Maxime LISBONNE
Maxime LISBONNE
révolutionnaire et directeur de théâtre français
(5 rue du Cimetière-Saint-Nicolas [auj. rue Chapon], Paris ancien 7e [auj. Paris 3e], 24 mars 1839* – La Ferté-Alais, Seine-et-Oise [auj. Essonne], 25 mai 1905*)
Fils de Jacob Auguste LISBONNE (Paris, 21 avril 1804 – Paris 12e, 25 décembre 1868), officier d'infanterie [fils d'Isaac LISBONNE (1775 – Gentilly, Seine [auj. Val-de-Marne], 04 juillet 1820), courtier], et de Marie Louise Félicité FOUSSENQUY (Honfleur, Calvados, 13 octobre 1812 – Paris ancien 3e, 08 juillet 1866), modiste, mariés à Paris le 09 août 1837.
Epouse à Montrouge, Seine [auj. Hauts-de-Seine], le 11 juillet 1867* Rosalie Elisa DODIN (Montrouge, 20 avril 1838 – La Ferté-Alais, 28 février 1914), lingère ; parents d'Armand LISBONNE (Paris ancien 6e, 20 janvier 1857* – ap. 1917), employé à la Compagnie des Omnibus [père de Maxime Armand LISBONNE (Paris 11e, 19 juillet 1892 – Morhange, Moselle, 20 août 1914)].
A seize ans, il s'engagea dans la marine, fit la campagne de Crimée, passa dans les chasseurs à pied, puis dans les zouaves, servit en Italie et en Syrie, se fit mettre aux compagnies de discipline et en sortit grâce à sa belle conduite dans un incendie à Orléansville. Libéré en 1864, il dirigea le théâtre des Folies-Saint-Antoine (1865-1868). En 1870, il était courtier d'assurances. Le siège le vit capitaine au 24e bataillon de la garde nationale, puis lieutenant dans un bataillon de marche. Au 18 mars, il était membre du Comité central. Il se distingua tout de suite par la prise de la caserne des Minimes (21 mars), et fut nommé colonel. Il paya de sa personne à Issy, à Vaugirard et sur les barricades, pendant les derniers jours de la Commune. Il fut blessé en défendant celle du Château-d'Eau. Condamné deux fois à mort par deux conseils de guerre différents (5 décembre 1871 ; 5 juin 1872), sa peine fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité (18 septembre). L'amnistie de 1880 le ramena à Paris, où il fut quelque temps directeur des Bouffes-du‑Nord. Il fonda ensuite des cabarets montmartrois à titres et à décors bizarres, tels que la « Taverne du Bagne », les « Frites révolutionnaires », le « Casino des Concierges », dont l'exploitation, d'ailleurs, ne l'enrichit pas.
Il est décédé à soixante-six ans en son domicile, à La Ferté-Alais. Il est enterré dans le cimetière de La Ferté-Alais.
Louise Michel et Lisbonne
Lisbonne est une vieille connaissance pour l'auteur de cette étude. En 1882, il devenait, pour la seconde fois, directeur de théâtre. Sous l'Empire, il dirigea les Folies-Saint-Antoine, théâtricule qui fut situé aux environs de la Bastille ; sous la troisième République, il devait pour quelques mois, rendre un éclat incomparable au théâtre des Bouffes-du-Nord. Entre les deux directions, Paris avait vu la Commune, sous laquelle Lisbonne se promut au grade de colonel des fédérés ; ce fou, brave comme une lame d'épée, se battit comme un enragé ; il eut une jambe cassée par une balle, fut condamné à mort d'abord, puis à dix années de travaux forcés qu'il a subies au bagne comme condamné de droit commun. Le bâton du garde-chiourme eut raison de toutes les résistances de ce révolté ; l'amnistie nous le rendit. Il y avait bien quinze ans que je n'avais vu Lisbonne quand, un matin, en entrant chez Brébant, quelqu'un, du coin de la salle, me cria : — Bonjour, Albert ! C'était le citoyen Lisbonne, retour de Nouméa. La déportation semblait avoir été favorable à sa constitution et je lui en fis mon compliment ; le bagne l'avait un peu engraissé, mais à part cela et la jambe qu'il traînait, sa performance, comme on dit sur le turf, ne laissait rien à désirer ; toujours cette tête de Tzigane, autour de laquelle flottent les longues mèches noires d'une véritable forêt de cheveux. Lisbonne me fit part de son projet de diriger les Bouffes-du-Nord, en attendant qu'on l'appelât au poste d'administrateur de la Comédie-Française, le jour où la Commune reviendrait. Il sortit de sa serviette une liste déjà longue d'actionnaires ; dans le nombre, les gros bonnets du parti. — Citoyen, lui dis-je, si vous avez conservé un bon souvenir de nos anciennes relations, vous me ferez la grâce de me céder une action de cent francs. C'est la cotisation d'un laborieux, enchanté d'aider un homme qui veut se retremper dans le travail. — Voici le