Werther

 

affiche pour la première de Werther à l'Opéra-Comique par Eugène Grasset (1893)

 

 

Drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux, livret d'Edouard BLAU, Paul MILLIET et Georges HARTMANN, d’après Die Leiden des jungen Werthers (les Souffrances du jeune Werther), roman épistolaire (1774) de Johann Wolfgang von GOETHE (Francfort, 28 août 1749 – Weimar, 22 mars 1832), musique de Jules MASSENET (1885-1887).

 

Dans le roman de Goethe se mêlent deux éléments : l'amour que ressentit Goethe pour une jeune fille de Wetzlar, Charlotte BUFF (Wetzlar, 1753 – Hanovre, 1828), fille du bailli de Wetzlar, et bientôt femme du conseiller J. Th. Kestner, et le suicide d'un jeune homme de Wetzlar nommé Jérusalem, qui était aussi désespéré par un amour non partagé, et qui inspira à Goethe son dénouement.

 

 

   partition

 

manuscrit autographe de la partition (1/2)

manuscrit autographe de la partition (2/2)

 

 

Goethe par Angelica Kauffman (1787) 

 

 

 

         

 

illustrations de Tony Johannot pour l'édition de 1845 du roman de Goethe

 

 

 

Création, dans une version allemande de Max Kalbeck, à l'Opéra Impérial de Vienne, le 16 février 1892. Décors de Hermann Burghart et Anton Brioschi. Costumes de Franz Gaul.

 

Première en français à Genève le 27 décembre 1892.

 

Premières fois à Paris (Opéra-Comique), le 16 janvier 1893 [voir plus bas] ; à Bruxelles (Théâtre Royal de la Monnaie), le 24 janvier 1893 ; à New York (Metropolitan Opera), le 19 avril 1894.

 

Première au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) le 28 avril 1912, le 3e acte seulement, à l'occasion d'un Gala organisé au bénéfice de l'Aviation Française.

Seule représentation à l’Opéra de Paris jusqu’au 31.12.1961.

 

 

=> Critiques     => Livret et enregistrements

 

 

 

personnages

emplois

Vienne

16 février 1892

création

Monnaie de Bruxelles

24 janvier 1893

1re

New York

19 avril 1894

1re

Covent Garden de Londres

11 juin 1894

1re

Opéra de Paris

28 avril 1912

1re [3e acte seul]

Charlotte, fille du Bailli, 20 ans mezzo-soprano ou 1re chanteuse d'Opéra ou d'Opéra-Comique Mmes Marie RENARD Mmes Alba CHRÉTIEN-VAGUET Mmes Emma EAMES Mmes Emma EAMES Mmes Suzanne BROHLY
Sophie, sa sœur, 15 ans 1er soprano d'Opéra-Comique ou 1re dugazon Ellen FORSTER-BRANDT ARCHAIMBAUD Sigrid ARNOLDSON Sigrid ARNOLDSON Geneviève MATHIEU-LUTZ
Käthchen, jeune fille coryphée Emma KARLONA VAN HOOF      
Werther, 23 ans 1er ténor d'Opéra ou d'Opéra-Comique MM. Ernest VAN DYCK MM. Julien LEPRESTRE MM. Jean de RESZKÉ MM. Jean de RESZKÉ MM. Lucien MURATORE
Albert, 25 ans 1er baryton d'Opéra ou d'Opéra-Comique Franz NEIDL GHASNE Jean MARTAPOURA Henri ALBERS André ALLARD
le Bailli, 50 ans baryton ou 2e basse Karl MAYERHOFER GILIBERT      
Schmidt, ami du Bailli 2e ténor Anton SCHITTENHELM BARBARY      
Johann, ami du Bailli baryton ou 2e basse Benedikt FELIX DANLÉE      
Brühlmann, jeune homme coryphée August STOLL FONTAINE      
les Enfants : Fritz, Max, Hans, Karl, Gretel, Clara soprani (voix d'enfants)          
un Petit paysan, un Domestique personnages muets          
Habitants du bourg de Wetzlar, invités, ménétriers. (Au dernier tableau, dans la coulisse, choristes femmes, avec les voix d’enfants.)            
Chef d'orchestre   Wilhelm JAHN Joseph DUPONT Luigi MANCINELLI   André MESSAGER

 

La scène se passe à Wetzlar, aux environs de Francfort, entre 1780 et 1790.

