PATRIOTISME ET CAFÉ-CONCERT
La Chanson patriotique née avec la Révolution française a pris son essor sur la scène des cafés chantants du Second Empire, alors que l'on commençait à parler sérieusement des possibilités d'un conflit franco-prussien. En 1869, Madame Bordas déclenchait l'enthousiasme des spectateurs en chantant le Rhin Allemand, poésie d'Alfred de Musset, mise en musique par Antonin Louis :
« Nous l'avons eu, votre Rhin allemand... !
Il a tenu dans notre verre !
Un couplet qu'on s'en va chantant
Efface-t-il la trace altière
Du pied de nos chevaux marquée dans votre sang ?
Nous l'avons eu, votre Rhin allemand ! »
Malgré son ton agressif, l'œuvre d'Alfred de Musset n'est pas une provocation mais une riposte.
Musset s'est contenté de répondre à Nicolas Becker, l'auteur d'un chant nationaliste allemand, qui avait fâcheusement impressionné M. Thiers en 1840. Becker s'était permis de comparer les français à des corbeaux avides :
« Ils ne l'auront pas le Rhin libre Allemand,
Quoiqu'ils le demandent dans leurs cris,
Comme des corbeaux avides... »
La Revue des Deux Mondes publia une réplique française : la Marseillaise de la Paix par M. de Lamartine. Le poème ne fut pas du goût du jeune Musset qui le déclara publiquement « trop timide » et c'est alors qu'il composa son Rhin Allemand.
Une première fois, Charles Delioux le mit en musique, cette expérience qui n'eut guère de succès est datée de 1852. Quatorze ans plus tard, Félicien David, l'auteur du Désert, tenta vainement sa chance.
Paul de Musset a prétendu qu'une cinquantaine de musiciens avaient été attirés par la poésie de son frère, mais le grand public ne se laissa séduire qu'en 1869 par la mélodie d'Antonin Louis, sans doute en raison du climat politique.
A l'Eldorado, à l’Alcazar, comme dans les plus modestes beuglants, le couplet patriotique figurait au programme. L'Hymne des Volontaires et Guerre aux Prussiens se chantaient en chœur jusque dans la rue. A l'Opéra, Devoyod faisait applaudir A la Frontière, nouvel hymne national sur une musique de Gounod.
Une étoile de la romance, Madame Chrétienno, renonça aux histoires d'amour pour apprendre des marches militaires.
En ces temps troublés, il était même superflu de savoir chanter. Un artiste inconnu, dépourvu de talent, Simon Max, fut porté en triomphe tous les soirs par des spectateurs enthousiastes parce qu'il chantait et mimait la Marseillaise de l'Internationale, médiocre chant guerrier composé par un marchand de chemises :
« Debout ! debout ! Français courons à nos frontières !
Il faut que les Prussiens engraissent nos ornières !... »
Pendant la guerre, à défaut de bonnes nouvelles des armées françaises, les parisiens pour se réconforter reprenaient en chœur des refrains victorieux « Chassons-les », « Dehors les Prussiens ! », « Hors de France ! », etc...
Quand les premiers obus ennemis tombèrent sur la Capitale, les grandes salles de concert furent transformées en ambulances, mais les Parisiens se pressaient encore dans les petits cafés chantants où les artistes quêtaient pour nos blessés dans des casques à pointe entre deux chansons patriotiques.
L'enthousiasme des paroliers, comme celui du public, furent mis en veilleuse par le départ précipité de la famille impériale. Il se réveilla avec la proclamation de la République. Les patriotes continuèrent à chanter, en dépit des misères du siège de Paris, du froid et de la faim et quand M. Thiers accepta l'armistice de Bismarck, ils répondirent par une chanson de protestation :
« Bismarck, nous n'en voulons pas... (bis)
Fiers de courir au combat...