reçu, Albert, fit Lisbonne, en détachant la quittance d'un registre à souche. Étant donné que j'avais des capitaux engagés dans le théâtre des Bouffes-du-Nord, ma curiosité de voir une répétition du drame de Louise Michel se doubla d'une question d'intérêt. Je m'en fus donc, un soir, trouver Lisbonne à son théâtre où l'on répétait Nadine. L'ex-colonel, bon enfant, comme toujours, voulut bien me permettre d'assister à cette petite fête ; il m'importait de voir le drame de Louise Michel et de l'entendre, car j'avais comme une idée que cela se gâterait le soir de la première représentation. Cette soirée fut tout à fait intéressante ; les Russes et les Polonais se rencontraient pour la première fois dans les batailles que l'ex-colonel Lisbonne était en train de régler ; il était à l'avant-scène, une canne à la main comme un officier au combat ; les figurants, recrutés parmi les ouvriers du quartier, se montraient récalcitrants. Lisbonne, assis sur une table à l'avant-scène, eut des accès de colère ; de temps en temps, il se précipitait dans la mêlée, arrachait le fusil des mains d'un Polonais et lui démontrait la manière de s'en servir. Cet impresario pensait évidemment que c'était arrivé, car il mit une ardeur extraordinaire à conduire ses Polonais à la rencontre des Russes ; il était magnifique, cet ancien colonel de la Commune faisant le coup de feu pour rire comme un simple pioupiou ; il me rappelait Ney à la retraite de Russie. Cela ne marchait pas toujours comme sur des roulettes, allez ! Ce n'est pas une petite affaire de régler tant de luttes sanglantes en deux répétitions ; il y eut des moments terribles. C'est un homme singulièrement énergique que ce Lisbonne ; en voyant les Polonais se défendre si mollement contre l'envahisseur, le colonel eut des colères folles. A un moment donné il s'élança sur un facteur du Nord, officier au service de Paskievitch, le prit par le collet et lui arracha son fusil en s'écriant : — Allons assez ! on ne se bat pas ainsi ! Fichez-moi le camp ! Entre ces deux hommes il y eut alors un moment de lutte : le Polonais, dégradé devant ses camarades, sur la scène des Bouffes-du-Nord, se révolta contre l'ex-colonel ; ces deux hommes, pendant un moment, formèrent un groupe de lutteurs comme on en voit dans la sculpture antique de nos musées. Bientôt Lisbonne disparut dans les coulisses avec son Polonais ; j'entendis comme un bruit vague de coups échangés dans le couloir, où Lisbonne flanquait une danse à son figurant, en vertu de ce principe immuable que tous les hommes sont frères !
Il faut dire aussi que ce n'est pas une
petite chose que de régler sur un théâtre des batailles en deux jours,
quand ailleurs il faut un mois. Mais les ressources du citoyen Lisbonne
étant restreintes, il lui fallait faire des économies ; comme
actionnaire, je l'en loue. Dans une baignoire, Louise Michel suivait
avec un grand calme et une visible satisfaction la marche de son œuvre.
Son collaborateur, qui a gardé l'anonyme, un jeune homme pâle, à la
chevelure blonde, se tenait à l'orchestre et prenait des notes d'une
main tremblante, car il était sous le coup de l'émotion d'un premier
début. Lisbonne était très curieux à observer ; fiévreusement il roulait
une cigarette entre ses doigts ; de temps en temps il se précipitait
dans la mêlée, conduisant tantôt les Russes, tantôt les Polonais au
combat ; il mettait une telle ardeur à régler toutes les batailles que,
par moments, avec ses longs cheveux flottant autour d’une tête
énergique, il ressemblait à un capitaine gaulois sur un champ de
bataille ; ce citoyen-là devait être redoutable dans les mêlées de la
guerre civile. Je n'ai pas à m'occuper ici de cette phase de Cela demeure pour moi un secret indéchiffrable de voir des hommes traverser les dures épreuves du bagne ou de l'exil et conserver néanmoins, qui tout son esprit, qui sa bonne humeur ou son insouciance. Il me pousse des cheveux blancs rien qu'en passant devant Mazas, et ce Lisbonne, qui a été dix années au bagne, revint tout guilleret et avec une entière gaîté de Nouméa. En cette soirée mémorable, l'ex-colonel eut des accès de gaîté folle ; son chef d'orchestre, un ancien des Folies-Dramatiques, s'était payé une tournée de trémolos qui se portait bien ; il ne laissait pas à ses huit musiciens un instant de répit. La tempête de l'ambition grondait sous ce vieux crâne. Pour le