MASSENET
L'HOMME — LE MUSICIEN
par
LOUIS SCHNEIDER
L. Carteret, Editeur
10 décembre 1907
LA CARRIÈRE DU MUSICIEN
Les années d'enfance — le Conservatoire
La Villa Médicis — les Premières œuvres
Le Professeur du Conservatoire et ses élèves
ŒUVRES DE THÉÂTRE
DRAMES SACRÉS ET PROFANES
QUELQUES AUTRES ŒUVRES DRAMATIQUES
LE STYLE ET LA TECHNIQUE DE MASSENET
CONCLUSION
L'influence de Massenet sur la musique de son temps
Il n'est personne qui ne connaisse le nom de Massenet, il n'est personne qui n'ait vu jouer Manon. Les œuvres vocales du maître ne sont pas moins répandues. Il est peu de musiciens qui possèdent une aussi extraordinaire popularité.
Cela provient de ce que Massenet a créé dans la musique une forme très caractéristique. On la retrouve comme on reconnaît l'écriture d'un ami sur l'enveloppe d'une lettre. Cette forme musicale a été, pendant toute la première période de la carrière de Massenet, comme le porte-drapeau des tendances de la jeune école. Plus tard, les jeunes se mirent aussi à écrire du Massenet ; mais il est hors de doute que celui qui a composé le meilleur Massenet, c'est le Maître lui-même.
Massenet est un instinctif, mais un instinctif réfléchi, si j'ose ainsi dire, un instinctif selon la théorie de Schopenhauer : « Le musicien nous révèle l'essence intime du monde ; il énonce la sagesse la plus profonde dans un langage que sa raison ne comprend pas, ainsi qu'une somnambule magnétique dévoile, durant son sommeil, des choses dont elle n'a aucune notion quand elle est éveillée. » [Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Cantacuzène, t. II, p. 417]. Or, la réflexion intervient chez Massenet grâce à la compréhension merveilleuse qu'il possède des ressources de l'orchestre, grâce à l'habileté qu'il montre à rendre une impression, grâce au pouvoir docile d'exprimer ce qu'il veut. C'est là ce qui constitue sa personnalité.
On peut lire une partition de Massenet au piano, et l'entendre ensuite à l'orchestre ; on n'éprouve point de désillusion. L'idée est restée telle qu'elle est apparue au premier abord. Le vêtement harmonique qu'elle a endossé ne l'a pas alourdie.
Massenet, c'est donc l'inspiration au service de la volonté. Massenet, c'est aussi le charme féminin.
Le présent volume appellerait donc un sous-titre, car Massenet est le musicien de la femme et de l'amour. L'amour, il l'a chanté sous toutes ses formes : mystique ou charnel, idéaliste ou romantique ; il l'a même soumis aux caprices de la mode. Il a regardé du côté de Bayreuth au temps de nos rougeoles wagnériennes, et il nous a donné du Massenet imprégné de musique moderne d'outre-Rhin. Il a regardé du côté de l'Italie, et il a écrit du Massenet « embu » de vérisme. Plus tard, il s'est tourné vers Mozart ; plus récemment, vers Gluck. Mais il n'a jamais imité ; il a conservé sa nature toute de câlinerie et de délicatesse, qui l'a tenu loin de la vulgarité. Musicien de l'actualité, si l'on veut. Mais c'est être quelqu'un que de pouvoir fixer l'actualité.
Ceci même sera l'excuse de ces pages, si d'aventure on vient reprocher à leur auteur de n'avoir point suffisamment fait œuvre de critique musicale.
Il convenait, pour l'étude d'un musicien vivant, comme il conviendrait pour parler d'un musicien qui n'existerait plus, mais qui serait encore proche de nous, de suspendre notre jugement dans la mesure du possible, d'éviter les sentences absolues, émises au nom de telle ou telle esthétique peut-être démodée demain.
J'ai essayé ici simplement de faire comprendre, d'expliquer les œuvres de Massenet, en les entourant, chaque fois qu'il fut possible, des circonstances dans lesquelles elles furent conçues. Chercher à retrouver l'homme dans un musicien qui est surtout un musicien de théâtre obligé « d'entrer dans la peau » de ses personnages, semblait chose vaine.
J'ai tenté de présenter cette étude avec le plus d'attraits possible pour en rendre la lecture agréable. On me pardonnera les passages arides en faveur de passages d'un abord plus facile.
C'est un livre de documents qui rendra peut-être plus tard leur tache plus aisée à d'autres musicographes. Pour moi, je dois des remerciements à quelques amis de Massenet qui m'ont ouvert leur bibliothèque ou leurs souvenirs : à MM. Henri Cain, Félix Duquesnel, Julien Torchet, Albert Soubies, Albert Carré et au Maître lui-même.
Les biographies de Massenet sont rares : Eugène de Solenière a consacré, en 1897, au musicien une brochure de 156 pages, formée surtout d'extraits de jugements par la presse au fur et à mesure de l'apparition des œuvres de Massenet. Il existe en outre sur le compositeur un chapitre dans les Profils d'artistes contemporains, de Hugues Imbert, et un autre chapitre dans la Musique française moderne, de Georges Servières. J'ai compulsé ces écrits, en cherchant à les compléter par de nombreux articles de journaux qu'il a fallu retrouver ou par des renseignements oraux demandés à des sources autorisées. J'ai questionné Massenet et ceux de son entourage. J'espère avoir condensé le tout en ce livre, qui est un essai de documentation plus qu'un ouvrage de critique ou d'érudition.
De nombreuses reproductions par la photographie ornent ce volume. La photographie est un témoin qui dit toujours la vérité. De sorte que, si les assertions de mon texte étaient contestées, l'authenticité des documents soumis au lecteur plaiderait, tout au moins pour cette part, en faveur de la sincérité qui a inspiré le livre.
Le mérite du luxe avec lequel est présenté l'ouvrage revient tout entier à l'éditeur Carteret et à l'Imprimerie Lahure. Ce sont eux qui ont paré ce volume et qui en auront rendu les pages agréables à regarder. Ce souci d'élégance était dû au plus élégant des musiciens, à Massenet.
LOUIS SCHNEIDER.
LA CARRIÈRE DU MUSICIEN
LES ANNÉES D'ENFANCE — LE CONSERVATOIRE
Massenet a l'horreur instinctive du prénom ; aussi ne faudra-t-il pas s'étonner que, dans ce livre qui lui est respectueusement consacré, nous l'ayons cavalièrement débaptisé de toute désignation autre que son nom patronymique. Mais comme il faut nous mettre en règle avec l'état-civil du Maître, nous allons publier son extrait de naissance, copié sur les registres de la mairie de Montaud, une petite commune près de Saint-Étienne (Loire) :
Ce jourd'hui, treize mai mil huit cent quarante-deux, à cinq heures du soir,
Devant nous, adjoint du maire de la commune de Montaud, officier de l'état-civil délégué, Est comparu sieur Félix Nullet, âgé de trente-six ans, employé à la fabrique de faulx de la Terrasse, demeurant à Saint-Étienne, place Saint-Charles, qui nous a dit que Dame Eléonore, Adélaïde Royer de Marancourt, épouse de Monsieur Alexis, Pierre, Michel, Nicolas Massenet, âgé de cinquante-cinq ans, fabricant de faulx, demeurant en cette commune, au lieu de la Terrasse, est accouchée dans le domicile de son mari, hier à une heure du matin, d'un enfant du sexe masculin qui nous a été présenté, auquel on a donné les prénoms de Jules, Émile, Frédéric.
Desquelles déclaration et présentation nous avons signé le présent acte en présence de Messieurs Martin Saurel, âgé de quarante-six -ans, entrepreneur de messageries, demeurant à Saint-Étienne, rue de Paris, — et Charles Bessy, âgé de quarante-huit ans, teneur de livres, demeurant à Saint-Étienne, rue de la Bourse, et, après lecture faite, nous avons signé avec eux et le comparant.
Le grand-père de Massenet était originaire de Gravelotte (Moselle). Il était professeur d'histoire à la faculté de Strasbourg. Il avait épousé Françoise-Hélène Mathieu de Faviers, fille de Jean-François Mathieu de Faviers, membre de la Chambre des Quinze, à Strasbourg.
Etat actuel de la maison natale de Massenet
Quant au père de Massenet, ancien élève de l'École polytechnique, officier supérieur sous Napoléon Ier, il partit pour l'Espagne avec son oncle maternel, le baron Mathieu de Faviers, ordonnateur en chef de l'armée d'Espagne. En 1814, après la bataille de Toulouse, le jeune officier (M. Massenet père fit sa courte carrière dans le génie) ne voulut point servir la Restauration ; il donna sa démission et, après avoir cherché une situation à Toulouse, revint à Saint-Étienne, sa ville natale. Dans ce pays de l'acier, il fit comme tous ses compatriotes, il s'adonna à l'industrie de la forge et plus particulièrement à la fabrication de la faulx.
Il eut quatre enfants d'un premier mariage, puis il épousa en secondes noces Mlle Adélaïde Royer de Marancourt, fille d'un commissaire des guerres sous le premier Empire ; Mlle de Marancourt avait été présentée tout enfant à la duchesse d'Angoulême, et élevée grâce aux conseils éclairés et aux soins effectifs de cette dernière. Elle avait acquis un assez joli talent sur le piano ; les nécessités de la vie voulurent plus tard que cet art d'agrément devînt pour elle un gagne-pain.
Ce qui est sûr, c'est que si les quatre enfants du premier lit n'eurent aucune aptitude artistique, les quatre enfants qui vinrent au monde ensuite montrèrent tous du goût pour les arts en général et pour la musique en particulier.
Ces détails, qui paraîtraient inutiles à propos de n'importe quel personnage, ont ici une certaine importance, car ils peuvent presque déterminer — après coup — c'est-à-dire expliquer le caractère de Massenet. Massenet tint de son père les qualités de précision et de ponctualité qui sont dans la tradition de notre belle École polytechnique ; à sa mère il dut le sens affiné de la musique qui, avec le travail, devint plus tard du génie ; à condition d'admettre la définition célèbre de Buffon : « Le génie est une longue patience ».
Massenet a conté lui-même, dans une interview célèbre, au Scribner's Magazine, autobiographie qui fut traduite et publiée dans La Lecture du 10 juin 1896, ses débuts dans la vie : « Je suis né au bruit des pesants marteaux d'airain, comme disait jadis le poète. Mes premiers pas dans la voie musicale n'eurent pas un accompagnement plus mélodieux. »
Cette enfance bercée par les rythmes du marteau qui s'abat sur l'acier, eut aussi son influence sur le cerveau du Maître : elle lui a donné la faculté de penser musicalement dans les milieux qui sembleraient le moins favorables, dans le bruit et dans l'agitation.
Il va sans dire que cette faculté de pensée musicale est exclusive de toute réalisation technique, et que Massenet, malgré la grande virtuosité qu'il a acquise, a dit rechercher, tout comme un autre, le calme et la paix du loisir, quand il a voulu rendre tangibles les harmonieux dessins éclos dans son imagination.
La famille Massenet habita Saint-Étienne, 4, place Marengo, au premier étage, pendant quatre ans.
Le père de Massenet dut ensuite, à cause de son état de santé, renoncer à l'industrie. Toute la famille vint s'installer à Paris en 1848 ; Mme Massenet, très courageusement, trouva le moyen de prodiguer ses soins à sa petite famille et de donner en même temps des leçons de piano. Le jeune Massenet dut à sa mère l'initiation aux premiers rudiments de la musique ; l'excellent professeur semait du reste en un terrain à la merveilleuse préparation duquel elle n'avait pas été étrangère.
Le petit Massenet se présenta en effet aux examens d'admission du Conservatoire, le 10 janvier 1853 ; il fut reçu d'emblée, après une étonnante exécution du finale de l'op. 19 de Beethoven, et désigné, ainsi qu'il en est encore aujourd'hui l'usage, pour la classe de piano élémentaire dont Adolphe Laurent était le professeur. Il faut croire qu'à cette époque, comme aujourd'hui encore, le poste si envié de professeur au Conservatoire n'était pas grassement rétribué, puisqu'en même temps qu'il enseignait le piano aux enfants, Laurent était employé au ministère de la Guerre. Peut-être Laurent imputait-il au ministère de la Guerre la pénurie de son appointement qui le forçait à cumuler deux fonctions si différentes ; peut-être accusait-il le Conservatoire de le payer trop peu et avait-il accepté un poste d'employé dans les bureaux de la Guerre. Le cas est assez curieux à relater.
Massenet avait dix ans révolus il entrait en même temps dans la classe de solfège de Savard ; il y obtenait à la fin de l'année un troisième accessit et était nommé le dernier parmi les trois concurrents à qui fut décernée cette récompense. Il travailla encore deux ans dans la classe de solfège, et, n'ayant pu obtenir aucune nomination supérieure à son troisième accessit, il dut abandonner la classe.
Il en fut tout autrement de l'étude du piano. Au bout de l'année, il remportait aussi un troisième accessit (le morceau de concours était le premier allegro de la Sonate en fa mineur de Schulhoff) ; il se sentait poussé vers l'étude du piano par un goût très rare chez un enfant de son âge, un goût qui ressemblait presque à une vocation.
La santé de son père faillit entraver l'évolution de cette jeune et brillante carrière. Toute la famille dut en effet quitter Paris, dont le séjour n'avait guère réussi ni au point de vue physique, ni au point de vue moral, à son chef découragé. On alla s'installer à Chambéry, où de vieilles relations attendaient M. et Mme Massenet et où un air plus pur que celui de Paris devait réconforter le malade.
Massenet fut désolé d'interrompre des études de piano qui le passionnaient et des succès qui n'étaient que le prélude de ceux auxquels il était destiné. Ce chagrin alla-t-il jusqu'à la fuite du domicile paternel, comme l'ont prétendu certains biographes ? [Notamment Hippolyte Holstein, Historiettes et Souvenirs d’un Homme de théâtre, 1878, p 182 (Dentu, éditeur) ; et à sa suite : Hugues Imbert, Profils d’Artistes contemporains, 1897, p. 135 (Fischbacher, éditeur)]. Il semble bien difficile de le croire, étant donné que jamais la famille Massenet n'eut l'idée de contrarier les goûts si arrêtés de l'enfant. Massenet a, du reste, toujours nié cette fugue ; et, dans l'interview citée plus haut, il dit lui-même : « J'eus le courage de demander à mes parents de revenir au Conservatoire. Mon désir les affligea vivement, ils consentirent cependant à m'accorder l'autorisation et depuis ce moment je ne quittai plus Paris ».
Massenet possédait à Paris une sœur, Mme Cavaillé-Massenet, qui habitait au coin de la rue Condorcet et de la rue Rochechouart ; elle fut heureuse d'accueillir son frère élève du Conservatoire. Elle se voua à lui de tout son cœur et de toute sa sollicitude. Elle fut fière de surveiller le travail du jeune musicien, mais elle eut aussi à en subir les espiègleries ; le grand bonheur de Massenet, — chaque âge a ses plaisirs, — était de descendre la rue Rochechouart en bande serrée avec d'autres camarades, en poussant des cris perçants qui effrayaient tout le quartier. Un de ses voisins d'alors m'a conté le souvenir de ces équipées. Mais cette turbulence n'excluait pas chez l'enfant un goût très vif pour l'étude.
Massenet en 1862
Massenet poursuivait victorieusement ses classes de piano. Ses succès furent rapides ; en 1856, il obtint le premier accessit (le morceau de concours était le premier solo du Concerto en si mineur de Hummel) et, en 1859, il fut déclaré digne du premier prix (le morceau de concours était le Concerto de Hiller dédié à Moschelès).