Pour l'honneur et la Justice
Ah ! zut à ton Armistice ! »
Devant cette attitude héroïque, Monsieur Thiers fit déménager les services administratifs et abandonna Paris. Après la Commune, lorsque les vengeances politiques furent assouvies et la paix signée, la chanson reprit sa place. On lança Soyons Sérieux, qui est l'un des premiers chants de revanche :
« Et puisque nous courbons la tête
C'est le temps de bien réfléchir ..
Pour une revanche complète
Sachons préparer l'avenir »
Cette préparation à une revanche complète va devenir l'idée fixe des éditeurs de chansons. Mis en musique, les souvenirs de batailles, les appels déchirants des Alsaciens-Lorrains et les cris de haine contre les Prussiens vont entretenir à la fois le patriotisme des français et le mythe de l'ennemi héréditaire.
A la fin de l'année 1871, Lucien Fugère lançait sur la scène de Ba-Ta-Clan, l'immortel Régiment de Sambre et Meuse. Robert Planquette, auteur de la musique, dirigea lui-même l'orchestre devant une foule émue jusqu'aux larmes.
Les paroles firent le tour de France en quelques jours :
« Le choc fut semblable à la foudre
Ce fut un combat de géants
Ivres de gloire, ivres de poudre
Pour mourir, ils serraient les rangs ! »
Un nouveau style de chanson était né, les artistes de café-concert adoptèrent le répertoire patriotique. Une jeune chanteuse, convaincue de l'importance de sa mission, en fit sa spécialité. Elle s'appelait Amiati. Son succès extraordinaire, commencé en 1871, se poursuivit durant plus de dix ans.
Aux portes de l'Eldorado, les amateurs se battaient pour entendre Amiati : « une salle en délire, des yeux qui brillent, qui pleurent, des bras qui se tendent, frémissants.., c'est Amiati qui vient de chanter le Maître d'Ecole Alsacien... »
« C'est l'heure où l'on apprend à lire
Tous les enfants taisaient leur voix
Car le vieux maître vient de dire
Parlant la langue d'autrefois
Baissez la voix, mes chers petits
Parler français n'est plus permis
Aux petits enfants de l'Alsace ! »
Aux Ambassadeurs, qui venaient de faire leur réouverture, le public debout, applaudissait les Cuirassiers de Reichshoffen, hommage au courage malheureux, chanté par Gauthier. L'auteur des paroles, Monsieur Villemer, industriel de la chansonnette, organisa ensuite la production en série de couplets patriotiques d'une qualité discutable.
Il écrivit, entre autres, en collaboration avec Monsieur Delormel, une Tombe dans les blés. L'interprétation d'Amiati valut à cette dramatique évocation un énorme succès. Il s'agit d'un fait d'armes raconté par une fauvette d'un certain âge à une fauvette qui n'a pas connu les horreurs de la guerre... La vieille fauvette évoque le dernier combat d'un groupe de héros français auquel elle a assisté... « à l'ombre d'un buisson, sous l'aile de sa mère ».
Amiati créa le Violon brisé, si populaire que l'on se souvient encore de ce violoneux d'Alsace qui avait refusé d'interpréter les Hymnes prussiens. Et c'est encore à l'Eldorado qu'Amiati chanta pour la première fois l'inoubliable Clairon de Paul Déroulède, mis en musique par Emile André. Pendant dix ans, le public lui réclama tous les soirs cette chanson, inlassablement :
« Il est là, couché sur l'herbe,
Dédaignant, blessé superbe,
Tout espoir et tout secours,
Et sur sa lèvre sanglante,
Gardant sa trompette ardente,
Il sonne, il sonne toujours ! »
Les poésies de Déroulède, imposées dans les manuels scolaires, imprimés sur les protège-cahiers, avec ou sans musique, ont donné aux enfants de France le goût de l'uniforme, la haine de l'ennemi et le désir de combattre, à une époque où l'antimilitarisme se répandait dangereusement.