départ des Polonais marchant à la rencontre des Russes, ce maestro avait composé un morceau en vue de l'Institut. Au moment solennel, il se tourna vers moi et me dit : — Vous allez entendre ma marche française ! Elle est bien française, celle-là, bien française ! Pourquoi cet homme avait-il composé une mache française pour la Pologne ? Qui peut dire ce qui se passe dans le cerveau d'un chef d'orchestre des Bouffes-du-Nord ? L'orchestre fit un tel tapage qu'on n'entendait plus les appels à la révolution de Bakounine. Alors Lisbonne, interrompant la marche française en imposant silence à l'orchestre, s'avança vers la boîte du souffleur et dit au compositeur : — Tu aimes la musique, toi ? Eh bien, il ne faut pas t'en priver. Mais fais-moi le plaisir d'emmener ton orchestre chez toi et laisse-nous répéter ! L'éminent maestro tourna vers moi sa tête affligée et semblait faire appel à mon intervention pour sauver sa partition d'un désastre ; je restai sourd à cette invocation si éloquente dans sa pantomime. Comme actionnaire, je ne pouvais pas avoir le droit de m'occuper de ces choses-là. Dans un entr'acte, Lisbonne qui devinait mes plus secrètes pensées, me dit : — Voulez-vous que je vous présente à notre grande citoyenne ? — Cela me fera le plus grand plaisir. — Eh bien, venez ! Nous montâmes dans le cabinet du directeur, car Lisbonne a un cabinet aussi bien que le directeur des grands théâtres. Louise Michel était assise devant le bureau du directeur ; elle signait des entrées pour la répétition générale du lendemain. Il y eut un moment pénible. La grande citoyenne me traiterait-elle comme un lépreux de la presse maudite ? Pendant la minute qui s'écoula entre mon entrée et ma présentation, je jetai un coup d'œil sur la grande citoyenne, tout de noir vêtue avec un long voile noir descendant de ses cheveux jusqu'aux mollets et qui lui donnait l'allure d'une vénérable matrone. Quand Lisbonne m'eut nommé, Louise Michel leva la tête, fixa sur moi ses yeux et me fit un sourire encourageant et d'une douce bienveillance. La tête n'est certainement pas belle, mais elle n'est pas ce qu'on en dit. Les yeux sont singulièrement intelligents. Souffrez que j'esquisse en quelques fugitifs coups de crayon cette figure contemporaine, sans passion et sans aucune arrière-pensée. Mon métier est de voir de près toutes les choses de la vie parisienne avec un entier sang-froid. La grande citoyenne fut envers moi d'une tenue parfaite, comme une femme de bonne éducation qui recevrait chez elle un visiteur pour lequel elle n'aurait pas la moindre sympathie, mais à qui elle se croit obligée de faire un accueil aimable. Comment ? Était-ce bien là cette femme si redoutée, qui veut « tuer les cochons quand ils sont trop gras ?... » Rien dans les allures de Louise Michel ne trahit des préoccupations de cette nature. Cependant il y eut une seconde où son visage calme et enjoué de bourgeoise heureuse, prit un tout autre caractère. Dans le cours de la conversation, j'exprimais cette opinion, fort sincère d'ailleurs, que nous sommes tous d'accord sur un point, à savoir que les efforts d'une société civilisée doivent tendre à éteindre graduellement la misère. — Vous voyez, concluai-je, qu'au fond nous voulons la même chose. — Pas par les mêmes moyens, me répondit la grande citoyenne, et ses yeux, de doux qu'ils étaient, prirent tout à coup une expression terrible. — Non, lui dis-je, pas par les mêmes moyens ; je ne veux pas tuer de cochons, car je n'ai pas le moindre goût pour la charcuterie. La glace était rompue ; la grande citoyenne voulut bien sourire de cette boutade, et Lisbonne, tout à fait enchanté que la présentation eût si bien tourné, s'écria en pouffant de rire : — Je vous l'avais bien dit que notre grande citoyenne est une femme charmante ! Mais oui, Lisbonne ! Mais oui ! En effet, Louise Michel avait retrouvé sa bonne humeur, et sa conversation prit tout à fait un tour enjoué. Je voyais le moment où nous allions faire une partie de loto, la grande citoyenne, Lisbonne et moi, comme dans une maison de paisibles bourgeois. J'avoue que les deux êtres que j'avais là devant moi me déroutaient. Le passé n'avait pas laissé la moindre trace chez eux ; ils parlaient de si terribles épreuves comme des touristes qui donneraient des renseignements à un voyageur prêt à se mettre en route. Pas de trace de la terrible Louise Michel