LES CAFÉS-CHANTANTS -:- LES CAFÉS-CONCERTS -:- LES MUSIC-HALLS
AVANT-PROPOS
On a beaucoup écrit sur le Café-Concert, surtout pour le vilipender. Veuillot, dans les Odeurs de Paris, a voulu marquer au fer rouge Thérésa, cette grande artiste, qu'à l'époque, on appelait la Patti de la Chope. Depuis, quand un chroniqueur était en mal de copie, il prenait sa bonne plume de Tolède et rossait d’importance
Ce pelé, ce galeux d'où nous vient tout le mal.
Mais a-t-on étudié l’histoire de ces établissements qui forment une des manifestations de la vie à Paris ? Très peu. Les documents manquent. Alors que les théâtres, même les moindres, ont eu des historiographes de valeur, tels que le regretté L. Henry-Lecomte, le Café-Chantant n'a rencontré de-ci de-là que quelques chercheurs ou quelques amateurs qui nous ont laissé un nombre fort limité de renseignements sur ces tréteaux où ont brillé tant d'artistes illustres.
La direction de la Rampe a décidé qu'il y avait une lacune à combler et m'a chargé d'établir, non pas un historique des calés-chantants, cafés-concerts et music-halls de Paris, ce qui dépasserait les limites du journal, mais un aperçu général de ces établissements.
Je n'ai pas la prétention d'écrire un ouvrage définitif ; au contraire, ce sera l'embryon d'œuvres postérieures qui fixeront plus tard définitivement la physionomie de maisons essentiellement parisiennes et je n'aurai garde de prétendre que j'échapperai aux erreurs ou aux omissions. Le plus grand service que pourront rendre nos lecteurs, ce sera de nous les signaler.
Bref, la Rampe, qui a l'artistique souci de tout ce qui touche au théâtre, aura l'honneur d'essayer, pour la première fois, de faire revivre ces salles où brillèrent les Darcier, les Thérésa, les Amiati et les Paulus !
CHAPITRE PREMIER
Les Origines. — Les Champs-Elysées. — Les Ambassadeurs. — Le Pavillon Morel. — Le Café Moka. — Le Concert Béranger. — Le Café des Aveugles.
Notre confrère, M. Eugène Pitou, auteur d'une brochure sur l'Eldorado, écrivait en 1875 :
« C'est aux Champs-Elysées, vers 1840, que prit naissance le Café-Concert, d'abord appelé Café Chantant. L'installation était tout à fait primitive : quelques planches posées sur des tréteaux servaient de scène aux chanteurs qu'on écoutait en fumant et en buvant. La vogue s'en mêla, et ces concerts en plein air se multiplièrent en se transformant peu à peu.
Bientôt on vit s'ouvrir au Palais-Royal une salle qui prit le nom de Café-Concert des Aveugles et qui fut, croyons-nous, la première de ce genre. »
Citons quelques établissements de cette époque héroïque, pour ainsi dire : le Café de France qui occupait une partie du Palais Bonne-Nouvelle, le Casino Français, au Palais-Royal, le Concert Béranger, 91, boulevard Beaumarchais, qui occupait une simple boutique : Amiati y fit plus tard ses premières armes ; le Café du Cadran rue Saint-Sauveur, le Café Moka et le Café du Géant.
Quelques mots sur ces deux derniers qui eurent leur heure de célébrité. Le premier, situé rue de la Lune, compta parmi ses pensionnaires : Marie Sasse, Michot. Agar y débuta et Thérésa y commença brillamment sa carrière
Le Tintamarre parla d'elle dans ces termes : « Thérésa a une bien grande bouche pour un si petit établissement ! »
Le Géant était placé boulevard du Temple, près du passage Vendôme, avant d'arriver aux marches qui conduisent au Théâtre Déjazet. Il fut brûlé le 28 avril 1863. Marie Sasse y chanta et Jules Pacra y débuta en 1863. Ce fut le premier concert fermé dans lequel on permit de fumer.
Le père Pâris, le même qui inaugura Ba-ta-clan, en était le directeur. Il s'était créé une réputation pour sa passion d'exhiber des géants. Il en faisait venir de partout d'Ecosse, d'Autriche.
Pendant plusieurs années, ce fut un engouement pour les géants du café Pâris, comme on l’appelait aussi. Trois ou quatre fois par soirée, le géant passait entre les tables, Vêtu d'un brillant costume et suscitant l'admiration des spectateurs. Avant de quitter le boulevard du Temple, je rappellerai pour mémoire que bien avant le Géant, des Fanchon la Vielleuse ou des chanteurs ambulants s'exhibaient dans les cafés et autres Jardin Turc. Ce ne sont là que les balbutiements du Café-Chàntant et l'on ne peut guère s'y arrêter.
Aux Champs-Elyséés, l'évolution se produisit plus nette.
En somme, le concert des Ambassadeurs est le doyen des concerts de Paris.
D'où vient le titre ? Je suppose que, les ambassades étrangères ayant leurs hôtels en bordure des Champs-Elysées, on donna ce nom pompeux au petit établissement qui était situé non loin de ces ambassades.
Je trouve dans l’Histoire de Paris, de Gourdon de Genouillac, une explication dont la mienne se rapproche fort. Il fut question de loger les ambassadeurs étrangers à l’hôtel Crillon, d’où le nom donné au petit café voisin.
Sur une gravure connue représentant l'occupation des Champs-Elysées par les Cosaques en 1815, figure au milieu des quinconces, le Caffé (sic) des Ambassadeurs. C'est une construction basse, de médiocre apparence et qui pourrait bien être la même que celle qui fut érigée en 1792 par le citoyen Douce.
On peut également constater d'après les estampes du temps, qu'autour du pavillon des Ambassadeurs s’établissaient toutes sortes de parades, rudimentaires bien entendu. Bateleurs et chanteurs venaient y divertir le public le dimanche, et des fêtes officielles amenèrent une foule de divertissements populaires.
Vers 1835, on parle d'un chanteur, le gros Fleury (il pesait 160 kilos), qui chantait devant le Café du Midi, un café voisin, sur trois planches posées sur deux tonneaux.
Ce Fleury y chantait des chansonnettes en s'accompagnant d’une simple guitare. Il attirait le public qui consommait de la bière et des échaudés.
Le Café des Ambassadeurs, jaloux de la concurrence, enrôla une troupe de musiciens ambulants, même l' « homme à la vielle », célèbre dans toute la banlieue où il parcourait les foires.
En 1840, fut construite une véritable scène et le Café des Ambassadeurs devint le Café-Concert des Ambassadeurs.
Mais, jusqu'à cette époque, c'était une simple estrade autour de laquelle on disposa des tables et des chaises ; une légère clôture éloigna le populaire et il fallait prendre une consommation pour entendre les chansons débitées.
Le dessin représentant des chanteurs devant le Café Morel donne l’idée exacte du spectacle.
Comme artistes, les Ambassadeurs virent passer sur leur petite scène les meilleurs de Paris ; mais, depuis trente ans, les vedettes féminines furent les plus recherchées.
On voulait créer un contraste avec l’Alcazar. Si ce dernier fut le théâtre du triomphe de Paulus, les Ambassadeurs furent celui du triomphe d'Yvette Guilbert.
De plus, on voyait aux Ambassadeurs les excentriques, les gommeuses, les gambilleuses ; à l'Alcazar, les diseuses et les romancières.
En remontant dans le passé, je trouve les noms de Marie Sasse et de Jules Pacra déjà cités, de Zulma Bouffar qui commençait, de Colombat oubliée aujourd'hui, qui balança pourtant le succès de Thérésa, Marcel, créateur de l’Œil crevé, qui fut régisseur à la Scala et à la Gaîté-Rochechouart.
Plus près de nous, avant d'arriver à l'époque récente où toutes les grandes vedettes défilèrent sur la scène des Ambassadeurs, nous trouvons Libert, Bouligard qui chantait toutes ses chansons avec son trombone ; les Edoardo Monition, danseurs acrobates marseillais qui étaient désopilants dans une saynète : Une noce à la Cour des Miracles ; Elise Faure qui hurlait ses chansons ; Polaire ; Miette ; Nicole ; Jane Mary ; Diamantine ; Armandary ; Duclerc ; Fagette, la jolie Fagette qui exhiba un boléro tout en diamants ; Gaudet ; Mistinguett ; Debernay ; Gonzalès ; Eugénie Buffet ; Lise Fleuron ; Plébins ; Perrier ; Raiter ; Lejal ; Eugenio ; Fréjol ; Vasseur ; Dranem, etc. N'oublions pas Yvette Guilbert qui, plusieurs saisons de suite, amena la foule aux Ambassadeurs. On pense bien que les Ambassadeurs n'échappèrent pas à la contagion de la revue.
Ce fut d'abord une petite pièce d'actualité, une simple pochade jouée par toute la troupe, sans décor, avec quelques costumes en location ; ces petits ouvrages étaient déclarés à la Société lyrique.
Puis, la mode aidant, on vit sur la minuscule scène, des décors ingénieusement combinés ; on fit appel au goût de Landolff et la Société des Auteurs toucha des droits appréciables.
Nous voilà loin du temps où les Ambassadeurs étaient le temple du boucan.
Vers 1880, ils ouvraient leurs portes, le dimanche de Pâques en matinée, et les collégiens accouraient en foule ce jour-là pour y pousser des cris variés.
Les hommes de ma génération ont tous, plus ou moins, dans leur prime jeunesse, chahuté aux Ambassadeurs.
Un artiste nommé Gilbert était plus particulièrement pris à partie par la bande bruyante. Dès qu'il voulait mettre son chapeau, aussitôt on criait :
— Chapeau ! chapeau ! et le vacarme ne cessait que lorsqu'il avait enlevé son couvre-chef.
Gilbert provoquait lui-même le tumulte. Cela était partie intégrante de son succès.
Il ne manquait d'ailleurs pas de mérite et je me le rappelle non sans plaisir dans un duo avec Violette : Paul et Virginie.
Naturellement dès que le bruit devenait trop considérable, les gérants aidés des garçons, nous mettaient dehors. On se laissait sortir tranquillement, les bagarres étaient extrêmement rares sinon inconnues ; non moins tranquillement, on rentrait par une autre porte et on recommençait le chahut ; la manœuvre durait toute la représentation ; les gérants et les garçons étaient affolés, car ils ne pouvaient reconnaître tous les manifestants. Alors, ils usèrent d'un truc ; ils marquèrent, à la craie, d'une croix dans le dos tous ceux qu'ils avaient expulsés. Impossible alors de rentrer, la craie étant difficile à enlever.
Tout cela se passait dans la bonne humeur : les artistes eux-mêmes se prêtaient aux plaisanteries et celui qui s'en amusait le plus fort n'était autre que le directeur, le brave père Ducarre, le prédécesseur de MM. Chauveau et Cornuché.
Pour l'Histoire, voici le nom des directeurs qui ont précédé la direction actuelle.
En l'an VIII, nous découvrons le citoyen Antoine-François Boulet, qui payait un loyer de 426 fr. 28.
Cette somme était encore payée en 1828 par Mme Vve Rouzet femme Varin, devenue propriétaire de rétablissement.
En 1841, lors de la construction du pavillon actuel, Mme Varin paya un loyer de 3.912 fr. 80. En 1857, M. Marquis est sous-locataire de Mme Varin.
En 1865, M. Doudin se substitue à M. Marquis.
En 1873, M. Ducarre succède à M. Doudin.
Terminons ce court historique en rappelant que MM. Chauveau et Cornuché, en 1914, refirent complètement la salle et reconstruisirent de fond en comble le petit théâtre.
Pour aller à l'Alcazar, on n'a qu'à traverser le carré qui sépare les deux pavillons et on comprend qu'une seule direction veille aux destinées des deux établissements.
La salle, si l'on peut dire, de ce concert, est une des plus jolies qui soient et la scène est assez vaste pour y donner des pièces à spectacle.
Cette nouvelle salle date de 1906 ; elle fut construite sous la direction de MM. Kupfer et Lepeigneux, architectes, et coûta 800.000 francs.
L'origine du titre est des plus simples.
Le directeur de l’A1cazar du faubourg Poissonnière, un nommé Goubert, acquit en 1860 la concession des terrains et de la construction qui s’appelait le Pavillon Morel.
Il en changea le titre et tout bonnement l'appela Alcazar d'Eté.
Quant à la naissance de l'établissement, il est assez difficile d'en fixer la date.
Le café concédé à M. Morel, en 1841, pour une durée dé 36 ans, aux mêmes conditions que le Café des Ambassadeurs, était-il l’ancien Café de l'Europe de l'an VIII ou la laiterie A l'Etoile du Matin qui existait encore en 1828, laiterie déjà concédée à un nommé Morel ?
Toujours est-il que dans l'aménagement des Champs-Elysées, il fut construit pour servir de pendant aux Ambassadeurs, comme le Café de l'Horloge devait dans la suite servir de pendant au restaurant Ledoyen, dans les deux carrés se faisant face de chaque côté de l'avenue.
En 1850, M. Morel vend sa concession à un nommé M. Gaginère ; cessions ultérieures à M. Mioni de Saint-Georges tombé en faillite, puis à M. Reynaud. En raison du non-paiement des loyers et du défaut de l'autorisation dé cession par l'administration, la concession fut résolue en 1860.
Apparaît M. Goubert qui fait faillite en 1872. Le syndic cède le bail à MM. Vigneron et Monin. En 1876, M. Monin reste seul directeur. En 1882, M. Ducarre succède à M. Monin. En 1903, M. Ducarre se retire. La raison sociale est alors Pinard, Chauveau et Cornuché. Ces deux derniers restent seuls directeurs en 1912.
En 1914, le signataire de ces lignes assuma la direction artistique de l’Alcazar, direction abrégée par la guerre.
Voilà donc pour la direction un historique assez complet.
Quant aux artistes qui y passèrent, on retrouve presque toutes les grandes étoiles de Paris.
Thérésa y chanta vers 1860.
La grande artiste dans ses Mémoires, nous donne quelques détails sur les concerts des Champs-Elysées et sur l'Alcazar en particulier.
Elle nous raconte qu'une des tables près de la scène était surnommée la Loge infernale.
« C'est là, dit-elle, que viennent s'installer, chaque soir, cinq ou six jeunes gens qui boivent beaucoup, fument énormément et causent tout haut de leurs petites affaires Quelques provinciaux les prennent pour des gens du meilleur monde.
Ce ne sont, en réalité, que des quarts de cocodès qui parlent de la Patti, des Brohan, de Lafon, des femmes à la mode et des sommes immenses qu'ils ont, soi-disant, perdues au Club…
Quand leurs manifestations deviennent trop bruyantes, le public de la corde crie : « A la porte les gandins ! ».
Et le silence se rétablit. »
Thérésa nous raconte également que Siraudin, le vaudevilliste bien connu, venait l'applaudir quatre ou cinq fois par semaine ; mais elle ne nous donne aucun détail sur la troupe de cette époque ; elle ne nous donne même pas le nom de ses camarades.
Nous relevons, sur un programme de 1867, les noms de Suzanne Lagier, de Chaillier, de Kadoudjah, de Miss Burkel, d'Arnaud, de Mousseau, noms que nous retrouverons par ailleurs. Le chef d'orchestre était Ch. Hubans.