L'année suivante, il entrait dans la classe d'harmonie de Reber où il était admis le 17 janvier 1860 ; au bout de son année scolaire, il était récompensé par un premier accessit ; et, chose curieuse, il ne put pas par la suite obtenir une récompense plus élevée que ce premier accessit. Il en fut de même dans la classe d'orgue professée par Benoist ; là, il n'arriva même pas à se faire décerner une nomination. En 1861, le 2 novembre, il était admis dans la classe de composition alors professée par Ambroise Thomas. Or, l'étude du contrepoint et les exercices sur l'affinité des sons ne pouvaient remplacer, chez un esprit aussi méthodique que celui du jeune Massenet, l'étude de l'harmonie, qui est la science de la formation et de l'enchaînement des accords. Aussi résolut-il de s'adresser à un professeur spécial pour réapprendre l'harmonie dont les cours lui avaient si peu profité au Conservatoire. Il choisit son ancien professeur de solfège, Savard.
Mais il fallait trouver le moyen de vivre, car Massenet ne recevait pas de pension mensuelle de son père. Il ne voulait plus être à la charge de sa sœur et il lui fallait payer les dix francs que contaient les leçons d'harmonie de Savard.
C'est ici que commença pour Massenet le combat pour l'existence, combat terrible tant que le prix de Rome ne fut pas venu récompenser le compositeur.
Jules Vallès, l'auteur des Réfractaires, a tracé un portrait de Massenet à cette époque. On verra quel travailleur acharné Massenet était déjà :
Un hasard, raconte Jules Vallès [Le Réveil (un journal depuis longtemps disparu), numéro du 11 juillet 1882] dans un article intitulé l’Ecureuil du Déshonneur, m'avait fait retrouver un ancien petit voisin de province, le frère aîné d'un tout jeune garçon qui faisait de la musique et était au Conservatoire. Il s'appelait Massenet.
Étant trop vieux, je n'avais pas connu ce cadet-là, mais avec l'autre on avait été copains au collège de Saint-Etienne. M. Massenet père était sur la marge de cette grande ville noire, le directeur de la fabrique d'armes ou d'une manufacture de faulx : mais à côté des hangars et des ateliers, il possédait. une campagne plantée d'arbres et pleine de fleurs. Entre ces fleurs et ces arbres, on allait jouer le dimanche.
Massenet aîné faisait le même métier que moi, ou du moins il me le dit, il était dans la littérature et voulait arriver au théâtre.
Il me proposa de collaborer.
Entendu !
Quel genre ?
Ce fut bien vite décidé.
Massenet connaissait un acteur du Palais-Royal nommé Michel. C'était un ami dans la place. On résolut d'écrire une pièce burlesque pour le théâtre de MM. Dormeuil et Plumkett. Aussi, tous les soirs, en sortant de la brasserie des Martyrs, s'installa-t-on pendant deux grands mois dans un atelier de peintre prêté la nuit par un proche parent de mon collaborateur. Il y avait deux lits de camp qu'on remisait le matin, quand le cadet arrivait le matin pour travailler son piano. Il avait alors, ce pianoteur, quatorze ou quinze ans peut-être, de longs cheveux blonds, des yeux profonds, et, tout gamin qu'il fût, il nous intimidait et nous inspirait presque le respect, tant il était assidu et piocheur, exact comme une pendule, venant placer son derrière sur sa méthode et attaquant à heure fixe son instrument, écartant d'un geste de Pythonisse, tout ce qui gênait sa furie d'harmonie.
On cachait le brouillon de l'Écureuil du Déshonneur quand on l'entendait monter l'escalier ; on écartait aussi la bouteille de cognac qui servait à arroser les scènes difficiles...
Ajouterai-je que l'Écureuil du Déshonneur ne fut jamais représenté ?
Tout en suivant les cours du Conservatoire, Massenet jouait le soir du triangle dans l'orchestre du Gymnase ; puis, quelques mois plus tard, il fut timbalier au Théâtre Lyrique.
Ces années où Massenet fut timbalier, Victorin Joncières, qui débutait lui aussi dans la carrière musicale, en a raconté le souvenir dans un article du Gaulois [23 octobre 1898] :
Cela se passait, si j'ai bonne mémoire, en l'été de l'année 1859. A cette époque, je commençais à négliger la peinture pour la musique, et j'avais hâte d'entendre exécuter par un orchestre mes timides essais symphoniques. Je n'osais encore aller frapper à la porte des concerts réguliers et je pensais atteindre plus facilement mon but en m'adressant à une société d'amateurs.
Justement, j'en découvris une dont les séances avaient lieu dans la grande salle du café Charles, rue des Poissonniers, à Montmartre, sous la direction de Marié, coryphée à l'Opéra, le père des trois cantatrices Galli [Galli devint plus tard au théâtre la célèbre Galli-Marié, la créatrice de Mignon et de Carmen], Paola et Irma, dont les brillants succès dans la carrière lyrique sont encore présents à toutes les mémoires.
Demeurant à cette époque à Montmartre, j'avais souvent entendu, en passant devant le café Charles, un bruit confus d'instruments ; je m'étais informé, et, un beau soir, prenant mon courage à deux mains, je me risquai à aller trouver le père Marié, au moment où il allait monter au pupitre pour diriger sa phalange d'instrumentistes.
C'était un petit homme replet, grisonnant, la face épanouie, au regard vif et perçant derrière les lunettes d'or. Déjà il brandissait son bâton pour donner le signal du premier accord, lorsque je pénétrai dans la salle.
Je lui exposai en tremblant ma requête. Il m'écouta avec bienveillance et me répondit : « C'est que nous ne jouons que les maîtres ici. Cependant, lorsqu'on nous apporte une œuvre de valeur, nous l'essayons. Tenez, notre timbalier — et il me montrait un tout jeune homme en train d'accorder son instrument — notre timbalier, qui a quelques dispositions, a écrit une marche religieuse, que nous exécuterons un jour à Saint-Pierre de Montmartre, à l'occasion d'une fête solennelle. Justement nous avons besoin d'un artiste pour tenir alternativement les parties de grosse caisse et de tambour. Voulez-vous prendre place à la batterie à côté de M. Massenet ? Si vous faites l'affaire, nous pourrons essayer quelque morceau de votre composition ? »
Je n'avais de ma vie touché une mailloche de grosse caisse, mais j'étais d'une assez jolie force sur le tambour. C'est même l'instrument pour lequel j'ai montré, dès l'enfance, les plus remarquables dispositions.
J'acceptai avec force remerciements l'offre qui m'était faite, et j'allai prendre place auprès du jeune adolescent qui m'avait été désigné. Massenet était alors presque un gamin : imberbe, avec un petit nez retroussé, le front haut sous les longs cheveux rejetés en arrière, le visage pâle éclairé de deux petits yeux à la fois pleins de malice et de bienveillance. Il me fit place avec empressement auprès de lui, et je saisis la mailloche et les cymbales pour l'exécution de Lestocq qui était sur le pupitre.
Cet orchestre était composé de modestes employés, de commerçants du quartier, de vieux petits rentiers, pleins d'ardeur et de bonne volonté, attentifs et soumis devant les allures olympiennes que prenait leur chef, décrivant d'immenses paraboles avec son bâton de mesure. Tous les violonistes voulant jouer la partie du premier violon, le père Marié avait obtenu à grand’ peine deux seconds violons et un alto. Il y avait quatre flûtes, jouant toutes les quatre la première à l'unisson ; pas de hautbois ni de bassons, trois clarinettes, un cor, un trombone, deux violoncelles et deux contrebasses.
Tout ce monde-là préludait avec rage, sans prendre la peine de s'accorder. L'on attaqua l'ouverture de Lestocq. Quelle horrible cacophonie ! Les violons grinçaient furieusement, les flûtes sifflaient comme des merles, le cor gloussait, timidement, écrasé par le mugissement du trombone. Tel un dompteur, le père Marié s'efforçait de maîtriser cette ménagerie déchaînée, tandis que moi, perdu au milieu des mesures à compter, je frappais au hasard de formidables coups de grosse caisse dont le fracas achevait d'exaspérer le malheureux chef d'orchestre qui, de temps en temps, épongeait son visage cramoisi avec un large foulard à carreaux, placé sur le rebord de son pupitre.
« Vous avez de la vigueur, me dit-il à la fin du morceau, mais vous ne comptez pas bien vos pauses. »
On passa ensuite à l'exécution de l'ouverture de la Gazza ladra. Dans ces étonnantes répétitions, on ne recommençait jamais un morceau. On consommait de la musique à l'heure, dévorant en une séance trois ou quatre ouvertures et une symphonie.
Un peu déconfit de mon début comme grosse caisse, je devais prendre une éclatante revanche comme tambour. J'exécutai le roulement de l'introduction de la Gazza ladra avec une incomparable maestria. Mon voisin, le petit Massenet, jetant sur moi un regard d'admiration, me dit avec une conviction qui me fit tressaillir d'orgueil : « Mâtin ! tu as un joli talent de tambour, toi ! » Je fus extrêmement flatté de ce compliment en même temps que charmé de ce tutoiement bon enfant, où je devinais un nouvel ami. La glace était rompue ; du coup, je devenais l'un des virtuoses de l'orchestre.
« Allons, dit le père Marié, à la fin de la séance, vous êtes des nôtres. Pour fêter votre entrée, vous allez payer votre bienvenue. Garçon, cria-t-il par la porte entr'ouverte qui donnait sur l'escalier, de la bière et des verres ! »
Ma bourse était bien plate à cette époque, et je fus effrayé à la pensée d'abreuver tout ce monde à mes frais. Massenet comprit mon angoisse. « Ne crains rien, dit-il en souriant, ici on fait l’œil et puis la bière ne coûte que quatre sous la canette ; tu en auras pour une jolie pièce de deux francs. »
Je sortis avec mon nouvel ami qui me reconduisit jusqu'à ma porte, tout en haut de la Butte. Chemin faisant, il m'apprit qu'il était accompagnateur chez loger, en attendant qu'il obtînt le prix de piano au Conservatoire. Il composait aussi et son ambition était de faire représenter, à l'École lyrique de la Tour-d'Auvergne, une opérette en un acte, de sa façon, intitulée les Deux Boursiers. Quant à sa marche religieuse, il attendait avec impatience le grand jour où l'orchestre du café Charles en ferait retentir les échos de la vieille église paroissiale de Montmartre.
D'une nombreuse famille sans fortune, Massenet, attelé du matin au soir à son piano, blousait des timbales trois fois par semaine au théâtre des Italiens, et tous les vendredis au café Charles. Je crois bien qu'il garda sa place de timbalier à la salle Ventadour jusqu'au jour où il remporta le grand prix de Rome. Il eut pour successeur Émile Pessard qui lui aussi, quelques années plus tard, devait aller loger à la villa Médicis.
C'est de cette époque bien lointaine que date mon amitié pour Massenet, dont je devinai le grand talent dès que je connus ses premiers essais de composition. Je crois pouvoir dire que cette sympathie que j'éprouvai pour lui dès notre première rencontre fut réciproque; car depuis, en toutes circonstances, j'ai trouvé en lui un camarade bon, dévoué, obligeant, auquel, de mon côté, je n'ai jamais négligé de prouver ma sincère admiration et ma profonde affection.
Cette bonhomie, cette bienveillance, cette obligeance qui allèrent droit au cœur de Victorin Joncières, sont la dominante du caractère de Massenet. Et certes, à ce début de sa carrière, la vie ne lui souriait guère, et d'autres que lui en eussent voulu au genre humain, d'autres que lui eussent montré un visage morose.
Le jeune timbalier « blousait » alors trois soirs par semaine au Théâtre Lyrique, et il touchait chaque fois un appointement de 2 fr. 50 ; autrement dit, il recevait 7 fr. 50 à la fin de la semaine.
Avec l'argent gagné dans ces fonctions si modestement rétribuées, Massenet vint un jour payer son professeur d'harmonie, Savard. Je laisse ici la parole à Hippolyte Hostein [Hippolyte Hostein, Historiettes et Souvenirs d’un Homme de théâtre, 1878, p. 103 (Dentu, éditeur)] :
A la fin du cours, M. Savard, qui n'avait jamais rien réclamé, voit le jeune Massenet placer discrètement sur un coin de la cheminée deux rouleaux de cent francs chaque, formant le solde des vingt leçons. Sans faire allusion à cet incident, le professeur s'approche de Massenet : « Mon ami, lui dit-il, un éditeur m'a confié une messe d'Adam, écrite pour musique militaire, et qu'il faudrait orchestrer pour musique symphonique. Cela me prendrait plus de temps que je n'en puis donner, Voici cette messe : rendez.moi le service de faire le travail. Vous m'obligerez infiniment. Puis-je compter sur vous ? »
Je laisse à juger si Massenet accepta avec empressement. Etre agréable au bon et savant M. Savard, quelle joie ! Orchestrer une messe d'Adam, quelle heureuse fortune !
Il se mit donc à l'œuvre avec ardeur. Le travail terminé, il courut le déposer chez le professeur. Qu'allait-il penser des efforts d'un commençant ? Massenet attendait avec anxiété. Enfin il est mandé par M. Savard qui l'accueille en souriant
« Mon enfant, lui dit-il, ce que vous avez fait est très bien. Ah ! une observation...
— Quoi donc ? demanda le jeune homme en balbutiant.
— Le travail est rétribué. Vous avez tout fait ; donc la rétribution vous appartient. Point de refus, point de fausse délicatesse, je ne les admettrais pas, mon ami, je vous en préviens. »
Profitant du silence respectueux et de la soumission instantanée de son élève, le professeur lui glisse vivement dans la main un petit paquet composé des deux rouleaux de cent francs précédemment remis par Massenet.
M. Savard avait imaginé ce moyen de restituer à son élève, en ménageant sa délicatesse, le prix de ses leçons !
Dans la classe de composition d'Ambroise Thomas, Massenet devint vite l'élève préféré de son maître ; il remporta au bout de la première année, en 1862, le second prix de contrepoint ; en même temps, il obtenait une mention honorable au concours pour le prix de Rome ; dès l'année suivante, avec le premier prix de contrepoint et fugue, il méritait le premier grand prix de Rome.
Un de mes confrères, Charles Formentin, qui a quitté aujourd'hui le journalisme pour de plus utiles fonctions de trésorier-payeur général, a eu la bonne fortune de pénétrer dans les combles de l'Institut et de retrouver les traces des deux concours de Rome auxquels Massenet prit part. Car nos jeunes candidats n'allaient point alors se recueillir parmi les arbres et les fleurs du palais de Compiègne ; c'était dans des chambres mansardées de l'Institut, dans de vraies cellules plutôt destinées à des prisonniers qu'à des musiciens, qu'il fallait travailler pour le prix de Rome. Charles Formentin a narré tout cela spirituellement en ces termes [Le Figaro, 24 mars 1899] :
En 1862, le sujet de cantate sur lequel Massenet devait exercer son inspiration avait pour titre : Louise de Mézières [L’auteur était le poète Edouard Monnais]. Il est probable que le thème prêtait à la parodie, car je lis sur les murs : « Héloïse la mercière », et par-dessous, des dessins d’une extravagance folle que Caran d'Ache signerait. Le jeune compositeur est entré en loge — car c'est ici sa loge — le 17 mai au matin. Les trois premiers jours Louise de Mézières ne porte pas beaucoup à l'imagination : « Rien. — Absolument rien. — Toujours rien ! » Ce sont les mots qu'a inscrits un crayon découragé.
Le 23 mai : « Impuissant. Je finis mon duo. Je recommence mon cantabile trois fois ».