 

 

 

Ernest Van Dyck (Werther) lors de la création à Vienne

 

Marie Renard (Charlotte) lors de la création à Vienne

 

                             

 

Première à l'Opéra-Comique (salle du Châtelet) le 16 janvier 1893. Mise en scène de Léon Carvalho. Décors de Carpezat (2e acte), Rubé et Chaperon (autres actes). Costumes de Théophile Thomas.

 

L'ouvrage fut remonté à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 24 avril 1903. Mise en scène d'Albert Carré. Décors de Lucien Jusseaume et Bailly.

 

La représentation du 09 décembre 1928 fut donnée au Trocadéro. Celle du 05 juin 1942 fut donnée pour le centenaire Massenet.

 

Représentations à l’Opéra-Comique : 57 entre le 16.01.1893 et le 31.12.1899 ; 1.126 entre le 01.01.1900 et le 31.12.1950 ; 7 en 1951, 10 en 1952, 8 en 1953, 8 en 1954, 8 en 1955, 16 en 1956, 8 en 1957, 3 en 1958, 9 en 1959, 3 en 1960, 10 en 1961, 6 en 1962, 6 en 1963, 6 en 1964, 4 en 1965, 8 en 1966, 5 en 1967, 2 en 1968, 10 en 1969, 5 en 1970, 15 en 1971, 3 en 1972, soit 1.343 au 31.12.1972.

 

 

 

 

Guillaume Ibos (Werther) et Marie Delna (Charlotte) lors de la première à l'Opéra-Comique (3e acte), dessin publié le 21 janvier 1893

 

 

 

personnages

Opéra-Comique

16 janvier 1893

1re

Opéra-Comique

26 juin 1897

50e

Opéra-Comique

24 avril 1903

58e

Opéra-Comique

26 septembre 1904

100e

Opéra-Comique

23 octobre 1908

 

Opéra-Comique

10 février 1918

 

Opéra-Comique

09 janvier 1919

500e

Charlotte Mmes Marie DELNA Mmes Marie DELNA Mmes Jeanne MARIÉ DE L'ISLE Mmes Charlotte WYNS Mmes Jeanne MARIÉ DE L'ISLE Mmes BARBÉ-DUCLOS Mmes Suzanne BROHLY
Sophie Jeanne LAISNÉ Jeanne LAISNÉ Marguerite CARRÉ Lucy VAUTHRIN Lucy VAUTHRIN Jeanne CALAS Jeanne CALAS
Käthchen DOMINGUE DOMINGUE GARCIA GARCIA PLA   Marguerite JULLIOT
Werther MM. Guillaume IBOS MM. Julien LEPRESTRE MM. Léon BEYLE MM. Léon BEYLE MM. Edmond CLÉMENT MM. Edmond CLÉMENT MM. Émile MARCELIN
Albert Max BOUVET Max BOUVET André ALLARD André ALLARD GHASNE GHASNE Louis VAURS
le Bailli THIERRY César BERNAERT Félix VIEUILLE Félix VIEUILLE Paul GUILLAMAT Louis AZÉMA Hubert AUDOIN
Schmidt BARNOLT BARNOLT Georges MESMAECKER Georges MESMAECKER Emile Louis DUMONTIER BERTHAUD BERTHAUD
Johann Henri-Joseph ARTUS Michel DUFOUR Gustave HUBERDEAU Gustave HUBERDEAU Paul PAYAN Georges BOURGEOIS Julien FEINER
Brühlmann ÉLOI ÉLOI ÉLOI ÉLOI ÉLOI   ÉLOI
Chef d'orchestre Jules DANBÉ Jules DANBÉ Alexandre LUIGINI Alexandre LUIGINI Eugène PICHERAN Albert WOLFF Paul VIDAL

 

 

 

personnages

Opéra-Comique

16 octobre 1919

531e (matinée)

Opéra-Comique

13 septembre 1923

676e

Opéra-Comique

16 octobre 1924

711e

Opéra-Comique

14 janvier 1930

847e

Opéra-Comique

22 octobre 1930

889e

Opéra-Comique

04 décembre 1932

906e

Opéra-Comique

10 novembre 1935

949e

(Gala Georges Thill)