En 1869, Eudoxie Laurent, qui avait passé par le Palais-Royal et les Variétés, était l'étoile de l’Alcazar.
En 1878, Paulus qui déjà, en 1871, avait chanté aux Ambassadeurs, débute à l’Alcazar. Monin en était le directeur, comme nous l'avons dit plus haut.
Il paraît que c’était un gros homme pontifiant, plastronnant et se gobant ; ancien marchand de fards et de pommades : le rouge pour lèvres était sa spécialité ; il se croyait ainsi né pour diriger une exploitation théâtrale.
L'étoile féminine était Zélie Weill, une parfaite diseuse. Elle est la mère d'Edmée Favart, de l'Opéra-Comique.
Paulus créa cette année-là le Petit Bleu, paroles de Gabillaud, musique de Léopold de Wenzel.
Dans la troupe, citons Marie Heps qui réussit à l'Horloge, et Réval que nous retrouverons a la Scala.
En 1880, Paulus réapparaît à l'Alcazar où il chante la Chaussée Clignancourt.
En 1886, l'Alcazar d'Eté devient l'établissement à la mode. En effet, Paulus y lance En revenant de la revue qui semble être le chant de guerre des boulangistes. La politique montait sur la scène d'un café-concert et la chanson popularisait un homme.
Autour de Paulus, on trouve les noms aimés de Réval, Clovis, Maurel, le petit Maurel qui créa plus tard Ma Gigolette, Léon Garnier qui fut un chanteur médiocre et un chansonnier de talent, d'Asty, Hervey, Mmes Duparc l'exquise diseuse, Dufresny, Dufay, Madeleine Dowe, Bassy, Paule Cortès, Hélène Faure, la petite Fréder et Demay qui, elle aussi, s'essayait dans la chanson politique avec un grand succès. On se souvient encore de sa création : Mon p'tit Ernest.
Depuis, l'Alcazar comme les Ambassadeurs, vit passer sur sa scène toutes les étoiles du Café-Concert. Fragson y brilla plusieurs années. Avant la guerre, on applaudissait à la fois Dranem, Mayol et Polin.
Le programme se corsait à la fin d'une petite pièce ou d'une petite revue. A partir de 1906, les revues prirent une importance considérable.
Les compères et les commères de ces revues furent Mathias, Baldy, Régiane, Berthez, Mmes Adèle Verly, Andrée Ciriac, Lise Fleuron, Maud d'Orby, Thérèse Cernay et d'autres qui me pardonneront de les avoir oubliés.
L'Alcazar pendant la guerre, fut un dépôt pour la Croix-Rouge américaine. Il paraît que M. Dufrenne, l'habile directeur du Concert Mayol, va en assumer la direction artistique.
Je lui souhaite de retrouver les beaux jours de 1886, quand, à 8 h. 1/2, on fermait les portes sur une salle archibondée.
CHAPITRE DEUXIÈME
Les grands Cafés Chantants. — L'Eldorado. — L'Alcazar d'Hiver. — Le Concert Parisien. — Bataclan. — Le Cheval-Blanc.
L'Eldorado ! la Comédie-Française du genre ! Le grand café chantant dont nos pères nous parlaient avec tant d'admiration et dont les anciens habitués ne se souviennent qu'avec une pointe d'émotion.
Quant aux survivants de l'ancienne troupe de 1878 (il y en a encore quelques-uns), pour eux, il n’y a eu qu'un établissement au monde, c'est l'Eldorado !
L'Eldorado, construit en 1858 sur un terrain du boulevard de Strasbourg appartenant à Mme veuve Grelet et loué par elle à MM. Lecharpentier et Dubos pour quarante années, à raison de 32.000 francs par an, prenait la place du manège Pellier. dont l'entrée était dans la rue du Faubourg-Saint-Martin.
Les travaux entrepris sous la direction de M. Duval, architecte, furent menés avec une rapidité prodigieuse. Les fouilles avaient été commencées le 24 juin 1858 et, le 24 décembre de la même année, on inaugurait la construction monumentale qui fait aujourd'hui l'ornement du boulevard de Strasbourg.
Le devis primitif, fixé à 300.000 francs, avait malheureusement été triplé et cet excédent amena la débâcle des fondateurs, après une exploitation de seize mois.
En 1860, l'Eldorado fut mis aux enchères au prix de 130.000 francs et adjugé à un M. Bonhomme pour la somme de 150.100 francs.
Le nouvel acquéreur, associé avec M. Sari, alors directeur des Délassements-Comiques, se proposait de transformer en théâtre cette superbe salle. Il avait compté sans une clause du bail qui défendait l'exploitation de tout autre établissement qu'un café-concert. Pourquoi ? Mystère. D'où procès.
La propriétaire perdit en première instance et gagna en appel.
Au mois d'octobre 1860, l'Eldorado était toujours fermé, lorsqu'un certain M. Bayard prit en location la salle de M. Bonhomme, moyennant 300 francs par jour. Cette nouvelle combinaison ne fut pas plus heureuse que les précédentes et dura seulement d'octobre 1860 à mai 1861.
Le 15 mai de cette même année, M. Lorge devint locataire de l'Eldorado. C'est lui qui, à force d'énergie et d'habileté et grâce à des améliorations successives, parvint à le désensorceler, à le placer et à le maintenir au premier rang des cafés-concerts.
Il supprima d'abord l'exhibition permanente des chanteurs sur la scène, la corbeille qui fut maintenue aux Champs-Elysées près de vingt ans encore.
Il supprima aussi le renouvellement obligatoire des consommations et, en outre, se réserva la réception des œuvres présentées par les auteurs.
Enfin, il réussit à obtenir l'autorisation d'avoir des costumes. Cela peut paraître bizarre ; mais, à cette époque, il était absolument interdit aux cafés « dits cafés chantants, cafés-concerts, etc. », d'user du costume, du travestissement, des décors, du parlé, de la danse et de la pantomime.
Que deviendriez-vous, ô directeurs d'aujourd'hui, si l'on remettait ces mesures en vigueur ?
Défense aux artistes de revêtir le travestissement approprié à l'œuvre qu'ils interprétaient et de paraître sur la scène autrement qu'en tenue de soirée, c'est-à-dire les hommes en habit et les femmes en toilette de concert ou de bal.
La prohibition était absolue et on l'appliquait dans toute sa rigueur. Il était même interdit de se coiffer d'une perruque et c'était enfreindre la loi que de revêtir un gilet trop long ou un habit trop court.
Nous arrivons à la question de la liberté des cafés-concerts. M. Lorge cherchait une étoile, un nom à mettre sur son affiche, lorsque Mme Cornélie, une tragédienne, qui avait eu quelques déboires à l’Odéon et à la Comédie-Française, lui proposa de venir déclamer les alexandrins de Corneille et de Racine.
Séduit par la hardiesse même de la tentative, le directeur de l'Eldorado accepta et, le 1er février 1867, sa nouvelle pensionnaire récitait le Songe d'Athalie (en toilette de bal) devant un auditoire d'abord surpris et bientôt transporté d'enthousiasme.
Le succès fut considérable et Mme Cornélie, devant tout Paris qui voulut l’entendre, interpréta les Imprécations de Camille, les Fureurs d'Hermione ; tout Corneille et tout Racine y passèrent.
La presse, qui avait pour chefs de file Francisque Sarcey et Jules Claretie, malgré l'opposition de La Rounat et de Victorin de Joncières, demanda l'abolition du privilège et, le 31 mars 1867, fut proclamée la liberté des cafés-concerts.
Nous voici donc dans l'âge d'or de l'Eldorado. Nous renvoyons à la brochure de M. Eugène Pitou pour certains renseignements techniques ou financiers qui intéresseraient le lecteur et nous allons passer en revue, en une courte revue de quelques lignes, chacun des grands artistes, j'ose dire le mot grand, qui illustrèrent cette scène unique au monde.
Darcier, qui interprétait ses œuvres, et quelles œuvres ! Mam'zelle Simplette, Mon petit neveu, Je n'en ai pas le courage, la Tour Saint-Jacques, etc., etc.
Joseph Kelm, qui créa le Sire de Framboisy, Fallait pas qu'y aille, J'ai un pied qui remue.
Renard, le fameux ténor de l'Opéra, chanta le Temps des cerises dont il avait composé la musique sur des paroles de J.-B. Clément.
Jules Pacra, mort pendant la guerre âgé de plus de quatre-vingts ans. Il chantait la chansonnette distinguée et créait des saynètes de bon goût. Il jouait également dans les petites pièces.
Jules Perrin, créateur du genre moulin à paroles, selon la pittoresque expression de son camarade Bruet, genre heureusement disparu.
Chaillier, que nous retrouverons à l'Alcazar.
Alexandre Guyon, très sympathique et très aimé de tous. Il avait passé par les Variétés et y retourna, Il avait été un excellent mime à côté de Deburau fils. Il imitait à la perfection Mélingue, José Dupuis, Hervé, et sa parodie de la Bordas, chantant la Canaille, de Darcier, avait été un triomphe.
Duhem, le créateur du Bouton de Billou, du Conducteur d'omnibus. C'était un sifflomane extraordinaire. Plus tard, quand il fonda le cours Duhem, c'est en sifflant qu'il apprenait les chansons à ses élèves. Duhem est mort en 1918.
Vialla, qui créa Notre-Dame de Paris et la célèbre marche de Robert Planquette Sambre-et-Meuse. D'aucuns attribuent cette création à Lucien Fugère. Peut-être l'ont-ils créée tous deux ?
Bruet, élève de Darcier, voix jolie, diction parfaite, bon musicien. Il épousa sa camarade Maria Rivière et formèrent le couple célèbre souvent imité, jamais égalé.
Fusier, qui fut plus tard compère des revues de Blondeau et Monréal, dont les numéros des chapeaux et des chefs d'orchestre obtinrent un grand succès.
Paulus, qui fit deux séjours à l'Eldorado, avant de devenir le chanteur populaire. Il chantait des paysanneries avec une voix bien timbrée. Son succès était très franc.
Arnaud, qui passa par tous les concerts de Paris.
Mathieu, le gros Mathieu, d'une bonhomie communicative. Il faisait des chansons, on lui doit la Famille des Bidarts. C'était un mangeur féroce.
Ducastel, grand, trop grand. Il tirait des effets de sa grandeur. Il avait une assez jolie voix et était doué d'un comique de bon aloi. Il adorait les animaux.
Gaillard, qui termina sa carrière au théâtre ; Réval, qui eut du succès à la Scala ; Legrand ; Victorin, consciencieux artiste qui fut au Palais-Royal.
Passons du côté des dames.
Marie Bosc, élevé de Bussine, chanteuse légère, d'un réel talent ; elle chantait avec un grand succès le répertoire d'opéra-comique.
Suzanne Lagier. Fut aux Variétés, au Palais-Royal, joua la Tour de Nesle à la Porte-Saint-Martin et entra à l'Eldorado en 1865. Roqueplan termine ainsi son feuilleton : « Par le piquant de sa diction, par l'esprit de sa physionomie, Suzanne Lagier a gagné son public ; elle trinque avec lui. »
Thérésa, que nous retrouvons étoile de l'Alcazar.
Eugénie Robert, chanteuse de grands morceaux d'opéra et de romances, bonne comédienne ; resta cinq ans à l'Eldorado.
Chrétienno, débuta au théâtre de Belleville, parut au Chalet des Iles (Bois de Boulogne).
Le nombre des chansons créées par Chrétienno est considérable. Nous avons déjà dit ici même qu'elle créa Alsace-Lorraine de Ben Tayoux. Elle épousa son directeur, M. Paul Renard [directeur de l’Eldorado de 1871 à 1888].
Judic (Anna Damiens), nièce de Montigny, directeur du Gymnase. Elle venait de ce théâtre. Elle fut l'idole de l'Eldorado. Il faut dire quelle y était délicieuse. Parmi ses premières créations, citons : les Baisers, la Cinquantaine, Par le trou de la serrure, Essayez-en, la Première feuille, Pas ça, C'est si fragile. Elle fut si remarquée dans l'opérette de Paul Henrion, Paola et Pietro, qu'elle jouait avec Marie Lafourcade, qu'elle fut engagée à la Gaîté.
Marie Lafourcade, genre Thérésa, bonne chanteuse et bonne comédienne.
Alexandrine Kaiser, une voix énorme. La malheureuse est morte dans la misère ; elle chantait à la porte des cafés !
Théo, Baumaine, Mily-Meyer, qui furent trois étoiles de théâtre.
Rosa Kathy, qui n'était autre qu'Angèle, la belle et spirituelle Angèle des Variétés.
Lasseny, protégée par Hervé, aussi connue dans la galanterie qu'au théâtre.
Amiati, dont nous avons dit quelques mots dans un précédent numéro.
La délivrance de l'Alsace-Lorraine a remis en mémoire ses créations dont les plus célèbres furent : le Maître d'école alsacien, Une tombe dans les blés, le Violon brisé, le Beau Sergent, les Noces de Madeleine, les Turcos, le Clairon, etc.
Graindor, parfaite diseuse, femme de Michiels, le compositeur de talent. Elle venait des Galeries Saint-Hubert où elle jouait l’opérette avec Gil Naza. Elle créa entre autres chansons connues : le Train des amours, J' veux pas m’ griser, Mon joli chapeau des dimanches, etc.
Maria Rivière, une chanteuse parfaite, Mme Bruet.
Claudia, qui fut au théâtre une duègne de valeur.
Eléonore Bonnaire, la joyeuse Bonnaire, dont l'entrain et la gaîté communicative firent longtemps la joie des habitués de l'Eldorado.
Juana, une forte brune, voix solide ; Kadoudjah, dont les chansons évoquaient les paysages d'Orient ; Cannon, qui s'appela ensuite Caynon et qui épousa son camarade Ouvrard.
J'en passe ; que les oubliés et non dédaignés me pardonnent !
Parmi les intermèdes, rappelons le quadrille des Clodoches qui eut un succès fou. Le chef d'orchestré était Hervé, c'est tout dire, à qui succéda Charles Malo.
Nous arrivons en 1875. Entre temps, en 1871, M. Paul Renard succédait à M. Lorge.
L'Eldorado commença à jouer des revues : Oh ! la, la, quel verglas ! (1874-1875) ; Ça prendra, ça n' prendra pas (1875-1876), toutes deux par Péricaud et Delormel, et puis des pièces, des opérettes en un acte.
C'est à l'Eldorado que se formèrent d'excellents compositeurs dramatiques comme Robert Planquette, Bernicat, Victor Roger, Antoine Banès, etc.
Parmi les artistes qui se firent remarquer à la fin de cette période : Velly, Sulbac, Gilbert, Reschal, Plébins ; Mmes Liovent, Mazedier, devenue Mme Polin, Mary Vanoni, Claude Roger, Violette, Tusini, Paula Brebion.
L'Eldorado continue, sous la direction de M. Paul Renard, un directeur parfait, doublé d'un érudit et d'un homme du monde, à connaître la vogue la plus complète.
En 1888, M. Paul Renard céda son concert à M. et Mme Allemand qui avaient pris déjà la Scala et les Folies-Bergère. Les préférences de la direction s'étalaient nettement pour la Scala où P.-L. Flers avait commencé ses grandes revues et où Yvette Guilbert était en plein succès.
