LE MUSIC-HALL - QUELQUES VEDETTES
La chanson. — A côté de ces disques des bonnes vieilles opérettes, enregistrés par les procédés nouveaux, les catalogues nous offrent ce que M. Charles Wolff nomme fort justement, en son utile répertoire, « les Archives du Music-hall et de la Chanson » (1). A vrai dire, si nous pouvons aujourd'hui encore entendre quantité de voix éteintes qui jadis attirèrent les foules au café-concert (qui ne s'appelait pas encore music-hall, et qui n'avait d'autre raison d'exister que le « tour de chant »), c'est à M. Ch. Wolff précisément que nous le devons, puisque c'est son intervention qui fit maintenir aux catalogues ces vieux disques que les firmes jugeaient d'un intérêt périmé.
(1) Disques. Répertoire critique du phonographe, par Charles Wolff (éd. Bernard Grasset, 1929).
Cela n'est point sans intérêt, bien au contraire, de pouvoir se faire une opinion de auditu sur tel ou tel artiste d'il y a quarante ans : cela montre d'abord que le phonographe possède déjà de beaux états de service. Et puis, on a dit un peu tôt — car ce n'était qu'une fausse nouvelle — que la chanson était morte, que ce genre « éminemment français » était tué par les revues à grand spectacle et par les « music-halls » consacrés aux « variétés » anglo-américaines. Il faut croire que la chansonnette portait en elle une force que sa légèreté ne faisait pas prévoir ; moribonde, en effet, lorsque le « tour de chant » disparut du café-concert, adapté aux mœurs cosmopolites qui imposent aux hommes, d'un bout à l'autre du monde, mêmes plaisirs et mêmes distractions, la chansonnette a démenti les augures. Elle est ressuscitée, traînant un peu sa convalescence, elle s'est transformée tout en demeurant elle-même, et, finalement, s'est incorporée à ces revues qui devaient la tuer, et où, petit à petit, elle a repris la place qu'elle occupait naguère au café-concert. Or, n'est-il point intéressant de comparer hier avec aujourd'hui ?
Si la chanson a reconquis cette place, elle le doit aux efforts de quelques artistes. Le genre exige de tous les mêmes qualités, mises au service de tempéraments, bien entendu, très divers : aucun de ceux-là ne force jamais un effet, aucun d'eux n'exagère rien, jamais, mais au contraire, il semble qu'à passer par leur jeu, les farces un peu trop grosses et les plaisanteries un peu trop épaisses s'affinent et prennent les qualités qui leur manquent. Relisez, de sang-froid, le texte de ces chansons que vous venez d'entendre, par eux interprétées, il est rare que vous y retrouviez ce qui, tout à l'heure, en les écoutant, vous avait séduit. Si le charme persiste encore, c'est qu'il vous reste, comme si vous l'évoquiez entre les lignes, le souvenir de l'interprétation : c'est ici une inflexion de la voix, un geste, une expression du visage ; c'est, plus loin, un accent, une manière de précipiter ou de ralentir le débit, et toujours, ce sont des riens, des impondérables — mais si importants — qu'ils font toute la différence d'une mazette avec un véritable artiste.
Evidemment, ces jeux de visage, ces attitudes, le disque ne vous les redonne point. Et encore, est-ce sûr ? L'illusion est telle, la « présence » de la voix est si réelle que l'imagination voit l'artiste. L'oreille de l'auditeur momentanément aveugle devant la machine parlante, supplée le sens de la vue défaillant, comme chez l'aveugle véritable. Mais pour que le miracle soit, il faut que l'artiste ait mis tout son art dans le disque enregistré...
Parmi les voix éteintes, voici celle d'ARISTIDE BRUANT, qui fut faubourienne, tragique, au temps des « apaches » premiers du nom et de leurs « gigolettes ». Ecoutez-la sortir de ce disque Odéon qui nous rend Chez ces dames, l'Attaque nocturne, Meeting de protestation, Cinq minutes chez Bruant.
