieures de Paris.)
Périodiquement, les membres de l'A se réunissaient en des « amicales » sans prétention où leurs Maîtres daignaient sinon se mêler à leurs jeux, du moins y assister. J'y vois encore, au premier rang, notre cher Lavisse, assis parmi les Membres du comité qui, respectueux et émus, mais tassés eux-mêmes, serraient La visse... si j'ose ainsi parler.
La petite bande d'amis qui connaissaient mes chansons me demandait avec insistance de les faire entendre. Cette proposition m'emplissait à la fois de joie et d'épouvante, car j'étais timide. Je priai un camarade de me remplacer. Il avait de la bonne volonté, mais une mauvaise voix. Je connus la souffrance d'être mal interprété.
Cependant, des artistes commençaient à venir à ces réunions débordantes de jeunesse. Un jour apparut une étrange fille aux yeux verts, au torse d'adolescente, au jarret nerveux, au tempérament bizarrement dramatique.
Elle s'appelait Félicia Mallet et faisait, notamment, une imitation de Mounet-Sully. (Ç'a toujours été chez elle une passion de jouer des rôles d'hommes.) Pour la circonstance, elle revêtait le pourpoint d'Hamlet et mettait une fausse barbe. C’était une étourdissante réduction du grand tragédien. Son succès était prodigieux.
Un jour, elle chanta une chanson de Bruant. Aussitôt, je n'eus plus qu'un rêve : être interprété par elle. Je lui soumis mes « œuvres », Dieu sait avec quelle émotion ! A la réunion suivante, elle en interpréta quelques-unes au milieu d'une fumée intense et d'un recueillement général.
Alors je connus l'ivresse que procure la collaboration d'un artiste qui apporte une note personnelle dans l'interprétation des œuvres qui lui sont confiées.
Cette fille étonnante avait, dès qu'elle pouvait donner carrière à sa fantaisie tragique, des trouvailles qui, même à distance, m'apparaissent d'une rare qualité d'art.
Elle faisait de la Ballade du Vitriolé quelque chose de presque angoissant où le rire n'éclatait qu'après avoir hésite à devenir un frisson. Interprété par elle, le Fiacre devenait un drame complet et complexe, une tranche de vie où dominait, sous la gaîté, un arrière-goût d'amertume...
Puisque je parle de ce Fiacre, qui devait mener à une notoriété bien inattendue son auteur et ses deux premières interprètes, il peut être amusant pour ceux qu'intéresse le phénomène de l'association des idées, de noter ici le hasard qui lui donna naissance.
Je n'étais pas seulement myope. J'étais, en outre, distrait. Quelque temps plus tard attaché au cabinet d'un ministre, est-ce que je ne confiai pas à un municipal à cheval une lettre à destination de Pondichéry !...
Cette double circonstance rendait pour moi la traversée des rues pleine de dangers inattendus.
Un jour, place Blanche, comme je mettais le pied sur la chaussée, je fus presque renversé par un fiacre, heureusement peu rapide.
Le « hop là ! » du cocher me rejeta en déroute sur le trottoir tutélaire.
Mais mon émotion avait dû me donner un air irrésistiblement comique, car, tandis que plein de cette indignation mêlée de rancune, que tous les piétons connaissent, je regardais s'éloigner, « jaune avec un cocher blanc », le véhicule homicide, je vis s'encadrer dans l'étroite portière deux figures qui riaient irrespectueusement.
L'une appartenait à une jeune femme, un peu dépeignée sous un chapeau coquet, l'autre à un jeune homme légèrement congestionné. Et le sourire de la jeune femme m'en rappela un autre que je connaissais bien...
« Ce serait le comble », me dis-je avec humeur, « que c'eût été Lotte (1) en train de me tromper ! »
(1) Lotte était un diminutif d'une étymologie un peu compliquée. Son prénom était Amandine. Mais j'avais découvert qu'elle possédait le profil de Charlotte Corday. Alors...
Et je montai la rue Lepic en songeant au rire un peu féroce des deux tourtereaux.
En arrivant, je me mis au piano. Et c'est ainsi que le Fiacre naquit, paroles et musique.
Ce fut cette chanson, introduite dans les Mohicans de Paris, à l'Ambigu, pour les débuts de Félicia Mallet, qui me fit passer de la rive gauche, — celle de la province, — sur la rive droite, où commence Paris.
Pour mon interprète, ce fut une révélation. Une carrière admirable s'annonçait pour elle. Malheureusement, cette fille bizarre contraria avec une incroyable persévérance toutes les chances de réussite qui s'offraient à elle.
Elle décourageait notamment les amitiés et se créait des inimitiés, grâce à un parti-pris de médisance qu'elle proclamait d'ailleurs elle-même : « Il y a trois rosses à Paris disait-elle. La première, c'est moi. Les deux autres, c'est Reichenberg ! »
En attendant, l'ayant déposée à l'Ambigu, le Fiacre continuait sa route avec son jeune auteur, tout ébaubi de son aventure inespérée. (Elle avait d'ailleurs de bien fâcheuses répercussions sur mes études de droit !...)
Mais Félicia Mallet, ayant abandonné, — l’ingrate ! — la chanson pour la pantomime, faisait courir tout Paris avec l'Enfant Prodigue de mon ami Michel Carré, parti comme moi de l'A. J'étais à nouveau sans interprète.
Or, il y avait, boulevard de Strasbourg, un tout petit Eden-Concert, dont la directrice, particulièrement avisée, cultivait à la fois la vieille chanson, — chère à Francisque Sarcey, — et les jeunes interprètes dont elle encourageait les débuts. Il y avait, dans sa troupe, deux nouveaux venus : un homme et une femme, qui cherchaient leur voie, L'un était Polin qui n'avait pas encore arboré le costume de cavalier à pied et le mouchoir à carreaux qui devaient le populariser. L'autre était Yvette Guilbert.
Mes chansons d'étudiant tombèrent sous les yeux du premier. Il eut l'idée de les interpréter. Mais la difficulté de trouver un costume pour lancer ce genre, qui ne rentrait dans aucune classification connue au concert, le fit renoncer à son projet. C'est alors que sur son conseil, sa camarade Yvette Guilbert apprit mes chansons et m'écrivit pour me prier de venir l'entendre.