Il y eut bien des débuts heureux comme ceux de Méaly, une rentrée de Thérésa qui créa la belle chanson de Jules Jouy, la Terre ; on opposa une année Judic à Yvette Guilbert ; on essaya de lancer un chanteur, Camille Périer, frère de Jean Périer de l’Opéra-Comique, sous le nom de Kam-Hill. Il inaugura l'habit rouge ; mais on sentait que M. Edouard Marchand, parent par alliance des Allemand, qui avait assumé le gouvernement des trois établissements et qui était un homme ultra-moderne, n'avait plus la foi dans le bon Café-Concert de l’Eldorado.
Il le transforma en théâtre en1896.
Il donna la Reine des Reines, de P.-L. Flers, musique d'Audran, dans laquelle débuta quasiment Paulette Darty ; Sa Majesté l'amour, de Maurice Hennequin et Antony Mars.
En 1897, deux reprises : le Royaume des femmes avec Sulbac, Mmes Mathilde, Simon-Girard, Mily-Meyer, et Joséphine vendue par ses sœurs, avec Mily-Meyer, naturellement,
Bianchini, le dessinateur de l'Opéra, prend la direction dans de mauvaises conditions. Après une revue de Delilia, Kif-Kif revue, qui réussit assez bien, il donne un drame tiré d'Edgar Poe : Hop-Frog, dont le principal rôle est joué par Mévisto du Théâtre-Libre.
L'Eldorado ferme ses portes.
Edouard Marchand reprend son théâtre et en confie la direction artistique au bon chansonnier Léon Garnier, dont la besogne n’était pas facile.
Garnier remet la maison debout, reforme une troupe, engage des artistes nouveaux : Bertholy, Mistinguett qui se fait une place rapidement, Thérèse Cernay, Mary-Hett, Angèle Moreau, Delmarès, Dufay, Pomponnette, etc., MM.. Honoré, Dutard, Clerc, Gosset, Roger M., Zecca, etc.,. et surtout a la bonne idée de s'attacher Dranem qui devint l'idole de l'Eldorado.
L'état de santé de Léon Garnier l'obligea à quitter la direction du grand concert du boulevard de Strasbourg.
De son côté, Mme Marchand, devenue veuve, et qui avait déjà vendu les Folies-Bergère aux frères Isola, céda, en 1906, la Scala et l'Eldorado à une société Mérot et Cie. En 1907, Paul de Fallois succéda à la Société Mérot. En 1908, c'est la Société Lecointe et Cie qui prit la direction des deux établissements et ne garda que l'Eldorado lorsqu'elle céda la Scala à Fursy en 1909. Les jours et les soirs se succèdent heureux à l'Eldorado sous la conduite de Mme Peter-Bofa représentant la Société Lecointe et de Paul Vallès, directeur artistique, homme de théâtre accompli.
Dranem y continue sa carrière triomphale, entouré d'une troupe de premier ordre qui compta, ou compte encore, Gabrielle Lange, Darnaud, Bérard, Karl Ditan, Sinoël, Delamanne, mort glorieusement au champ d'honneur, Bach, Montel, Georgel, Carjol, Dornay, Stelly, G. Berville, Carmen Vildez, Turcy, Nine Pinson, etc.,etc.
L'Eldorado a gardé la bonne tradition d'avoir une excellente partie de concert. L'Eldorado reste le modèle du genre.
***
Son ancien rival, l'Alcazar d'Hiver, eut une carrière moins brillante et finit par être démoli vers 1896. On construisit sur la place une superbe maison de rapport.
L'Alcazar connut la gloire à deux époques et durant toutes les deux avec Thérésa.
Comment fut fondé l'Alcazar ? Par quel architecte fut-il construit ? Etait-il le palais mauresque que nous avons connu plus tard ? J'avoue que je l'ignore.
Dans les Mémoires de Thérésa, je trouve cependant quelques renseignements. Thérésa cherchait à gagner sa vie et elle rencontre un camarade. Cela se passait vers 1860.
Ce camarade lui apprend qu'on construisait un nouveau café au Faubourg Poissonnière et que le directeur était un nommé Mayer, ancien chanteur, qui obtenait un certain succès en imitant derrière un billard la marche d'un tambour-major qui s'élève ou disparaît suivant les accidents du chemin.
Thérésa fut engagée à raison de cinq francs par soirée. La troupe de Mayer était pitoyable ; il y avait là une collection d'inconnus des deux sexes sans aucun talent. Le directeur avait beaucoup compté sur un géant en carton qui paraissait de temps en temps sur le théâtre et faisait semblant de jouer du cornet à piston ; un orgue servait d'orchestre, et les murs, fraîchement peints, exhalaient une insupportable odeur de peinture.
Bref, cette direction Mayer ne dura guère ; car, en 1862, nous trouvons Goubert comme directeur de l'établissement qu'il avait dû transformer.
Ce fut lui qui lança Thérésa. L'histoire en est racontée tout au long dans les Mémoires de la chanteuse, mémoires, soit dit en passant, que l'on attribue à Albert Wolff et Ernest Blum.
Thérésa avait été engagée à l'Eldorado moyennant deux cents francs par moi. Elle débuta par Fleur des Alpes, romancé filandreuse, de Mazini, qu'elle ne chanta d'ailleurs qu'avec un succès des plus médiocres. On était fin décembre et le directeur, Lorge, qui faisait de bonnes affaires, emmena ses artistes réveillonner chez lui ; il avait invité en même temps Goubert, son confrère de l’Alcazar. Le souper fut gai, si gai qu'au dessert, Velotte, un des artistes, et Thérésa quittèrent la table et, s'affublant de défroques, se mirent avec un accompagnement de guitare et de tambour de basque, à chanter comiquement la fameuse Fleur des Alpes.
Sur un bis, Thérésa adopta un accent allemand et tyrolianisa le refrain. Succès monstre.
Dans la rue, Goubert lui demanda : Qu'est-ce que vous gagnez à l'Eldorado ?
— Deux cents francs par mois.
— Voulez-vous en gagner trois cents ?
— Je le crois bien.
— Entendu ; mais vous chanterez les chanteuses comiques.
— Moi ! mais vous n'y pensez pas, je n'ai rien de comique je vous assure.
— Ce n'est pas votre affaire.
Le lendemain, elle alla trouver Lorge et lui fit part de son engagement et son nouvel emploi, Lorge éclata de rire et lui recommanda bien de lui dire le jour où elle débuterait pour voir comment elle ferait pour ne pas être sifflée. Répétition de la Fleur des Alpes à l'orchestre, scandale, refus du chef d'accompagner, autorité de Goubert. Le soir, triomphe.
Goubert était dans l'enthousiasme.
— Tu vois, cria-t-il à sa nouvelle pensionnaire, j'avais deviné juste : avec la Fleur des Alpes, tu vas faire courir tout Paris.
Et Thérésa ajoute : Dans mon émotion, je ne m'apercevais point qu'il me tutoyait et quand, plus tard, je lui en fis l'observation, il me répondit :
— Laisse donc, il y à deux sortes de gens que l'on peut tutoyer sans les humilier, les domestiques et les artistes de talent !
Thérésa subit de suite l'heureuse influence de Darcier qui lui composa deux chansons : le Chemin du Moulin et Quand les hommes sont au cabaret ; elle s'assimila avec une rare intelligence la large manière du maître chansonnier : on s'en apercevra plus tard, quand elle interprétera des œuvres de grande envergure.
Pour le moment, elle lançait à travers Paris emballé : le Rossignolet, Une Espagnole de carton, C'est dans l' nez qu' ça m' chatouille, Rien n'est sacré pour un sapeur, la Femme à barbe, la Nourrice sur lieux, etc., etc.
Quittons Thérésa en disant qu'en 1862, elle gagnait 300 francs par mois ; en 1864, 233 francs par jour et, en 1865, 72.000 francs de fixe par an.
Jusqu'en 1870, l'Alcazar connut, sans Thérésa, encore de beaux soirs, bien que sa vogue fut plutôt décroissante.
On y applaudit Suzanne Lagicr (enlevée à l'Eldorado) ; Mme Noble ; Eugénie Robert ; Marie Bosc ; Chrétienno (enlevée à l'Eldorado) ; Colombat ; Mousseau ; Arnaud ; Pauly, le créateur des Pompiers de Nanterre et oncle de notre ami et confrère Charles Akar, de l'Echo de Paris ; Chaillier, le petit bossu parisien ; Albert Glatigny, le doux poète des Vignes Folles, qui exerçait sa verve dans des poésies improvisées sur un sujet et des rimes donnés par le public, précurseur de Fursy et de Lucien Boyer ; Henri Plessis, le génial bonisseur, etc.. etc. Parmi les interprètes : les frères Price, des clowns musicaux très amusants, la Femme-Canon qui épousa Plessis, la famille Martens, trio tyrolien. Il y en à d'autres que j'oublie.
Goubert disparut en 1872. Qu'advint le concert jusqu'en 1876 ? Je n'en sais rien, ma foi. Le concert dut ou être fermé ou avoir des directions passagères. En 1873, en effet, je découvre dans l'annuaire des Auteurs dramatiques le nom d'un sieur Clément. En 1876, ce fut un nommé Morainville qui tâcha de galvaniser le pauvre Alcazar.
Louis Limat, qu'on trouve toujours lorsqu'il s'agit de l'histoire du Café-Concert, me donne le tableau de troupe de cette époque (1879 et 1880) ; j'y trouve : Léopold de Wenzel, chef d'orchestre ; A. Bienfait ; Libert ; Hervier ; Stainville ; Vialla ; Limat ; Mmes Dufresny, Céline Dumont, Dubrée, Paula Brébion.
Sur un programme de 1882, je lis : Zélie Weill ; Lafourcade ; Blanche Joly ; Heps ; Libert ; Plessis ; Nicol ; Garnier, etc.
Morainville ne fit pas fortune et en 1883, céda l'Alcazar à Labat et Donval, l'un ancien chanteur, l'autre mari de Thérésa, grand beau garçon, qui avait joué la comédie sur des scènes secondaires.
Pendant deux années, la vogue revint à l'Alcazar, grâce à Thérésa, plus en forme que jamais, qui créait sa seconde manière et chantait le Bon Gîte, la Glu, Voilà ce que dit la chanson d'O. Pradels, le Retour de Suzon, la Terre, etc., etc.
Paulus y venait donner des représentations et y donnait en plus de ses chansons en vogue : Je me rapapillote, l'Huissier galant, la Jambe à Mme Galochard, et Diou Bibant, quatre succès.
Parmi les artistes de la troupe, citons Henriette Bépoix, jolie fille qui chantait les gommeuses et créa la Mouquette dans Germinal au Châtelet ; Marie Crouzet, charmante petite artiste qui passa vite au théâtre et mourut toute jeune ; Marion Delorme, qui eut son moment de célébrité dans le demi monde ; Marthe Lys qui fit carrière avec un répertoire de chansons anciennes, Andrée Poly, une jolie brune qui chantait le genre Kadoudjah.
Mais le ménage Donval-Thérésa n'était pas d'accord, pour des raisons d'un ordre particulier, et l'Alcazar recommença à végéter sous des directions fantaisistes.
En 1891, l'excellent artiste Chelles en devint directeur et voulut transformer le genre, il en changea le titre et l'appela le Théâtre Moderne.
Ce fut lamentable. Je me rappelle une répétition générale où il faisait tellement froid que le regretté Auguste Germain était allé chercher la bouillote d'un fiacre.
Chelles y laissa ses économies.
Enfin, en 1896, une jolie et agréable chanteuse, Lucie Rémy, qui fut une commère de revue remarquée, fit une dernière tentative.
C'était la fin. Les démolisseurs jetèrent à bas les colonnes mauresques, et les voûtes qui avaient retenti des belles notes graves de la Patti du peuple ont cédé la place à des bureaux de commissionnaires en marchandises.
Sic transit gloria mundi !
***
Par contre, le Grand Concert Parisien, aujourd'hui Concert Mayol, est vivant et toujours bien vivant. J'ajouterai que jamais sa vogue n’a été aussi solidement établie.
Nous avons, dans un article antérieur, donné un aperçu de ce concert, en 1870, alors que la Bordas y attirait la foule, et nous avons silhouetté un de ses directeurs, le coiffeur Valentin Caquinaud, de comique mémoire.
Nous indiquerons seulement les origines.
Le Concert Parisien date de 1867, à peu de chose près. Il y avait la un lavoir. Un certain M. Fournier y installa un grand café avec douze billards. Il avait un bailleur de fonds nommé Théviot.
Ce café s'appelait le Café Guillon. Dans le fond de la salle se dressait une estrade où une vingtaine de musiciens en partie élèves du Gymnase militaire du Conservatoire, se faisaient entendre sous la direction d'un nommé Dangeville, musicien à la Gendarmerie de la Garde Impériale. En faisait partie, le chef d'Orchestre bien connu E. Damaré, de qui nous tenons ces détails.
Un jour, le voisin de Fournier, le coiffeur Valentin Caquinaud lui proposa de transformer l'établissement en café-concert.
Le succès vint rapidement et on construisit la galerie.
Il n'y avait qu'une sortie sur le faubourg Saint-Denis. L'entrée sur la rue de l'Echiquier ne vint que beaucoup plus tard, en 1886, je crois.
Après la guerre, le Concert Parisien dut suivre le courant et jouer de petites pièces en fin de spectacle. En 1873, les directeurs traitèrent avec la Société dramatique et en 1876 se donna la première revue du Parisien : Voyageurs pour la lune, revue en un acte de Jouhaud.
Viennent ensuite, en 1877, Voyez par-ci, voyez par-là, revue en un acte de Gaston ; en 1878, S. G. D. G., revue en un acte d'Alphonse Lemonnier ; en 1879, Parapluie ! Parapluie !, revue en deux actes d'Hermil et Numès ; en 1881, Epurons ! Epurons !, revue en deux tableaux d'Hermil et Numès.
En 1882, Paulus débute au Concert Parisien le 1er septembre. « Le Concert Parisien, dit-il, dans ses Souvenirs, avait un nouveau directeur Régnier, dit Cosmydor, surnom que lui avait valu un vinaigre de toilette qu'il avait lancé. Il me pria de venir le voir.
Je me trouvai en face d’un homme très prolixe qui me dit vouloir rénover le Concert Parisien un peu démodé et en faire légal au moins de l'Eldorado.
Il m'offrit 150 fr. par jour, j'en demandai 200 ; on coupa la paille en deux ; je signai à raison de 175 fr. par jour pour toute la saison d'hiver. »
La troupe était fort bien composée ; il y avait parmi maints bons artistes : Fusier que nous avons signalé à l'Eldorado, Rivoire, Teste, Demay, Léa d'Asco.
Rivoire était un artiste de premier ordre. Son succès fut grand surtout au Parisien, où il se sentait chez lui. Il représentait des miséreux, des voyous, des crevé de faim. Avec sa longue silhouette, sa face glabre, maladive, sa voix pâle, il arrivait à des effets énormes de tristesse ou de rire.
Teste était un petit bonhomme tout rond, des yeux pétillants de malice, de la verve, bon comédien, intelligent, débrouillard, aimé du publie. Parolier et musicien entre temps, il composa la scie célèbre : la Sœur de l'emballeur que Demay lança avec un brio incomparable.