Et voici celle de POLIN, « comique troupier », Polin, le joyeux ahuri avec son mouchoir à carreaux sortant de la poche du « garance », son képi de travers et son inénarrable accent qui résumait toutes les provinces où les « bleus » ont laissé chacun sa payse pour attendre — fidèlement — la classe. Et Potin nous chante la Commission mal faite et le Régiment qui furent ses plus grands succès.
THÉODORE BOTREL, lui aussi, revient pour dire sa Paimpolaise légendaire, Lilas blanc, la Fileuse, Par le petit doigt, toutes ces chansons qui firent son succès (Gramophone).
Et puis, voici ceux qui se sont retirés de la scène, comme MAYOL, ou qui ont changé de genre, l'âge venu, comme YVETTE GUILBERT. Ne revoyez-vous point le toupet blond du premier, la branche de muguet qu'il portait au revers de son habit, lorsque vous tournez Mam'zelle, accept’rez vous ?, Tout doucement, à pas de loup..., Pauletta, les Grands yeux bleus de Mimi Pinson... (Pathé). Dans cette façon de prononcer le mot « Mam'zelle », il y a tout Mayol, et il y a toute une époque, si loin de nous, et si proche à la fois... Et vous apercevez dans votre souvenir, se précisant à mesure que tournent les Quat'z'étudiants, J' suis pocharde, Pierreuse, Soularde (Gramophone), une longue, longue silhouette noire et mince, les bras haut gantés : c'est Yvette Guilbert qui vient vous rendre quelques chansons de Xanrof et de J. Jouy, poètes du Chat-Noir, au temps de Rodolphe Salis, gentilhomme cabaretier, au temps où les garçons de la maison portaient le costume des académiciens et où personne ne se doutait que l'un des poètes du lieu revêtirait, quelque trente ans plus tard, l'habit vert afin d'aller siéger sous la coupole. Comparez donc ces vieux disques de la divette avec les chansons de la vieille France qu'elle chante aujourd'hui : Pourquoi me bat mon mari et Dites-moi si je suis belle... (Gramophone). C'est le même art de précision un peu sèche, d'articulation nette, qui détache les mots. Mais — est-ce que les souvenirs de jeunesse sont à ce point perfides ? — j'avoue mes préférences pour cette « complainte des Quatr'-z-étudiants, faite pour donner la crainte des p'tit's femm's aux jeun's gens... »
Du joyeux DRANEM, le Dranem des Petits pois, quelques disques vont nous redire les succès qui jalonnent sa carrière. Voici, en effet, les P'tits pois, les vrais p'tits pois, servis avec l'accompagnement de piano, et au revers les hilarants Trucs de Boitaclou. Et voici Mon jour de veine, le Trou de mon quai, les Devinettes comiques, la Causerie sur les couleurs (Pathé). C'est le Dranem d'avant guerre. Mais y a-t-il donc deux Dranem ? Non point, ou plutôt il y en a cent, il y en a autant que de chansons interprétées, depuis les très anciennes jusqu'aux enregistrements de ce Louis XIV, un de ses derniers rôles dans une opérette créée à la Scala, et dont les disques sont édités par Odéon et par Pathé.
FORTUGÉ, disparu tout jeune, a mis le meilleur de ses chansons en deux disques Gramophone : Antoine et Je cherche papa, les Jardins de Trianon et Sa petite mansarde.
Il est peu d'airs qui aient obtenu un succès aussi complet que Valencia. Quelques semaines après que MISTINGUETT le chanta, dans une revue du Moulin-Rouge, cet air était redit partout. Vous le retrouverez, toujours plein d'entrain, sur un disque Odéon, dont l'autre face vous donnera Depuis qu' j'ai fait couper mes ch'veux. Et d'autres encore, de la même marque, vous feront réentendre Il m'a vue nue, Ça c'est Paris, la Java, Julie, etc., toutes ces chansons fameuses, dont l'interprétation a fait de « Miss » la grande vedette du music-hall. Chez Pathé, vous trouverez Moineau de Paris et Mon homme est parti, qui, en un seul disque, vous donnera comme une synthèse des multiples apparences de Mistinguett — chanteuse réaliste, sous la robe noire et le foulard rouge de la fille, ou bien grande vedette des revues, somptueusement nue sous une parure de plumes d'autruche, de perles et de diamants.