Son interprétation était bien différente de celle de Félicia Mallet !... En écoutant celle-ci chanter mes chansons, je me demandais si je n'étais pas destiné à écrire des tragédies. Quand je les entendis interpréter par celle-là, je commençai à avoir des doutes sur leur moralité. L'une faisait du Fiacre notamment, une évocation impressionnante de la férocité où peut atteindre la rancune d'une femme contre un mari empêcheur de s'aimer en rond ; l'autre n’y laissait plus voir que l'aventure galante, où le bruit des jupons froissés et des baisers échangés l'empêchait de s'attendrir sur le sort du mari écrabouillé...
De même, toutes mes chansons avec cette nouvelle interprète, devenaient moins humaines peut-être, mais moins exceptionnelles, plus aguichantes, plus « public ! »
Ainsi se reflétait, dans leur manière opposée de présenter la pensée de l'auteur, la profonde différence de ces deux natures d'artistes : Félicia Mallet d'une indépendance révoltée et amère, se cabrant farouchement contre la vie ; Yvette Guilbert patiente et souple, d'une habileté de Normande à deviner et à exploiter les goûts du public...
Du reste, elle employait à s'y conformer une volonté remarquablement tenace. Elle se fabriqua patiemment une personnalité comme elle s'était fabriqué une voix, à force d'entêtement. Car, pour elle, chercher sa voie aurait pu s'écrire aussi bien, à l'époque de ses débuts, par un X que par un E.
Elle avait, en effet, commencé par jouer la comédie aux Bouffes-du-Nord, puis aux Variétés. Elle interprétait dans ce dernier théâtre les levers de rideau, moyennant les somptueux appointements de 60 francs par mois.
Entre temps, pour se faire connaître, elle jouait dans les petites Sociétés théâtrales d'amateurs, qui florissaient à cette époque, — telle cette étonnante réunion de peintres et d'explorateurs qui tenait ses assises à la crémerie de la « Petite-Vache » et louait des boutiques vides pour y donner des représentations extraordinaires et sans bénéfice. Les décors étaient peints sur papier par de futurs membres de l'Institut, Pour les changements, on arrachait simplement les portants qui venaient de servir. Procédé simplifié qui n'était naturellement possible que parce que les pièces ne se jouaient qu'une fois.
Ce fut à la salle Dupré, dans l'Ile de Tulipatan, qu'Yvette Guilbert chanta pour la première fois. On lui avait confié un couplet de quatre vers. Ses appréhensions, justifiées d'ailleurs, était si grandes, qu'il fallut se mettre à genoux pour la décider à se risquer dans l'art de la Patti. « Jamais ils ne me laisseront aller jusqu'au bout ! » disait-elle avec sa bonne humeur de gavroche. « Ils vont tellement se tordre, qu'ils en auront les boyaux comme des nattes ! »
Alors le public se tordit, en effet, mais lui fit bisser son couplet. Yvette avait compris que son avenir était d'être chanteuse comique.
De l'Eden-Concert, elle passa au Moulin-Rouge, puis au Divan-Japonais, que venait de fonder Sarrazin, à la fois poète et marchand d'olives. Pour la première fois, on l'y traita en étoile.
Le directeur du Concert-Parisien l'enleva au pauvre Sarrazin, la baptisa « chanteuse fin de siècle », et lui fit des affiches qu'il jugeait fastueuses. Pour la première fois l'on y vit les gants noirs, qui semblèrent une originalité, car pour les chanteuses de café-concert, les gants blancs étaient de tradition. Yvette Guilbert ne s'était d'ailleurs décidée à cette innovation que pour éviter des nettoyages périodiques qu'elle trouvait ruineux.
C'est au Concert-Parisien que la fortune lui sourit enfin et que je me trouvai pour la seconde fois, associé à son succès. Du Concert-Parisien, Yvette Guilbert passa à l'Horloge, où elle touchait les appointements, fabuleux à l'époque, de 600 francs par jour.
Durant plusieurs années, le succès se soutint sans se démentir. Puis son flair de Normande fit comprendre à Yvette qu'il fallait aller recueillir à l'Etranger les gros appointements auxquels elle était maintenant habituée, mais que Paris trop changeant ne lui donnerait pas toujours.
Elle devint cosmopolite, publia sa biographie en anglais, se maria en Amérique ; se fit opérer en Allemagne ; elle soigna sa publicité, remplaça dans son répertoire la frivole gaîté parisienne par des œuvres plus accessibles aux mentalités étrangères.
D'ailleurs, obéissant à l'une des lois de la nature humaine, Yvette Guilbert était lasse de la chanson gaie à laquelle elle devait sa réussite. Son rêve était de jouer de la tragédie. « Seulement, comment prendra-t-il cela, le public ? Car lui, il ne connaît qu'une chose : il veut que je le fasse rigoler ! » disait-elle avec découragement.
...Ce à quoi son mari répondait galamment, avec un accent qui n'était pas d'ailleurs l'accent américain : « Mais, Yvette, si tu jouais la tragédie, tu le ferais peut-être rigoler aussi ! »
...En attendant, et pour la seconde fois, je me trouvais seul dans mon Fiacre.
Et comme je n'aime pas la solitude, j'en descendis à mon tour pour passer, moi aussi, à d'autres exercices.
(Léon Xanrof, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
MAX DEARLY
Au Casino de Paris, je me hâte vers la loge du grand premier rôle. Un « good bye » me salue. Max Dearly, le cou tendu devant sa glace, noue le traditionnel foulard couleur sang.
— Alors, vous avez vu notre public ? Quelle Babel, hein ?...
Et s'abandonnant à sa verve d'improvisateur, devant sa tablette encombrée d'onguents et de fards, le voilà qui prépare un imaginaire cocktail, rattrapant les bouteilles au vol, cassant l'œuf, agitant, servant et passant à un autre. A l'apache débraillé s'était substitué le barman correct.
Je me pris a songer...
Je vis se dérouler devant moi l'étonnante carrière de cet homme qui, parti des entrechats du music-hall, s'éleva en se jouant au ton de la comédie humaine et, suivant l'aveu même de notre Révérend Père Adolphe Brisson, nous donna « des minutes de beauté ».
— Ah ça, mon cher, à quoi pensez-vous ?
— Je pense que vous allez me faire un article... Recueillez-vous... Et veuillez me confier, techniquement, les raisons de cette merveilleuse aptitude que les vedettes du caf’ conc’ ont toujours montrée pour le théâtre ; alors que Mounet-Sully, pour nommer un des plus grands parmi les grands acteurs, n'eût jamais fait rigoler personne en chantant le Beau Môme… parce qu'enfin... le café-concert, tout de même, ce n'est pas une école...