Léa d'Asco avait joué à la Renaissance dans la Tsigane et le Petit Duc, elle avait débuté au théâtre Taitbout de tapageuse mémoire, et avait été l'héroïne de petits scandales demi-mondains. Elle n'était pas plus maladroite qu'une autre, elle le prouva plus tard lors d'une reprise du Petit Faust et, au Parisien, elle était très applaudie.
Régnier, dit Cosmydor, demeura directeur jusqu'en 1886. Il eut des démêlés avec Paulus, qui, au surplus, était dans son tort.
Les anecdotes sont nombreuses sur ce bizarre directeur.
Retenons-en une que raconte Louis Maurel, l’excellent artiste, lors de ses débuts au Parisien.
« Un des artistes, le petit Nobert, venait de perdre sa mère, et tous les camarades se cotisèrent pour lui donner une couronne. On offrit à Régnier de participer à la collecte.
— Volontiers, dit-il, en donnant dix francs ; mais je désire la voir.
Le lendemain, Clovis qui était chargé de l'achat, monta la lui montrer dans son cabinet. Elle était tout en perles noires et, en haut, il y avait écrit : Le Concert Parisien.
— C'est bien, dit Régnier, un peu rêveur ; puis, montrant le bas de la couronne où il n'y avait rien d'écrit : Ne pourrait-on pas ajouter ici : Matinées, dimanches et fêtes ! »
Parmi les artistes nous avons cité, Fusier, Victorine Demay, qui fut louangée par Jules Lemaître, la créatrice de : C'est la couturière, Je casse des noisettes en m'asseyant d'ssus, Il reviendra, Mon p'tit Ernest, Ernest ne parle pas, C' n'était pas lui, chansons boulangistes, etc. ; ajoutons les noms de Bruet et Rivière, Luce Béliat, une jolie diseuse, Lévya, qui créa les Parisiennes de Ganne, la Tonkinoise de L. de Wenzel ; Delpierre qui fut le compère de maintes revues, et dont l'imitation de Sarah Bernhardt avait toujours un grand succès ; Saint-Dié qui s'accompagnait sur une mandoline et chantait la Gobinois ; Bourges, de l'Eldorado, qui créa les Pioupious d'Auvergne, Frédéric Doria, le compositeur oublié des Blés d'or, des Peupliers, J'ai brûlé ton portrait, Songe rose, Verse Margot, du Portrait de Mireille et de tant d'œuvres charmantes qui se fredonnent encore dans les faubourgs et que ressortira un jour quelque conférencier bien avisé.
En 1885, signalons par curiosité un acte : Gibier de potence, de Georges Feydeau. Ce devait être certainement le premier ouvrage représenté de notre vaudevilliste national.
En 1886, Régnier quitte l'établissement qui subit une sorte d'éclipse ; se succèdent comme directeurs M. Didier, ancien artiste de théâtre, M. Dignat, qui fut le collaborateur de Sari aux Folies-Bergère et directeur du XIXe Siècle, les frères Houlet, qui firent faillite, et d'autres encore.
Bref, en 1889, le Parisien fut repris par Auguste Mussleck.
Ce Mussleck était alors une des figures connues de Paris.
Il avait eu une vie agitée. D'abord doreur sur bois, puis professeur de natation aux bains Henri-IV, il avait ouvert le restaurant des Chevaliers de la Table-Ronde, au boulevard Barbès, que fréquentèrent André Gill, Olivier Métra et bien d'autres.
En 1879, il fonda la joyeuse Société des Becs salés, connue dans la banlieue par ses parties de bruyante mémoire.
Il exerçait un autre commerce plus spécial, mais... paix à ses cendres.
Il était donc devenu directeur du Parisien : Paulus y rentra aussitôt et y trouva Clovis, Maurel, le baryton Sarrus, Vaunel, Brigliano régisseur, Mmes Alexandrine, Vaunel, Brigliano et Naya, une gommeuse aux chapeaux extraordinaires.
Puis vint Yvette Guilbert qui descendait, je crois, du Divan Japonais. Elle attira la foule au faubourg Saint-Denis. Yvette parut dans la revue de 1891 : Paris à la blague de MM. Astruc et Armand Lévy. Gaillard en était le compère et Suzanne Derval la commère.
Bientôt une brouille surgit entre l'étoile et le directeur.
L'ancien maître-nageur reperdit tout l'argent gagné et fut obligé de céder son établissement à M. Dorfeuil, directeur de la Gaîté-Montparnasse, en 1894.
M. Corrart-Dorfeuil, au Café-Concert, avait une notoriété de bon aloi. Il était bien élevé et fort érudit.
Il organisa une vingtaine de soirées classiques et aussi quelques soirées montmartroises, où parurent Octave Pradels, Hugues Delorme, Yong-Lug, Jehan Rictus, Eugène Lemercier, Dominique Bonnaud, Blès, Lucien Boyer, Edmond Teulet, Marinier, Marcel Legay, Mévisto, etc., etc.
Nous ne pouvons donner la liste des artistes qui passèrent au Parisien sous la direction Dorfeuil, ils sont trop !
A la mort de M. Dorfeuil, son fils continua la direction et, en 1910, céda l'établissement à Mayol qui voulait avoir son concert à lui.
Mayol céda ensuite son établissement à M. Oscar Dufrenne qui venait de diriger avec bonheur le petit théâtre du Château-d'Eau.
Je ne parlerai pas de ces deux dernières directions qui sont trop près de nous. On sait que Mayol, rentrant dans la maison où il avait débuté en fit un concert de tout premier ordre et que M. Dufrenne a encore, si j'ose dire, ajouté à la vogue de ce qui fut jadis le Grand Concert Parisien.
Ombres heureuses de Fournier et de Valentin Caquinaud, vous devez en trembler dans les Champs-Elysées (rien des concerts !).
***
C'est dans l'Echo de la Dordogne, en date du 12 février 1865, dans un entrefilet signalé par Comœdia en 1913 — nous citons nos auteurs — que nous allons découvrir les origines de Bataclan. Voici l'entrefilet.
L'architecte auquel nous devons les plus vastes cafés que l’on rencontre dans la capitale, M. Charles Duval, vient de donner de nouveau carrière à son imagination et de terminer sur les terrains du boulevard du Prince-Eugène un immense établissement dont on a fait la semaine dernière l'inauguration solennelle. C’est un café-concert auquel on a donné le nom de Bataclan.
Tout est chinois dans cette construction. Une vaste façade d'architecture chinoise s'étend sur le boulevard et donne accès dans ce café aux salles de billard ; la salle de concert, en forme de dôme est un temple chinois, orné de statues chinoises, de peintures chinoises, de monstrueux dragons chinois, exécutés avec une étonnante vigueur de pinceau.
Le directeur, qui avait été évidemment influencé par les récits de la campagne de Chine, n'était autre que l'ancien patron du Géant, incendié en 1863, le sieur Pâris.
Immédiatement, M. Pâris chercha des géants, sa marotte du boulevard du Temple. Sans géant, il se croyait maudit.
— Croyez-vous, s'écriait-il un jour, j'en ai trouvé un superbe que j'avais appelé le Colosse des Alpes. Cet animal-là avait la rage d'être notaire ; il m'a quitté pour une charge en province !
La troupe de chanteurs et de chanteuses avait pour lui beaucoup moins d'importance. J'ai sous les yeux plusieurs programmes de l'époque. Parmi tous ces noms d’inconnus, il n’y a vraiment à sortir que celui du gros Mathieu et surtout celui de Lucien Fugère, le célèbre chanteur de l'Opéra-Comique qui fut l'idole du public de Bataclan. Il s'intéressait davantage aux attractions et, quant aux pièces nouvelles, il n'en voulait pas : on ne jouait chez lui que Scribe, Bayard, Mélesville, Dumersan, Bouchardy, etc., etc.
La médiocrité de ses programmes ne l'empêcha pas de se retirer à soixante-douze ans avec soixante bonnes mille livres de rente.
Il cédait l’établissement à M. Javelot, chef d'orchestre.
La direction Javelot dura jusqu'en 1887.
M. Javelot, lui, donna quelques pièces nouvelles ; il sacrifia à la revue : Paris sans gaz, revue en 1 acte, d'Alphonse et Stephen Lemonnier, 1883 ; les Chinoiseries de l'année, revue en 1 acte de A. Cahen et Norès, 1884 ; le Bi du bout du banc, revue en 4 acte d'Anézo et A. Lemonnier, 1886.
Puis vint une direction Bertrand qui n’eut guère d'éclat ; ensuite la direction d'une dame ou demoiselle Horny qui, paraît-il, était l’héritière du père Pâris et qui perdit l'argent de ce dernier là même où il l'avait gagné.
Enfin, en 1893, Paulus prit Bataclan. Il en confia la direction artistique à Léon Garnier et, de suite, la vogue revint à rétablissement du boulevard Voltaire. On y donna des pièces et des revues de Numès, Garnier, Michiels, Delormel, Sermet, Battaille, Emile Bonnamy, Alévy et Vély, Clérice, F. Beissier, H. Moreau et Lebreton, Eugène Héros, P. Gavault et de Cottens, Patusset, etc.
Une troupe active au travail qui créa un grand nombre de chansons à succès réunit les noms de Battaille, Amelet, Delmarre, le baryton Martapoura, Chambot, Saint-Bonnet, Morton, Strack ; Mmes Paula Brébion, Alexandrine, Marg. Favart, M. Guitty, Eugénie Fougère, Rosalba, A. Ciriac, etc., etc.
Paulus lui-même y donna des représentations.
Bref, il réalisa de gros bénéfices ; mais le célèbre chanteur, on le sait, n'avait pas de suites dans les idées et il alla gaspiller à Marseille, dans une entreprise mort-née, tous ses bénéfices de Bataclan.
En 1897, il céda son affaire à Dorfeuil, directeur du Parisien et de la Gaîté-Montparnasse.
Mais Dorfeuil ne tarda pas à passer la main à son commanditaire nommé Jacquet, lequel s'adjoignit comme directeur artistique notre excellent confrère Henry Moreau.
Ce Jacquet resta seul directeur puis, en 1902, céda la place à Mme Archainbaud, ancienne artiste de théâtre, femme de Chautard, le comédien du Vaudeville, pour disparaître dans l'oubli. Mme Archainbaud, malgré ses efforts, ne put tenir le coup dans un établissement dont le genre ne plaisait plus au public.
Gaston Habrekorn, directeur du Divan Japonais, lui succéda en 1905.
Grâce à une publicité intense et un peu spéciale qui lui était particulière, il sut ramener le monde au boulevard Voltaire. Bref, il avait réalisé de gros bénéfices et était devenu propriétaire de l'immeuble quand, en 1910, il céda sa direction à Mme Rasimi.
Dès lors, on connaît la longue théorie des revues, la plupart de Celval et Charley, dans lesquelles Mme Rasimi apporta l'appoint considérable de sa mise en scène somptueuse et surtout de ses costumes merveilleux.
Il est de toute évidence que c'est une artiste qui préside aux destinées de Bataclan.
***
Un bon café chantant de l'époque et un des plus anciens était le Cheval-Blanc, sur le boulevard de Strasbourg. On y arrivait par un long couloir qui aboutissait également dans le faubourg Saint-Denis : tout ce terrain, ainsi qu'un grand espace qui resta inoccupé pendant plus de douze ans, appartenait à Mme Roisin, propriétaire du Cheval-Blanc et de l'Elysée-Montmartre.
À l'origine, le Cheval-Blanc, comme son nom l'indique, était une simple auberge. Elle fut fondée par un nommé Gauthier.
Plus tard, l'auberge se transforma en guinguette ; celle-ci se trouvait, au bout d'un jardin sous des tonnelles. L'orchestre se composait de deux violons, d'une basse et d'une flûte. Les artistes se renouvelaient sans cesse. Ils n'étaient pas payés. C'étaient des malheureux sans engagement qui venaient la se faire entendre toute une soirée pour les consommations et souvent pour un souper lorsqu'ils avaient bien diverti les assistants.
C'est au Café du Cheval-Blanc que chanta, vers 1857, Agar, sous le nom de Mme Lallier ; elle gagnait cinq francs par soirée.
Là aussi chanta Marie Bosc. Elle débuta à six francs par soirée, puis se retira quelques mois après parce que la propriétaire du concert ne voulait pas lui accorder une augmentation de un franc.
Le régisseur du Cheval-Blanc était une célébrité du concert, un ancien acteur de Bordeaux qui était là depuis l'ouverture. Il faisait partie intégrante du concert ; il jouait les comiques et savait toujours se faire applaudir.
Il s'appelait Mortreuil et était le père du bon chansonnier auteur de Ma Gigolette et de tant d'autres chansons à succès.
Le pauvre artiste ne devait pas survivre au Cheval-Blanc. Lorsqu'on démolit ce café-concert, Mortreuil tomba malade et mourut de chagrin.
En effet, en 1874, sur son emplacement, on construisit la Scala.
CHAPITRE TROISIÈME
Les Grands Cafés-Concerts. — La Scala. — L'Eden-Concert.— L'Horloge. — La Cigale. — Parisiana.
Tous ces cafés-chantants obéirent à la loi du transformisme ; ils renoncèrent à l'entrée libre, à la consommation, au petit vaudeville fin de spectacle. Ils sont tous nettement des cafés-concerts : quelques-uns même, comme l'Eldorado, ont adopté un promenoir où d'ailleurs, on n'y trouve qu'une clientèle masculine.
L’établissement qui, sans aucun doute, a le plus contribué à cette évolution est la Scala.
La Scala, 13, boulevard de Strasbourg, fut bâtie en 1874 sur l'emplacement de l'ancien concert du Cheval-Blanc. Les architectes furent MM. Delarue et Beaupied.
On n'y accédait que par un couloir. Le vaste péristyle qu'on voit aujourd'hui n'a été adjoint que plus tard, au début de la direction Allemand, c'est-à-dire vers 1883
Le premier directeur fut un homme Vergeron, célèbre par sa calvitie, qui ne tarda pas à rendre le fauteuil directorial à Mme Roisin, l'ancienne directrice du Cheval-Blanc.
La troupe d'ouverture se composait d'Arnaud qu'on vit un peu partout ; Bienfait, qui finit ses jours à la Gaîté ; Vassor, qui était le roi des imitateurs de l'époque ; Brunet, Fontenay, Querel, deux illustres inconnus.
La troupe féminine se composait de Marie Bosc et de Graindor dont nous avons déjà parlé et qui chanta le rondeau d'ouverture ; Philippo, Dubrée, Villannoy, Dubouchet, Delval, dont les noms ne sont point passés à la postérité.
Le chef d'orchestre était toujours M. Javelot.
En 1876, la troupe était à peu près la même ; nous y trouvons en plus Libert qui chante l'Amant d'Amanda. En octobre 1879, Paulus, transfuge de l'Eldorado, passe à la Scala. Mme Roisin lui donnait quatre-vingts francs par jour.
Avec lui, nous trouvons Mme Patry, une forte chanteuse, à la voix puissante, qui chanta plus tard les premiers rôles d'opéra en province ; puis Aimée Chavarot, une bonne comique, fort goûtée du public et qui réussissait bien les types de gommeuses. À côté d'elle, sa fille, Dora, débutait, une enfant encore, mais dont la diction très nette faisait présager l'excellente artiste que nous retrouverons plus tard, en vedette, avec Villé, à l’Éden-Concert.