Les jours suivants l'inspiration souffle. Massenet abat coup sur coup le duo, le trio, l'air du baryton, l'ensemble final.
Le 2 juin, on lit sur les murs : « Je roupille jusqu'à 9 heures 1/4. Je recommence l'introduction ».
Enfin le 10 juin, je vois, crayonné en grosses majuscules : « Fichu le camp à 11 heures du matin ! »
Continuons l'enquête murale. Voici un dessin qui est toujours d'actualité : Un vieux cocher sur une vieille guimbarde que traîne une vieille haridelle ; dessous, ces mots : « Au pas. A l'heure. » Puis, sur une portée de musique, un air qui commence sur ce texte : « Toi que l'oiseau ne suivrait pas ! » Signé : Jules Massenet.
En 1863, l'entrée en loge a lieu le 16 mai, à 4 heures de l'après-midi. Le sujet de la cantate est cette fois : David Rizzio. Massenet est toujours irrévérencieux. Voici ce qu'il écrit sur le nouveau thème : « Quand David Rizzio ressemble-t-il le plus à une casserole percée ? — voir la réponse au-dessus de la porte. » Voyons au-dessus de la porte. Réponse : « C'est à la fin du duo, quand il dit : Je fuis ! »
Comme l'année précédente, Jules Massenet, dès le début, n'est pas en train.
16 mai : « Je suis malade ».
17 mai : « Rien. Je suis encore malade, zut ! »
On voit que le petit local de l'Institut, qui devait sentir le rance et le moisi, n'avait pas précisément éteint la bonne humeur de Massenet.
Ces annotations plaisantes ou autres, on les retrouvera du reste plus tard sur tous les manuscrits des partitions de Massenet, qui a pris l'habitude d'inscrire au jour le jour ses impressions sur les mêmes feuillets où il notait ses inspirations musicales.
La cantate de David Rizzio, dont le livret était de Gustave Chouquet, fut chantée par le ténor Gustave Roger, par Bonnehée et Mme Vandenheuvel-Duprez. Le rapporteur de l'Institut fit l'éloge de l'introduction, remarqua une sérénade, puis une ballade écossaise. Cette ballade fut publiée plus tard séparément par Escudier. David Rizzio était mieux qu'un devoir d'élève, mais ne laissait pas encore deviner ce que serait le musicien. Il allait dégager son tempérament pendant son séjour à Rome, au milieu du recueillement, au milieu aussi des chefs-d’œuvre de l'art, où ses facultés émotives allaient trouver leur libre expansion.
LA VILLA MÉDICIS - LES PREMIERES ŒUVRES
Rome ! Il faut lire dans Berlioz [Mémoires, t. I, p. 125] ce que ce mot magique cache d'illusions et d'espoirs, et aussi ce qu'il y a d'injuste et d'ironique dans la façon dont est attribué le prix de Rome, pour lequel
Toutes les sections de l'Académie des Beaux-Arts se réunissent pour le jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en médaille et graveurs en taille-douce, forment un imposant jury de trente à trente-cinq membres dont les six musiciens cependant ne sont pas exclus...
Ainsi le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas musiciens et qui n'ont pas été mis dans le cas d'entendre, telles qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde règlement les oblige de faire un choix.
Il faut ajouter, pour être juste, que si les peintres, graveurs, etc., jugent les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, de gravure, etc., où les prix sont donnés également à la pluralité des voix, par toutes les sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts.
Berlioz écrivait ceci en 1848; d'autres musiciens ont passé et le règlement de l'Institut est encore le même aujourd'hui. Mais le lauréat ne récrimine pas ; Rome, c'est pour lui la liberté, il est un homme, c'est le premier argent qu'il gagne ; son traitement annuel de 2 310 francs, son indemnité de table de 1200 francs et surtout les 600 francs qu'il reçoit en quittant Paris pour les frais de son voyage, tout cela bouillonne dans sa tête aussi bien que dans sa poche ; c'est l'idéal artistique réalisé, c'est aussi le problème du souci matériel de la vie résolu pour quatre années.
Le jeune prix de nome n'entrevoit pas les difficultés qui l'attendent plus tard ; gaiement, allègrement, légèrement, il s'achemine avec ses camarades des autres sections vers la Ville Éternelle, où il doit arriver dans le courant de janvier.
Massenet se trouva à Rome avec des condisciples dont la célébrité ne devint pas moins grande que la sienne. C'étaient le graveur Chaplain, les sculpteurs Falguière et Chapu, le peintre Carolus-Duran. Quelles impressions ressentirent ces jeunes gens dans cette ville toute pleine des souvenirs du monde ancien écroulé, tout imprégnée aussi des aspirations d'un monde artistique nouveau ? il faut laisser à Massenet lui-même le soin de nous les décrire. Empruntons-en le récit à cet article dit Scribner's Magazine qui est la seule autobiographie que nous possédions sur lui :
Oh ! ces deux années délicieuses passées dans Rome, à la chère Villa Médicis, ces années sans pareilles dont le souvenir vibre encore dans ma mémoire et m'aide aujourd'hui même à refouler les influences néfastes du découragement ! — Ce fut à Rome que je commençai à vivre ; ce fut au cours des joyeuses excursions faites en compagnie de mes camarades musiciens, peintres ou sculpteurs, et durant nos causeries sous les chênes de la Villa Borghèse ou sous les pins de la Villa Pamphili, que je ressentis les premiers élans d'admiration pour la nature et pour l’art. Quelles heures charmantes nous employions à errer dans les musées de Naples et de Florence ! Quelles délicates et mélancoliques émotions nous faisait éprouver la visite des églises mystérieusement obscures de Sienne et d'Assise ! Comme l'on oubliait vite Paris et ses théâtres, et sa foule bruyante, et sa vie enfiévrée !...
Je ne dirai jamais assez combien m'est cher et combien fidèle me reste le souvenir des années que je passai à Rome. J'aimerais à convaincre d'autres débutants de l'utilité qu'il y a pour les jeunes musiciens de quitter Paris et de vivre, — ne fut-ce qu'une seule année, — à la Villa Médicis au milieu d'une élite de camarades. Oui, je suis tout à fait partisan de cet exil, comme l'appellent les mécontents. Je pense qu'un tel séjour peut créer des poètes et des artistes, et qu'il doit éveiller des sentiments et des impressions qui, faute de cela, seraient en danger de rester éternellement inconnus de ceux mêmes chez lesquels ils étaient endormis.
Massenet dans sa chambre de la Villa Médicis
De sa chambre, dans cette Villa Médicis située en haut du Monte-Pincio, Massenet se grisait de lumière, et sa nature expansive s'enthousiasmait à contempler la vie qui débordait dans la rue. Malgré son appointement de pensionnaire de Rome, Massenet n'était pas riche alors. La photographie ci-dessous, qui le représente dans son intérieur, ne nous le montre pas avec la traditionnelle robe de chambre rouge dont plus tard il s' « homardait » pour travailler, — c'est son expression même ; — non, là, il endossait, comme on le voit, un vieux pardessus élimé qu'il finissait d'user et qui fut le fidèle compagnon de ses premières méditations artistiques.
Mais l'insouciance de la jeunesse primait tout, et les camarades étaient là qui se chargeaient de dissiper les idées noires. Vingt-deux pensionnaires en effet se réunissaient chaque jour au moins deux fois autour de la table commune, et la fameuse salle à manger, ornée des portraits de tous les pensionnaires depuis la fondation de l'Académie de France à Rome, retentissait de joyeux propos qui auraient déridé les visages les plus rébarbatifs. Au surplus Massenet n'avait pas une âme de mystique ni de contemplatif ; Rome se présentait à lui sous un autre aspect qu'une ville de recueillement ; il savait s'abstraire de la majesté tranquille de cette capitale de l'humanité et il se mêlait à la vie mondaine dont il avait été séparé jusqu'ici par l'étude acharnée.
Massenet est représenté notant, dans la campagne romaine, à Subiaco, sur la route de Tivoli, un air que joue un pâtre. Cet air devint plus tard l'introduction de Marie-Magdeleine. (Croquis de Chaplain)
C'était dans le salon du directeur, qui le dimanche soir était ouvert à tous les élèves de la Villa Médicis, que la haute société de Rome et celle qui était de passage à Rome se retrouvaient, heureuses et fières de pouvoir en ce coin de territoire français apporter l'hommage de leur admiration à tout ce qui avait alors un nom dans les arts, ou allait en avoir un.
La direction de la Villa Médicis pendant le séjour de Massenet à Rome changea plusieurs fois de titulaire. De 1864 à 1865, elle fut aux mains de celui qu'on appelait alors le bon M. Schnetz. Ce Schnetz était un peintre ; M. Albert Soubies lui a consacré une très intéressante étude [Les Directeurs de l'Académie de France à la Villa Médicis, p. 69 et suivantes] ; Stendhal nous a montré [Rome contemporaine, passim.] Schnetz « regardé par la noblesse indigène comme un des siens, ayant le même train que les princes et la même opinion que les cardinaux » ; menant d'ailleurs, en dehors des jours de représentation, « une vie intérieure d'une simplicité romaine ».
Après Schnetz, vint le peintre Robert Fleury, qui abandonna son poste au bout de quelques mois, à la suite d'une grave maladie de sa femme.
Enfin, en 1865, Hébert succéda à Robert Fleury. Hébert, le peintre d'une indéfinissable suavité, défendait les classiques, sans lesquels, pour lui, il n'y avait pas de salut ; et pourtant, membre du jury de peinture, il fut de ceux qui ne refusèrent pas l'Olympia de Manet. C'est dire quel éclectisme et quelle clairvoyance avaient pénétré avec Hébert dans les vieux murs de la Villa Médicis.
Massenet dessiné par Chaplain
Dans ces salons, présidés successivement par Schnetz, Robert Fleury et Hébert, le grand pianiste Liszt faisait fureur. Liszt, qui était non seulement un grand virtuose, mais aussi un précurseur, à qui il faudra que tôt ou tard la postérité rende justice, prit en affection le jeune Massenet dont la tournure d'esprit, lui semblait déjà très dégagée des formules d'école, et dont les premiers essais musicaux témoignaient d'une très intéressante hardiesse dans l'instrumentation.
Liszt rêvait, à ce moment, d'abandonner les gloires de la vie séculière, pour se consacrer aux devoirs plus austères de la vie monacale, et il se préparait à cette retraite en habitant un couvent sur le Monte-Mario à Rome ; il donnait des leçons aux jeunes filles et aux femmes du monde ; il résolut de les abandonner, et il demanda à Massenet de vouloir bien le remplacer auprès Mme et Mlle de Sainte-Marie à qui il prodiguait les conseils de son art.
Mme de Sainte-Marie réunissait chez elle des musiciens ; aux côtés de Liszt, se trouvait Sgambati, le pianiste et compositeur, qui fit connaître à Rome et dirigea en 1866 la symphonie du Dante de Liszt. Dans ce foyer d'art, la musique fit éclore entre Massenet et Mlle de Sainte-Marie un sentiment tendre qui devait aboutir plus tard à une demande en mariage.
Cette vision de la première femme exalta l'imagination du jeune compositeur. Mlle de Sainte-Marie était un être charmant doué de toutes les séductions, délicate d'esprit, très musicienne ; elle fut pour Massenet, non seulement la jeune fille qu'il rêvait d'avoir pour femme ; elle fut pour l'artiste, pour le musicien, l'Idéal, la femme entrevue qui devient l'Égérie, la créature d'élection à laquelle vont, dévotement, avec ferveur, toutes les aspirations et toutes les inspirations.
C'est de cette époque, que datent certainement les envolées de Marie-Magdeleine, la conception langoureuse de quelques pages de la Vierge, et le charme troublant de la figure d'Eve. Une femme avait passé dans l'oratorio, dans ce genre froid et compassé ; cette femme avait suffi pour lui insuffler de la vie et de la passion.
Malheureusement, ce roman commença pour le compositeur par une déception ; la demande de Massenet ne fut pas accueillie ; elle fut ajournée, les parents estimant qu'un Idéal n'est pas suffisant pour assurer les bases d'une famille. Massenet ne se découragea pas, il avait foi en lui-même, il avait foi en celle qu'il considérait comme sa fiancée, il se mit au travail. De cette époque datent ses envois de Rome, qu'aux termes du règlement il soumit au jugement de l'Institut : c'était une ouverture symphonique, intitulée Grande ouverture de concert ; c'était un Requiem à quatre et huit voix avec accompagnement de grand orgue, de violoncelle et de contrebasse.
A côté de ces épreuves obligatoires, il composait fiévreusement Pompéia, une suite symphonique, Scènes de bal pour piano, deux Fantaisies pour orchestre, Poèmes d'Avril, etc., etc. Tels étaient les témoignages de l'activité dévorante du débutant.
Peinture murale de la Villa Médicis : Massenet à 23 ans
Mais le statut qui régit l'Académie de France à Rome est formel ; il fallait obéir au fameux article 19 du règlement qui prescrit aux « musiciens compositeurs, après une année passée à Rome et en Italie, de visiter l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie et d'y séjourner au moins une année. Quant à la dernière année de leur pension, il leur est permis de la passer soit à Rome, soit en France. »
Massenet s'exila donc à la fin de 1865 ; il séjourna dans les principales villes d'Allemagne, il habita Pesth pendant quelques mois, il y écrivit les Scènes Hongroises ; il nota en Bohême des airs tchèques et il prit goût à la musique pittoresque et descriptive à laquelle il apporta ce contingent personnel d'instrumentation, dans lequel il est devenu un maître. Il revint à Rome en 1866, et, le 8 octobre, il put enfin épouser celle au souvenir de qui il n'avait cessé d'être fidèle.
Il rentra avec Mme Massenet à Paris ; c'en était fini avec le séjour payé par l'État à Rome, c'en était fini dé la sécurité du lendemain ; le corps-à-corps avec l'existence commençait. Massenet donnait des leçons. En été, quand les leçons se faisaient rares par suite des villégiatures, Massenet acceptait de donner des concerts de piano dans les villes d'eaux. Et comme, au retour, la rémunération des leçons de piano était trop aléatoire, il reprit un poste de timbalier au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Ici se place une anecdote qui marque quel tempérament dramatique possédait déjà Massenet. On jouait un Napoléon quelconque à la Porte-Saint-Martin. Le figurant qui devait représenter l'Empereur manqua un soir son entrée. Gros émoi dans les coulisses ; le régisseur était affolé, d'autant plus que les comparses criaient : « Vive l'Empereur ! », et que l'Empereur s'obstinait toujours à ne pas paraître. Massenet eut la présence d'esprit de frapper un grand coup de timbales ; et la silhouette impériale, ainsi devinée mais demeurée mystérieuse, parla plus éloquemment à l'imagination des spectateurs, qu'elle n'aurait parlé à leurs yeux sous la forme d'un figurant minable affublé de la défroque de Napoléon. Massenet fut félicité par le chef d'orchestre, puis par le directeur. Il avait sauvé la situation et il s'était révélé homme de théâtre, il avait trouvé un « effet » aussi sobre qu'intense. On peut dire que c'est devenu plus tard la caractéristique de tout son art.
Massenet habitait à ce moment en dehors de Paris. Il était allé cacher son bonheur à la campagne, et il vivait entouré de l'affection de sa femme et de sa belle-mère. M. Camille Benoît, le distingué musicographe, donne, dans un très bel article consacré à Massenet [Le Mémorial de la Loire, 18 février 1884], une silhouette intéressante du musicien au début de sa carrière :
Tous les avantages, tous les agréments qu'apportent de jeunes amitiés artistiques ajoutaient au charme et à la plénitude de cette vie. Ce fut alors que Massenet fréquenta beaucoup le poète, à la fois païen et mystique, que George Sand a nommé « le spiritualiste malgré lui », l'auteur souvent et superbement inspiré de la Gloire du souvenir, Armand Silvestre.