C'est Odéon qui publie les disques de DAMIA (Chanson de fou, la Veuve, le Portrait, Hantise, la Chaîne, la Rue de la Joie). Elle incarne la fatalité qui pèse si lourdement sur les humbles et prête un accent tragique à ces textes, qui, le plus souvent, doivent tout à leur interprète. On en peut dire autant d'YVONNE GEORGE, pour la plupart de ses chansons. Elle aussi fut tragique et même souvent farouche ; mais je ne sais si, malgré la perfection des enregistrements Columbia, elle est bien tout entière dans les disques qui nous donnent les Cloches de Nantes, Pars, Chanson de marins, Si je ne t'avais pas connu.
EMMA LIÉBEL fut une artiste très douée, et qui anima d'une manière originale des chansons très diverses. On évoquera son souvenir dans ses enregistrements Quand je danse une java, Ça n'est pas fini, Ce que dit le monde (Gramophone) et Mon Paris, Pourquoi ? (Odéon).
SAINT-GRANIER, animateur — pour employer le mot à la mode — de revues à grand spectacle, dit finement et chante avec goût. On en jugera par les quelques disques Columbia qui perpétuent ses créations : Ramona, Mary-Ann, C'est pas ça qu'il leur faut montrer...
Les noms d'URBAN, d'ALICE BONHEUR restent associés au souvenir de Phi-Phi, de CHRISTINÉ. Les airs Bien chapeautée et Ah ! tais-toi, tu m'affoles, chantés par la divette, ont été enregistrés par Gramophone ; quant à Urban, on l'entendra dans ses principaux rôles, enregistrés par Columbia et par Pathé (Louis XIV, etc.).
Pareillement, LOULOU HEGOBURU et ADRIEN LAMY personnifient les protagonistes de No, no, Nanette ! Quelques disques Gramophone nous donnent Pour être heureux et Tea for two, en français ou en anglais, comme il convient ; quelques disques Columbia nous font entendre les deux mêmes fantaisistes dans Tip Toes (C'est un sentiment, On demande un petit boy).
Avant de partir pour l'Amérique, MAURICE CHEVALIER (et YVONNE VALLÉE avec lui) fut grande vedette de revues et idole du public. On retrouvera sur les disques Columbia les chansons qui firent son succès. Mais, d'Amérique où Chevalier tourne des films parlants, nous sont revenues quelques-unes de ses chansons, Valentine, par exemple, précédées d'un petit speech explicatif, en anglais, naturellement. Seulement ce speech n'atténue point notre surprise lorsque nous constatons que la censure des managers de Chevalier obligea Valentine à cacher aux yeux pudiques des Américains ce que Tartufe, lui non plus, ne savait voir... Ainsi dans les couvents, jadis, affirme-t-on, les pensionnaires jouant la comédie, lorsque le mot « amour » était à la rime, disaient-elles « tambour ». La rime et la raison ne sont pas toujours d'accord, même dans la chaste Amérique... Ces disques Gramophone de Chevalier nous font connaître le comique français dans ses chansons anglaises : It’s a habit of mine, On the top of the world. Cela est tiré — ainsi que Louise — d'un film qui porte le titre anglais de Innocents of Paris, traduit en français par la Chanson de Paris. Il n'y aurait rien à en dire si ces titres ne prêtaient à confusion très regrettable. Louise, certes, est un nom fort répandu ; mais on aurait pu croire que M. Gustave Charpentier possédait des droits sur un titre qui lui doit quelque célébrité. On voudrait être sûr qu'en le prenant, les auteurs de cette musique n'ont point du tout spéculé sur la renommée d'une autre Louise... On aurait aimé, aussi, qu'ils trouvassent pour traduire les mots anglais Innocents of Paris d'autres mots français que la Chanson de Paris, et précisément parce que ceux-ci appartiennent, légitimement, à M. Francis Casadesus. Ils sont, en effet, le titre d'une pièce en trois actes, créée à la Gaîté en 1924, reprise au Trianon et jouée assez souvent un peu partout pour qu'on ne puisse l'ignorer. Mais si la pudeur oblige Valentine à se voiler, en Amérique, elle n'oblige nullement les traducteurs de films américains au respect des droits d'autrui.