En 1883 ou 1884, Mme Roisin se retire et cède la Scala à M. et Mme Allemand qui avaient gagné une jolie fortune en tenant le Café-Glacier de Marseille et qui, je crois, furent propriétaires du Café de Suède, à côté des Variétés.
Il faut le dire : en réalité, ce sont M. et Mme Allemand et, plus tard, leur neveu par alliance, Edouard Marchand, qui lancèrent la Scala.
Ils comprirent que le bon petit café-chantant avait fait son temps et que le public demandait autre chose.
Ils commencèrent par concurrencer l'Eldorado et réunirent une troupe de premier ordre.
Voici un tableau de la troupe de la Scala, en 1886 :
MM. Libert ; Ouvrard ; Réval ; Pichat ; Marius Richard ; Caudieux ; Brunet ; Daubreuil ; Gramet ; Stival. Mmes Amiati ; Duparc ; Jeanne Bloch ; Luce Béliat ; Dubrée ; Abadie ; Blanche Bonnal ; Daris ; Blockette ; Valti ; Corteys ; Rachelly ; Dauby ; Cassiv (sœur de Cassive).
Directeur de la scène : Louis Battaille ; régisseur : Marcel que nous avons vu aux Ambassadeurs ; secrétaire général : Julien Sermet ; chef d'orchestre : Herpin.
Certains méritent quelques lignes. Nous ne parlerons pas d'Amiati.
Florence Duparc, une diseuse exquise qui pouvait rivaliser avec Judic : ses créations sont innombrables et toujours de bon goût. Citons le Voyage à Robinson, la Lettre à Marguerite, de Lucien Collin, le Panache du Tambour-Major, les Ecrevisses d'Henri Château, etc., etc. A cette époque, elle fit recette.
Qu'est-elle devenue ? Avant 1914, elle s'était retirée à Saint-Mandé où elle vivait d'une modeste pension !
Gabrielle Châlon, une belle fille blonde, avec de l'entrain. Elle réussit plus tard au théâtre dans l'emploi des Magnier. Avait épousé son camarade Antony.
Valti, jolie fille. Elle avait un petit zézaiement qui ne déplaisait pas. Chantait les gommeuses en robe courte, avec un immense chapeau. Jouait les commères de revue. A épousé un russe qui lui laissa une grosse fortune et le titre de princesse.
Blockette, sœur de Jeanne Bloch, une gentille brunette qui chantait les dictions (c'était la formule) et jouait les ingénues dans les pièces.
Jeanne Bloch dont la silhouette est bien connue. Était commune, mais était remplie de gaîté, d'entrain.
Libert, mort en 1896, au moment même où son talent s’affirmait. Il avait eu son grand succès avec les scies de l'époque : Amant d'Amanda, Je me nomme Popaul, etc. ; mais, certainement le théâtre le guettait et il y aurait grandement réussi, grâce à ses qualités de naïveté et de bonne humeur. C'était un Léonce, avec plus de moyens.
Ouvrard, qui chantait les soldats, les paysans et les Auvergnats avec un comique qui lui était particulier : il était l'auteur de presque toutes ses chansons dont plusieurs sont populaires : le Bi du bout du banc est le prototype du genre. Réval, un long type, qui récitait des monologues : Je ramasse le crottin des chevaux de bois, Je promène le chien de ma sœur, etc.; il eut son heure de petite célébrité. À la fin de sa carrière, par peur de la misère, il essaya de se suicider. Il mourut peu de temps après.
Pichat, comique-danseur, selon l'expression consacrée, que les galeries supérieures réclamaient à grands cris, en criant : P'chat ! P'chat ! Est devenu directeur en province,
Marius Richard, le chanteur à voix et à belle voix, ma foi. Le créateur des Blés d'or, de Dieu nous garde un Marceau !, un brave garçon, un peu bohème. Il chantait en habit et jamais son gilet n'a pu joindre son pantalon.
Caudieux, joyeux boute-en-train ; il chantait les maris-garçons et les bambocheurs ; il sortait toujours sur une aile de pigeon qui déchaînait le bis. Un soir, il manqua son coup et se cassa la cheville. Sa carrière fut entravée. Il fit quelques créations au théâtre. Ses camarades ne lui épargnaient pas les farces ; un soir, il trouva sa redingote dont toutes les boutonnières étaient réunies par un cadenas !
Brunet, qui chantait les poivrots. Demeurant à la campagne, il vendait des œufs qu'il achetait à la gare de l'Est.
Daubreuil, qui chantait des chansons de Paulus.
Gramet, un bon gros père, chansonnier et auteur de petites pièces.
Stival, qui s'orthographie Stiv-Hall, à présent ; il s'est fait une petite réputation par ses imitations, entre autres celle d'Yvette Guilbert qu’il tenait à la perfection.
Louis Battaille, directeur de la scène, était le père du revuiste Battaille-Henri.
Il avait été directeur des Bouffes-du-Nord et de l'Européen où il laissa toutes ses économies ; ce qui fut, pour lui, toute sa vie une tunique de Nessus. Bien que fort malade, c'était un travailleur acharné. Il jouait la comédie non sans talent, l'air un peu las et désabusé provenant de son état de santé, mais avec de l’à-propos et une certaine fantaisie. Il était l'auteur de presque toutes les pièces, parodies et revues qu'on jouait à la Scala et, il faut le déclarer, elles étaient fort amusantes. Sans frais, avec peu de décors et de costumes, elles plaisaient fort au public. Citons Kikiriki, C'est ta poire !, Tout autour de la tour !, l’Enfer des revues. Dans cette revue, Libert obtint un triomphe, en chantant sur l'air de la Gavotte Stéphanie qui venait de paraître :
Il n'a pas d'pa
De na
De Panama.
Quelle veine il a ! c’t animal-là !
Signalons encore : Cléopâtre, C'est dégoûtant, Cambriolons !, Lysistata.
Son principal complice était Julien Sermet, journaliste, qui fut courriériste théâtral à la Justice lors de la fondation de ce journal par M. Clemenceau. Ironie du sort ! Il est mort censeur et était plus particulièrement chargé des chansons de cafés-concerts.
Nourri dans le sérail, il en connaissait le détour ; mais il faut dire que c'était un excellent confrère et qu'on trouvait auprès de lui le meilleur accueil.
La troupe se modifia un peu. Quelques-uns disparurent pour faire place à d'autres ; c'est ainsi que si ont disparu ou sont partis Amiati, Duparc, Gabrielle Châlon, Jeanne Bloch, Ouvrard, Réval, Pichat, Marius Richard, nous voyons en 1904 avec Libert, toujours là, Mathias, un fantaisiste amusant ; Plébins, avec son éternel bout de cigare et ses monologues de pince-sans-rire ; Camille Stéphani, qui chante toujours avec succès ; Kam-Hill, qui venait de l’Eldorado ; Esther Lekain, qui succédait à Duparc ; Maurel, le petit Maurel ; Lejal, dont tout le monde connaît la brillante carrière ; Anna Thibaud, délicieuse chanteuse, créatrice de tant de chansons à succès ; Sulbac, à la gaîté communicative ; Anna Held, une débutante qui, du premier coup, charma Paris ; Paula Brébion, qui venait de l’Eden-Concert ; Polin, dont le répertoire est inépuisable ; Yvette Guilbert, dans toute la splendeur de sa vogue. Comme on peut en juger, ce programme est extraordinaire ; il est pourtant exact.
On terminait par une pochade que jouait Mme Bob Walter, demi-mondaine à la mode.
La direction de la Scala allait de l’avant. Edouard Marchand, qui ne le devint nominativement qu'en 1900, en était cependant le réel directeur.
En 1905, il commanda la revue à P.-L. Flers dont on avait remarqué les revues au Moulin-Rouge et à la Gaîté-Rochechouart.
P.-L. Flers, du coup, révolutionna le Café-Concert. Ce fut la fin des revues en un acte, avec un décor et quelques costumes.
Paris fin de sexe fut un éblouissement. À côté des excellents artistes de la Scala qui ne laissaient pas d'avoir leur succès, dans de très bonnes scènes, on vit un bataillon des plus jolies filles de Paris défiler, habillées ou déshabillées par Landolff.
Tout Paris accourut à la Scala et applaudit ces revues qui s'appelaient : Paris fin de sexe, A nous les femmes, Cocorico, En voilà de la chair ! de P.-L. Flers, Paris Boycocotté, Enfin seuls, la Revue de la Scala, de Gavault et Eugène Héros, Messalinette, C’est d’un raid, et encore d'autres revues de P.-L. Lafargue, Fabrice Lémon, Léon Numès, Clairville, Vély, de Gorsse, Nanteuil, etc.
Aux noms d'artistes, il faut ajouter ceux de Claudius, qui venait de la Gaîté-Rochechouart, de Max Dearly, qui venait de Bataclan, de Moricey, mort alors qu'il réussissait si bien au Châtelet, Guyon fils, qui joua une revue avec Germaine Gallois, Paulette Darty, à la voix chaude et prenante, qui lança tant de valses à succès, Marguerite Deval, Arlette Dorgère, Foscolo, etc., etc.
Les années se passèrent, M. et Mme Allemand étaient morts ; mort aussi M. Edouard Marchand. Mme Marchand, comme nous l'avons dit en parlant de l'Eldorado, céda, en 1907, la Scala à la Société Mérot, qui, après la direction de Fallois, devint la Société Lecointe et Cie. Pendant trois années, le grand établissement du boulevard de Strasbourg perdit la vogue, malgré de jolis spectacles et des artistes de valeur.
La Société Lecointe et Cie céda alors, en 1909, la Scala à Henri Fursy dont les débuts furent très heureux. Mais Fursy voulut tâter de l'opérette, ce qui l'entraîna à des frais trop considérables.
Il dut céder la place, au début de 1914, au signataire de ces lignes qui monta une revue de P.-L. Flers, Battaille-Henry et Georges Arnould : Elles y sont toutes à la Scala ! qui eut quelque retentissement.
Elle réunissait les noms de Régine Flory qui s'était déjà fait remarquer à la Cigale, chez Mayol, à Fémina, par des créations fort intéressantes et très personnelles ; Exiane, Marville, Alice Guerra, Hilda May, Morton, Serjius, Fortugé, Randall, Monray, etc.
Pendant la direction Fursy et les précédentes, étaient passées des vedettes de concert telles que Girier, Sinoël, J. de Féraudy, Dufleuve, Fragson qui était à l’apogée de sa renommée.
Lanthenay déja remarquée sous la direction Marchand, qui passa aux Variétés, Mmes Germaine Charley, Jane Marnac, Mistinguett, Marcelle Yrven, Edmée Favart, Mary Perret, Renée Baltha, morte en pleine jeunesse et au moment même où s'affirmait son réel talent.
Pour la qualité des artistes, la Scala n'a jamais manqué à sa réputation. La guerre survint. La Scala ne rouvrit ses portés que le 26 septembre 1915, sous la direction de Paul Vallès, directeur artistique de l'Eldorado. Pendant plus d'un an, il donna de bonnes revues de guerre et finit sa direction par une suite de représentations de Max Dearly dans Mon Bébé.
Le vaudeville guettait la Scala. En effet, le 26 octobre 1916, MM. Ténot et Paz y installaient la Dame de chez Maxim's à laquelle succédaient d'autres pièces qui attirèrent la foule boulevard de Strasbourg. MM. Ténot et Paz seront directeurs jusqu'à la fin de la guerre ; mais M. Eugène Héros ne reprendra pas son théâtre ; il l'a cédé à M. Jacques Richepin qui a l’intention de continuer le genre où s'est illustré M. Georges Feydeau.
Le Concert de la Scala est mort, vive le Théâtre de la Scala !
***
Si la réputation de la Scala était de donner des spectacles un peu légers, par contre, celle de l'Eden-Concert était de tout repos. Les familles pouvaient y aller sans crainte et elles y allaient.
Dans l'histoire du Café-Concert, l'Eden-Concert occupe une place particulière, d'abord par la brièveté de son existence (il ne dura que quatorze ans), ensuite par la renommée de bon ton et de tenue, si l'on peut dire, que la direction sut lui apporter.
En effet, à l'Eden-Concert, les programmes furent toujours surveillés de près, les pièces et les revues n'allaient pas au delà de la grivoiserie permise ; enfin, les vendredis classiques consacrèrent la bonne réputation de l’établissement.
Sa naissance date du 1er septembre 1881 et est due à Castellano, l'ancien acteur de drame bien connu, l'ancien directeur du Théâtre-Lyrique dramatique (aujourd'hui Théâtre Sarah-Bernhardt) et du Châtelet qu'il prit en 1876.
Il céda ce dernier, en 1880, à son secrétaire, M. Emile Rochard. Castellano, ne jouant plus, sans une direction, s'ennuyait ; il chercha quelque chose.
Il trouva sur le boulevard de Sébastopol un vaste hangar qui servait de réserve aux magasins de Pygmalion.
Il y installa une brasserie : des tables, des chaises et, au fond, sur la scène qui ne changea jamais, un orchestre dirigé par son ancien chef du Lyrique-Dramatique, nommé Fournier.
La brasserie n'eut qu'une durée fort éphémère. Benoit, l'éditeur de chansons, conseilla à Castellano d'utiliser sa petite scène pour essayer une modeste troupe. L'idée plut à l'ancien directeur du Châtelet et, le 15 septembre, l’Eden-Concert faisait entendre ses premières chansons.
Tout de suite, la vogue vint au nouveau café-concert ; le monde afflua ; mais Castellano ne jouit pas longtemps de son succès.
Il mourut en 1882, d'une attaque de goutte.
Castellano fut très regretté dans le monde des artistes et dans la maison qu'il avait fondée.
Il était fort aimé de tous, car il était d'une grande bonté et d'une générosité rare.
Il faut dire qu'il était aussi fort autoritaire ; il ne voulait pas que sa femme s'occupât du concert et cependant la suite des événements prouva qu'elle était de premier ordre en la matière.
En effet, Mme Castellano, à la mort de son mari, prit la direction de l’établissement et on sait à quel degré de prospérité elle le conduisit.
Mme Castellano, quelques années plus tard, épousa M. Saint-Ange, commissionnaire aux Halles, en beurre et œufs, fort riche, qui toujours se désintéressa de la partie artistique de l'affaire.
M. Saint-Ange mourut avant la fermeture de l'Eden-Concert qui se produisit le 30 avril 1895.
Mme Castellano-Saint-Ange avait hésité devant une augmentation de loyer de 15.000 francs ; la fin du bail arriva et les magasins de Pygmalion reprirent leur local.
Elle aussi était d'une bonté et d'une générosité proverbiales. Un seul exemple le prouvera.
En 1893, Limat, l'excellent artiste et le parfait régisseur de la maison, qui, Dieu merci ! est toujours en complète santé, se rendit acquéreur d'une petite propriété à Vincennes. Le bas de laine vidé, il manquait six mille francs pour parfaire la somme nécessaire. Limat s'en fut trouver sa directrice et lui tint à peu près ce langage :
— Madame, j'ai acheté une maison de campagne ; il me manque six mille francs pour la payer. Je viens vous prier de me les avancer.
Mme Saint-Ange fit revenir son régisseur le lendemain.
— J'ai fait part de votre demande à M. Saint-Ange ; il a été de mon avis, voici les six mille francs.
Limat, enchanté, voulut donner un reçu, parla du règlement de sa dette.
— Non, non, dit Mme Saint-Ange ; vous êtes un vieux serviteur de la maison, nous vous donnons les six mille francs.