— Le café concert n'est pas une école ! bondit-il.
Cette fois, je tenais mon article.
— Pas une école !... Mais c'est l'école par excellence, l'école de ceux qui n'en ont pas, qui ont tout appris par eux mêmes... Rendez-vous compte de ce que doit apporter au caf’ conc’ un homme qui vient présenter son numéro. Et d'abord, il est seul, il ne doit compter que sur lui pour se défendre. C'est le self-help dans toute sa rigueur. L'acteur de théâtre, lui, est enrégimenté. Il a le secours de la réplique, agissant en coup de fouet. L'autre combat en tirailleur. Il tire tout de lui-même. Il faut qu'il ait de la voix, du maintien, qu'il mime, qu'il danse.
— Vous parlez d'or... Continuez...
— Qu'est-ce que le théâtre, qu'exige-t-on d'un comédien, quelle que soit sa spécialité ? On lui demande de créer une illusion. Eh bien, supposez que vous soyez dans un quelconque beuglant. Comme fond, un décor omnibus... imaginez ce que vous voudrez... une perspective Louis XV, à la Watteau, parc, terrasse, fontaines jaillissantes... Une petite femme, en satin défraîchi et souliers noirs très peu vernis, vient de chanter « Non, tu ne m'aimes pas ». Et il faut que l'artiste, dès le premier vers, dès la première note, impose au spectateur, à la place de ce décor de bonbon rose, la vision d'un coin des boulevards extérieurs, avec son ombre propice au crime, l'égrènement de ses becs de gaz, les allées et venues silencieuses de ses filles. Il le faut, bien que rien ne soit changé dans le cadre, bien que le même jet électrique, tombé là-haut du poulot, le suive impitoyablement, et le frappe au visage, éclairant ses moindres jeux de physionomie. Alors, s'il arrive à créer l'ambiance, la divine illusion, que lui manque-t-il, dites-moi, pour faire du théâtre, où tout le seconde, le site, l'ameublement, le stimulant du dialogue... Que lui manque-t-il ? Rien, absolument rien.
— Et notez bien encore, continue Max-Dearly, que je ne considère nullement l’art du café-concert comme un art inférieur. Le peuple a besoin du café-concert. Après les lourdes journées de vie intense, après le peinement des heures laborieuses, il apporte à la foule avide de se détendre, du bouffon, de l'imprévu, du rire débordant, il lui apporte entre deux farces l'attendrissement d'une romance, que toutes les lèvres fredonnent, et le peuple aime cela, parce que c'est l'écho même de sa vie.
— En ce qui me concerne, je ne regrette rien. J'ai tiré du théâtre mes meilleurs effets. Et cependant, voyez-vous, je ne me rappelle jamais sans une émotion sincère le temps où je jouais dans la troupe des Loris-Loris et mes danses à la Scala avec Elise de Vère...
C'était le bon temps !
(Cyril Berger, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
LES CLASSIQUES DE LA CHANSON À L'EDEN-CONCERT
Entre les années 1890 et 1896, il y avait foule, le vendredi, boulevard Sébastopol, près du Châtelet, devant la longue façade vitrée de l’Eden-Concert, qui a disparu.
On venait aux Vendredis de la Chanson classique. Ces soirs-là, on n'entendait que de petits chefs-d'œuvre, les Chansons classiques. C'était une entreprise de réhabilitation de la chanson populaire, que jadis Tyrtée et Anacréon couronnèrent de guirlandes choisies. L'idée venait à la fois de la directrice, Mme Castellano, et du chanteur Villé, qui se fit dans ce genre une réputation méritée. Francisque Sarcey l'avait pris en grande estime, et lui consacrait souvent une place dans ses feuilletons du Temps. Celui-ci était un fidèle habitué des Vendredis de l'Eden, il y trouvait un plaisir à la fois littéraire et populaire : il s’en délectait, et il le disait à qui voulait l'entendre. Quand Ibels dessina la couverture du Café-Concert, le livre de Georges Montorgueil illustré par lui et H. de Toulouse-Lautrec, il eut soin d'asseoir au premier plan, dans la salle du café-concert, près du garçon en tablier blanc, et derrière le chef d'orchestre, l'épaisse silhouette et le crâne rond de l'oncle Sarcey.
Il fallait entendre Villé et Mme Villé-Dora chanter le joli duo :
C'est pas ça qui nous empêchera
D'être heureux en ménage.
C'était délicieux. Villé, trop oublié dans les monographies antérieures du Café-Concert, et celle de Maurice Vaucaire du Paris Illustré de 1886 et celle de la Revue Encyclopédique de 1895, et celle du Monde Moderne qui le nomma en 1896, a droit à une place ici, pour avoir vulgarisé ces chefs-d'œuvre : les Bœufs, ou les Sapins ou les Cerises, ou Mère Jeanne de ce grand rêveur humanitaire que fut Pierre Dupont, les chansons de Béranger, de Darcier, de Désaugiers, Bérat, Nadaud.
Il convient de signaler cette belle et courte période de la Chanson de Café-Concert. Elle fut honorable, mais restreinte et à peu près stérile. La tentative de Villé fut louable. Elle n'était pas nouvelle. Bien souvent on a tenté de rénover la Chanson et de susciter des talents dans ce genre. En 1875, le directeur de l'Eldorado, Paul Renard, s'était voué à cette tâche. Il avait ouvert un concours.
On mentionne Georges Clerc pour son Petit Mendiant et Catulle Mendès pour sa Nationale. Ville prit le meilleur parti, non d'ouvrir un concours, mais de provoquer l’émulation et de stimuler l'activité par l'exemple.
Edmond Teulet s'est aussi consacré à cette entreprise de régénération, à laquelle on n'a pas renoncé, car je viens de recevoir un appel d'une association en formation : « la Jeune Chanson » pour favoriser chez les jeunes « tant par la composition personnelle que par l'interprétation des œuvres des Maîtres l'essor de la Bonne Chanson Littéraire. » Souhaitons- lui bon vent !
Il ne faut ni trop attendre des Sociétés, ni trop leur demander. Leur œuvre est utile, leur action est bornée. Ouvrez l'ouvrage en deux volumes de Dinaux, les Société Badines, Bachiques, Chantantes ; il en cite une centaine : Sociétés des Joyeux, Enfants d'Apollon, Amis de la Goguette, Troubadours Modernes, les Lanturelus, les Ménestrels, les Frères d’Apollon, sans oublier le Caveau ; et il faudrait ajouter le Cercle Pierre-Dupont de Jean Aicard, la Société de Gustave Charpentier, la Linotte, la Fauvette, le Sansonnet, les Grillons, le Caveau lyonnais de Mme Amel et Ernest Chebroux, toute la liste dressée par Droux.