Grande fut l'influence de cette fréquentation sur le talent naissant du jeune compositeur ; elle doit être notée avec soin pour l'étude de ses origines.
Les premières œuvres de Massenet furent, en effet, écrites sur des poésies d'Armand Silvestre. Ce poète, un des plus exquis parmi les poetæ minores, apportait au musicien des vers d'une jolie facture, d'une émotion attendrie, qui étaient tout à fait d'accord avec la nature de Massenet.
Le jeune musicien commençait du reste à se faire connaître avec la Grand’ Tante, une œuvrette en un acte que l'Opéra-Comique représenta en 1867. Quelques semaines après, c'était la Première Suite pour orchestre, que dirigeait Pasdeloup aux Concerts populaires ; puis ce fut, d'œuvres en œuvres, la gloire. On trouvera à la suite de ces pages biographiques une analyse de chaque production théâtrale de Massenet, classée dans la catégorie à laquelle elle appartient, et placée dans l'ordre chronologique de sa représentation ou de son exécution. Il est donc inutile d'en tracer ici une esquisse.
J'ajouterai seulement qu'avec la gloire vinrent les honneurs ; les premiers succès de Massenet furent récompensés par la Légion d'honneur, le 26 juillet 1876 ; par décret du 7 octobre 1878, il fut nommé professeur de contrepoint et fugue et de composition au Conservatoire, sous la direction de son maître, Ambroise Thomas ; il est même assez curieux de remarquer qu'il succédait dans cette classe comme professeur à François Bazin, qui avait refusé de le recevoir comme élève, dix-huit ans auparavant, en disant qu' « il ne voulait pas de
brebis galeuses chez lui ». Massenet conserva cette classe jusqu'en 1896. Ce que fut le professeur, je l'exposerai dans un chapitre spécial.
A peine quelques mois après sa nomination au Conservatoire, Massenet, à la suite de l'exécution d'Ève, était élu, le 30 novembre 1878, membre de l'Institut (section des Beaux-Arts).
Il s'était porté candidat au fauteuil de François Bazin ; ses concurrents étaient Saint-Saëns, Boulanger, Duprato et Louis Lacombe. Massenet n'avait été désigné par l'Institut qu'en second après Saint-Saëns ; les voix se répartirent de la façon suivante :
PREMIER TOUR DE SCRUTIN
Saint-Saëns 13 voix
Massenet 12 voix
Boulanger 06 voix
Membrée 02 voix
Duprato 01 voix
DEUXIEME TOUR DE SCRUTIN
Massenet 18 voix
Saint-Saëns 13 voix
Boulanger 03 voix
En considérant ces deux tours de scrutin, on voit que les partisans de Saint-Saëns restèrent irréductibles, et que Massenet bénéficia des voix dévolues à ses concurrents Boulanger, Membrée et Duprato.
Très galamment, aussitôt après le vote, Massenet adressa à Saint-Saëns un télégramme ainsi conçu : « Mon cher confrère, l'Institut vient de commettre une grande injustice ». La première place vacante, celle de Henri Réber, fut du reste dévolue à Saint-Saëns, trois ans après, en 1881.
Ci-contre, voici reproduit le premier bulletin de présence que Massenet toucha à l'Institut. On y verra que si l'Institut si convoité donne la renommée, il ne nourrit guère son homme.
La nomination à l'Institut ne fut pour Massenet que le prélude à des honneurs plus élevés ; il fut fait officier de la Légion d'honneur en janvier 1888, commandeur le 31 décembre 1895, et grand-officier en décembre 1899.
Mais ce n'est là que l'accessoire de la gloire. Ce qui compte, c'est l'œuvre. Aussi, à cette liste d'honneurs, il convient de joindre l'étude des ouvrages qui les ont mérités. Cette étude, nous allons l'aborder dès que nous aurons étudié l'homme et le professeur.
L'homme, chez Massenet, semble facile à définir : c'est l'amabilité même. Il n'est personne qui, venant de quitter Massenet, ne soit conquis par l'affabilité du compositeur. Il est souriant, il s'empresse à vous être agréable dans la mesure de ses moyens.
C'est aussi un tendre.
Cette tendresse éclate partout : dans la façon de vous aborder, où l'épithète câline ou laudative a bien vite fait de « chatouiller de votre cœur l'orgueilleuse faiblesse » ; dans ses lettres, où la surabondance, l'hyperbolisme de la formule affectueuse font que même les plus sceptiques ne peuvent se décider à croire que de tant d'affabilité il ne reste quelque chose de très bienveillant pour celui qui en est l'objet. Massenet a pu avoir des ennemis et il en a certes encore. Je ne crois pas qu'une inimitié puisse subsister quand on est entré en correspondance avec lui et encore plus quand on l'a approché.
Oh ! ces lettres ! Jamais une lettre n'est restée sans réponse. Chez un homme arrivé comme Massenet, un secrétaire aurait peine à satisfaire à toutes ces « importunes », comme on disait sous Louis XIV. Lui, il trouve moyen de n'en laisser aucune en souffrance : directeurs désireux d'entrer en pourparlers avec lui ; chanteurs ou chanteuses lui demandant un rendez-vous pour lui faire entendre la façon dont ils comprennent ou interprètent telle œuvre, telle mélodie ; artistes soucieux d'être recommandés pour un engagement ; poètes désireux de lui soumettre leurs vers nus pour qu'il veuille bien les draper de musique ; reporters en quête d'articles — car il y a toujours un article à écrire sur Massenet ; tous ont leur réponse.
Mais ne vous y trompez pas : ce manteau de bienveillance dans lequel Massenet enveloppe uniformément l'univers qui l'entoure a aussi des trous par où passe quelquefois la malice.
Je sais un musicien très infatué de soi-même, un ancien élève du Maître, qui s'était permis sur lui des critiques assez sévères dont Massenet avait été informé. Il vint pourtant un jour soumettre une partition à son ancien professeur de composition. Massenet examina l'œuvre avec attention et dit à son élève :
« C'est bien là la musique de votre orchestre ; c'est bien là l'orchestre de votre musique. »
Et le musicien partit sur cet éloge à double tranchant.
Massenet dans sa propriété d'Égreville
Massenet n'est point, au surplus, l'ennemi d'une douce gaieté. Sa nature espiègle reprend quelquefois le dessus dans les circonstances les plus graves.
C'était en 1896, au Conservatoire. Ambroise Thomas, le maître de Massenet, était mort, et Massenet le pleurait très sincèrement. Massenet, fort ému, vint s'incliner devant le corps du défunt. Ace moment, dans une maison en réparation, à côté du Conservatoire, des coups de pioche ou de marteau retentissent et l'on entend leur contre-coup sourd dans la chambre mortuaire :
« C'est l’âme d'Auber, le Maçon, » se mit à dire Massenet.
Il était impossible d'être à la fois plus spirituel et plus profond.
Massenet appelle aussi quelquefois la malice à son secours dans des circonstances moins tristes peut-être, mais tout aussi funèbres.
Il était invité à dîner un soir, avec plusieurs de ses collègues, chez l'austère vicomte Delaborde, secrétaire perpétuel de l'Institut. M. le Perpétuel n'était pas la gaieté même ; gourmé, sanglé, roide, froid, il représentait assez bien de la pluie qui se serait mise en marche.
Après le dîner, Massenet fut prié de se mettre au piano et même de chanter. Massenet ne se fit pas désirer, mais il chanta de ces chansons qui font la joie des élèves à la villa Médicis et dont la musique peut-être, mais non les paroles, peut ressembler à des cantiques. Tout à coup Massenet s'arrête ; il avait, soi-disant, oublié les paroles ; il s'adresse à son hôte :
« Allons, monsieur Delaborde, venez à mon aide, je ne me rappelle plus les paroles. »
Ceux qui se souviennent du vicomte Delaborde et de sa pruderie peuvent facilement s'imaginer l'effet produit par Massenet. On en rit encore à l'Institut.
Massenet au village d'Égreville (Seine-et-Marne)
Mais si Massenet est gai, on peut dire qu'il a une bête noire qui vient l'assombrir. Cette bête noire, c'est la critique. A quoi bon le cacher ? il est on ne peut plus sensible à la critique. Critique de la presse, critique de ses amis, critique même des indifférents, il redoute toutes ces flèches et ces fléchettes au même titre. Dès qu'une répétition générale publique d'une de ses œuvres est proche, il s'enfuit de Paris à tire d'ailes, il est ennuyé, il est irrité. D'aucuns ont prétendu que c'était une manière d'orgueil. Il faut bien peu connaître Massenet pour lui supposer ce sentiment. On doit, au contraire, regarder cette hyperesthésie de l'épiderme comme un corollaire de sa bienveillance. Son aménité est si universelle, qu'il lui semble difficile de n'en être pas le premier bénéficiaire.
Au fond, tout cela cache peut-être une incommensurable timidité. Je n'en veux pour preuve que cette réponse qui me fut faite par Massenet, un jour où j'admirais sa prodigieuse force de travail, son inlassable fécondité :
« J'écrirais encore bien plus si vous n'étiez là, vous tous. »
C'est sous la forme enjouée de cette phrase que je crus découvrir cette timidité de Massenet qui s'est confirmée dans mon esprit à mesure que je fréquentais le musicien.
la maison de Massenet à Égreville
C'est parce que c'est un timide, qu'il vous raconte des « histoires », absolument comme l'enfant chante à tue-tête quand on l'envoie le soir vous chercher un objet dans une pièce lointaine, sans lumière.
J'ai hâte d'ajouter que cet enjouement n'a pas toujours — et c'est fort heureux — la timidité pour cause. Mais, au fond, cet être à qui la vie a particulièrement souri, qui put se marier avec la femme de ses rêves, qui fut décoré à trente-quatre ans (en 1876), nommé membre de l'Institut deux ans après, acclamé par le public, choyé, fêté par le monde, ne se croit pas parfaitement heureux. Sa gloire le rend inquiet ; il aime l'œuvre de demain plus que l'œuvre d'hier ; il la chérit, il la choie, parce que précisément elle aura plus besoin d'être défendue que ses aînées ; et puis, au fur et à mesure que l'instant de la bataille approche, Massenet n'est plus en proie à la timidité, mais à la peur, à l'horrible peur. Il a, pendant les quinze jours qui précèdent une « première », les jambes en coton ; et le Maître, qui ne tolérerait ce défaut chez aucun de ses interprètes, a la parole chevrotante.
Massenet dans son jardin
C'est à peine s'il retrouve ses esprits chez son éditeur, M. Heugel. Là est son sanctuaire. En son domicile, il ne reçoit que les intimes. Son home de la rue de Vaugirard est comme une seconde porte de l'Enfer ; pour y pénétrer, il faut avoir franchi la première porte. Le cabinet de Massenet, chez Heugel, est cette première porte ; c'est la parlotte où se traitent les affaires, où se donnent les rendez-vous.
L'entresol de la rue de Vaugirard a été fort joliment décrit par M. Raoul Aubry [Le Temps, 10 mai 1904], qui était allé rendre une visite au Maître avant la première du Jongleur de Notre-Dame. Voici la photographie parlée qu'en a rapportée M. Raoul Aubry :
L'entresol qu'il occupe est vaste et ses fenêtres ouvrent sur les jardins du Sénat. Les branches de lilas qui montent au mur d'en face tendent vers lui leurs grappes violettes. La lumière est douce, qui s'égare aux branches touffues des grands arbres et s'estompe aux vieilles murailles du palais. Le fond du décor a la grâce et l'harmonie qui conviennent. Autour de soi, dans ce salon rose et délicat, c'est encore de la grâce et de l'harmonie ; ce n'est pas vieillot, ni suranné ; ce n'est pas non plus art moderne ou précieusement coquet ; c'est tendre avec goût et discrétion. Il y a beaucoup de livres tout autour de la pièce et de jolis meubles qui sont de toutes les époques et paraissent de celle-ci ; et sur la table, au milieu, dans deux vases, de hautes gerbes de lilas blanc s'épanouissent.
Massenet soigne ses vignes à Égreville
Malheur à l'imprudent qui, ayant été convoqué pour onze heures, arriverait à onze heures dix ! Outre que c'est, en règle absolue, une marque d'impolitesse, c'est pour Massenet le suprême supplice que de perdre son temps à attendre. Cet homme est l'exactitude même, et il a toujours été exact. Dans les Historiettes et Souvenirs d'un Homme de théâtre, Hippolyte Hostein nous en cite déjà un exemple.
Massenet devait, en mars 1876, présenter sa partition du Roi de Lahore à l'Opéra.
« Un rendez-vous est demandé au directeur de l'Opéra. Jour et heure sont fixés par M. Halanzier. A la minute précise, Massenet se présente. M. Halanzier, toujours matinal, se promenait de long en large dans son salon. Il aborde le compositeur, lui serre la main, et tire sa montre qu'il consulte.
« Neuf heures juste ; c'est très bien. Auriez-vous l'habitude d'être exact, monsieur Massenet ?
— C'est chez moi une manie, monsieur Halanzier.
— Oh ! alors, nous nous entendrons ».
Au surplus la vie de Massenet est des plus réglées et des mieux remplies. Ce musicien qui est adulé du monde le fuit. A cinq heures du matin il s'asseoit à sa table de travail. Et quand il a donné pour dix heures un rendez-vous, sa journée est pour ainsi dire terminée, tout au moins en ce qui concerne le travail du musicien. Mais c'est à Egreville (en Seine-et-Marne), dans sa ravissante maison de campagne, qu'il se terre habituellement pour se livrer à la composition : une maison de campagne pas assez prétentieuse pour être un château, et pourtant assez respectable, assez artistique pour être mieux qu'un manoir. Là, dans la paix des champs, loin du bruit de la ville, loin des importuns, dans la sereine floraison de la nature, au milieu de l'affectueuse solitude que lui ménagent sa femme dévouée et les siens qu'il aime tendrement, il va, vient, rêve, compose, chante, enchante.
Quand il est dans sa fièvre de travail, quand il est en gésine, si j'ose employer cette expression triviale, il reste parfois, en présence des siens, muet pendant des heures entières. Mais si sa bouche est close, son âme parle, et sa pensée s'épandra à travers le monde. Ce sont là des silences que son entourage respecte, car on sait qu'ils sont prometteurs de beauté nouvelle. Puis tout à coup, le Massenet habituel réapparaît, avec son esprit gavroche, avec sa conversation affable et spirituelle. Il est en possession de son idée. Jamais il ne la note au crayon, jamais il ne la réalise au piano. Elle est en lui, elle en sortira au bon moment, parée de la gracieuse fantasmagorie dont l'auront dotée l'imagination et la technique du Maître.
Tel est l'homme : il se complaît dans la simplicité et dans l'activité. Les succès ne l'ont pas grisé ; il a conquis suffisamment de lauriers pour s'en faire un lit de repos : sa fièvre d'activité lui interdit de s'arrêter. Massenet est un étonnant exemple d'incessant labeur. Il est comme un astre qui sans trêve gravite dans le firmament autour du soleil. Son soleil à lui, c'est la recherche de l'idéal qu'il s'est proposé, c'est la conquête de la chimère qu'il a rêvée.