Depuis son ouverture jusqu'à son dernier jour, l’Eden-Concert a constamment possédé une troupe peu nombreuse en vérité, mais composée d’éléments de choix.
J'ai sous les yeux le livre de bord de Limat qui, on le sait, fut un des plus fidèles lieutenants de Mme Saint-Ange et dont l'érudition, en l'espèce, n'a pas d'égale.
Nous écourterons cette liste qui, à elle seule, constitue un annuaire des célébrités du café-chantant.
La toute première troupe, celle qui étrenna le nouveau concert, comprenait : Arnaud, Plessis, Frény, Stainville, grime, imitateur et danseur, le petit Gonzalès et le grand Chevalier ; Florence Duparc ; Franzia, Lamberti, danseuses ; Brissot, gambilleuse ; Marthe Marty, qui chantait la tyrolienne, etc.
Le régisseur, qui venait du théâtre, était un nommé Aubert.
Il y avait deux souffleurs, Jay père et fils.
Limat, qui devait devenir le doyen de la maison, y fit son entrée quinze jours après l'ouverture, le 1er octobre. Ce fut Benoit qui le présenta à Castellano. Limat quitta la Scala et entra à l'Eden aux appointements mensuels de six cents francs ! C'était beau pour un début.
Limat devint régisseur en 1884.
Nous sommes toujours en 1881. Ouvrard débute le 15 octobre et Louis Battaille, en novembre.
En 1882, Horter de son vrai nom Trotreau, entre comme artiste et régisseur. Tac Coën, le compositeur de la Canne à Canada, comme chef d'orchestre.
En 1883 : Libert, Paulus.
En 1884 : Villé, qui venait de la Pépinière ; Galand ; Dérance qui faisait des imitations dans le genre de Plessis ; Reyar, un autre imitateur, mort fou en Espagne ; Fernand Kelm, neveu de Joseph Kelm ; Maréchal, chanteur à la voix sympathique ; Modot, qui créa ensuite de nombreux rôles au théâtre. N'est-il pas un des créateurs de l'Anglais tel qu'on le parle ? Le petit Dante, qui plus tard, avec sa sœur, Anne Daucrey, dansa la valse renversée.
En 1885, Bienfait, qui fut à la Gaîté, et propriétaire du café du même nom ; Régiane, le tonitruant Régiane, successeur de Perrin dans ses monologues à perdre haleine ; Debailleul déjà nommé ; Teste, le bon gros Teste ; Albin, le baryton qui reflétait tout le Midi, l'inventeur des arbres circulaires et de l’abdomen public ; Darvel, alias Bessières, l'auteur de Bonsoir madame la Lune, qui fut directeur dés Variétés de Marseille ; Polin, qui était l'enfant gâté de la maison et qui avait un succès fou, bien avant que Sarcey ne s'en occupât.
Puis, jusqu'en 1895, les noms nouveaux se font rares.
La troupe ne changeait guère. Citons Gosset, Pacra, Desroches, un baryton, assez agréable ; Dastrez, qui chanta le rôle de Pâris dans une reprise de la Belle Hélène aux Variétés ; Yvain, l'immense Yvain ; Mercadier, l'interprète des œuvres de Maquis, chanteur de beaucoup de talent qui créa un genre ; Poquelin ; Delmarre, le créateur du Quadrille à la Préfecture.
Côté des dames : 1881-1882 : Alexandrine, une comique délurée qui eut du succès à la Gaîté-Rochechouart ; Victorine Ben, qui jouait très joliment la comédie ; Gabrielle Châlon et Kadoudjah déjà nommées ; Dattigny, une petite brunette au sourire aimable qui chantait la diction.
En 1883 et 1884, Kaiser émule de la Bordas ; de Kerville, gentille brune ; la petite Louise Richard, qui avait débuté à l'Eldorado n'ayant pas huit ans ; Mme Rivoire, une bonne comique.
En 1880-1886 : Eugénie Bade ; Tusini qui réussit au théâtre ; Céline Dumont chanteuse excentrique ; Paula Brébion, qui non seulement était ravissante, mais chantait avec un charme exquis.
Puis Dowe, Anna Thibaud, Mazedier, Pauline Brévannes, Fortunée, Volney, Tylda Raphaël, Marielle Blétry, Cassive, la future étoile des Nouveautés, Gabrielle Lange, Micheline, la gente Micheline, comme l'appelait un journal de concerts ; Grillon ; Yvette Guilbert, qui n'avait pas encore trouvé sa voie ; Nadeau ; Bonnaire ; Bokaï, qui venait de la Gaîté-Rochechouart ; Claude Roger ; Boisselot, une parente du distingué comédien ; Dufresny ; Stelly ; Réjeane, qui parut au théâtre sous le nom de Marguerite Hicks ; Jeannette Giéter et tant d'autres.
Le programme de l'Eden-Concert comportait souvent des attractions.
Mais les pièces et les revues y tinrent une place considérable.
On commença par de petites pièces ou des pochades, on continua par des œuvres du répertoire de Labiche, Barrière, Lambert-Thiboust, Offenbach, etc., puis on donna des pièces inédites. Nombre d'auteurs y firent leurs premières armes.
Parmi celles-ci, il me faut citer deux parodies qui eurent un grand succès : Severo Torticolli, parodie de L. Battaille, et Madame s'enchaîne, de Petit-Mangin et Gidé.
Quant aux revues, j'ai pu en reconstituer la liste complète ; mais la place me manque pour la donner tout entière.
La première fut Youp ! youp ! là là ! de L. Battaille, je crois — 1882 — la dernière fut les Gaîtés de l'année, deux actes d'Octave Pradels et Grenet-Dancourt, 8 décembre 1894.
Tous ceux qui assistèrent à ces revues se rappellent avec plaisir la bonne humeur de ces œuvres sans prétention où abondaient les couplets bien tournés et bien dits.
Vraiment, elles méritent un regret et un souvenir.
N'oublions pas de dire quelques mots des vendredis classiques.
C'est après une représentation donnée au Trocadéro pour l'érection de la statue de Béranger que Mme Saint-Ange conçut l'idée de faire entendre à ses habitués les œuvres de nos bons vieux chansonniers.
Il y eut d'abord, dans la troupe de l'Eden, une certaine résistance ; mais de suite un public sympathique, choisi, amateur de la vraie chanson, répondit à l'appel qui lui était fait et dès le troisième vendredi, la salle de l'Eden-Concert était comble.
Les trois premiers succès furent le Carillonneur de Béranger, chanté par Horter, le Vieux Célibataire, chanté par Villé, et M. et Mme Denis, le célèbre duo de Désaugiers, chanté par Villé et Limat.
A sa troupe habituelle, soit pour les chansons, soit pour quelques pièces spéciales qui terminaient le programme des vendredis classiques, Mme Saint-Ange joignit quelques artistes de théâtre ; je rappelle les noms de Mmes Elise Duguéret, Lacressonnière, Tassilly, Rousseil, Graindor.
Je ne saurais omettre notre camarade Edmond Teulet qui fut très goûté des spectateurs.
Le nom de Francisque Sarcey vient tout de suite sous la plume, lorsqu'il est question des vendredis classiques. Il les croyait un peu siens parce qu'il les aimait et parce qu'il ne leur ménageait pas les éloges. Il aimait d'ailleurs spécialement l'Eden-Concert et y découvrait volontiers des talents que le public avait consacrés bien avant lui.
Quoi qu'il en soit, par ses chroniques et ses conférences, il aida puissamment au succès des vendredis classiques. Pour plus amples détails, nous renvoyons nos lecteurs à une brochure de Robert Garnier, qui est presque l’historique de ces temps homériques ou l'on remplissait une salle avec des chansons de Pierre Dupont ou de Gustave Nadaud !
***
J'aurais pu classer l'Horloge dans la catégorie des cafés chantants, devenus plus tard cafés-concerts ; mais les origines de cet établissement sont si obscures que véritablement son existence n'a compté qu'à partir de 1880.
D'où vient ce titre : Pavillon de l'Horloge ? Je me suis adressé à l'Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux. Pas de réponse.
Cependant, je sais que le Pavillon de l'Horloge se trouvait d'abord plus haut dans les Champs-Elysées et fut chassé par la construction du Palais de l'Industrie. Il vint alors s'installer en face du restaurant Ledoyen. Cela se passait en 1855.
En 1858, Mme Picolo, qui était la mère de Louise Théo, l'étoile de la Renaissance et des Bouffes, put agrandir son établissement.
Eh 1867, les étoiles étaient Auguste Brunet et Clara Lamy.
En 1869, un nommé Charles Thomas succéda à Mme Picolo.
En 1873, le bail fut mis en adjudication et attribué à un nommé Hurand, moyennant un loyer de 40.600 francs Mais celui-ci ne put payer et dut demander sa résiliation.
On ne trouva preneur qu'avec un loyer de 15.000 fr. en 1875. Il s'appelait Stein, c'était un Viennois représentant de la maison Dreher ; il était également commissionnaire en grains à la Halle aux blés.
Il dirigeait ce café-concert uniquement pour se distraire et surtout pour habiter le charmant pavillon y attenant.
Les répétitions ne commençaient que lorsque M. Stein, après son déjeuner, avait fumé un gros cigare et absorbé une quantité considérable de bocks.
Un artiste vint, un jour, demander un engagement à M. Stein qui avalait sa vingtième chope : le patron répondit avec son accent : — « Je suis plein ! » On n'a jamais su s'il parlait de sa troupe ou de son ventre.
Je trouve dans la troupe de cette époque :
Armand Ben, Duhem, qui y fut plus tard régisseur, Charles Mey, qui fut à la Cigale, Clovis, Caudieux. Parmi les femmes : Fernande (?) Alida Perly, Bloch (était-ce Jeanne Bloch ?), Heps, qui fut à l’Alcazar d'Eté, à qui l'on faisait recommencer ses chansons en criant : Bis Heps ! (ô naïveté des temps !) Le chef d'orchestré était le bon compositeur Wohanka.
En 1883, je trouve notre ami Reschal ; Bourges ; Chaillier ; Plessis ; Libert ; Reyar ; Mmes Satter (?), Lafourcade, Brissot, Hayda (?), Fortunée.
Le régisseur était un nommé Chaumont, agent lyrique. En 1890 : Dufay, Claudius, Stainville, Alexandrine, Chavat et Girier ; on jouait une petite opérette de Sermet et Lévy, musique de Patusset, interprétée par toute la troupe.
M. Stein mourut vers 1891. Sa veuve continua son exploitation. Cette même année, Yvette Guilbert fit courir tout Paris à l'Horloge. Elle balança la vogue des Ambassadeurs et de 1'Alcazar. La foule traversa les Champs-Elysées pour venir l'applaudir.
Dans le programme, en numéro 4, après deux morceaux d'orchestre et celle qui levait le torchon, nous trouvons le nom de Pauler, plus tard Polaire. Citons pour la postérité le titre de sa chanson : Si j'avais un petit cousin.
En 1892, Mme Stein vendit son établissement à M. et Mme Debasta, qui étaient directeurs de l'Européen. Yvette Guilbert fit une nouvelle saison triomphale ; mais M. Ducarre, directeur des Ambassadeurs, ému de la concurrence victorieuse que lui créait la divette, lui offrit des appointements fantastiques et, l'année suivante, elle abandonna l'Horloge. En 1892, nous trouvons aussi les noms de Hyacinthe, fils du célèbre comique du Palais-Royal, F. Kelm, Jules Mévisto, Vaunel, Mlle Naya, Debriège, Anna Thibaud, Abdalla, etc.
En 1893, première revue de l'Horloge : En plein air, de Maxime Guy et A. Verneuil. Maxime Lisbonne y apparaissait amené par sa voiture des Frites révolutionnaires.
En 1894, Fragson et Kanjarowa, cette dernière que l'on voulait opposer à Yvette Guilbert, sans réussite d'ailleurs.
En 1897, Paris-Shocking de Nanteuil et Meudrot avec Reschal comme compère et Andrée Ciriac comme commère. C'est dans cette dernière revue qu'il arriva cette authentique histoire. Une petite femme ne pouvant venir le soir, mais artiste consciencieuse, se fit remplacer par sa bonne : Celle-ci endossa le costume de sa maîtresse et, dûment stylée, entra en scène avec l'ensemble. Terreur de tout le monde quand on s'aperçut que la camériste louchait affreusement. En outre, le compère devait dire : « Oh ! ces yeux qui se fixent sur moi ! » Reschal ne put articuler sa phrase et Andrée Ciriac mouilla son maillot.
En 1898, M. et Mme Debasta vendirent leur concert à M. Joseph Oller qui y transporta le Jardin de Paris, chassé de son emplacement à droite du Palais de l'Industrie par la construction du Grand-Palais.
Le Jardin de Paris eut sa petite scène, c'est pourquoi il nous appartient encore. Beaucoup d'artistes y passèrent. Combien d'inconnus !
Cependant, je dois citer Mayol alors ignoré, Max Dearly et Jane Yvon qui jouèrent une revuette de Victor de Cottens.
Le Jardin de Paris ferma ses portes en 1913, les Luna-Park et autres Magic-City l'avaient tué.
Ainsi que les chansons, les établissements de plaisir ont leur destin.
***
La Cigale est vraiment un café-concert.
Comme il y a eu les trois Glorieuses, il y a eu les trois Cigales ; car bien qu'elle n'ait que trente-deux ans, la Cigale a été trois fois transformée et embellie.
Trente-deux années ! Est-ce déjà si loin ? Ils sont rares ceux qui se rappellent la vaste salle sans galerie avec de nombreuses stalles et les loges sur les côtés, un peu surélevées. A droite, derrière les loges, une sorte de couloir où se tenaient les habitués, près du jardin.
La Cigale fut fondée par le père Forêt, un ancien cafetier, qui était devenu, je ne sais comment, expert en tableaux.
On vint lui proposer de transformer le bal de la Boule-Noire en café-concert. La Boule-Noire ! un des guinches les plus célèbres de Montmartre !
Le propriétaire du bal, un nommé Matte, céda le local au père Forêt, moyennant un lover d'environ quinze mille francs. Les dépenses de démolition et de construction ne dépassèrent pas cinquante mille francs.
On était loin des splendeurs de la salle actuelle.
On chercha longtemps un titre : ce fut un chansonnier, Georges Delesalle, qui baptisa le nouvel établissement du nom de Cigale.
Pour le remercier, le père Forêt lui commanda le vaudeville d'ouverture qui s'appelait comme de juste la Cigale. Emile Galle, le chef d'orchestre, en composa la musique. Cela se passait le 23 septembre 1887.
Le régisseur était un vieux comédien du nom de Victor Karl et le secrétaire général Charles Forestier, bien connu à Montmartre, qui abandonna la peinture pour l'administration théâtrale.
Le tarif des places s'échelonnait de trois francs (les loges) à soixante-quinze centimes, consommation comprise. Les prix sont un peu changés, mais les artistes étaient moins exigeants.
Les étoiles de la maison, Farville, Reschal et Baldy, touchaient des appointements de 360 à 400 francs par mois.
Eugénie Bade, qui vint en représentations, n'en avait pas davantage.