Combien j'ai plus de foi dans le chansonnier solitaire qui, dans son coin, éprouve à la fois un sentiment humain et le besoin de le chanter.
Il n'a pas le verbe d'un Pindare ou d'un Lamartine, mais il est lui aussi, le poète lyrique qui porte en lui une parcelle de la grande âme humaine. Sa chanson volera sur les lèvres des hommes et surnagera sur l'abîme des temps parce qu'il aura été un instant le porte-parole des foules, qui reconnaîtront dans son œuvre modeste leur propre sentiment traduit et chanté.
Ils sont un million d'hommes, oisifs, incertains de la minute qui va suivre, l'amour ouvre sur eux ses grandes ailes palpitantes, la femme hante de son sourire leurs rêves, que scandent les explosions ; un poète se trouve qui exprime tout cela, et tous ils répètent Madelon, et chantent ce vers que Musset eût aimé :
Ce n'est que Madelon, mais pour nous c'est l'amour !
(Léo Claretie, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
LA GOGUETTE
Le spirituel, érudit et brillant causeur Maussa, que, par une matinée froide et pluvieuse de janvier dernier, les fervents amis de notre petite mise ont, le deuil au cœur, conduit au champ du repos, commençait, il y a quelque temps, par cette question, une conférence sur la Goguette et les goguettiers :
« Qu'est-ce qu'une goguette, ou plutôt qu'était-ce qu'une goguette ? car la goguette a pour ainsi dire disparu, en tant qu'institution tout au moins. »
Nous trouvons une première réponse à celte demande dans le Larousse qui nous apprend que ce nom est donné à Paris à des sociétés chantantes tenant leurs Séances dans des cabarets, et nous en découvrons une seconde dans la curieuse étude publiée, en 1873, par l'auteur des populaires Bottes de Bastien, le fantaisiste, sentimental et charmant poète-chansonnier Eugène Imbert, secrétaire au parquet de la Cour des Comptes :
« Partout, écrit-il, ou plusieurs personnes des deux sexes se réunissent périodiquement pour chanter, il y a goguette. »
Parmi les écrivains ayant approfondi le sujet, et dont le nombre est fâcheusement assez restreint, car la vie des goguettes est un élément de petite histoire, certains font remonter leur origine à la Restauration.
Cependant, il est avéré que l'une d'elles, et non des moins célèbres : les Bergers de Syracuse, fut fondée en 1804 par un poète, oublié aujourd'hui : Pierre Colau.
Ces bons bergers étaient une vingtaine qui se réunissaient à Ménilmontant, au bord d'un sourcelet pompeusement dénommé la Fontaine d'Aréthuse.
Si nous en croyons Georges de Dubor, qui consacra dans la Revue Bleue du 8 juin 1907 un très intéressant article à cette mère des goguettes, les Bergers de Syracuse avaient adopté ce nom en souvenir de Théocrite, qui vit le jour dans la grande ville sicilienne et composa une chanson émouvante sur la mort d'Adonis.
Les agapes de nos modernes syracusains étaient mensuelles, mais, chaque année, au mois de juillet, leur président, qu'ils appelaient respectueusement le grand Pasteur, les conviait à une fêle solennelle, où chaque berger se rendait avec sa bergère, élégamment parée de rubans aux couleurs de l'élu.
Cette goguette dut avoir une vie prospère et longue, car Gérard de Nerval, dans ses Promenades et souvenirs, rappelle qu'il en fit partie et raconte qu'à l'ouverture de chaque séance, le président portait ce toast :
« Aux Polonais !... et à ces dames ! »
C'est encore dans les Nuits d'octobre, du délicieux poète des Elégies Nationales, que nous pouvons lire la relation de sa visite au Bal des Chiens situé rue Saint-Honoré.
« Une affiche bizarre, dit-il, attira notre attention. Le règlement d'une goguette était affiché dans la salle :
Société Lyrique des Troubadours
BUKY, Président. — BEAUVAIS, maître des chants, etc..
ARTICLE PREMIER. — Toutes chansons politiques ou atteignant la religion ou les mœurs sont formellement interdites.
ART. 2. — Les échos ne seront accordés que lorsque le président le jugera convenable.
ART. 3. — Toute personne se présentant en état de troubler l'ordre de la soirée, l'entrée lui en sera refusée.
ART. 4. — Toute personne qui aurait troublé l'ordre, qui, après deux avertissements dans la soirée, n'en tiendra pas compte, sera priée de sortir immédiatement.
Approuvé, etc.
Nous trouvons ces dispositions fort sages. mais la Société lyrique des Troubadours, si bien placée en face de l'ancien Athénée, ne se réunit pas ce soir-là. Une autre goguette existait dans une autre cour du quartier — quatre lanternes mauresques annonçaient la porté surmontée d'une équerre dorée.
Un contrôleur nous prié de déposer le montant d'une chopine (six sous) et l'on arrive au premier, où derrière la porte se rencontre le chef d'ordre.
— Etes-vous du bâtiment ? nous dit-il. — Oui, nuits sommes du bâtiment, répondit mon ami.
Ils se firent les attouchements obligés et nous pûmes entrer dans la salle.
Le chef d'ordre nous fit asseoir à une table d'où nous pûmes admirer trois commissaires majestueux siégeant au bureau. Chacun avait devant soi sa sonnette et le président frappa trois coups avec le marteau consacré.
La mère des compagnons était assise au pied du bureau.
— Mes petits amis, dit le président, notre ami *** va chanter une nouvelle composition intitulée : la Feuille de Saule.
La chanson n'était pas plus mauvaise, que bien d'autres. Elle imitait faiblement le genre Pierre Dupont.
Celui qui la chantait était un beau jeune homme aux longs cheveux noirs, si abondants, qu'il avait dû s'entourer la tête d'un cordon, afin de les maintenir ; il avait une voix douce, parfaitement timbrée, et les applaudissements furent doubles pour l'auteur et pour le chanteur.
Le président réclama l'indulgence pour une demoiselle dont le premier essai allait se produire devant les amis.