GEORGIUS, OUVRARD, TRAMEL, trois noms familiers aux habitués du café-concert, trois noms qui sont synonymes de gaieté, de belle humeur, de fine observation des travers contemporains, enveloppée « à la bonne franquette ». Georgius a enregistré chez Pathé quelques-uns de ses plus francs succès. Tramel, dit « le Bouif », chez Odéon ; et Ouvrard, chez Pathé.
FRED GOUIN est un chanteur « sentimental » qui nuance comme il sied la romance populaire. Le phonographe a certainement fait plus pour lui donner la « vedette » que les planches. Ses disques Odéon sont extrêmement répandus. Il en est de très fins, comme le Cœur de ma mie (de Jaques-Dalcroze) ; il en est qui ont presque une valeur historique, comme le Temps des cerises ou la Chanson de Marinette. Merveille du phonographe : nos arrière-neveux pourront, les soirs qu'ils le voudront, évoquer jusqu'en ces tendres refrains, l'atmosphère sentimentale que respirèrent leurs aïeules...
Tout autre est M. BACH ; il fut étudiant en droit, mais il avait plus de goût pour la chansonnette que pour le Code Civil (peut-être, s'il eût persévéré, eût-il réussi à faire jaillir du comique de la « prescription » ou des « hypothèques »). Toujours est-il que le café-concert l'attira et, qu'après avoir débuté en province, il vint à Paris. A l'Eldorado, le 23 avril 1914 — soyons précis, puisqu'il s'agit d'une date historique — Bach, qui chantait les « tourlourous », créa, en matinée, la triomphante Madelon. Triomphante, certes, mais non pas d'emblée : la Madelon, oubliée, tandis que son créateur, aux armées, avait d'autres besognes que d'amuser les foules, ne reparut que plus tard... Le phonographe a élargi le public de Bach : ses disques traduisent fidèlement ses qualités de diction, la finesse de ses intonations ; ceux qui le connaissent le revoient et ceux qui l'ignorent l'imaginent à mesure que tourne le plateau mobile. Odéon a publié Il est malin et C' te pauv' Joséphine ; Gramophone : la Caissière du café et Il a des galons ; Pathé : la Belle boulangère, On r'vient et Ça fait plaisir, J' suis content, content... Je ne sais quel est le meilleur : tous sont excellents.
CONSTANTIN « le Rieur » mérite son surnom. Prenez ses disques (Odéon), la Rigolomanie ou le Champion des rieurs. Le rire est contagieux ; mais c'est une contagion dont nul ne redoute les effets, bien au contraire. On les subit, on s'y abandonne sans y chercher malice. L'effet est certain et quasi mécanique.
JACQUELINE FRANCELL et GUSTAVE NELSON ont enregistré pour Gramophone les couplets de Jean V, l'opérette de MAURICE YVAIN. La jeune divette détaille Quand on a vingt ans et Montparno avec une conviction charmante ; son partenaire chante le Gardien de la paix et J'aime la France avec entrain. Il y a dans cette musique un tour parodique qui en fait le plus grand attrait ; dans les couplets du Gardien de la paix, on entend de lointaines allusions, mais fort claires, à toute la « littérature » inspirée par les fonctionnaires de la police municipale et par l'armée. Tout le vieux « caf' conç » revit en un instant, et tout cela est d'une qualité supérieure à ce que le genre produit d'ordinaire...