Parmi les artistes, citons Jules Mévisto, le chansonnier de la Boîte à Fursy, qui chantait alors le Territorial en goguette et Si vous n'existiez pas, mesdames ! Giralduc, qui chanta des duos avec Ducreux et qui ne fut pas égalée dans le final de la Belle de New-York ; Emilien, un comique assez drôle ; Blondel, qui s'essaya au théâtre des Nouveautés ; Hélène Faure, la sœur et l'émule d'Elise Faure ; Maader, amusant dans les monologues et qui fut aussi longtemps régisseur ; Stainville, qui fut à l’Eden-Concert ; Larive, vive et trémoussante personne qui dansa aussi à la Scala ; Paul Febvre était régisseur général.
Le père Forêt gagnait beaucoup d'argent, les salles étaient toujours bondées ; il annonça pour l'année 1889, année de l'Exposition, un bénéfice de 12.000 fr. nets par mois.
C'était, au reste, un brave homme qui ne tenait nul compte envers ses artistes de ses sympathies ou de ses animosités personnelles.
Il était économe sans avarice. Il fit habiller ses revues par Landolff et voulut avoir de jolies filles, telles que Holda, Suzanne Derval et tant d'autres. Le père Forêt vendit en 1894 son concert au prix de 200.000 fr. à une Société dont le regretté Nunès était le directeur.
La fin du fondateur de la Cigale fut lamentable : il avait la passion des courses, il posséda même une écurie ; il perdit sa fortune, essaya de diriger un concert rue de Lyon et mourut à peu près ruiné.
Sa veuve, que jadis, les pensionnaires de la Cigale, à cause de son teint verdâtre, appelaient Feuille d'oseille, à la suite de tous ses chagrins, se suicida. Les revues déjà furent en grande vogue sous le règne du père Forêt.
La première en date fut Boum-Boum-Revue, d'Hermil, Numès et Hurteaux (19 janvier 1888).
La seconde Cigale fut construite en 1894, direction Léon Numès. En 1905, M. Flateau père, qui avait pris la direction de l’établissement lorsque Léon Numès devint directeur des Folies-Dramatiques, inaugura une troisième salle, l'actuelle. Elle ouvrit ses portes avec Engalley, le… c'est pas vot’ père ! une grande revue de P.-L. Flers.
Quelques mois après, M. Raphaël Flateau succédait à son père. On connaît les brillants résultats de sa direction. Ses revues à succès ne se comptent plus et il a eu dans sa troupe toutes les vedettes du théâtre, du concert et du music-hall.
N'oublions pas de citer parmi les bons serviteurs de la maison, les noms de Monteux-Brisac, qui dirigea l'orchestre pendant plus de vingt ans, et Edmond Roze, régisseur général, aujourd’hui administrateur général du Palais-Royal et le bras droit de M. Quinson. Pendant la guerre, M. Raphaël Flateau a sous-loué la Cigale à Mme Rasimi, puis à MM. Volterra frères.
Il va reprendre la direction de sa maison. Nul doute que, du premier coup, il ne fasse reprendre à la Cigale la place primordiale qu'elle a toujours occupée dans le monde des Concerts.
***
Parisiana, 27, boulevard Poissonnière, est, ou plutôt fut comme la Cigale, le prototype du Café-Concert. Il eut même un promenoir à élément féminin qui l'apparentait au music-hall ; mais, en réalité, ce ne fut qu'un café-concert. Il était le dernier venu parmi les grands établissements du genre ; car il ne date que de la fin de 1894 ou du début de 1895, quelques mois avant la disparition de l'Eden-Concert.
Il fut construit sur l'emplacement d'une vaste brasserie ou taverne qui s'appelait la Splendide-Taverne, qui avait elle-même succédé au Bazar de l'Industrie.
Je m'en souviens vaguement. D'après le dessin que nous donnons, cela formait une immense grotte ou crypte, j'y vois encore des rochers artificiels. On y installa un orchestre ; mais la taverne restait déserte.
M. et Mme Debasta, qui avaient vendu l’Européen où ils avaient réussi et qui avaient pris l'Horloge, décidèrent d'y construire un grand concert.
L'idée était heureuse, car l'emplacement était de tout premier ordre. L'architecte fut M. Jandelle. Comme il arrive toujours en ces sortes d'affaires, les devis furent largement dépassés et les Debasta y dépensèrent leur fortune. Ils ne purent tenir le coup et en 1897, ils cédèrent la place à MM. Isola frères.
Ironie du sort ! du jour au lendemain, les recettes augmentèrent de mille francs ! MM. Isola frères n'avaient, en effet, qu'à reprendre un théâtre pour y ramener le succès. Il faut ajouter à cette chance une science des affaires qui leur était personnelle et une courtoisie qui leur à toujours conservé la sympathie de Paris.
En 1902, ils en laissèrent la direction à M. Isaac, agent dramatique, excellent homme, frère d'Adèle Isaac, de l’Opéra-Comique. En 1904, M. Paul Ruez acheta Parisiana. En 1907, lors de sa liquidation, au cours de laquelle il dut abandonner l'Olympia et les Folies-Bergère, il conserva l’établissement du boulevard Poissonnière ; mais la vogue y était moins. En 1911, il transforma son concert en un cinéma qui ne désemplit pas : Finis Parisianæ !
Pour le passé, rappelons que Parisiana donna des pièces et des revues de tous les auteurs à la mode du concert.
Il convient de signaler les principaux artistes qui tinrent la vedette depuis 1895 jusqu'à 1911. On y trouvera à côté d'artistes connus quelques noms nouveaux non moins intéressants : Régiane ; Reschal ; Brunais, des Bouffes ; Mercadier ; Baldy ; Chavat et Girier, bien amusants dans leurs scènes à deux, Girier créa aux Nouveautés un rôle dans Occupe-toi d'Amélie ; Plébins ; Jacquet, qui disait le monologue avec beaucoup de verve et de conviction ; Vilbert, devenu le parfait comédien que mous connaissons et qui commença vraiment sa carrière à Parisiana ; il chantait les pioupious avec un grand entrain ; Yvain ; Dutard ; Gibard, un grand garçon qui se grimait merveilleusement, il n'est pas arrivé à la place a laquelle il pouvait prétendre ; Fragson fut la grande vedette de Parisiana ; nous lui consacrerons une autre fois un article à part ; Fernand Frey ; Leprince ; Ferréal, etc.
Mmes Jeanne Bloch ; Aussourd, de la Renaissance ; Bianka, une gommeuse ; Suzanne Derval ; Paulette Filliaux, une ravissante commère ; J. Giéter ; Gilberte ; Anna Thibaud ; Derly ; Abdala, une excentrique assez bizarre ; Lidia ; Tariol-Baugé. qui fut aux Bouffes et aux Variétés ; Lina Ruby et Paule Delys, deux jolies et adroites commères ; Esther Lekain, diseuse de talent ; Thérèse d'Orgeval et Duberny, qui venaient de Cluny ; Marville ; Marcelle Yrven ; Berka ; Marguerite Nerval ; Spinelly, qui y débuta et s'y fit remarquer de suite, etc., etc.
Avant de terminer ce court historique de Parisiana, émettons ce vœu que M. Ruez, dorénavant enrichi par le cinéma, sacrifie à nouveau au dieu des jolies petites femmes de revues et à celui des couplets bien tournés. C'est la grâce que je nous souhaite.
CHAPITRE QUATRIÈME
Les Music-Halls. — Les Folies-Bergère. — Les Folies-Marigny. — Le Casino de Paris. — L'Olympia. — Le Moulin-Rouge. — L'Alhambra. — Le Mogador-Palace.
La place nous manque pour parler des petits cafés concerts anciens, tels que la Pépinière, l'Européen ou la Gaité-Montparnasse, ou des modernes tels que le Casino de Montmartre ou le Petit-Casino ; mais on ne peut pas ne pas être frappé par le contraste qui saute aux yeux quand on passe du Petit-Casino aux Folies-Bergère.
Si le premier est vraiment le type du petit concert, le second est vraiment celui du grand music-hall parisien. Il en est d'ailleurs le doyen.
Les caractéristiques du music-hall sont d'abord le promenoir où règne l'élément féminin et ensuite, sur la scène, un spectacle qui s'adresse plus aux yeux qu'aux oreilles.
Les Folies-Bergère, dis-je, ont le privilège de l'ancienneté de nos music-halls.
Je lis dans l’Album des Théâtres de décembre 1867 :
« Est-il vrai qu'on va élever, rue Richer, à côté du magasin des Colonnes d'Hercule, une nouvelle salle de spectacle ?
Déjà les entrepreneurs sont à l'œuvre. Ce nouvel établissement qui ouvrira ses portes fin janvier, doit inaugurer un genre de spectacle composé d'éléments divers : opérettes-fantaisies lyriques, pantomimes, chansonnettes, exercices gymnastiques, etc.
« Il prendra pour titre : les Folies-Trévise. »
Du même journal, février 1868 :
« On commence à savoir ce que seront les Folies-Bergère qui vont remplacer les anciens magasins des Colonnes d'Hercule, au carrefour des rues Geoffroy-Marie, Richer et Trévise, et qui, pour des motifs très différents, ont dû renoncer à prendre le titre de Folies-Trévise ou Folies-Richer.....
L'inauguration de cette nouvelle salle ne doit pas être éloignée, car le directeur, M. Boislève, à déjà signé plusieurs engagements, tels que ceux de Mlle Chrétienno, M. Gobin, les deux jeunes Massue, etc., engagements qui courront à partir du 1er mars prochain. »
L'ouverture eut lieu le 2 mai 1869.
Comme les Colonnes d'Hercule avaient la spécialité de la literie, on appela le nouvel établissement le Café du Sommier élastique.
Les débuts ne furent pas très heureux ; il ferma au mois d'août, rouvrit au mois de septembre, ferma de nouveau le 1er mars 1870 et les Folies-Bergère passèrent aux mains de M. Durécu qui ouvrit, le 21 décembre, par un vaudeville de MM. Buguet et Charlet, P.-L.-M., et ferma le 31 mars 1871.
En novembre 1871, arriva M. Sari qui venait des Délassements-Comiques. Il métamorphosa le théâtre, y ajouta un promenoir et fit bientôt des Folies-Bergère un établissement en vogue.
A la fin de 1880, M. Sari eut l'idée de changer le genre de son établissement et de le consacrer à des concerts de grande musique.
Le 28 avril 1881 commencèrent les répétitions à orchestre du Concert de Paris, ce fut le nouveau nom des Folies-Bergère, placé sous le patronage d'un comité composé de Gounod, Massenet, Saint-Saëns, Delibes, Joncières et Guiraud.
La soirée d'inauguration eut lieu en mai et... le mois suivant, les Folies-Bergère reprenaient leur ancien genre.
Sari donna de fort bons spectacles, mais il avait la passion du jeu ; fatalement, il alla à la faillite, qui fut prononcée à la fin de 1885. M. et Mme Allemand, directeurs de la Scala, se rendirent acquéreurs des Folies.
Disons en passant, qu'à cette époque, le loyer annuel était de 72.000 francs. L'immeuble appartenait et appartient toujours à l'hospice des Quinze-Vingts.
Mais ce fut surtout sous le règne de M. Edouard Marchand qui, justement, en 1886, épousa la nièce des Allemand, et prit quelques années plus tard la direction effective du grand music-hall de la rue Richer, que celui-ci atteignit la splendeur qui a fait sa réputation mondiale. Marchand commença par transformer les Folies-Bergère ; il prodigua les tapis, les tentures, les lumières, les plantes ; les plus petits détails furent soignés et tout était du meilleur goût. Il donna ensuite les programmes les plus extraordinaires qu'on ait vus ; bref, ce fut l’énorme succès.
M. Marchand, malheureusement, dut, malade, quitter sa direction et, après sa mort, Mme Marchand céda les Folies-Bergère aux frères Isola vers 1901. En 1905, ils passèrent la main à M. Paul Ruez, mais revinrent en 1907. En 1908, ils cédèrent le théâtre à leur secrétaire général, M. Clément Bannel, qui à son tour se retira et laissa pendant la guerre le sceptre directorial à M. Béretta, chef d'orchestre et compositeur, qui avait déjà la direction de l'Olympia.
Voila, grosso modo, l'histoire de l'existence des Folies.
Quant à ses spectacles, il faudrait un volume pour en rendre compte. Ils furent les plus merveilleux du mondes. M. Marchand réunit sur les affiches les noms les plus célèbres de l’univers. De tels spectacles ne se reverront plus.
Nous allons tout de même rappeler quelques noms qui certainement évoqueront le souvenir d'artistes uniques dans leur genre.
Les jongleurs : Cinquevalli, Kara ; les acrobates : Léona Dare, la femme qui se suspendait par les dents, les Scheffers, les Kremo, les Craggs ; les clowns : les Griffitts, les Huline ; les excentriques : Little Tich, Baggessen et, plus près de nous, Grock ; les pantomimistes : les Hanlon-Lees et leur fameuse pantomime : Do mi sol do, les Martinetti avec Robert Macaire, Séverin avec Chand d'habits ; les danseuses, ou chanteuses : la Belle Otéro, la Tortojada, Guerrero, Cavalieri, les Barrison. Judic et Yvette Guilbert parurent en même temps.
Une notice particulière pour la Loïe Fuller qui, pendant deux ans, amena tout Paris rue Richer.
Les ballets tenaient une grande place aux Folies depuis les charmants divertissements du temps de Sari où l'on applaudissait : Carbagnatti, Brambilla, Stichel, Pauline Levêque, Lola Rouvier, Campana, jusqu'aux grands ballets de Desormes et Louis Ganne où rayonnaient Margyl, Cléo de Mérode, Yetta Rianza, Napierkowska, et où s'exhibaient Liane de Pougy, Emilienne d'Alençon, protégées de Charles Desteuques l'intrépide vide-bouteille, qui fait partie de l’histoire des Folies-Bergère.
Les grandes revues dont Victor de Cottens et P.-L. Flers furent les principaux auteurs commencèrent sous la direction de MM. Isola qui en conçurent l’idée. A vrai dire, pour parler vulgairement, ils n'en ont pas eu l'étrenne. M. et Mme Allemand, le 30 novembre 1886, donnèrent une revue de H. Buguet et G. Grison, Place au jeûne. Ce fut à l'époque un événement considérable et Mme Allemand faillit être malade quand elle sut que cette revue lui coûtait dix mille francs. Aujourd'hui, devant ce chiffre, MM. Beretta ou Volterra souriraient de pitié.
Aujourd'hui, les Folies-Bergère, autrefois établissement unique dans son genre, a des concurrents. Il ne faillira pas à sa vieille renommée.
***
Marigny, ou les Folies-Marigny, comme on disait autrefois, n'appartient qu'en partie à l'Histoire des Music-Halls. Il fut longtemps un petit théâtre et ce n'est que depuis quelques années qu'il est devenu le bel établissement d'été que l'on connaît.
De plus, l'hiver, il clôt ses promenoirs et donne des pièces de M. Maurice Donnay. Donc, théâtre ou music-hall, il appartient aux deux genres.
Il nous faut donc en parler, d'autant que ses origines sont assez pittoresques.
En 1835, un prestidigitateur alors célèbre, nommé Lacaze, obtint, au Carré Marigny, la concession d'un emplacement de 269 mètres environ pour y établir un spectacle de physique amusante, fantasmagorie et curiosités.