Ayant frappé les trois coups, il se recueillit et, au milieu du plus complet silence, on entendit une voix jeune, encore imprégnée des rudesses du premier âge. L'éducation classique n'avait pas gâté cette fraîcheur d'intonation, cette pureté d'organe, cette parole émue et vibrante qui n'appartiennent qu'aux talents vierges encore des leçons du Conservatoire. »
Lacenaire, le grand criminel qui avait la prétention d'être écrivain et poète — n'a-t-on pas publié sous son nom des Mémoires, des révélations et des poèmes ? — était un client fidèle du Bal des Chiens. Les jours de goguette, lorsque quelque chanteur hors ligne devait se faire entendre, il ne manquait pas de se faufiler dans la salle de la Société des Troubadours, à l'étage au dessus, pour applaudir l'étoile du lieu.
Il y avait les petites et les grandes goguettes, les goguettes sans piano et les goguettes à piano.
Mais les plaintes des tenanciers de cafés-chantants, furieux de la concurrence, firent fermer ces dernières, et les malheureuses goguettes, sans domicile fixe, obligées de courir de salle en salle, d'éviter la périodicité et de fuir le guet, devinrent balladeuses.
Gustave Leroy, l'auteur de la Petite Javotte, fut l'organisateur de la première de ces compagnies errantes.
« Dans ces réunions, nous apprend Eugène Imbert, qu'elles soient balladeuses ou sédentaires, clandestines ou autorisées, le public arrive assez tard, vers huit heures au plus tard, un à un, à de longs intervalles. Les habitués d'abord, les fidèles, les piliers de l’endroit. Ensuite les visiteurs inconstants ; puis les curieux. Quant aux auteurs, les demi-dieux de ces temples suburbains, ils n'ont pas d'heure ; de ce côté, au moins, ils ressemblent aux braves. Ils n'ont pas non plus de goguette attitrée. Ils voltigent, de-çà de-là, sans s'arrêter nulle part, que le temps de pousser leur cri. C'est le terme consacré. »
A titre de simple curiosité, voici quelques noms de goguettes du siècle dernier, sans ordre chronologique ni classement par importance, que nous puisons dans un numéro d'octobre 1844 du Journal l'Atelier : le Caveau, la Lice Chansonnière, les Amis de la Pipe, les Ramusiens, les Indépendants de la Table-Ronde, les Insectes, les Triboulets, les Ménestrels, les Ermites du Pré-aux-Clercs, les Animaux, les Amis de la Treille, les Joyeux Amis des Dames, les Enfants de la Gaîté, les Enfants de l'Entonnoir, les Bons Diables, les Braillards, les Grognards, les Enfants du désert, les Infernaux, les Francs Canonniers, le Sacrifice d'Abraham, les Epicuriens, etc., etc.
Tous ces joyeux amis de la gaîté, de la treille, de la pipe, de la vigne, des dames, aimaient volontiers à se proclamer disciples d'Epicure.
Or, si nous nous en rapportons à Sénèque, le philosophe grec fut un des hommes les plus sobres de l'antiquité. « Mon corps, disait-il, est saturé de plaisir, quand j'ai du pain et de l'eau. »
Aussi fut-il, probablement en raison de sa sobriété, le seul des philosophes anciens qui osa se donner à lui-même le titre de « sage ».
Dumersan dans sa petite histoire de la Chanson Française, fixe à 480 le nombre des sociétés chantantes autorisées à Paris et dans la banlieue.
La province vit aussi fleurir la goguette, et Lyon, Rouen, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Saint-Etienne, eurent de talentueux chansonniers.
Jules Célès écrivait les lignes suivantes dans un journal paraissant à Lyon, à l'époque de l'Empire, sous ce titre : le Refusé :
« La goguette est bien antérieure aux calés-concerts. Elle existe depuis le premier chansonnier. C'est le désir de se faire entendre en public qui provoqua sa naissance.
Le Caveau de Paris, cette pépinière du rire, ne fut d'abord qu'une goguette.
Et l'ancien Caveau Lyonnais n'était, lui aussi, qu'une simple goguette.
Son siège était à la Croix-Rousse, dans la rue Perrot, je crois.
Comme à présent, on se réunissait le dimanche dans un bouchon, où n'entrait pas qui voulait, et comme à présent aussi, quiconque savait chanter était admis à se faire entendre.
Ces concerts du pauvre sont restés depuis ce qu'ils étaient alors, excessivement gais, instructifs parfois, honnêtes toujours.
À une réunion des Amis de la Chanson, goguette où le hasard m'avait introduit, j'ai entendu plusieurs productions locales : Ainsi parlait le Christ, de René Bidaud ; Fillette et Feuillette, de Célestin Gauthier ; la Chanson de la soie et les Pins, de Pierre Dupont ; enfin une parodie grimée : le Vieux Canut du Gourguillon. »
Dans certaines goguettes, pour les occasions solennelles, les soirs de concours d'auteurs, par exemple, la Présidence était réservée aux dames.
Une vice-présidente, une secrétaire et une maîtresse des chants complétaient le bureau.
Ces fonctions étaient fort recherchées ; que de compétitions, que d'intrigues, que de déchirements pour la conquête de ces modestes fauteuils !
La goguette eut ses journaux : le Mormus, l'Echo lyrique, la Muse Gauloise, le Divan, la Chanson illustrée, l'Etoile, et ses historiographes : L.-A. Berthaud (les Français peints par eux-mêmes ; rubrique : le goguettier) ; Nicolas Brazier (Histoire des petits Théâtres de Paris ; rubrique : les sociétés chantantes) ; Eugène Baillet (Paris-Chansons, Intermédiaire des chercheurs et des curieux ; fragments de l'Histoire de la goguette) ; Eugène Imbert (La goguette et les goguettiers).
Le sceptre de la goguette fut porté de 1818 à 1831 par Emile Debraux, l’auteur de Fanfan-la-Tulipe et de Dis-moi, soldat, t'en souviens-tu ?
C'était un joyeux vivant qui eut une grande influence sur le peuple.
Béranger lui consacra une chanson dont voici un court extrait :
Cet enfant qui, gai, jusqu'à faire envie,
En étourdi vers le plaisir poussé,
Pouffait de rire à voir couler sa vie
Comme le vin d'un tonneau défoncé…
Hégésippe Moreau, le mélancolique poète du Myosotis, créa à la goguette des Infernaux, sa délicieuse chanson la Fermière qui suffit, avec la Voulzie, à assurer sa mémoire.
Le président de cette goguette ouvrait la séance par un toast, et les convives buvaient et trinquaient à l'espoir que la plus franche gaîté allait régner dans l'enfer.