LE PROFESSEUR DU CONSERVATOIRE ET SES ÉLEVES
Massenet fut nommé, ainsi que je l'ai dit plus haut, professeur de composition au Conservatoire, le 7 octobre 1878. Il remplaçait Bazin. Bazin, c'était l'austère tradition, c'était la grammaire et la syntaxe. Il avait du reste un digne pendant en la personne de Reber. Henri Reber, c'était non seulement la tradition, c'était la réaction, c'était l'esprit fermé à tout progrès, à toute tendance nouvelle, à toute esthétique qui ne procédait pas de celle des maîtres les plus austères. Il y avait encore à cette époque un autre professeur : c'était Victor Massé, mais ce dernier était gravement malade et ne professait qu'à de rares intervalles.
Quand, en octobre 1878, le décret de nomination de Massenet parut, ce fut au Conservatoire, parmi la jeunesse musicale, comme un souffle de liberté, comme l'avènement d'un rédempteur. Massenet, c'était l'avenir, c'était le soleil levant de la musique nouvelle. La représentation du Roi de Lahore en 1877, c'était la porte de l'Opéra forcée par un jeune ; l'entrée de Massenet au Conservatoire un an après, c'était le Conservatoire ouvert aux idées nouvelles.
Massenet professeur n'avait du reste rien de la rugosité de ses collègues. Dès ses premières leçons, il se fit l'ami de ses élèves ; il comprit qu'il ne s'agissait plus là d'enfants à morigéner, mais d'hommes faits dont il n'y avait qu'à guider et canaliser le tempérament particulier.
Aussi son enseignement fut-il des plus attrayants. Il n’apprenait pas à ses élèves à écrire des symphonies. Il se bornait à leur disséquer les mérites de celles de Beethoven, de Haydn, de Mozart ou de Schumann. Mais il s'appliquait à montrer à ces jeunes gens comment on écrit une cantate, comment on donne du mouvement à une scène lyrique. C'étaient des leçons pratiques en vue de la préparation d'un prix de Rome, apogée des cours du Conservatoire.
Il avait, pour donner des indications aux futurs musiciens, le don d'évoquer des images familières qui faisaient merveilleusement comprendre ce qu'il voulait dire. Un jour un de ses élèves avait traité le sujet habituel de cantate de Velléda : il avait écrit une page dans laquelle la prophétesse germaine essayait de soulever son peuple contre les Romains. Il y avait dans la musique une agitation époumonée qui n'avait rien de commun avec le souffle patriotique dont Velléda devait être inspirée.
Et Massenet de dire à l'élève après l'audition :
« Mais Velléda, mon cher ami, n'est pas une femme qui court après l'omnibus ! »
Toute la critique de cette musique tenait dans cette boutade.
Au piano, Massenet enchantait son auditoire. Il prenait par exemple une mélodie de Schubert et une mélodie de Schumann. Ce n'était pas au point de vue des harmonies, au point de vue technique seulement qu'il montrait la différence de ces deux génies entre eux ; il essayait aussi de faire toucher du doigt la différence qui les séparait de musiciens plus récents. Il établissait des comparaisons sur le terrain littéraire, sur celui de la prosodie. Il appuyait ses exemples sur des aperçus tirés de la peinture, de la sculpture. Sa parole était attrayante, il était impossible de n'en pas subir le charme prenant. On ne venait pas au cours de Massenet comme on va en classe, par discipline ; on y allait avec joie, parce qu'il avait su faire de ses leçons une conversation à la fois substantielle et pleine d'originalité.
Assidu lui-même à son cours, il faisait partager cette assiduité à ses auditeurs.
Au surplus il avait pour principe de ne jamais contrarier l'idée d'un élève ; il cherchait au contraire à la pénétrer, il respectait l'esthétique dont elle émanait, même s'il la sentait en contradiction avec les principes qu'il professait.
Aussi bien, est-il utile de dire un mot de ce qu'on appelle dédaigneusement dans un certain clan musical un « élève de Massenet ».
un des plus récents portraits de Massenet
Si les élèves de Massenet ont subi l'influence du professeur, c'est qu'ils aimaient le musicien, c'est qu'ils ont été séduits par son charme, par son habileté prestigieuse, par l'ingéniosité de ses idées musicales, par l'ingéniosité aussi dont le Maître témoigna dans la façon de présenter ces idées, de les développer et de les colorer. Un amant se parfume avec l'odeur d'une femme qu'il aime, car il veut en conserver le souvenir comme une relique de la présence de l'aimée; il cherche à s'en remémorer les tics, les attitudes, car il la fait revivre dans son imagination. Je ne me figure pas autrement les élèves de Massenet. Sils ont écrit du Massenet, c'est que cette musique était celle de leur choix. Et voilà pourquoi, à un certain moment, la musique française a révélé plus de musique de Massenet que Massenet n'en avait écrit.
Mais jamais le Maitre n'a imposé ses formules à personne ; il a toujours cherché à mettre en valeur la personnalité, l'individualité de chacun de ses élèves. Florent Schmitt n'a pas écrit de Massenet, Malherbe non plus, et je ne sache pas qu'Alfred Bruneau ait jamais pu être taxé de s'être assimilé à son professeur.
Par contre Puccini a imité beaucoup plus Massenet que tous les élèves réunis.
la main du Maître
La liste des élèves de Massenet, c'est comme le palmarès des premiers prix de Rome depuis 1878 jusqu'à 1896. Ils s'appellent Lucien Hillemacher (1880), Alfred Bruneau (second prix, 1881), Georges Marty (1882), Gabriel Pierné (second prix, 1882), Paul Vidal (1883), Xavier Leroux (1885), Savard (1886), Gustave Charpentier (1887), Gaston Carraud (1890), Silver (1891), André Bloch (1893), Rabaud (1894), Max d'Ollone (1897), Levadé (1899), Edmond Malherbe (second prix, 1899), et Florent Schmitt (1900) ; ces quatre derniers ayant reçu l'enseignement de Massenet jusqu'en 1896, époque à laquelle le compositeur donna sa démission.
Jamais professeur de composition ne suivit de plus près ses élèves que Massenet ; il les couvait avec tendresse. Il mettait autant de gloire qu'eux-mêmes à ce qu'ils obtinssent le prix de Rome. Le prix fut, on le voit, dévolu à la classe Massenet, de 1878 à 1896, avec une rare fréquence.
Quand l'époque de ces concours approchait, Massenet, en dehors de son cours, convoquait ses élèves à sept heures du matin chez lui (il habitait à ce moment rue du Général-Foy), et on se mettait à travailler avec acharnement.
Mais ce n'était pas seulement en vue du prix de Rome qu'il faisait venir chez lui les futurs musiciens. Il trouvait que les heures du Conservatoire étaient trop courtes et il continuait son enseignement à la maison. La vie, la passion qu'il insufflait à ses personnages de théâtre, il la faisait servir à instruire ses élèves. Il se montrait aussi enthousiaste du classicisme des maîtres anciens que féru de « l'humanité » des modernes. Mais jamais on ne put lui faire donner un exemple tiré de ses propres œuvres. Peut-être craignait-il de peser sur la personnalité de sa postérité scolaire. En tout cas jamais enseignement ne jeta plus d'éclat, et jamais plus féconde poussée ne répondit à cet appel. Massenet est non seulement un grand musicien, il a semé la bonne parole musicale.
ŒUVRES DE THÉÂTRE
DRAMES SACRÉS ET PROFANES
QUELQUES AUTRES ŒUVRES DRAMATIQUES
Massenet a détruit (car il exerce sévèrement sur lui-même le sens critique) ou conservé dans ses cartons, d'où elles ne sortiront sans doute jamais, plusieurs œuvres dramatiques.
En 1867, Massenet prit part à un de ces concours que le ministère avait ouverts pour faire connaître les jeunes et leur faciliter les moyens.de se produire à l'Opéra. Le sujet du concours était la Coupe du roi de Thulé, de Louis Gallet et Blau. Massenet fut classé deuxième. Le prix échut à Eugène Diaz, qui eut la bonne fortune de se voir exécuter à l'Opéra. Massenet remporta soigneusement sa partition et se servit de plusieurs airs ou ensembles dans les Érinnyes, dans Ève, dans Marie-Magdeleine, dans le Roi de Lahore et dans la Vierge. Il n'eut pas à se repentir de son échec à ce concours de 1867 puisque le troisième acte du Roi de Lahore, le meilleur, est tout entier construit avec le deuxième du Roi de Thulé.
En 1869, il travaillait à un Manfred, sur le poème de lord Byron, adapté par Jules-Émile Ruelle. Ce Manfred est resté inachevé.
Massenet a composé en 1870 une Méduse, opéra en trois actes qui n'a jamais été joué ; Méduse, c'était la guerre déchaînée sur la France, c'était la mise à la scène de l'Année terrible.
Il y a eu aussi une ébauche d'un ballet, le Preneur de rats de Hameln, pour lequel Massenet avait été mis en rapport, en 1872, avec Théophile Gautier par Halanzier, directeur de l'Opéra ; puis, tout à coup, le directeur eut peur de la hardiesse du sujet, et la collaboration de Massenet et de Théophile Gautier devint lettre morte.
En 1874, se monta un théâtre d'opéra populaire au Châtelet. Les affiches annoncèrent les Filles de feu, ballet de Louis Gallet, musique de Massenet. Le ballet resta à l'état de projet.
Il faut citer encore : une Esmeralda composée à la villa Médicis et qui ne vit jamais le jour ; un drame lyrique intitulé Robert de France ; un autre, les Girondins (1881) et aussi un Montalte que Massenet n'a pas jugé utile de faire connaître au public.
Enfin Massenet a écrit deux opérettes en un acte : l'Adorable Bel-Boul, que représenta en 1874 le Cercle des Mirlitons, et une saynète intitulée Bérangère et Anatole, paroles de Meilhac et Poirson, dont Jeanne Granier fut la principale interprète. Massenet a interdit la représentation de ces deux œuvres légères.
Toutes ces productions sont inédites. Mais il faut maintenant parler de la musique de scène qui lui fut commandée pour des drames en vers ou en prose.
C'est ainsi qu'il composa une « Sarabande espagnole » pour Un Drame sous Philippe II, qui fut, à l'Odéon, le premier succès de Georges de Porto-Riche.
F. Duquesnel, directeur de l'Odéon, commanda à Massenet de la musique de scène pour l'Hetman de Paul Déroulède. L'Hetman fut interdit par le gouvernement ; la musique de l'Hetman resta inédite.
Lors de la reprise de Notre-Dame de Paris au théâtre des Nations, le 4 juin 1879, l'air que chantait la Esméralda (Mlle Alice Lody) : « Mon père est oyseau, ma mère est oyselle », sur les jolis vers de Victor Hugo, avait été composé par Massenet. C'était une simple mais gracieuse notation sans accompagnement.
En 1883, il écrivit le Divertissement qui fut intercalé au cinquième tableau de Nana Sahib, drame en sept tableaux et en vers, de Jean Richepin. Ce Divertissement se composait d'une Marche anglaise pour fifres et tambours, d'un Chant des Brahmes, et d'un « Nautch » hindou. La première représentation eut lieu le 20 décembre 1883 ; le drame de Richepin disparut de l'affiche de la Porte-Saint-Martin après 35 représentations.
Lorsque Théodora, de Victorien Sardou, fut représentée à la Porte-Saint-Martin, le 26 décembre 1884, sous la direction F. Duquesnel, c'est encore Massenet qui écrivit la fameuse chanson des émeutiers : « Ah ! ah ! Théodora ! », d'un effet si étrange et d'une allure si originale. L'histoire de cette musique de scène vaut la peine d'être contée. J'en emprunte le récit au directeur lui-même qui l'a conté lors de la reprise de Théodora au théâtre Sarah Bernhardt (7 janvier 1902) :
Le drame comportait trois motifs musicaux : une chanson populaire, restée fameuse par son refrain : Ah ! ah ! Théodora — un « psaume des Morts » et un « chant de Triomphe », sorte d'hymne impérial. « A qui confier l'écriture de cette petite partition, me dit Sardou. — A Massenet ! répondis-je. — Y pensez-vous ? Jamais Massenet ne consentira à collaborer, pour si peu de chose ! — Que si, j'en réponds, il suffira que je le lui demande. » Je lui demandai en effet, et il consentit gentiment, avec des façons de vierge qui se laisse violer. Nous étions des amis intimes depuis les Érynnies, un chef-d’œuvre dont j'avais été le parrain, — et il n'avait rien à me refuser. Il me demanda seulement en quoi consistaient les morceaux à composer : « Sardou vous l'expliquera lui-même, — lui répondis-je — et bien mieux que je ne saurais le faire. » Sardou et Massenet ne se connaissaient que de loin ; je les mis en relation, en les invitant à dîner avec moi, au Café Anglais. Un dîner de trois couverts nous réunit un beau soir, on causa beaucoup en mangeant sérieusement ; nous étions tous trois de vaillantes fourchettes. Sardou expliqua les motifs, raconta, ou plutôt joua les scènes, en disant les situations. Massenet l'écoutait vaguement, avec les yeux distraits d'un homme qui pense en dedans. Sardou le considérait avec inquiétude, se demandant s'il avait compris ; il me poussa même le coude avec un certain découragement. Quand on eut bien parlé de Théodora, on causa d'autre chose. Plutôt, Sardou et moi, nous causâmes. Massenet, lui, ne parlait plus. Il était absorbé, il n'avait pas l'air de nous entendre. Au dessert, il gagna sournoisement le piano, un vieux sabot en palissandre déverni, plaqua quelques accords, et se prit à chanter la chanson de Théodora, puis l'hymne, puis le psaume. Il avait tout improvisé, tout ruminé, il n'y avait pas une note à changer : « C'est admirable ! », nous écriâmes-nous. Et, de fait, il n'eut qu'à noter et à orchestrer, sans la modifier en quoi que ce soit, la partition du Café Anglais.
[F. Duquesnel, le Théâtre, publication Manzi, Joyant et Cie, n°75, année 1902]
Dans le Crocodile de Victorien Sardou, représenté le 12 décembre 1886 au même théâtre, ce fut la musique de Massenet qui fut le succès de ce demi-succès. Le rythme de valse élégant, entraînant, très personnel, qui ouvrait le premier et le dernier acte, la langoureuse symphonie qui précédait le septième tableau, étaient plus et mieux que de la musique de scène, c'était de la vraie musique de grâce caressante et féminine, c'était du Massenet et du meilleur.
En 1892, le compositeur Guiraud, qui avait assumé la tâche de terminer la partition de Kassia laissée inachevée par Léo Delibes, mourut à son tour ; Massenet fut chargé de mettre l'œuvre au point. Il remplaça surtout le parlé par des récitatifs, il ajouta des airs de danse. Le sort de Kassia fut très éphémère à l'Opéra-Comique : l'œuvre de Delibes parut le 24 mars 1893, elle fut jouée huit fois. Massenet, qui n'avait accompli là qu'une œuvre de raccommodage pour ainsi dire, ne fut pas mentionné sur l'affiche.
Il sera question plus loin de Phèdre, qui ne comprenait d'abord qu'une ouverture et qui s'est augmentée d'une partition.
En octobre 1904, l'Odéon représentait le Grillon du Foyer, de Ch. Dickens, adapté à la scène par de Francmesnil. Massenet a écrit pour ce conte de Noël une musique de scène qui s'adaptait fort bien à cette histoire fort simplette. La chanson du Grillon, celle de la Bouilloire, les Cloches de Noël, lui avaient fourni prétexte à d'ingénieuses trouvailles.
Le Manteau du Roi, drame en vers de M. Jean Aicard, qui a été joué le 22 octobre 1907 à la Porte-Saint-Martin, se doublait d'une musique de scène du Maître, fort expressive et fort appropriée à l'action théâtrale.
Les œuvres de Massenet en préparation actuellement sont toujours nombreuses. En février 1908, le théâtre de Monte-Carlo qui, sous la féconde impulsion de Raoul Gunsbourg, a donné ces dernières années plusieurs œuvres inédites de Massenet, va représenter un nouveau ballet du Maître, Espada, qui se passe en Espagne dans le monde des toreros.