Opéra-Comique

06 février 1937

969e

Charlotte Mmes Mathilde CALVET Mmes Suzanne BROHLY Mmes Dolorès de SILVERA Mmes Madeleine SIBILLE Mmes Madeleine SIBILLE Mmes Suzanne BROHLY Mmes Germaine PAPE Mmes Renée GILLY
Sophie VAULTIER Germaine EPICASTE Marthe COIFFIER Germaine CORNEY Jane ROLLAND Jane ROLLAND Odette ERTAUD Jane ROLLAND
Käthchen   PLA PLA Marguerite JULLIOT Marguerite JULLIOT Marguerite JULLIOT Marguerite JULLIOT MORICE
Werther MM. Émile MARCELIN MM. William MARTIN MM. René LAPELLETRIE MM. William MARTIN MM. René VERDIÈRE MM. Sydney RAYNER MM. Georges THILL MM. Charles FRIANT
Albert André BAUGÉ André BAUGÉ André BAUGÉ André GAUDIN Roger BOURDIN Jean VIEUILLE José LANZONE José LANZONE
le Bailli Hubert AUDOIN Willy TUBIANA Willy TUBIANA Pierre DUPRÉ Louis AZÉMA Pierre DUPRÉ Louis MORTURIER Willy TUBIANA
Schmidt DONVAL DONVAL Léon NIEL GENIO GENIO GENIO Gabriel COURET Jean GIVAUDAN
Johann LYS Louis MORTURIER Louis MORTURIER Jean VIEUILLE Louis MORTURIER Louis MORTURIER Louis DUFONT Gabriel JULLIA
Brühlmann   POUJOLS ÉLOI ÉLOI POUJOLS POUJOLS POUJOLS PITEL
Chef d'orchestre Félix HESSE Albert WOLFF Maurice FRIGARA Georges LAUWERYNS Georges LAUWERYNS Gustave CLOËZ Albert WOLFF Max d'OLLONE

 

 

 

personnages

Opéra-Comique

11 octobre 1938

1.000e

Opéra-Comique

20 octobre 1938

1.001e

Opéra-Comique

05 septembre 1940

1.036e

Opéra-Comique

12 décembre 1942

1.076e

Opéra-Comique

16 janvier 1955

1.247e

Opéra-Comique

30 mai 1956

1.260e

Opéra-Comique

29 mars 1978

1.380e

Charlotte Mmes Ninon VALLIN Mmes Ninon VALLIN Mmes Germaine CERNAY Mmes Renée GILLY Mmes Suzanne JUYOL Mmes Solange MICHEL Mmes Jane RHODES
Sophie Jane ROLLAND Jane ROLLAND Christiane GAUDEL Marthe SERRES Monique de PONDEAU Marthe SERRES Danièle CHLOSTAWA
Käthchen Lucienne DUGARD Marguerite LEGOUHY Marguerite LEGOUHY Raymonde NOTTI-PAGÈS Ginette CLAVERIE Jeannine COLLARD Denise BRAUCHER
Werther MM. Giuseppe LUGO MM. Charles FRIANT MM. Raoul GIRARD MM. Mario ALTÉRY MM. Raoul JOBIN MM. André LAROZE MM. Alain VANZO
Albert Roger BOURDIN André GAUDIN Emile ROUSSEAU Jean VIEUILLE Robert JEANTET Robert JEANTET Claude MELONI
le Bailli Louis GUÉNOT Louis MORTURIER Louis MORTURIER Louis MORTURIER André PHILIPPE André PHILIPPE Jean-Louis SOUMAGNAS
Schmidt René HÉRENT Gabriel COURET Henry BUCK Henry BUCK André NOEL André NOEL Jacques LOREAU
Johann Jean VIEUILLE Gabriel JULLIA Gabriel JULLIA Gabriel JULLIA Gabriel JULLIA Jacques MARS Fernand DUMONT
Brühlmann André BALBON Raymond MALVASIO René BONNEVAL Charles LAÏLLA Jean GIRAUD Jean GIRAUD Georges SCAMPS
Chef d'orchestre Roger DESORMIÈRE Roger DESORMIÈRE Roger DESORMIÈRE Francis CEBRON Richard BLAREAU Albert WOLFF Pierre DERVAUX

 

=> Principales représentations à l'Opéra-Comique

 

 

Quelques autres interprètes des principaux rôles à l'Opéra-Comique :

Charlotte : Marguerite-Zinah de NUOVINA (1906), Hélène DEMELLIER (1906), Marguerite MERENTIÉ (1911), ESPINASSE (1912), Lucy ARBELL (1916), Germaine BAILAC (1916), Abby RICHARDSON (1918), Germaine BAYE (1919), Marthe HIRRIBERRY (1922), Anne Marie Louise GUEIGNEAU-L'HARMET (1924), Rose POCIDALO (1928), STABELLI (1931), DEVA-DASSY (1933), Célia SALVADORI (1934), ARVEZ-VERNET (1937), Lucrèce MISTRAL (1942), de TEMMERMANN (1943), Jacqueline COURTIN (1943), Edith JACQUES (1947).