Charles Gille, ouvrier coupeur en corsets et chansonnier notoire, fonda et présida la goguette des Animaux et la Ménagerie.
Chez les Animaux, on laissait à la porte son nom de famille pour ne répondre qu'à son nom de bête. On commençait à chanter dès que treize animaux étaient réunis. Un chien ou un chat, dans la salle, comptait dans ce nombre treize. Les visiteurs se nommaient des rossignols et les visiteuses des fauvettes.
Pour faire applaudir les chansons, ces mots retentissaient dans le cabaret :
« Animaux, à nous les pattes ! »
Charles Gille dont le nom de bête était le moucheron, était un chansonnier des rues.
Ses chansons les plus connues sont : le Vengeur, la 32e Demi-Brigade, le Bataillon de la Moselle, le Cabaret de Ramponeau, Allez cueillir des bluets dans les blés. En 1856, il se suicida, après le refus par le Théâtre-Français de sa comédie en vers : le Barbier de Pézenas.
La Goguette, et en particulier la Lice Chansonnière, seule survivante d'une époque disparue, fut, concurremment avec le Caveau, le berceau de tous les refrains de nos aïeux.
Désaugiers et Béranger la fréquentaient peu, mais Nadaud et Dupont ne la dédaignaient point. Parmi les goguettières réputées, nous pouvons citer : Antoinette Quarré, la lingère de Dijon, Renée Garde, la couturière d'Aix, Rose Hurel, la servante de Lisieux, Elie Deleschaux, la fleuriste parisienne et Elisa Fleury, la brodeuse.
Ces deux dernières triomphèrent à la Goguette. Elie Deleschaux (Madame Elie) connut le succès avec Maman Bonaventure, Pomme et raisin, Ni jamais ni toujours ; elle était née à Paris en 1824.
Elisa Fleury, son aînée de 30 ans, comme elle Parisienne, était par sa mère petite-fille de Vadé. Elisa Fleury, mordante, ironique, spirituelle, hérita de son grand-père la verve caustique et le caractère enjoué.
Un de ses plus grands succès, le Réveil-matin, agrémenté d'une musique alerte de Paul Henrion, eut une grande vogue.
Au nombre des goguettiers célèbres, nous comptons le graveur Colmane avec ses couplets endiablés : Quel cochon d'enfant !, Une maison tranquille, Un nez culotté ; — l'ouvrier brossier Gustave Leroy avec ses Soldats du désespoir ; — l'ouvrier bijoutier Eugène Baillet, dont la Religieuse et Ma voisine connurent un éclatant succès ; — Jules Jeannin, surnommé Bête en tout, auteur de Mariez-vous donc ; Berthier, qui se conserve pour sa femme et de cent autres chansons ; — Eugène Imbert, de son vrai nom Alphonse Monet de Maubois ; — le comptable Drappier, le chansonnier des Filles de marbre ; — le marin René Ponsard, le poète de la Barque volée ; — l'horloger Festeau, l'auteur abondant des Ephémères, des Roturières et des Plébéiennes ; — Charles Vincent, Gustave Mathieu et son Jean Raisin, les frères Dalès ; — Henri Murger ; Vatinel ; Desrousseaux et son P'tit Quinquin ; — l'emballeur Eugène Pottier, le chantre de l'Internationale ; le commis d'architecte J.-B. Clément, le tendre poète du Temps des cerises ; — Supernant et ses Grillons ; — Rabineau, le père des Filles du hasard ; — l'imprimeur Barillot et son Bonhomme Chopine ; — Nadot et son Vieux Farceur ; — Pierre Lachambaudie, chansonnier et fabuliste ; — Porte ; le comptable Hippolyte Ryon ; — Ernest Chebroux, le fidèle ami et exécuteur testamentaire de Nadaud ; — Edouard Hachin, Barateau et sa Jenny l'ouvrière ; — Plouvier ; Edouard Legentil ; — Camille Soubise ; Dominique Flachat et sa Pipe ; — Goizet, l'homme-dictionnaire ; — Paul Avenel, avec son Pied qui remue ; — Jules Moinaux, le père de notre Courteline ; Jules Jouy, le chansonnier puissant de la Terre, de la Veuve, etc.
Mais la liste pour être complète serait trop longue, il nous faut abréger pour citer parmi les compositeurs qui soulignèrent de leurs mélodies gracieuses ou de leurs flonflons joyeux les vers tendres, sarcastiques, mélancoliques, sévères ou héroïques de ces poètes qui ont nom : Loïsa Puget, Joseph Darcier, Paul Henrion, Tac Coen, Claude Villers, Théolier, Ben Tayoux, Adolphe Vaudry, Etienne Arnaud, Louis Abadie, Laurent Léon, Henri Chateau, etc., etc.
Là Goguette est-elle morte ? Le Cabaret l'a t-il détrônée ?
Celles qui florissaient avant la guerre se réveilleront-elles après un long sommeil de près de cinq années ?
Quel était leur nombre ? Quelle était leur importance ? Quels étaient leurs fidèles poètes, chansonniers et musiciens ?
Questions nombreuses ! et pour y répondre nous nous proposons d'étudier toutes ces questions dans un article ultérieur.
Mais ce que nous pouvons, en toute assurance, répéter après Béranger et Dumersan, c'est que les sociétés chantantes changent de nom, changent de forme, mais ne meurent jamais chez nous parce que la Chanson tient essentiellement à notre sol et à nos mœurs ; c'est une plante indigène que rien ne pourra déraciner. La chanson, c'est notre vie passée... Une chanson, c'est une toute petite chose ; soit, mais cette chose s'appelle la jeunesse ! Comprenez-vous toute la valeur de ce mot ? La jeunesse, mais ce sont tous nos espoirs, tous nos chagrins, toutes nos peines, toutes nos joies, et cela nous ne pouvons pas l'oublier, nous ne l'oublierons jamais.
La chanson, mais c'est toute la France !
Le Français chante en tous lieux et en tous temps, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; et n'est-ce pas à lui que semble s'appliquer cette jolie chanson arabe, si poétiquement traduite par notre ami Chekri-Granem :
Ah ! chanter fut toujours ma seule et grande envie !
Chanter, c'est vrai, cela remplit toute une vie !
Chanter, c'est mettre en un collier
Les mots que l'on craint d'oublier
Ou perdre en route.
On s'en pare le cou, le front,
Et le bruit cristallin qu'ils font
Le cœur l'écoute !
Le cœur l'écoute et rajeunit,
Et, tout en pleurant, il bénit,
Touche, caresse
Le précieux collier des mots
Qui pour lui sont autant d'échos
De sa jeunesse !