Enfin, il faut parler de la très prochaine suite d'Ariane, qui s'appellera Bacchus. Le livret de Catulle Mendès a repris la légende d'après laquelle Ariane, abandonnée dans l'île de Naxos par Thésée, aurait accepté les consolations de Bacchus. L'action se passe dans l'Inde, dont Bacchus a décidé la conquête. Le dieu grec (Dionysos, qui est le vrai nom de Bacchus) devra lutter contre des conceptions opposées aux idées de la Grèce sur la vie, l'amour et le culte de la beauté. Dans cette œuvre de rédemption, il est secondé par Ariane ; mais comme Ariane représente le perpétuel sacrifice, le renoncement de soi-même, elle meurt pour affirmer la divinité de ce Christ dont l'auteur a fait un être de joie et d'allègre humanité. La religion des bords du Gange est incarnée par une femme qui, après avoir résisté à Bacchus, l'aime et provoque par la jalousie la mort d'Ariane.
Il y a là pour le musicien un vrai sujet musical. On peut prévoir que le diptyque d'Ariane sera heureusement complété par cette intéressante conclusion.
Je n'ai pas la prétention d'analyser dans ce volume toutes les productions de Massenet. Ce compositeur est vraiment d'une fécondité prodigieuse ; il a écrit de la musique comme l'oiseau chante ; son imagination et sa fantaisie ont créé tout un petit univers harmonique. Sa pensée bigarrée a revêtu de mélodie les sujets les plus divers, quelquefois même les poésies les moins intéressantes. Dans son infinie bonté il a accueilli les versificateurs les plus modestes et a mis en musique les œuvres qu'ils lui présentaient. On pourrait citer toute une nichée de poètes dont le seul titre de gloire est d'avoir fourni, non des canevas, mais des prétextes à la musique de Massenet.
Faire l'histoire ou la genèse de ces mélodies est une tâche impossible, Massenet ne les a pas écrites pour régénérer le lied français, il a simplement eu en vue de charmer le public des salons ; c'étaient des miettes qu'il jetait en pâture à l'admiration féminine — des miettes quelquefois tombées d'un grand festin, ainsi cette mélodie récente : « Oh ! si les fleurs avaient des yeux... », qui fut coupée dans la partition de Chérubin, avant la première représentation.
Au milieu de ces mélodies, l'une, la Sérénade du Passant, obtint un gros succès, elle trouva seule des acheteurs en 1874 alors que les autres œuvres du jeune maître — je tiens le détail de son éditeur lui-même, feu Hartmann — dormaient dans la poussière des rayons ; et Massenet était déjà l'auteur d'Ève, des Érinnyes, de Marie-Magdeleine et des Suites d'orchestre acclamées dans les concerts populaires. Cette Sérénade du Passant au surplus n'est point celle qui fut exécutée à l'Odéon en 1869, lors de la création de la pièce de François Coppée ; la sérénade qui se chantait dans la coulisse, à l'Odéon, était du chef d'orchestre de ce théâtre et avait passé complètement inaperçue. La Sérénade du Passant, de Massenet, qui parut en 1874, dut donc véritablement tout son succès à la musique.
quelques mesures du manuscrit de la mélodie Oh ! si les fleurs avaient des yeux...
Les mélodies de Massenet comprennent six volumes, sans compter toute une série d'œuvrettes ne figurant pas encore en recueil ; faut-il citer les plus célèbres, les Stances de Gilbert, le Chant provençal, la Sérénade d'automne, le Sonnet païen, Si tu veux mignonne, les Alcyons, Que l'heure est donc brève, la dernière mélodie qui figura dans le Poème d'avril, les Enfants, sur de célèbres paroles de Georges Boyer, Je cours après le bonheur, Noël païen, Pensée d'automne, Pensée de printemps, Je t'aime, Ave Maria, qui est l'adaptation de la Méditation de Thaïs, Première danse, (paroles de Paul Desachy), Hymne d'amour, Berceuse, Tristesse, etc., etc.
Parmi les mélodies non réunies encore en volume, il faut accorder une mention à « Oh ! si les fleurs avaient des yeux... » dont il vient d'être question, l'Ange et l'Enfant, Chante, Magda, la Chanson des lèvres, la Marchande de rêves, les Yeux clos, Si tu l'oses !, la Mélodie des Baisers, dédiée à Mlle Arbell ; Si vous vouliez bien me dire, dédiée à la basse Chaliapine ; la Lettre, l'Heure douce, etc.
Massenet au piano : Autour d'une partition (1888), tableau d'Albert Aublet (Paris, 1851 - Neuilly-sur-Seine, 1938)
Accordons enfin une mention spéciale à une mélodie inédite, Sérénade, sur des paroles d'Eugène Manuel. Il m'a paru curieux d'en reproduire l'amusante mention que Massenet a écrite sur le frontispice. Ce manuscrit inédit appartient à Julien Torchet, à l'obligeance de qui j'en dois la communication.
Cette revue des mélodies serait incomplète si nous ne faisions état de plusieurs poèmes ou cycles de mélodies, véritables tragédies musicales écrites dans la manière de Schumann. Dans ces œuvres, le piano pense et fait penser autant que la voix ; c'est pourtant une œuvre de jeunesse que ce Poème du Souvenir sur des vers d'Armand Silvestre extraits des Rimes neuves et vieilles ; le patriotisme y parle un savoureux langage. Le Poème du Souvenir fut chanté en 1869 à Sucy-en-Brie (au Grand-Val, pour préciser), dans une soirée intime, par une Américaine au superbe contralto, nommée Mme Charles Moulton. Cette première audition avait lieu dans la propriété de Mme Moulton mère ; Massenet tenait le piano.
Une polémique s'est engagée à propos de cette œuvre dans le Guide musical qui avait publié, dans son numéro 20-21 des 19 et 26 mai 1907, une lettre inédite de Bizet, dont la teneur avait été communiquée par l'érudit musicographe Julien Torchet, possesseur de l'original de cette lettre.
manuscrit de la 1re partie des Rosati
Georges Servières, qui a publié une étude sur Massenet [la Musique française moderne, G. Havard, éditeur, 1897], étude très documentée, prouvait que le Poème du Souvenir n'était pas de 1869, mais de 1871, et que Massenet avait consacré cette œuvre à la mémoire de l'Année Terrible et à la glorification du peintre Henri Regnault, tué à Buzenval. Georges Servières s'appuyait sur l'article du Scribner's Magazine traduit et publié par la Lecture du 10 juin 1896, article dans lequel Massenet s'exprimait ainsi :
Ce fut durant, ces jours sombres du siège de Paris... que, grelottant de froid, les yeux aveuglés par les larmes, je composai la musique du Poème du Souvenir sur les stances enflammées écrites par mou ami, le grand poète Armand Silvestre :
Levez-vous, bien-aimés, endormis dans la tombe !
Oui, au double titre de citoyen et d'artiste, je sentais l'image de la patrie se graver dans mon cœur meurtri, sous la douce et touchante figure d'une muse blessée, et quand, avec le poète, je chantais :
Arrache ton linceul de fleurs !
je savais bien que, quoique ensevelie, la France sortirait aussi de son linceul, les joues pâlies peut-être, mais plus aimable et plus adorable que jamais !
l'amusante dédicace du manuscrit de Sérénade
manuscrit de la première page de Sérénade
Il paraît difficile qu'on puisse discuter une affirmation de Massenet lui-même. Il semble cependant que Massenet a dû faire une erreur. Le Poème du Souvenir d'Armand Silvestre n'avait pas été écrit à l'occasion de la guerre de 1870. Il avait été publié chez Dentu en 1866, ainsi qu'il est facile de s'en rendre compte. Armand Silvestre avait prévu « par hasard » les événements de 1870, justifiant ainsi une fois de plus le nom de vates que les Romains donnaient aux poètes et aux prophètes. Il est fort possible qu'en 1871 Armand Silvestre ait, à la demande du musicien, fait à ses vers quelques remaniements ; et ainsi son poème serait devenu d'actualité. Il est juste d'ajouter que le Journal de la Librairie ne mentionne pas plus l'apparition du Poème du Souvenir en 1869 qu'en 1871 et que le seul exemplaire qui existe au Conservatoire n'indique pas de date. On peut donc parfaitement admettre que le poème fut chanté dans l'intimité en 1869 et publié seulement en 1871. Cette opinion concilierait les deux affirmations si opposées de Georges Servières et de Julien Torchet.
L'opinion de Massenet seule serait sacrifiée dans ce débat. Me sera-t-il permis de dire que Massenet a tant produit qu'il peut lui-même avoir oublié l'instant précis où telle ou telle œuvre furent composées ? Il avoue au surplus souvent, quand on l'interroge sur la genèse d'une page ancienne et de courte haleine (c'est le cas du Poème du Souvenir), avoir des lacunes dans sa mémoire. Cela se comprend de reste pour un musicien qui a produit un bagage aussi copieux.
Quoi qu'il en soit, Massenet fut très chaudement félicité par Bizet dans la lettre dont il a été ici question, lettre elle-même sans date et qui, à ce point de vue, n'éclaire pas la discussion.
A cette série appartiennent le Poème d'avril et le Poème d'hiver écrits sur des vers d'Armand Silvestre, le Poème d'octobre, paroles de Paul Collin, le Poème d'amour, vers de Robiquet, le Poème d'un soir, le Poème pastoral, Lui et Elle, les Chansons des bois d'Amaranthe écrites pour le quatuor vocal, les Chansons mauves, les Poèmes chastes ; puis deux scènes chorales pour deux voix de femmes et solo avec accompagnement de piano : Noël et la Chevrière.
Dans toutes ces œuvres, on retrouve la grâce de Massenet, quelquefois aussi une mélancolie émue et l'évocation d'un archaïsme élégant comme dans le Poème pastoral.
Dans ces courtes pièces et aussi dans les poèmes de plus longue haleine, on trouve des harmonies curieuses, de brusques changements de rythmes, même un point d'orgue, qui ont toujours leur signification. L'effort ne s'y révèle jamais ; on est souvent surpris, souvent charmé d'une pareille abondance.
***
Si Massenet a destiné la plupart de ses mélodies à être chantées dans les salons, il a relativement peu écrit pour le piano seul, ce potentat des salons. On connaît ses Scènes de bal pour piano à quatre mains, ses morceaux divers pour piano, Impromptu, Eau dormante, Eau courante, ses Sept improvisations, d'une exécution très difficile, l'Improvisateur, scène italienne, sa Parade militaire, le Roman d'Arlequin, pantomime enfantine, où, d'une simple idée, il a extrait de multiples formes d'un ingénieux développement, et les Dix pièces de genre (op. 10). C'est dans ce volume que se trouve l'Élégie jouée par le violoncelle dans les Érinnyes ; cette Élégie est le n° 5 du recueil et porte simplement le titre de Mélodie.
manuscrit de la mélodie Hymne d'amour
En 1872, il a réduit pour piano seul le Divertissement pour orchestre, de Lalo. Ce Divertissement se compose d'un scherzo, d'un andantino et d'un finale ; c'est de la musique brillante, originale et colorée, sauf cependant le finale, qui est empreint de quelque vulgarité. Massenet, dans sa réduction au piano, laisse deviner toute la polychromie de cette œuvre intéressante du regretté musicien.
une page de la Fantaisie inédite pour violoncelle et orchestre
(A remarquer la superstition de Massenet en ce qui concerne le chiffre 13. La page 12 bis précède ici, ainsi que dans la plupart des partitions du Maître, la page 14. La page 13 n'existe donc pas pour Massenet dans la numération.)
Il a écrit aussi trois pièces pour piano à quatre mains qu'il a dédiées à Camille Saint-Saëns. Sur ces trois pièces, les deux premières furent d'abord présentées sous la forme de morceaux pour violoncelle et piano. Massenet les a harmonisées autrement et en a changé la tonalité quand il les a introduites dans sa Suite de trois pièces pour piano.
La seule grande œuvre pour piano que Massenet ait écrite est un Concerto pour piano et orchestre ; ce concerto est divisé en trois parties ; mais ce sont plutôt là des pages de virtuosité pianistique avec un simple accompagnement d'orchestre. A l'imitation de Liszt, Massenet a employé des thèmes populaires de la Hongrie. Ce n'est pas là une des meilleures productions de Massenet, on y découvre cependant une certaine verve et de la clarté.
La première audition eut lieu au Conservatoire, en février 1902, et fut accueillie avec réserve ; une seconde audition au concert Colonne, en octobre 1903, ne fit pas revenir le public ni la critique de la première impression.
manuscrit de 1812 (chœur pour quatre voix d'hommes, poésie d'Emile Moreau)
Je citerai enfin deux œuvres récentes : Papillons noirs et Papillons blancs, qui sont d'aimables badinages pianistiques. C'est ainsi que Massenet se délasse de travailler à des œuvres de résistance !
***
Il n'est pas étonnant qu'un homme de théâtre comme Massenet ait été avare de musique pour le piano ; cet instrument offrait trop peu de variété pour lui. L'orchestre sembla devoir depuis longtemps vivifier la pensée du Maître d'un souffle plus vigoureux ; les multiples recherches de combinaisons instrumentales, la coloration bariolée des timbres tentèrent de bonne heure cet esprit assoiffé de pittoresque.
la première page du manuscrit d'Amour ! (chœur pour voix d'hommes)
Dès sa Première suite d'orchestre, écrite à la villa Médicis en 1864, qui forma son premier envoi de Rome à l'Institut et que Pasdeloup joua le 24 mars 1867, on reconnaît des trouvailles harmoniques et une richesse de coloris qui étonnent encore maintenant, si l'on veut bien se rendre compte que Massenet avait alors vingt-deux ans. Évidemment pour juger aujourd'hui cette Première suite d'orchestre, il faut se replacer dans le temps où elle fut composée.
Massenet, comme tous les jeunes, fut obligé de ressentir les inconvénients d'avoir écrit de la musique de précurseur. Il y eut dans le Figaro, le 4 février 1868, un article dans lequel Albert Wolff fit quelques variations spirituelles sur la façon dont le public avait accueilli l'œuvre d'un jeune ; Théodore Dubois prit en main la cause de Massenet, et de tous les jeunes, et adressa à Albert Wolff une lettre très digne qu'il est utile de reproduire ici ; car, si les critiques ont changé depuis lors, la critique moderne, hélas ! est sujette aux mêmes erreurs que son aînée :
Monsieur,
Je viens de lire dans le Figaro d’hier soir votre article intitulé : « Gazette de Paris », où vous parlez de l'exécution, aux Concerts populaires, d’une Suite d’orchestre de Massenet, et je suis péniblement surpris de la façon joviale avec laquelle vous annoncez le mauvais accueil que lui a fait le public. Je ne suis lié avec Massenet que par des rapports de camaraderie ; ce n'est donc pas en son nom que je vous écris, mais au nom des jeunes compositeurs dont je fais partie, et dans l'intérêt de l'art. Vous dites que vous voyez « avec plaisir les portes des salles de concert s'ouvrir devant un inconnu » ; et, quand par hasard un inconnu, après bien des efforts, parvient à se faire ouvrir une de ces portes, voilà les encouragements que vous lui donnez ! Vous faites un article dans lequel vous plaisantez fort agréablement et d'une façon très spirituelle, il est vrai, sur ce que vous appelez un accident, mais vous ne tenez aucun compte de l'effet déplorable que produit un tel article, et vous sacrifiez, au seul plaisir de faire de l'esprit, les intérêts chers et sacrés de l’art.