des réunions publiques et des enterrements civils ; une femme bien élevée, aimable et souriante ; un homme bon enfant : ainsi m'apparurent Louise Michel et Lisbonne, ces deux êtres si redoutables à l'heure où la politique envahit leurs cervelles. Nous revînmes tout naturellement aux épreuves de la déportation. M. le directeur parlait de cela comme d'un souvenir lointain de mauvais jours, comme d'un incident tout naturel de la vie ; cet homme qui fut dix années au bagne, sous le bâton du garde-chiourme, me contait cela comme une histoire ordinaire. — Et vous, madame, dis-je à Louise Michel, qu'avez-vous éprouvé quand, vaincue, vous partiez à fond de cale pour Nouméa ? — Moi, dit la grande citoyenne, mais je n'ai rien éprouvé du tout, car je savais d'avance ce qui m'attendait. — Et là-bas, madame, à Nouméa ? — Ah bah ! fit Louise Michel, je savais bien que ça finirait : tout a une fin. En politique, une déportation c'est dix ans, et comme je ne suis pas vieille, on peut recommencer. Et Lisbonne, avec un bon gros rire, ajouta : — Oui, au départ de Nouméa, notre grande citoyenne a pris un billet d'aller et retour. Sur ce mot de la fin, qui peint bien l'insouciance de ces singulières créatures devant une éventualité cruelle, je présentai mes respects à la grande citoyenne, et je garde le meilleur souvenir de l'exquise bienveillance avec laquelle elle a daigné s'entretenir avec un misérable ver de terre. Bras dessus, bras dessous, enchanté de cette curieuse soirée, je m'en fus au Café du théâtre avec mon copain Lisbonne ; son chef d'orchestre, une ancienne connaissance de l'ancien boulevard du Temple, à qui le directeur clément avait restitué sa marche française, voulut bien se joindre à nous, ainsi qu'un acteur nommé Noailles, qui est également un souvenir de jadis. Dans la pièce de Louise Michel, ce Noailles jouait un patriarche polonais qui se fait sauter la cervelle parce qu'il a trahi sa cause. Je venais de le voir répéter avec une belle conscience, ainsi que ses camarades, et toutes sortes de pensées avaient surgi dans ma cervelle. Dans ma stalle d'orchestre, où nous n'étions que cinq ou six invités, je songeais à ces acteurs qui partent pour leur carrière avec tant d'illusions et qu'on retrouve vingt ans après, en cheveux blancs, sans qu'ils aient fait un pas en avant ; ils sont résignés dans les cent ou cent cinquante francs qu'ils gagnent par mois et qui, en défalquant les mois d'été, leur assurent bon an mal an des appointements de balayeurs. Et ils conservent toutes leurs illusions jusqu'au dernier souffle ! Alphonse Daudet a peint Delobelle. Mais que de ligures autrement intéressantes il trouverait en descendant encore quelques échelons plus bas dans la vie des gens de théâtre. Je cite ce Noailles comme un exemple. Ce garçon, dans sa jeunesse, eut une heure où il entrevit la gloire et la fortune. Dumas le père s'était intéressé à lui et, sans l'entendre, il lui confia, pour une représentation au théâtre de Saint-Germain, le rôle d'Hamlet dans la tragédie traduite par Dumas. Le grand écrivain, très occupé à fournir des romans à cinq ou six journaux, n'eut pas le temps de suivre les répétitions. Quelle fut sa surprise quand, le soir de la première, Noailles joua Hamlet en auvergnat. Les rêves d'or et de gloire étaient finis. L'acteur retomba dans le néant. De temps en temps, je le voyais surgir dans quelque drame du boulevard, sans qu'il se fût corrigé de son accent auvergnat. Et sur le tard, à deux pas de la vieillesse, il faisait partie de la troupe de Lisbonne, aux Bouffes-du-Nord, toujours gai, ne désespérant pas encore, au fond, de prendre à la Comédie-Française la place de Delaunay, qui veut se retirer. C'est que, voyez-vous, les gens de théâtre ne sont pas faits de la même pâte que nous ; ils vivent d'illusions : ils ont des moments de douce béatitude quand ils jouent un rôle de prince et qu'ils croient que c'est arrivé. Ce Noailles est un modèle du genre : la vie lui a été dure ; il n'a pas fait sa trouée ; il est malade ; l'avenir est pour lui sans consolation. Et il est gai ! Je suis sûr que le jour où on lui a distribué son rôle dans la pièce de Louise Michel, l'acteur Noailles a dû rentrer au logis rayonnant de satisfaction en disant à sa femme : — Plus de soucis désormais, ma chérie ! Je viens d'être nommé bailli de Cracovie !
(Albert Wolff, la Gloire à Paris, 1886)
|