Le loyer n'était pas bien élevé : 269 francs à raison de 1 franc le mètre. Mais le prestidigitateur, malgré son loyer ultra-modique, ne réalisait pas de brillantes affaires et il dut passer la main à un nommé Ancellet qui, dès la fin de 1850, fit construire un petit théâtre qu'il appela les Folies-Marigny.
Le successeur de cet Ancellet fut Offenbach, qui prit possession de l'établissement en 1856 et l'appela le Théâtre des Bouffes-Parisiens, succursale de celui du passage Choiseul. Cette direction dura jusqu'en 1858 ; Charles Deburau, fils du célèbre Gaspard Deburau, lui succéda et appela le théâtre les Folies-Deburau. En été 1858, retour de la troupe des Bouffes. En 1859, direction de la comtesse Lionel de Chabrillan, qui n'était autre que la célèbre danseuse Céleste Mogador ; et ensuite du compositeur Eugène Moniot qui, pas plus que l'ancienne étoile chorégraphique, ne fit fortune dans l'endroit. Ce n'est qu'à partir de 1863 que ce petit théâtre se releva pendant quelques années, sous la direction du ménage Macé-Montrouge. Ensuite, directions successives de Montaubry ; Mme Ugalde, l’illustre cantatrice ; Amédée de Jallais ; vers 1875, Mme Gaspari et d'un nommé Vasse ; en 1878, de Lacombe, l'ancien pensionnaire de Montrouge ; en 1879, d'un sieur Novelty. En 1881, démolition de la salle et construction du Panorama de MM. Poilpot et Jacob. En 1893, M. Sirdey obtient de la Ville de Paris la concession d'un nouveau bail et transforme le panorama en une magnifique salle de spectacle
qu'il inaugure le 22 janvier 1896, par une revue de Michel Carré, Georges Berr et Edmond Missa, le Dernier des Marigny.
Selon la règle qui veut que les fondateurs de théâtres y demeurent rarement, M. Sirdey resta peu de temps directeur des Folies-Marigny. Il monta des fantaisies ; parmi elles, le Chevalier aux Fleurs, ballet d'Armand Silvestre, musique de MM. Messager et Pugno. A M. Sirdey succédèrent MM. Borney et Després, qui firent représenter de grandes revues. La première fut de P.-L. Flers et avait pour titre : Un siècle de grâce. Depuis, tout le monde connaît les spectacles de Marigny.
A MM. Borney et Després succéda M. Abel Deval, qui vient lui-même de céder son droit au bail à un consortium composé de MM. Beretta, Dumien, Trébor et Brigon, ces derniers directeurs en nom.
***
Par contre, le Casino de Paris s'est vu élever à l'apogée pendant les hostilités, et c'est au moment même où la France donnait son dernier effort qui la conduisait à la Victoire que le nouveau directeur, M. Léon Volterra, se lançait avec une confiance qui lui fait honneur, dans les dépenses les plus folles.
Les origines du Casino furent modestes. Sur d'immenses terrains qui allaient de la rue Blanche à la rue de Clichy, on construisit un skating. C'était la grande mode à l'époque.
Donc, on commença par patiner. On y fit naturellement de la musique, puis on construisit une scène qui se trouvait au coin de jonction des deux salles près de l'entrée de la rue Blanche et le skating devant le Palace-Théâtre.
Je me rappelle y avoir vu, dans ma prime jeunesse, deux merveilleux tireurs américains qui s'appelaient Ira Payne et le docteur Carver. Je me souviens aussi d'une danseuse de corde fort jolie fille, nommée Ada Blanche, que protégeait alors Aurélien Scholl.
Le skating subsistait toujours dans la partie qui longeait la rue Blanche.
Vers 1890, un chef d'orchestre nommé Paul Lointier entreprit de transformer le Palace-Théâtre et d'en faire deux théâtres ; il construisit alors le Casino de Paris avec la scène près de la rue de Clichy et le Nouveau-Théâtre le long de la rue Blanche.
L'entreprise était énorme et pleine de difficultés ; on s'en doute. L'ancien chef d'orchestre avait la foi, mais insuffisamment de capitaux ; il emprunta, il contracta des dettes. Dans ces conditions, les devis furent dépassés au-delà de toute proportion et M. Paul Lointier dut déposer son bilan. Comme nous l'avons maintes fois constaté, c'est la destinée des constructeurs.
MM. Borney et Després (ce dernier dirigeait Trianon), deux directeurs avisés et qui connaissaient fort bien la limonade, chose importante dans ces sortes d'exploitations, prirent la suite vers 1892 et surent s'en tirer à merveille. Ils donnèrent d'intéressants spectacles, de bons numéros de chant ou d'attractions, ils montèrent avec luxe des ballets et des revues. Pendant les jours gras, les redoutes du Casino de Paris furent très courues ; bref, ils se défendirent admirablement. Mais en 1906, lors de la transformation du Nouveau-Théâtre en théâtre Réjane, ils quittèrent l'affaire. Alors commença pour le pauvre Casino de Paris une série de jours sombres ; il fut fermé, donna asile à un cinéma, quelques directeurs hasardèrent des spectacles économiques. Ce fut la misère. La direction des Folies-Bergère en 1915 ou 1916, dépensa en vain une grosse somme pour restaurer la salle. Tout à coup, M. Léon Volterra qui, nous l'avons dit, s'était séparé de son associé, M. Beretta, vint, en 1917, prendre possession du music-hall de la rue de Clichy.
Il commença par donner des numéros intéressants et essaya de concurrencer l’Olympia. Voyant le public répondre à ses efforts, il résolut de frapper un grand coup et de concurrencer cette fois les Folies-Bergère. Il refit la salle presque complètement, ajouta une galerie de face et fit représenter une revue des plus somptueuses… en pleine guerre, avec des vedettes telles que Gaby Deslys, Boucot et tutti quanti.
Maintenant, il ne s'arrête plus, et sa devise semble être :
De plus en plus fort,
comme chez Nicolet.
***
L'Olympia, lui, continue son petit bonhomme de chemin : spectacle uniquement composé de numéros ; pas de pièces ; pas de revues ; deux représentations par jour ; tout à fait le système du Petit-Casino et de l'Alhambra. Ajoutons que l'Olympia est toujours plein et que, les dimanches, il est difficile de trouver de la place. Il faut avouer que lorsque MM. Beretta et Léon Volterra, en 1915, allèrent solliciter l'homme d'affaires de M. Oller, ils eurent une riche idée. Ils obtinrent la location de la salle moyennant un pourcentage sur la recette et, munis de six billets de mille, affirme la légende, ils risquèrent l'ouverture de l'Olympia.
C'était de l'audace d'ouvrir un grand établissement alors qu'on ignorait combien de temps durerait la guerre et que les Boches n'étaient pas à cent kilomètres de Paris.
Quelles sont donc les origines de cet Olympia, source de deux fortunes ? Il ne date que de 1893, il y a un peu plus de vingt-cinq ans, et cela nous semble déjà bien loin.
Qui se souvient des Montagnes Busses qui l'ont précédé ?
En 1886, M, Joseph Oller, de qui nous tenons ces renseignements, était directeur du Nouveau-Cirque.
Cherchant un emplacement sur les boulevards, afin d'établir un moyen de publicité, il vit, rue Basse-du-Rempart, une maison délabrée, en retrait sur le boulevard des Capucines. Il y avait là un beau mur qui se prêtait admirablement à des projections lumineuses. Il proposa au propriétaire, M. le comte de Lémond, je crois, de lui louer une ou deux chambres de l'immeuble moyennant une somme insignifiante. Derrière cet immeuble, se trouvait une cour immense, rectangulaire, que garnissaient, sur les grands côtés, des petits pavillons d'un étage. Ces petits pavillons logèrent une pension, paraît-il. En sus, au milieu de la cour, on remarquait une large pierre ou dalle qui était, selon le dire des gens du quartier, l'axe de Paris avant l'annexion des communes suburbaines.
Avis aux amateurs du vieux Paris.
M. Joseph Oller devina de suite une affaire importante. Il la proposa au Conseil d'administration du Nouveau-Cirque qui la refusa. Il s'adressa alors à son ami Zidler. Ils mirent chacun cinq mille francs comme entrée de jeu. Dix mille francs ! ce n'était pas beaucoup pour fonder un grand établissement au centre même de Paris,
M. Joseph Oller est un homme ingénieux. Il ne paya pas de loyer et donna 10 % sur les entrées au propriétaire. Quant aux Montagnes Russes qu'il fit venir d'Angleterre, c'était également par un pourcentage sur les recettes de l'attraction (10 %) qu'il s'acquitta envers les constructeurs.
Lorsque les pavillons furent démolis, les murs s'étalèrent dans une saleté repoussante. Nettoyer, repeindre cette immense surface ne plaisait guère aux associés.
Idée géniale : ils louèrent lesdits murs à Dufayel, qui commençait sa publicité intense, moyennant deux ou trois mille francs. L'entrepreneur leur loua la charpente.
On jeta du sable sur la terre, on plaça des chaises et des tables ; on appendit quelques drapeaux. Bref, M. Joseph Oller nous raconta, en souriant du souvenir, qu'il n'entama même pas la moitié du capital.
Les Montagnes Russes ouvrirent leurs portes en 1887, le prix d'entrée était de un franc. Le succès fut immense.
En 1889, Zidler se sépara de M. Joseph Oller, qui continua l'exploitation jusqu'à la fin de 1891. Il ferma l'établissement en 1892. L'Olympia s'ouvrit en 1893.
On sait le reste. M. Joseph Oller, en été 1895, le loua à M. O. de Lagoanère ; puis vinrent MM. Isola frères ; M. Ruez ; à nouveau MM. Isola ; MM. de Cottens et Marinelli ; et, en 1891, M. Jacques-Charles, ancien secrétaire général des Folies-Bergère.
La guerre survient et M. Jacques-Charles, mobilisé, cède (voir plus haut), sa direction à MM. Beretta et Léon Volterra.
Qu'adviendra-t-il de l'Olympia après la signature de la paix ?
Reprendra-t-il ses représentations d'opérettes et de revues somptueuses, ou continuera-t-il son bon spectacle pour familles qui réussit si bien depuis près de cinq ans ?
L'avenir nous le dira.
***
Le Moulin-Rouge, le gai Moulin-Rouge est, comme Marigny, une victime de la guerre ; plus encore, car incendié en 1915, il était impossible de trouver les matériaux et la main-d'œuvre pour le reconstruire.
D'abord, avant 1889, sur son emplacement, on trouve le bal de la Reine-Blanche, si bien décrit par Alfred Delvau.
Puis, voici en 1889 : le Moulin-Rouge fondé par Zidler et Joseph Oller, ces deux noms que l'on rencontre toujours dans toutes les grandes entreprises de spectacles variés, qui ont marqué la fin du siècle dernier.
Le Moulin-Rouge, frère cadet du Moulin de la Galette, avec son immense salle et sa grande loggia où était juché l'orchestre, nous remet en mémoire plus particulièrement, les types de la Goulue, de Grille-d'Egout, de Valentin-le-Désossé. On revoit l'éléphant qui abritait la danse du ventre, les défilés de Roedel et les bals des Quatre-z-Arts.
Cependant, l'ancien Moulin-Rouge appartient à l'histoire du Music-Hall par les deux petites scènes successives de la salle et celle du jardin d'été, où chantèrent Yvette Guilbert et Max Dearly. Bien mieux, sur la scène du fond, dans la partie qui bordait l'extrémité nord du jardin, on donna des revues.
Ce spectacle était sous la direction de M. Paul Renard, l'ancien directeur de l’Eldorado, et bien qu'après la mort de Zidler, Joseph Oller fût toujours le propriétaire de l'établissement, c'était son frère, Jean Oller, un homme charmant, qui en assumait la direction.
En 1903, M. Max Maurey, directeur du Grand-Guignol, obtient une option de M. Joseph Oller de faire construire un grand music-hall sur l'emplacement du bal.
Un consortium se forma composé de MM. Max Maurey, Armand Lévy, auteur dramatique, administrateur du Palais-Royal, Lexcellent qui fut administrateur de Gil-Blas et du Monde Illustré, et Niermans, architecte, qui construisit la salle.
Le directeur artistique était M. P.-L. Flers.
Les débuts furent brillants. L'ouverture eut lieu avec une revue de Clairville et Adrien Vély : Tu marches ? Signalons l'innovation des dîners dans la salle, derrière les fauteuils de balcon : ce fut passager. Puis vint la Belle de New-York, qui fit monter tout Paris place Blanche.
Les recettes furent considérables ; mais les dépenses de construction et d'aménagement avaient de beaucoup dépassé le capital engagé. La Société s'était endettée. Elle dut passer la main. Entre temps, M. Judic fils avait succédé à M. P.-L. Flers.
Successivement (peut-être fais-je erreur pour l'ordre) furent directeurs du Moulin : MM. Montcharmont et Melchissédec ; H. Roy ; Aumont ; Brouett ; une société dont M. Germer-Ballière était le principal commanditaire ; M. Ruez ; M. Peter Carin ; M. Beretta qui représentait une société ; et enfin M. Jean Fabert qui était directeur, lorsque un incendie vint arrêter son exploitation, alors qu'elle semblait prospérer.
Durant ces différentes directions, le Moulin-Rouge connut d'heureux et de tristes jours ; il donna de bonnes et de mauvaises revues.
Il est un fait certain, c'est que le Moulin ne demandait qu'à réussir. Admirablement placé, jouissant d'une réputation universelle, il semble qu'il n'ait qu'à ouvrir pour y attirer la foule.
On parle de sa reconstruction. Souhaitons à son rédempteur qu’il ne rencontre pas le destin fatal de tous ceux qui construisent ou reconstruisent des théâtres !
***
Deux mots pour, d'une part, ne pas oublier l'Alhambra, rue de Malte, music-hall genre anglais, qui offre de très bons spectacles composés uniquement de numéros — l'Alhambra fut construit d'après une formule nouvelle sur l’emplacement du théâtre du Château-d'Eau, — et d'autre part, pour signaler l'inauguration prochaine du Mogador Palace, rue Mogador, construit par une société anglaise dont le directeur est M. Butt, directeur du Palace de l'Empire de Londres et de dix autres établissements britanniques. Comme on peut le constater, le nombre des music-halls tend à s'augmenter ; nous suivons, en l'espèce, l'exemple de nos amis les Anglais, qui sont très amateurs de ce genre de spectacle.
On ne le peut discuter, à l'heure actuelle, le Music-Hall est roi.
Il nous faut nous arrêter. Combien ayons-nous passé sous silence de grands, et petits établissements dignes de retenir l'attention de l’historiographe !
Il est nécessaire qu'un jour, l'histoire de toutes ces maisons parisiennes soit définitivement fixée pour ceux qui s'intéressent à la Vie de Paris.
Nous n'avons donné dans ce numéro du journal qu'un faible aperçu de l'histoire des principaux concerts de la Capitale.
C'est cependant, je le répète, le premier ouvrage d'ensemble qui ait été produit sur cette matière. Il faut en attribuer le mérité à la Rampe qui en a eu l'idée et excuser l'auteur, s'il n'a pas su éviter la sécheresse que comportait le sujet.
Et puis il lui sera beaucoup pardonné parce qu'il a beaucoup aimé… le Café-Concert.
(Eugène Héros, la Rampe n° 140, Pâques 1919)
Documents des collections Blondel, Eugène Héros et Limat.