Je ne connais pas l’œuvre de Massenet ; je ne puis donc apprécier si le public a été juste à son égard ; mais fût-elle, à votre avis, très mauvaise, que vous auriez encore le plus grand tort d’en parler ainsi que vous l’avez fait. J’admets de la façon la plus large l’appréciation par la presse des œuvres livrées au public ; mais alors, faites de la vraie critique, franche, loyale, artistique et raisonnée ; analysez les morceaux et dites pourquoi ils vous déplaisent. Le public qui vous lit dit, en se frottant les mains : « Ah ! ah ! ce Wolff est vraiment très drôle » ; mais il n'est nullement renseigné sur la valeur de l’œuvre ; et vous, monsieur, vous jetez de gaîté de cœur le découragement dans l'esprit d'un jeune compositeur qui peut avoir du talent et de l'avenir.
J'aime à croire qu'en faisant cela, vous n'avez aucune mauvaise intention ; c'est pourquoi je vous adresse ces quelques lignes inspirées par l'impression pénible que m'a produite la lecture de votre article et dans l'espoir que, peut-être, elles vous feront regretter un moment de trop bonne humeur.
Avant de terminer, je veux relever une erreur que vous avez commise ; vous dites que « la simple prudence exigerait qu'une première épreuve de ce genre fût aussi courte que possible ». Si vous étiez bien renseigné, vous auriez appris que ce n'était pas une épreuve, les mêmes morceaux ayant été déjà exécutés, l'année dernière, à l'un des concerts populaires et même accueillis du public avec beaucoup de bienveillance.
Je ne relèverai pas les plaisanteries du pharmacien, de l'omnibus et de l'orage final, qui me paraissent d’un goût douteux et tout à fait indigne de votre talent ordinairement si distingué.
Je n'espère guère que vous publiiez ma lettre dans le Figaro ; ce serait cependant une noble manière de réparer le mal que vous avez fait. En tout cas, veuillez ne voir dans cette lettre qu'un regret de ne pas trouver la presse plus bienveillante à l'égard de jeunes gens, et agréez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.
Théodore DUBOIS,
Grand prix de Rome.
Paris, 5 février 1868.
Albert Wolff répondit dans le Figaro sans trouver d'argument topique. Massenet lui décocha une lettre cinglante ; j'ai tenu à la reproduire à titre de document parce que Massenet, alors dans tout le feu de sa jeunesse, a fait là de la polémique ; ce fut la seule fois de sa vie artistique :
Monsieur,
Dans le Figaro d'hier vous consacrez à l'exécution de ma Symphonie (qui est une Suite d'orchestre), au cirque Napoléon, un article extrêmement drôle et dont j'ai beaucoup ri. Si vous me trouvez quelque valeur, monsieur, moi je vous trouve infiniment d'esprit, et il n'est pas un lecteur du Figaro qui ne soit du même avis que moi.
Seulement, comme tous les gens d'esprit, lesquels, du reste, ont cela de commun avec les imbéciles, vous êtes sujet à l'erreur et c'est précisément pour rectifier celle qui vous a échappé dans votre compte rendu d'hier que, je me permets de vous écrire aujourd'hui.
Ma Suite d'orchestre (qui n'est pas une Symphonie) a été exécutée dimanche, non pour la première fois, mais pour la seconde, et c'est probablement à l'excellent accueil qu'elle reçut l'année dernière du public et de la presse que je dois la gracieuseté que m'a faite M. Pasdeloup de la répéter cette année-ci.
Il y a deux ans, monsieur, j'étais encore à Rome, où les jeunes compositeurs vivent dans l'admiration des belles choses du passé et dans la plus profonde ignorance d'une foule de petits agréments qui les attendent à leur retour à Paris.
Croyez bien, monsieur, aux sentiments les plus distingués de votre tout dévoué et reconnaissant,
J. MASSENET.
Bizet dans le post-scriptum de la lettre inédite citée plus haut, témoigna son enthousiasme à Massenet pour cette Suite d'orchestre :
Page 14, n° 3, 3e ligne, mesure 4, 2e temps, adorable 1er renversement de si mineur. Les autres auraient mis 7e dominante de sol. C'est charmant.
Du reste, c'est l'accord de 7e dominante dont la résolution est anticipée.
BAZIN NE COMPRENDRAIT PAS.
Bazin, l'auteur du Voyage en Chine, avait écrit un Traité d'Instrumentation qui représentait le traditionalisme musical. Toute harmonie qui n'avait pas été prévue par ce fameux ouvrage didactique était excommuniée par l'Institut. Il n'y avait du reste aucune animosité particulière des jeunes contre Bazin, si ce n'est le désir instinctif de s'insurger contre un code. Bazin, c'était pour les musiciens ce que fut pour nous la grammaire française de Noël et Chapsal ou la grammaire latine de Lhomond au temps de nos années de lycée.
caricature de Massenet, par Cappiello
Avant cette Suite d'orchestre, Massenet avait écrit en 1863 des Scènes napolitaines, d'une étonnante hardiesse pour un élève de la villa Médicis. Ces Scènes napolitaines furent données aux concerts Pasdeloup et on en applaudit la première partie, la Danse, dont le rythme était des plus originaux.
Les Scènes pittoresques, qui furent données au Châtelet le 22 mars 1874, conservèrent longtemps la faveur du public de ces séances dominicales et figurent encore aujourd'hui un peu partout sur les programmes de concerts. Elles se composent d'une Marche, d'un Air de ballet, d'un Angélus et d'une Fête bohème qui sont d'une instrumentation très trouvée. La belle phrase des violoncelles et la verve diabolique de la Polonaise dans la Fête bohême produisent un contraste vraiment brillant.
caricature de Massenet, par Cappiello
Passons sur les Scènes dramatiques, entendues au Conservatoire le 10 janvier 1875, sur les Scènes de féerie données à Londres en mars 1881 et au Châtelet en 1883, pour arriver aux Scènes alsaciennes.
Les Scènes alsaciennes ont été exécutées pour la première fois au concert Colonne le 19 mars 1882 ; les quatre morceaux de cette suite sont inspirés par ce commentaire patriotique d'Alphonse Daudet :
I. — Maintenant surtout que l'Alsace est murée, il me revient de ce pays perdu tontes mes impressions d'autrefois...
Ce que je me rappelle avec bonheur, c'est le village alsacien, le dimanche matin, à l'heure des offices : les rues désertes, les maisons vides, avec quelques vieux qui se chauffent devant leur porte, l'église pleine... et les chants religieux entendus par bouffées au passage...
II. — Et le Cabaret, dans la grande rue, avec ses petits vitraux encadrés de plomb, enguirlandés de houblon et de roses...
Oh ! là ! Schmidt, à boire !
Et la chanson des gardes forestiers se rendant au tir !...
Oh ! la joyeuse vie et les gais compagnons !...
III. — Plus loin encore, c'était toujours le même village, mais avec le grand silence des après-midi d'été... et tout au bout du pays, la longue avenue des tilleuls à l'ombre desquels, la main dans la main, marchait paisiblement un couple amoureux, elle, doucement penchée vers lui et murmurant bien bas : « M'aimeras-tu toujours ?... »
IV. — Aussi le soir, sur la grand'place, que de bruit ! que de mouvement ! tout le monde sur les portes, les bandes de petits blondins dans la rue et les danses que rythmaient, les chants du pays...
Huit heures !... le bruit des tambours, le chant des clairons... c'était la retraite !... la retraite française !... Alsace !... Alsace !...
. . . . . . . . . . .
Et quand dans le lointain, s'éteignait le dernier roulement du tambour, les femmes appelaient les enfants sur la route, les vieux rallumaient leurs bonnes grosses pipes et, au son des violons, la danse joyeuse recommençait en rondes plus pressées, en couples plus serrés...
Massenet a été ému par cette donnée d'un bon sentiment poétique, et les Scènes alsaciennes commentent fort heureusement les paysages tracés et les sentiments exprimés par Alphonse Daudet. L'œuvre se divise en un allegretto qui a bien le caractère rustique, auquel succède une lourde valse paysanne qui forme le n° 2. Le n° 3, Sous les tilleuls, où, sur une broderie des violons, le violoncelle et la clarinette semblent dialoguer amoureusement, est une page tout à fait réussie. Cet adagietto est suivi d'un final composé d'airs alsaciens que vient dominer la valse du n° 2. Tout cela est d'une orchestration ferme, c'est de la peinture musicale, ce sont autant de petits tableaux ayant droit à une très bonne place dans le musée du souvenir.
***
L'Ouverture de Phèdre avait été composée en 1873 pour la tragédie de Racine ; elle fut exécutée au concert Colonne le 22 février 1874. Massenet a plus tard écrit une musique de scène et des entr'actes qui furent donnés en entier à l'Odéon, le 8 décembre 1900, sous la direction Ginisty, avec l'orchestre Colonne. L'Ouverture de Phèdre avait été commandée en 1873 au compositeur par Pasdeloup, qui avait fait la même commande pour ses Concerts populaires à Bizet et à Guiraud. Bizet écrivit l'Ouverture de Patrie, Massenet celle de Phèdre ; et cc fut celle de Massenet qui obtint le plus gros succès ; le compositeur avait pris comme épigraphe les deux vers de la Phèdre de Racine :
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée,
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
L'Ouverture de Phèdre est construite sur deux idées musicales principales, un andante en sol mineur dont la mélancolie rappelle celle de l'Antigone de Mendelssohn, et un allegro fougueux, véhément, qui est destiné à caractériser la fureur amoureuse de Phèdre.
La partition qu'il ajouta plus tard en 1900 à Phèdre, sur la demande du directeur de l'Odéon, se composait à la fois de musique de scène qui décrivait l'action, et d'entr'actes destinés à résumer la situation de l'acte précédent et à mettre le spectateur en « état d'âme » pour l'acte suivant. L'entr'acte du 2e acte était intitulé : « Thésée aux Enfers » ; celui du 3e acte : a) Sacrifice et Offrande, d'une allure hiératique ; b) Marche athénienne, écrite dans le style ancien ; celui du 4e acte : « Imploration à Neptune », très descriptif ; celui du 5e acte : « Hippolyte et Aricie », une idylle tendre et gracieuse, dite par la clarinette et le cor, et répétée par le violon solo.
Tout cela est de l'excellente symphonie. Massenet s'est attaché, non aux côtés extérieurs du drame, mais il a cherché et il a réussi à traduire la passion en une langue musicale très vigoureuse et sans afféterie.
Le succès de cette musique de Phèdre fut très vif. Malheureusement l'interprétation de la tragédie de Racine nuisit au succès de cette tentative artistique.
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Deux ans après l'Ouverture de Phèdre pour laquelle Massenet avait été en concurrence avec son ami Bizet, il écrivit à l'occasion de la mort de Bizet, survenue en 1875, un Lamento pour orchestre ; ce Lamento fut joué le 31 octobre 1875 au concert Colonne.
Et puisqu'il est question ici de la musique funèbre composée par Massenet, je citerai un chant composé en l'honneur de Rouher. Le Figaro du 8 février 1884 dit en effet : « Aux obsèques de M. Rouher, M. Talazac a chanté un morceau inédit, composé par M. Massenet pour la circonstance ». Qu'est devenue cette page ? Elle n'a jamais été publiée, et Massenet lui-même qui l'a écrite ne se souvient pas du sort qu'elle a eu depuis.
Il nous faut encore parler de la Marche de Szabady ; elle fut écrite en 1879 à l'occasion du sinistre qui désola la ville de Szégédin en Hongrie, du mouvement de charité qui se manifesta lors des fêtes de bienfaisance dont cette catastrophe fut l'occasion, et enfin du grand courant qui rapprocha les sympathies française et hongroise.
Cette marche, bâtie sur des motifs hongrois, n'a en somme que le seul mérite d'être orchestrée par Massenet.
L'ouverture de Brumaire fut écrite en 1899 comme frontispice d'un drame d'Édouard Noël ; la Révolution gronde tout entière dans la première partie assez longuement développée, traversée par la Marseillaise. Tout à coup les tambours battent, le Domine salvum fac retentit sous les cathédrales : c'est l'apothéose d'un nouveau régime, et, dans le lointain de l'orchestre, gronde encore la Marseillaise, comme, dans un ciel serein, la mie est parfois sillonnée d'un éclair précurseur de l'orage.
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Travailleur infatigable, Massenet a semé toute sa vie, aux quatre vents, les fruits de son inspiration ; au bout de ce chapitre qui menace de dégénérer en une nomenclature, je ne puis que mentionner sa musique religieuse, ses chœurs orphéoniques pour quatre voix d'hommes sans accompagnement : le Moulin, couronné au concours de Paris en 1866 ; la Villanelle, couronnée à un concours de composition ouvert par le journal l'Orphéon en 1872 ; la Caravane perdue, Moines et Forbans, le Sylphe, Amour, écrit sur des paroles de Paul Milliet pour le concours international de Romans et Bourg-de-Péage (8-9 août 1880), 1812, chœur pour voix d'hommes, sur des vers d'Émile Moreau, Donnons, la Fédérale et Chant de concorde.
Enfin parmi les compositions orchestrales, il faut citer sa première œuvre éditée (1863) : une grande Fantaisie de concert sur le Pardon de Ploërmel, dédiée à son maître A. Laurent, professeur de piano au Conservatoire, auquel il avait conservé un reconnaissant souvenir (éditeurs Brandus et Dufour) ; Pompéia, qui fut exécutée en juillet 1866 au Casino de la rue Cadet (le chef d'orchestre était le fameux piston Arban) : Pompéia ne fut jamais éditée ; Noce flamande, pour orchestre et chœurs ; Visions, poèmes symphoniques ; Paix et Liberté, cantate officielle, exécutée le 15 août 1867 ; un Quatuor pour cordes ; un Dichetto pour quatuor à cordes, contrebasse, flûte, hautbois, clarinette, cor et basson : ce Dichetto fut joué le 26 mars 1872 à la Société classique Armingaud dont faisaient partie Jacquard, Lalo, Mas et Taffanel ; on en entendit l'Introduction et des Variations. Il existe enfin une Fantaisie pour violoncelle et orchestre, dédiée à J. Hollmann : je ne sais pour quelle raison ce concerto, qui avait été affiché chez Colonne, ne fut jamais exécuté ; le manuscrit, non publié, porte à sa dernière page : Aix-les-Bains, avril 1897.
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Il resterait à parler de Massenet écrivain. Il est rare qu'un musicien en vue n'ait cherché à expliquer ses théories autrement que par l'exemple. Massenet, cela est assez curieux à constater, ne les a jamais expliquées par la plume. Il n'existe de lui que de rares écrits.
Le 19 juillet 1879, il lut à l'Académie des Beaux-Arts une notice que, selon l'usage, il avait consacrée à son prédécesseur François Bazin. L'auteur du Voyage en Chine, qui avait jadis éloigné le jeune musicien de sa classe, n'inspira guère, cela se comprend, le nouveau membre de l'Institut.
Le 2 octobre 1892, Massenet fut délégué pour inaugurer à Givet la statue de Méhul. Il prononça à cette occasion une très vibrante allocution.
Aux obsèques d'Ambroise Thomas, qui était mort le 12 février 1896, Massenet dut prendre la parole au cimetière Montmartre. Il s'est toujours, depuis cette époque, soustrait à ce genre d'honneurs, qui étaient pour lui de vraies corvées et pour lesquels son extrême timidité lui enlevait tous ses moyens.
Enfin, outre l'article autobiographique du Scribner's Magazine dont il a été plusieurs fois question dans ce volume, Massenet a donné au Figaro, le 29 août 1893, un article fort amusant, intitulé Souvenirs d'une première. Il y raconte de façon alerte la visite d'un Américain qui voulait voir un auteur avant la première et la visite du même Américain après la première.