MILTON et sa partenaire DAVIA ont donné à Columbia de nombreux enregistrements (Ma femme, le Comte Obligado, Lulu, Et avec ça, madame...). A la même maison, on trouvera : E. ROZE, KOVAL, JEAN DEVAL, MARIE DUBAS, PIZELLA, dans la Petite dame du train bleu, Une nuit au Louvre, éphémères succès dont le disque prolonge la vie. Mais, parmi ces noms, retenons celui de Marie Dubas. Au milieu des étoiles exotiques qui brillent au firmament des vedettes, elle a conquis une réputation internationale par ses qualités très françaises. Un enregistrement Pathé nous donne deux de ses meilleures chansons : Pedro et Mais qu'est-ce que j'ai ? Marie Dubas a fait le succès de plusieurs revues chez Mayol et au Casino de Paris. C'est qu'elle brûle les planches, comme on dit, et sait communiquer à toute une troupe — à toute une salle — son entrain de gavroche déchaîné. Elle possède l'art de tout dire, j'allais écrire « avec grâce », mais c'est mieux que cela : la grâce d'une vedette de revue n'est point la même que l'on attend d'une héroïne de Mozart. Evidemment, il y faut de l' « abatage » et de la franchise qu'on ne trouverait point chez une petite fille dont on coupe encore le pain en tartines. Mais ce ton déluré, qui ne répugne pas à l'extrême liberté et s'aventure parfois jusqu'à la gauloiserie, devient insupportable lorsque, précisément, lui manque cette grâce dont Marie Dubas possède le secret. Elle pourrait dire des choses qui choqueraient si une autre les disait. Mais rassurez-vous : elle n'abuse point de ce don. Cette grâce qui l'anime est faite de tact et de mesure autant que d'enjouement, et toujours la retient au moment périlleux.
Qui citer encore ? C'est être injuste, évidemment, que de limiter à ces quelques noms les artistes de music-hall dont les disques doivent être retenus. Et puis, chaque mois en apporte de nouveaux, et qui sont dignes d'attention. Avant de passer à d'autres enregistrements, mentionnons encore les Histoires marseillaises, de DOUMEL (Columbia), les disques de MARTHE TIXIER, de GEORGETTE KERLOR, de BERTHE DELNY, de JACK (du Lapin Agile, Polydor), de JEAN SORBIER (Columbia), de MAD RAINVIL (Gramophone), d'ALIBERT, d'ANDRIANY, spécialiste de la tyrolienne (Polydor).
La parodie et l'imitation méritent que nous nous arrêtions un moment aux maîtres du genre. BETOVE (pseudonyme qui est aussi bien un hommage et une profession de foi qu'un trait de satire) s'est fait une place à part dans le vaste domaine de la musique. On devrait même dire deux places, car il y a, tout près de Betove, son double, le compositeur Michel-Maurice Levy, auteur du Cloître, représenté à l'Opéra-Comique en 1926, musicien si sérieux qu'il choisit pour livret un drame de Verhaeren, austère à ce point qu'il n'y a pas de rôles féminins dans ces trois actes débordants de passion wagnérienne. Mais c'est l'humoriste Betove que nous révèlent les disques Odéon : A la manière de... Massenet, Debussy, Reynaldo Hahn, Wagner et Rossini, Folies musicales, Imitations de cinéma, les Symphonies de Betove, les Amours de Jean-Pierre... Betove excelle à prendre un thème et à le traiter comme l'eût fait tel maître ou tel autre. On retrouve dans ses imitations, non seulement la manière, mais les manies de ceux qu'il parodie. Et c'est en cela qu'il se révèle excellent musicien, anatomiste et même histologiste de la musique, pourrait-on dire. Il est armé d'un microscope, et l'infiniment petit n'échappe point à son examen de la morphologie et de la physiologie musicales.
On peut en dire autant de son émule allemand, FELIX LEDERER, qui, au piano, exécute des variations sur un thème populaire : A la manière de... Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Mendelssohn, Grieg, Brahms, Humperdinck, Wagner, Rossini, Strauss, Hindemith (Polydor). C'est très réussi. Mais pourquoi pas un seul nom français en cette liste ? Pour laisser à Betove le champ libre ?...