Sophie : Rachel LAUNAY (1906), Yvonne BROTHIER (1916), Marcelle RAGON (1919), Éline RONCEY (1920), Maud BERNARD (1920), Jane Marie RAMAGE (1922), AVRA (1925), Marthe BRÉGA (1932), Suzanne LAPLACE (1933), PHALIREA (1936), Lily DANIÈRE (1941), Maud SABATTIER (1946).

Werther : Léon DAVID (1908), Georges OVIDO (1911), Paul Laurent PALIER (1914), Charles FONTAINE (1915), Albert PAILLARD (1915), DARMEL (1915), Paul GOFFIN (1924), Alexandre GUYS (1924), Edmond FRAIKIN (1924), Francis BANULS (1928), Victor BRÉGY (1931), Libero DE LUCA (1949), Richard MARTELL (1956).

Albert : Jean LAURE (1911), Paul PARMENTIER (1922), Robert JEANTET (1942), Roger BUSSONNET (1942).

le Bailli : Julien LAFONT (1919), Henri BARBERO (1938), Gabriel JULLIA (1941).

 

 

 

 

Léon Beyle (Werther) et Jeanne Marié de l'Isle (Charlotte) lors de la nouvelle production d'avril 1903 à l'Opéra-Comique

 

 

 

Composition de l’orchestre

 

2 flûtes (dont 1 joue le piccolo), 2 hautbois (dont 1 joue le cor anglais), 2 clarinettes en si bémol, 1 saxophone alto, 2 bassons, 4 cors chromatiques en fa, 2 cornets à pistons, 3 trombones, 1 tuba, 1 paire de timbales, grosse caisse, triangle, tambourin, 1 harpe, violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses. 

Sur le théâtre : 1 grand tam-tam et une machine à vent. En coulisse : 1 orgue et un clavier de timbres.

 

 

 

 

Résumé.

L’action se déroule à Wetzlar, petite ville proche de Francfort, de juillet à décembre 178...

Werther aime Charlotte, mais celle-ci a promis à sa mère mourante qu'elle épouserait Albert. Werther part, désespéré. Il revient et tente de ravir Charlotte à son époux. La jeune femme résiste héroïquement et Werther se tue. Mais Charlotte défaille sur le corps du moribond, en le couvrant de baisers.

 

Acte I. — La maison du Bailli. (Juillet 178...).

Le Bailli est assis sur la terrasse, au milieu de ses six enfants qu'il fait chanter. Johann et Schmidt s'approchent, ainsi que Sophie, la plus jeune des filles du bailli.

Werther, accompagné d'un jeune paysan, s'avance dans la cour et regarde curieusement la maison [Air de Werther : Je ne sais si je veille ou si je rêve encore... O nature pleine de grâce]. Charlotte entre ; c'est elle qui sert de mère à toute la marmaille de ses cadets, car son père est veuf. Le bailli aperçoit Werther et lui présente Charlotte.

Werther et Charlotte s'éloignent bientôt, suivis d'un groupe d'invités.

Le Bailli s'apprête à rejoindre Schmidt et Johann au « Raisin d'Or » ; Sophie ferme la porte derrière lui. La nuit tombe peu à peu. Albert survient. C'est lui que Charlotte a promis à sa mère mourante d'épouser. Sophie le reçoit affectueusement. Albert aime Charlotte et se réjouit de la revoir.

Après qu'Albert s'est éloigné, Charlotte et Werther paraissent à la porte du jardin [Scène dite du « Clair de lune » (duo Charlotte-Werther) : Il faut nous séparer...].

Werther, très épris de Charlotte demande de revenir. Elle ne le voit pas avec indifférence, mais elle tiendra la promesse qu'elle a faite à sa mère. Werther déclare qu'il en mourra.

 

Acte II. — A Wetzlar. Un banc sous les tilleuls à l'entrée du presbytère.

Johann et Schmidt, s'apprêtant à fêter les noces d'or du pasteur, invoquent Bacchus, le verre en main. Albert et Charlotte arrivent et s'assoient sur le banc. Ils sont mariés depuis trois mois et paraissent heureux. Tous deux se rendent ensuite à l'office.