Paul Déroulède, auteur des Chants du Soldat, Président de la ligue des patriotes, mourut à l'âge de soixante-huit ans, au printemps de 1914. Celui que l'on avait surnommé le Chevalier de la Revanche n'a pas assisté à la réalisation de son rêve. L'influence des refrains patriotiques est indiscutable, elle fut déjà reconnue, de façon officielle, en 1873, Jules Simon, Ministre des Beaux-Arts, effarouché par la légèreté de certains couplets chantés dans les cafés-concerts, demanda la fermeture de « ces établissements qui distribuent et vendent le poison ». Il lui fut simplement répondu que « les Français avaient retrouvé l'amour de la Patrie au café-concert ! » Et l'affaire fut classée. On peut, à la rigueur, reprocher à quelques auteurs d'avoir commercialisé le frisson patriotique, mais il ne faut pas oublier que l'une de nos plus glorieuses marches militaires, Alsace et Lorraine, a été lancée sur la scène des Ambassadeurs, en mai 1873, par Marie Chrétienno :
« Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine
Et, malgré vous, nous resterons français !
Vous avez pu germaniser la plaine
Mais notre cœur, vous ne l'aurez jamais ! »
Cette chanson, dont les paroles sont encore de Villemer secondé par H. Nazet, sur une musique de Ben Tayoux, a été rééditée, avec une couverture attrayante, en 1939, dans d'autres circonstances.
Ces circonstances ont une importance considérable ; une chanson comme C'est un oiseau qui vient de France, fait sourire aujourd'hui les clients des cabarets dits « intellectuels » de la Rive gauche, alors qu'elle faisait pleurer les spectateurs lorsque Lucy Durié la chantait à l'Eldorado :
« Les cœurs palpitaient d'espérance
Et la belle dit aux soldats
Sentinelles, ne tirez pas !
C'est un oiseau qui vient de France ! »
Villemer, inépuisable, composa également le Rossignol de la Revanche, tué, lui aussi par une sentinelle ennemie, puis le Fils de l'Allemand, hommage à la Lorraine qui refuse de nourrir le bébé d'un ennemi sous le prétexte que sa mamelle est française. Ne riez pas ! C'est un malentendu. Il convient de replacer ce répertoire dans son climat pour lui rendre sa signification. Paulus, témoin impartial, nous y invite : « Ceux qui ont blagué le patriotisme des cafés-concerts n'ont pas assisté à ces soirées, au lendemain de la défaite, où les couplets douloureux, vengeurs, chantant l'espérance, trouvaient un écho dans tous les cœurs en deuil ».
Pour la même raison, il faut respecter Théodore Botrel qui, emporté par le vent patriotique venu du front, composa Rosalie, hommage à la baïonnette de nos soldats, « La Reine des Batailles ! » Rosalie est une chanson-marche dans laquelle, tout comme à la guerre, se mêlent le sang et le vin :
« Au mitan de la bataille
Elle perce, pique et taille,
Verse à boire !
Pare en tête et pointe à fond
Buvons donc !...
Nous avons soif de vengeance
Rosalie, verse à la France,
Verse à boire !
De la gloire à pleins bidons
Buvons donc ! »
Théodore Botrel se prétendait « le petit sergent de Déroulède ». La tradition du chant patriotique au café-concert s'est maintenue, Verdun on ne passe pas ! fut créée en 1916 par Bérard sur les scènes des derniers caf'-conc' parisiens et en 1918, c'est Maurice Chevalier qui lança au Casino de Paris le chant d'allégresse de Lucien Boyer et Borel-Clerc, la Madelon de la Victoire :
« Après quatre ans d'espérance
Tous les peuples alliés
Avec les poilus de France
Font des moissons de laurier.
Et qui préside la fête ?
La joyeuse Madelon
Dans la plus humble guinguette
On entend cette chanson
Ohé Madelon
A boire et du bon !
Madelon, emplis mon verre... »
texte de 1968 signé
pour le disque de Gustave Botiaux