(Xavier Privas, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
LES BEUGLANTS
Dans ce petit beuglant de quartier où je vais souvent m'asseoir au poulailler, entre les deux « cerises » réglementaires de mes voisins, j'ose avouer que les vedettes en chaussettes roses ont, comme on dit, moins de jus que la plupart des spectateurs.
O ! petit beuglant sans chichis ni publicité ! Paradis vieillot qui tient, pour son luxe, de la salle d'attente en province, dans les gares, et de l'antichambre ministérielle (encore plus « province » qu'il n'est possible !) de la studieuse rive gauche ! La rampe s'allume... M. Janin, le pianiste, ajuste son lorgnon. Chansons des rues... chansons plaintives... Il n'en faut pas plus pour provoquer dans la salle ce frémissement nuancé qui ondoie sur la foule comme une lumière. Près de moi, l'élégant voyou des faubourgs retire sa casquette. Des paumes de ses deux mains arrangeant sa coiffure, il attend qu'on lève le rideau pour apprécier la malheureuse gommeuse dont nos pères ont fait leurs délices. Cette dame montre ses jambes.
— Bien balancé ! dit une voix.
Je ne sais si c'est du couplet inintelligible ou des jambes dont il s'agit, mais cela n'a point d'importance, et l’élégant voyou dont parfois je heurte le coude du mien, se retourne :
— Est-c' pas ?
Comment ne point partager son avis ? J'admire la chemise noire qui, boutonnée sur le côté prête à mon voisin cet air « cycliste » qui tombe les gigolettes, la bouche, les yeux, la manière animale de sourire et la « boule » impeccables des cheveux. Il n'est point seul. MM. les amis et leurs épouses, jeunes personnes sans artifices, partagent d'aussi nobles réjouissances.
Derrière, sur les gradins, l'ouvrier du samedi — pour qui Mayol a créé : Viens poupoule ! — réserve ses applaudissements pour le baryton des grands airs. Sa bourgeoise écoute, comme on prie. Il y a aussi le type en chapeau melon, qui toussote entre les couplets, sa pâle amie dans des lainages, de mouvants avortons, le cipal de service et, quelquefois, drapée dans une dignité sans raideur, la demi-mondaine aux joues peintes qui conduit sa vieille mère au spectacle.
Il n'est rien que j'aime tant que le poulailler des caf'-conc' parisiens. L'humidité qui perle sur la paroi des murs, la chaleur du gaz, l’épaisse fumée qui s’écràse au plafond et cette suave odeur de mandarine qui révèle, comme à distance, la présence des filles rousses, ont un charme dont on ne perd pas vue le souvenir. Rappelez-vous l'escalier de bois qui conduit à ces places étonnantes d'où l'on voit s'agiter le grouillement de la salle, les portes à soufflet, les corridors où tout bruit se prolonge et les gens que l'on y rencontre. Vous avez déjà, vu ces visages. Mais ils n'avaient point cet air d'innocence où le don de soi-même ajoute je ne sais quelle ardeur à la moindre expression. Ils ne respiraient point la vie libre du plaisir et la jeunesse qui pouvait rayonner d'eux n'était pas celle qui rend, ici, parfois jolies les plus banales créatures.
C'est au bar, durant l'entr'acte, qu'on perçoit mieux quelles différences séparent les habitués des fauteuils de ceux du poulailler. Voici les connaisseurs des loges à dix-neuf francs vingt-cinq, des gens épais et satisfaits. Voici les melons beige, le gilet blanc, les guêtres tachées de boue, et le monocle qui vous prend, dans l'œil de certains gros Messieurs, des manières de pièce de cent sous.
Mon voisin d'en haut, dans sa chemise noire, est plus sympathique. S'il veut boire, il annonce : Un glass ! et, pour s'amuser : Une paille ! Pour lui seul et ses semblables, l'atroce musiquette des tziganes en civil est un art dont il goûte la verdeur. Je l'observe. Il écoute gémir le violoncelle. Sa voix lui parle, et à la manière dont il pose sur la frêle épaule de sa compagne une main pesante, on le sent tout à son bonheur. Que lui fait la marchande de fleurs ? C'est à d'autres qu'elle vend ses violettes épuisées, son mimosa aux boules rétrécies et d'un jaune souffreteux, ses œillets trop ouverts... Il aime les fleurs volées « à la cambrousse », le dimanche, quand la bande des « poteaux » va s'offrir une friture, du vin blanc et des danses sans entraves. La demi-mondaine qui sort sa mère est aussi, là, chez elle et, chez lui, comme il peut, le type qui toussote, en regardant les bouteilles du bar. Mais le flic, qu'il soit n'importe où de service, reste toujours le flic, et le seul plaisir qu'il convoite est qu'on lui fou...iche la paix.
(Francis Carco, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
COMMENT ON MONTE UNE REVUE AU MUSIC-HALL
Autrefois, les revuistes allaient par deux, comme les sergents de ville et les moteurs d'un Caudron. C'étaient en quelque sorte le Caudron bi-auteurs.
Au printemps et à l'automne, ils étaient appelés dans les bureaux directoriaux pour y recevoir une commande. Chacun s'efforçait de dire du bien de son collaborateur.
— Vous savez, disait l'un en montrant l'autre... il est très fort pour les scènes comiques !
— Chacun son genre, répliquait l'autre, toi, tu ne crains personne pour la mise en scène.
Ainsi se perpétuaient la tradition d'une collaboration parfaite et la confiance des directeurs. Comme la chanson de Marinette, les revues avaient leur destin, et, quand elles ne faisaient plus le sou, les directeurs en montaient une autre.
Il y en avait de bonnes et de quelconques, mais, dans toutes, on constatait une unité de travail et de conception qui ne manquait pas d'un certain charme.
Durant des mois, on voyait le Tout-Paris élégant se ruer dans un bouis-bouis des boulevards extérieurs pour y applaudir des scènes ingénues et sincères, interprétées par des apprentis pleins de zèle. Paris n'était encore qu'un village et sa gaîté robuste s'accommodait volontiers d'un couplet bien envoyé aux accords douteux des crins-crins.
Aujourd'hui la revue « de chez nous » s'est réfugiée dans les cabarets et les petits théâtres du Boulevard. Paris-Babel a ses exigences. Il faut à ses visiteurs la magie puissante de la mise en scène, le rythme poivré de la musique américaine et des scènes comiques à haute tension, interprétées par des vedettes de grand talent dont la publicité dépasse celle du Globéol, du Pagéol et de l'Urodonal.