On ne peut que regretter que Massenet n'ait pas fait bénéficier plus souvent les lecteurs de son talent d'écrivain et de sa bonne humeur.
LE STYLE ET LA TECHNIQUE DE MASSENET
Massenet, qui fut un des professeurs de composition les plus érudits dont ait jamais pu s'enorgueillir le corps enseignant du Conservatoire de Paris, — tant qu'il en fut titulaire, sa classe fut une des plus recherchées et produisit le plus grand nombre d'élèves remarquables — est naturellement doué d'une science de la technique et d'une habileté à toute épreuve. Et cependant sa musique est toujours d'une parfaite simplicité, séduit l'auditeur sans qu'il soit besoin de l'entendre un grand nombre de fois, ni d'avoir recours à des analyses d'une technicité ardue. Cela tient au tempérament particulier du Maître, pour qui la musique est avant tout un art de charme et d'expression directe. Pour lui, les combinaisons, même les plus ingénieuses, n'ont d'autre but que de servir cette expression, d'augmenter ce charme. Aussi sa musique, dans les œuvres instrumentales tout comme dans les romances et dans les œuvres scéniques, est-elle d'abord mélodique, on peut dire même mélodieuse. Ce n'est pas qu'il s'abstienne d'utiliser à l'occasion les ressources les plus complexes de l'harmonie et du contrepoint ; mais il ne le fait qu'à bon escient, et toujours dans le seul but de corroborer, d'amplifier lés élans de sa pensée mélodique, qui se présente ainsi parée de toutes les richesses auxquelles nous accoutuma l'art moderne, sans que soit sacrifiée le moins du monde la grâce souveraine de la simplicité.
C'est par là principalement que se distingue la personnalité de Massenet, personnalité assez accusée pour qu'il soit impossible de ne point reconnaître immédiatement l'extrait de naissance, si j'ose ainsi m'exprimer, de n'importe quelle page sortie de la plume du compositeur et cela, malgré la variété des œuvres que nous lui devons, variété qui va des Scènes alsaciennes à Manon, de Werther à la Navarraise, d'Esclarmonde à Cendrillon.
L'art de Massenet, en effet, est infiniment souple. L'hérédité du Maître est assez facile à fixer malgré cette diversité, et malgré la façon si particulière dont il élabore et retransforme, selon son tempérament propre, tous les moyens artistiques dont il fait l'emploi.
Massenet est bien Français, il l'est uniquement, quoiqu'on puisse retrouver dans son style quelques traces de l'influence sur lui exercée par l'art italien ; mais quel est le musicien qui, à un moment donné, n'a pas adopté, peu ou prou, le style vocal italien ?
Wagner, certainement, lui donna l'exemple de réalisations plus symphoniques, plus nourries au point de vue orchestral, plus serrées au point de vue des développements thématiques. Mais là même où l'action du Titan allemand est la plus manifeste sur le maître français, par exemple dans Esclarmonde, la personnalité propre de ce dernier continue à s'affirmer de la manière la plus frappante. De même, il n'y a aucune analogie servile entre la Navarraise, si raffinée de facture là où n'interviennent point des simplifications et des brutalités voulues, et la fameuse Cavalleria Rusticana de laquelle on a si souvent voulu la rapprocher. Non, Massenet reste bien lui-même, et Français avant tout. Il appartient à une école dont Lalo, Bizet, Delibes, Gounod, Saint-Saëns sont les autres représentants les plus complets et les plus illustres ; et quoiqu'il garde sa personnalité très évidente, on s'aperçoit qu'il a ressenti leur influence comme eux-mêmes ont pu, dans toute la mesure où cela restait compatible avec leurs propres natures, ressentir la sienne.
De cette école caractéristiquement française du XIXe siècle, les qualités dominantes sont, en tout premier, la grâce — qui n'exclut pas la force —, la clarté de l'expression et de la disposition matérielle, et, en ce qui concerne plus particulièrement la musique dramatique, une aptitude toute spéciale à dégager immédiatement les données émotionnelles les plus concrètes de toute situation comme de tout texte. C'est la raison pour laquelle l'opéra ou l'opéra-comique français jouissent, dans tous les pays, d'une popularité prédominante entre toutes, et cela même chez les peuples les plus exigeants au point de vue musical : l'Allemagne par exemple. Inutile d'ajouter que Massenet n'est point le dernier à profiter de cette vogue et que Manon, par exemple, est au répertoire de toutes les scènes allemandes.
Massenet au clavier muet
Ce qu'il faut avant tout louer dans les œuvres scéniques de Massenet, c'est le juste équilibre entre l'élément vocal et l'élément instrumental ; aussi ces œuvres, qui sont de la musique et de fort jolie musique, sont-elles en même temps du théâtre. On n'y observe pas cet excessif déploiement de virtuosité vocale qui, dans les anciens opéras conventionnels, est largement compensé par la pauvreté de l'invention musicale proprement dite, des accompagnements et de tout le travail de réalisation ; on n y trouve pas non plus ces continuels partis pris de triturations thématiques complexes, fort intéressants peut-être pour les musiciens, pour les techniciens, mais qui s'accommodent parfois assez mal avec la conduite de l'action envisagée au point de vue scénique — le seul essentiel. Entre ces deux extrêmes il est une juste mesure, que Massenet sait maintenir de la plus heureuse façon.
Le chant, chez Massenet, est toujours du chant : c'est-à-dire que la ligne mélodique en est ample, agencée de façon à bien mettre en valeur les ressources de la voix, et constitue bien des phrases lyriques, eurythmiquement balancées. Et cependant, le compositeur sait ne point s'astreindre trop étroitement aux règles formulaires et prévues de la « cassure » d'un air et de la symétrie : ses périodes ont de la souplesse et de l'aisance. De même, tout en introduisant dans le cours de sa musique d'harmonieuses alternances, en y ménageant des points de repos, tout en coordonnant chaque moment de façon à en faire un tout harmonieux, il ne s'asservit point aux divisions abruptes autrefois pratiquées : la continuité est un des caractères prédominants de ses partitions.
La qualité de sa mélodie, ai-je dit, est extrêmement particulière : il a le secret des phrases passionnées, exaltées ou attendries qui serpentent, se prolongent, s'amplifient pour se perdre, en murmures caressants, dans le riche tissu harmonique qui les soutenait. Cette mélodie, lyrique et caressante avant tout, sait se plier à toutes les nuances de l'expression dramatique ; mais nulle part elle n'est plus à son aise que lorsqu'elle accompagne l'effusion de ces âmes amoureuses que le Maître retrace avec une particulière dilection : Manon, Esclarmonde, Charlotte, Thaïs, ou l'ingénu Des Grieux, le non moins ingénu Jongleur qui dansa devant la statue de la Vierge, furent par elle fixés à jamais dans la substance même de leur caractère.
Vocale avant tout par son lyrisme, puisque nulle part le lyrisme musical ne s'exprime aussi bien que par les voix, cette mélodie reste bien elle-même quand Massenet la confie aux seuls instruments de l'orchestre. Mais c'est parce que le compositeur, dans le choix et dans la manipulation de ses timbres, fait preuve d'un discernement et d'une habileté suprêmes. Les groupements les plus divers, les plus neufs, sont pratiqués par lui ; et voudrait-on citer de ses trouvailles heureuses, on n'aurait que l'embarras du choix : les traits mêlés de violon et de flûte dans l'air de Thaïs : « Qui te fit si sévère ?... » ; l'harmonieuse association du violoncelle et de la clarinette dans Sous les tilleuls des Scènes alsaciennes ; presque toutes les pages de Cendrillon, cette féerie si colorée et si variée dans sa coloration ; l'exquise page de Thaïs, encore, si pleine d'évocations d'un Orient merveilleux, où Athanaël veille dans la demeure de la courtisane ; le retour du bal, dans Werther... Mais il faut se borner, et chacun se rappellera sans aucune peine d'autres exemples non moins caractéristiques.
L'orchestre de Massenet, fort modéré en général, est de composition toute classique : à l'occasion, et de façon fort discrète, le Maître y adjoint des instruments pittoresques, quelquefois la batterie ; mais en général, les nuances chatoyantes sont obtenues plutôt par l'emploi opportun et ingénieux des ressources qu'offrent les timbres propres des instruments habituels. Les timbres mixtes prédominent : soit que Massenet détache du fonds de son orchestre quelques bois et quelque instrument à archet qui chantent, soit qu'il utilise l'ensemble de ses ressources orchestrales en un tutti toujours léger et plein de détails savoureux.
Bien qu'il évite en général, comme nous l'avons fait observer, les développements trop complexes, il ne fait point fi des procédés les plus « poussés » lorsqu'il les juge utiles : dans certaines de ses ouvertures par exemple, celle de Phèdre, entre autres, puis celle du Roi de Lahore, il a fait de très beau travail symphonique. Comme modèle de l'art parfait et simple avec lequel il manie le contrepoint, il suffira de rappeler le joli chœur fugué que contient l'oratorio d'Ève. Entre toutes ses partitions, celles qui sont les plus curieuses à étudier au point de vue des développements thématiques sont, avant tout, Esclarmonde et, dans un autre esprit, Cendrillon.
Mais il faut renoncer, bien à regret, à entrer dans d'autres détails sur ce si intéressant sujet : les considérations de pure technique deviennent aisément un peu arides, et la matière est si riche qu'on se laisserait, sans le vouloir, entraîner plus loin que ne le comporte le cadre du présent volume.
Pour cette raison aussi je ne parlerai pas spécialement du style et île la technique des œuvres instrumentales, moins nombreuses d'ailleurs et moins significatives que les compositions dramatiques ; aussi bien, ne ferais-je que répéter ce que j'ai déjà dit à propos de ces dernières, tant la personnalité du Maître reste égale à elle-même en ses différentes manifestations. Les lecteurs que le sujet intéresse sauront bien, en étudiant de près les diverses œuvres de Massenet, y remarquer tout ce que je ne peux signaler ici qu'en passant ; et ce sera pour eux un grand plaisir en même temps qu'une tâche aisée : la science du Maître, je le répète, n'a jamais rien de rébarbatif, rien de sévère, ni de doctrinaire ; elle vous attire, au contraire, elle vous charme. Elle a des allures élégantes sous la forme la plus purement classique et la plus simple en apparence, ou sous la forme la plus originale et la plus ingénieuse qui se puisse imaginer. Elle sait avoir, comme disent les peintres, la ligne ; mais elle se revêt aussi de fantaisie. Elle est femme en un mot ; elle éveille la curiosité ; elle ne laisse jamais indifférent. Ce n'est point là une qualité banale, il faut le reconnaître.
CONCLUSION
L'INFLUENCE DE MASSENET SUR LA MUSIQUE DE SON TEMPS
Je ne saurais avoir la prétention de fixer ici l'influence de Massenet sur la musique de son temps. Son œuvre n'est pas achevée ; et si considérable qu'elle soit, il ne semble pas qu'on puisse porter sur elle un jugement irrévocable.
Dans ce livre qui est l'histoire d'un musicien vivant et non la critique de ses œuvres, il semble que le recul est encore insuffisant pour pouvoir assigner à Massenet la place qui lui sera due dans le Panthéon de la musique.
Cet artiste a chanté la Femme sous toutes ses formes. Il l'a placée chaque fois dans le cadre le plus varié, dans l'atmosphère la plus mobile qu'il a pu rêver ; et chaque fois il a trouvé pour dépeindre ce cadre, cette atmosphère, des sons qui ne ressemblaient pas à ceux qu'il avait précédemment inventés.
Ce don de la coloration est, chez Massenet, plus qu'une qualité, c'est une vraie faculté.
Massenet, du reste, dans l'autobiographie qu'il a confiée au Scribner's Magazine et dont il a été plusieurs fois question au cours de cet ouvrage, a raconté comment il créait l'ambiance de ses sujets musicaux : « En écrivant les Érinnyes, ce fut le goût que j'avais pour une exquise terre cuite de Tanagra qui m'inspira l'air à danser du premier acte de l'admirable drame de Leconte de Lisle. »
Cette influence visuelle est encore affirmée, dans le même article, par Massenet à propos du Roi de Lahore : « Tandis que je préparais l'orchestration du Roi de Lahore, j'avais auprès de moi une petite boîte indienne dont l'émail bleu foncé, tacheté d'or, attirait invinciblement mes regards. La contemplation de ce coffret, qui était pour moi comme une image de l'Inde même, activait mon ardeur et facilitait mon travail. »
Il semble qu'il y ait dans cette recherche extérieure du milieu où doit se dérouler une action, une volonté très arrêtée de saisir la vie sur le vif, de la traduire de façon intense dans la musique. Ne l'oublions pas : Massenet est un homme de théâtre et non un symphoniste.
Massenet se conforme par là à la théorie de Schopenhauer. Le philosophe allemand s'exprime ainsi : « L'artiste doit nous faire contempler le monde avec ses yeux. Ce qui constitue le don du génie, c'est précisément d'avoir ces yeux-là, qui reconnaissent l'essence des choses en dehors de toutes relations. La partie acquise, le côté technique, le métier en un mot, c'est que l'artiste suit en état de nous transmettre ce don, de nous prêter ses yeux. » [Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Cantacuzène, p. 417].
Cette vision que Massenet a traduite en ondes harmonieuses, c'est le même être qu'il pare de toutes les séductions païennes ou sacrées, c'est la Femme en un mot, qu'il la nomme Thaïs ou la Vierge, Sita ou Marie-Magdeleine, Esclarmonde ou Manon, Charlotte ou Sapho. Il renoue par là la tradition léguée par Rubens, qui reproduisit dans vingt tableaux différents les traits d'Isabelle Brandt, sa première femme, ou d'Hélène Fourment, la seconde. Qui s'est jamais plaint que cette éternelle répétition de la même figure féminine par Rubens fût empreinte de monotonie ? De même pour Massenet. On est confondu devant les caresses musicales, devant la sensualité raffinée, devant l'élégance extatique avec lesquelles il a su magnifier la Femme sans tomber dans l'ennui monocorde.
Or, la femme est comme l'enfant ; elle va instinctivement à qui l'aime. Et voilà pourquoi cette glorification incessante de la femme a conquis à Massenet toutes les femmes. Ne nous y trompons pas : elles respirent avec délices l'atmosphère de vertigineux amour qu'il a créée pour elles ; elles se baignent avec ferveur dans ces ondes de volupté nerveuse auxquelles il les a initiées.
Et ce n'est pas uniquement la femme qui aime la musique de Massenet ; c'est aussi l'étranger. Toute la jeune école italienne subit deux imitations : celle de Verdi et surtout celle de Massenet. Non seulement la foule là-bas acclame les œuvres du Maître, mais Puccini démarque sa manière, Mascagni le calque ; Giordano, Leoncavallo, Cilea, Filiasi, ont cherché à s'en approprier l'intensité dramatique.
N'oublions pas qu'il y a deux compositeurs qui, en ces temps modernes, ont fait école. C'est Wagner et c'est Massenet. Je n’ai pas voulu par là insinuer qu'il fallût les comparer l'un à l'autre. Mais je crois qu'il est utile de noter que, s'il est pernicieux en art d'imiter quelqu'un, il est glorieux d'être imité, parce qu'on n'a jamais cherché à s'assimiler que ceux qui avaient une personnalité. C'est le cas de Massenet. Voilà pourquoi dans le présent les uns l'encensent, les autres le discutent ; voilà pourquoi les uns l'imitent, et les autres l'envient. Et quelle que soit sa durée, quelle que soit son influence, il aura jeté sur la musique dramatique française un radieux éclat.