L'art de l'imitateur tient à l'art de la caricature : ce qui frappe, chez un artiste, c'est tout ce qu'il y a en lui d'original, ce sont les qualités, dont un rien, s'il les outrait, ferait d'insupportables défauts. De même, dans un visage les traits bien marqués donnent à la figure humaine sa noblesse, son intelligence et sa bonté ; mais accentuez-les, augmentez les volumes, creusez les rides, allongez les saillies, et, tout en conservant la ressemblance, vous déformez jusqu'au comique ou jusqu'au tragique extrême la figure que vous représentez. Ainsi fait Betove dans ses A la manière de..., ainsi font WIENER et DOUCET dans leur Isoldina, leur Wagneria, leur Hungaria (sur des motifs de Liszt), leur Chopinata (Columbia). Mais nous les retrouverons au jazz, un peu plus loin.
HENRY LAVERNE, lui, imite les acteurs célèbres (Chez nos vedettes, un disque Columbia), et c'est merveille comme il y réussit. Privé des ressemblances extérieures que peuvent fournir le costume et le maquillage, son modèle est pourtant reconnaissable aussitôt qu'il parle : c'est Gémier, c'est Max Dearly que vous entendez et non plus Henry Laverne. C'est, l'instant d'après, Albert Brasseur — un prodigieux Brasseur à la voix grasseyante, usée par le succès — et puis Dranem, et Maurice Chevalier. Et ce ne sont point des rôles, des œuvres interprétés par ces acteurs que leur imitateur nous donne ; non, c'est un discours à la fin d'un banquet. Il joue la difficulté. Il a raison, puisqu'il réussit.
Parodie encore, mais d'un genre tout entier, et satire d'une époque, que cette valse chantée par GABY MONTBREUSE (Polydor). C'est très amusant : cela commence par une ritournelle de l'orchestre, avec une syncope qui laisse en suspens le rythme de la valse, une syncope excessive, comme en font les tziganes, mais encore plus marquée. La musique cesse, et une voix dit : « Je vais vous chanter une valse ! » Une valse chantée... Quoi de plus usé, de plus banal, de plus ridicule ? En effet : cent voix protestent, indignées, dans l'auditoire. Mais, imperturbable, la chanteuse annonce le titre : Tu m'as possédée par surprise. Nous sommes fixés. Il s'agit bien d'une parodie, et c'est même un peu plus : c'est une espèce de synthèse de tous les procédés parodiques exploités depuis que le genre existe, c'est tout cela qui est connu, archi-connu, et c'est pourtant très drôle. Le rythme est brisé, étiré, par l'excès des rallentandi, des syncopes pareilles au halètement d'un coureur qui franchit un obstacle, par ces points suspensifs au milieu de mots dont la terminaison retardée prête à l'équivoque grivoise. Tout y est, et c'est moins une valse qu'une somme de toutes les valses chantées jadis et naguère au caf' conç', de toutes les chansonnettes dont le public reprenait en chœur le refrain bien scandé. L'interprète fait de cette chose un moment de plaisir. N'en discutons point la qualité : nous rions, nous rions franchement des intonations de Gaby Montbreuse, et le disque Polydor prolonge le succès qu'elle a trouvé à l'Empire, car il traduit fidèlement toutes les intentions de l'artiste.
On pourrait rapprocher de ces parodistes les clowns musicaux, comme les FRATELLINI : leurs « sketches comiques avec motif musical », leurs inventions baroques de timbres, leur acrobatique virtuosité, les rapprochent aillant du jazz. En vérité, ils appartiennent bien à la piste, et c'est un art tout à fait original que le leur. On l'a célébré justement ; mais le disque ne nous donne qu'une partie de leur drôlerie. N'importe, contentons-nous de ce qu'il apporte et retrouvons-les dans Aïda, dans Ça, c'est Paris, dans Michel Strogoff et dans le Rêve passe. Ce qui reste d'eux dans ces disques Odéon suffirait à faire le succès de beaucoup d'autres.
(René Dumesnil, le Livre du disque, 1931)