C'est pourquoi, avant toutes choses, les directeurs se préoccupent d'abord d'engager leurs étoiles. Quand ils ont réuni leur constellation, ils mandent les auteurs qu’ils ont choisis et leur tiennent à peu près ce langage :
— Voilà mes enfants... Vous avez une affiche à tout casser. (Ici, selon les circonstances, Mistinguett, Gaby Deslys, Régina Flory, Jane Marnac, Spinelly, Dorville, Max Dearly, Dranem, Boucot, Morton, Raimu, etc..) (Voir les colonnes Moriss.)
— Ce n'est pas tout continue le manager, j'attends une troupe de trente-huit nègres comiques, acrobatiques et loufoques. Un japonais phénoménal qui fait une omelette sur un fil tendu au-dessus du public. J'ai engagé le « bilboquet humain » sketch sensationnel interprété par une femme du monde et un lutteur très connu.
Quarante-huit girls arrivent de Londres en aérobus. On m'a promis une troupe de pingouins mélomanes qui pleurent en mesure dès qu'on leur joue une valse lente. La commère ne chante pas, mais elle est ventriloque. Le compère jongle en chantant la tyrolienne. Vous le voyez, je ne vous ai rien refusé et j'espère que vous me sortirez quelque chose de bien gratiné.
Personne ne proteste et l’on se met au travail.
Le music-hall semble durant les après-midi, une vaste fourmilière.
La scène est prise d'assaut par le « producer » et son maître de ballet. Malheur à qui ose y risquer un pied sacrilège. Il en est chassé par les gestes désespérés du « stage-manager » qui s'arrache les cheveux dès que l'on ose troubler ses combinaisons chorégraphiques. C'est un tyran enroué qui jure et sacre en anglais, chaque fois que le troupeau automatique de ses girls rate un mouvement ou une pirouette.
Près de lui, le chef d'orchestre renfrogné et neurasthénique attend patiemment l’occasion de caser sa propre musique dans la partition encore incomplète. Un pianiste décoloré par une lampe aveuglante ressasse cent fois les mêmes motifs avec une patience de forçat. Fuyons ces gens opiniâtres, base héroïque au succès futur.
Des voix montent du promenoir. Dans un coin, le comique et la divette répètent leur scène principale sous l'œil inquiet des auteurs. La divette a les traits tirés, les yeux mauvais : elle est harassée. Chaque matin, elle répète quatre ou cinq numéros de danse. Après déjeuner, elle court les bottiers, les modistes et les costumiers. L’après-midi, elle apprend ses couplets comme un perroquet douloureux, car elle sait tout excepté le solfège. Aussi, quand vient l'heure de répéter avec son partenaire elle est d'une humeur épouvantable. Le comique est bon enfant, il encaisse les bourrades et les mauvais compliments.
La gloire de donner la réplique à l'irascible vedette met du baume sur les blessures de son amour-propre. Mais, brusquement, il perd patience pour un reproche futile et se met à bondir comme un mouton enragé.
Disputes, menaces, on se flanque les rôles à la tête, c'est l'irréparable. Le directeur accourt au pas de charge et s'explique bruyamment avec les auteurs qu'il rend responsables de l'incident. Pendant cette scène, un piano gémit dans le hall voisin où quarante choristes apprennent les paroles du final. C'est un tohu-bohu indescriptible. Il semble que l'on n'en finira jamais et que tout va sombrer dans le vacarme définitif.
Les jours passent. Aucune éclaircie dans cette tempête quotidienne. Au contraire, l'orage reçoit du renfort. Les premiers décors arrivent, et des machinistes rébarbatifs hurlent et frappent comme des possédés. On ne rencontre plus que des visages révulsés par le doute et la rancœur. Les auteurs errent dans cet enfer, résignés à tout et ne souhaitant plus que la délivrance.
C'est le chaos. Les trente-cinq tableaux de la revue semblent un puzzle grotesque dont on ne pourra jamais assembler les morceaux. Des catastrophes surgissent. Les Pingouins mélomanes sont en panne à Djibouti, à moitié décimés par la dysenterie. Le bilboquet humain est interdit par la censure. La commère ventriloque a fait une fausse couche. Seuls, les trente-huit nègres sont arrivés quinze jours trop tôt et ils coûtent 800 francs par jour. Le directeur ne vient plus. La vue de ces nègres dispendieux le met en fureur.
***
— On répète à l'italienne !
— Pas possible !
— Mais si. Le chef a fini son orchestration. Il est à son pupitre, tout frais, tout propre. Le matin, il a pris un bain de vapeur. Il s'est pesé et a constaté qu'il a maigri de 10 kilos.
Il rayonne dans l'orgueil de cet holocauste. Il attaque l'ouverture. La salle vide s'emplit d'harmonie. Quelque chose de nouveau et d'officiel frémit dans les cintres. Des ondes victorieuses s'infiltrent dans les cou loirs et dans les loges. Toute la troupe s'installe à l’avant-scène, on répète.
La scène est arrosée et balayée comme une école. On est là, tout rajeuni, comme des gosses. On s'aime bien tout de même et l'on respire avec joie l'odeur discutable des décors tout frais peints.
Et puis c'est la répétition générale. Ah ! vous savez la fameuse répétition générale avec messieurs les critiques, les courriéristes, les bons confrères, les camarades des théâtres d'à-côté. Ils sont venus avec la secrète intention de « débiner ». Mais tout marche bien, le patron est content, il y a du champagne pour toute la troupe.
Le directeur, le producer, les vedettes, les auteurs, le chef d'orchestre, le maître de ballet, les décorateurs, les costumiers, les bottiers, le régisseur sont invités à dîner par le commanditaire. Tout le monde rit et parle fort, sauf le maître de ballet qui est de plus en plus enroué.
Chacun s'attribue modestement sa petite part du succès.
— Hein, dit le directeur, croyez-vous qu'ils ont fait de l'effet « mes nègres » ?
— Oui, dit le « producer »... Et « mon » final !
— Et mon sketch, clame la vedette.
— Et ma scène, ajoute le comique.
Et, quand tout le monde a parlé, le décorateur, qui est un ancien rapin de Montmartre, montre du doigt les deux auteurs éreintés et reconnaissants et conclut :
— Ces deux-là..., ils n'en ont pas foutu lourd !
(Lucien Boyer, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
Dessins de H.-P. Gassier.