Werther s'avance sombre, désespéré [Air de Werther : Un autre est son époux !...].

Schmidt et Johann reparaissent un instant, puis, sortant du temple, Albert se dirige du côté de Werther et lui pose la main sur l'épaule, le faisant tressaillir. Une explication franche et loyale a lieu entre eux. Sophie survient, joyeuse ; elle consolerait volontiers l'amoureux tragique [Air de Sophie : Et puis, on va danser... Tout le monde est joyeux...]. Mais il n'a d'yeux que pour Charlotte, et Charlotte accueille avec froideur ses déclarations emportées ; puis elle disparaît, après lui avoir intimé l'ordre de partir, non pour toujours, mais pour six mois, jusqu'à la Noël. Werther obéit. Mais, demeuré seul, il donne à entendre qu'il ne reviendra jamais.

 

Acte III. — La maison d'Albert.

Noël est revenu, sans Werther. Charlotte, assise près de sa table à ouvrages, relit les lettres passionnées qu'il lui a écrites [Air dit « des Lettres », chanté par Charlotte : Je vous écris de ma petite chambre...].

Tandis que Charlotte est encore toute frémissante, Sophie entre. Sa sœur, bientôt, laisse échapper à demi le secret qui l'étouffe. Restée seule, elle s'abandonne à sa douleur. Tout à coup, la porte du fond s'ouvre et Werther paraît. L'idée du suicide le hante, mais il a voulu revoir Charlotte. Il chante des vers d'Ossian qui troublent profondément la malheureuse [Air de Werther : Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps ?...].

Charlotte l'implore. Lorsqu'elle va défaillir, dans un suprême effort, elle le repousse résolument. Werther s'enfuit. Albert entre, préoccupé et sombre ; il sait que Werther est revenu et se rend compte maintenant du danger. Un domestique apporte un message de Werther, lequel dit partir pour un lointain voyage et demande à Albert de lui prêter ses pistolets. Sur l'ordre d'Albert, Charlotte les tend au messager. Mais sitôt qu'il a disparu, elle se précipite sur ses pas, désespérée...

 

Acte IV.

1er Tableau : La nuit de Noël. (Tableau muet.)

On aperçoit la petite ville de Wetzlar, à la clarté lunaire, sous la neige. Comme une ombre, Charlotte passe, tandis que la symphonie se déchaîne frénétiquement.

2e Tableau : Le cabinet de travail de Werther.

Werther, mortellement frappé, est étendu à terre. Charlotte entre brusquement et l'appelle avec angoisse. Il respire encore. En cet instant suprême, Charlotte lui avoue son amour, et couvre le moribond de baisers. Contraste saisissant : on entend à côté les enfants qui chantent joyeusement Noël. Werther meurt et Charlotte tombe évanouie à ses pieds.

 

 

 

 

 

Si je ne puis m'aventurer dans l'analyse des faits qui se sont, durant la même période, accomplis loin de nous, j'en dois donner au moins quelques nouvelles. Il s'agit d'abord de la représentation à Vienne du Werther de M. J. Massenet. Cet ouvrage date de 1884. Il a donc précédé Esclarmonde et le Mage dans la conception de son auteur. Il est venu immédiatement après Manon. C'est, à ce qu'il me semble, une franche application du genre de la comédie lyrique ; et l'accueil fait à l'ouvrage par les Viennois affirme une fois de plus, et de très éclatante façon, la prépondérance croissante de notre école nationale à l'étranger.

On sait la fable sentimentale de Goethe. Le livret de Werther ne diffère guère de cette fable que par l'intervention de Charlotte dans la chambre de Werther expirant. Ce livret est conçu avec un juste respect de la réalité. On y retrouve jusqu'à la scène des confitures qui, transportée au théâtre, il y a seulement quelques années, aurait fait crier à la vulgarité. Mais ces scrupules de distinction sont allés rejoindre ce qu'on appelait autrefois les mots nobles, en dehors desquels il n'était point de style tolérable.

Cet amour de la vérité pure qui nous tient désormais s'étend nécessairement jusqu'à la musique, si difficile qu'il puisse paraître de donner à ce langage, tout de convention, une forme et un accent naturels, ou tout au moins donnant l'impression du naturel. C'est à quoi M. Massenet parait s'être appliqué, tout en ne renonçant pas à ces envolées lyriques, sans lesquelles il ne serait plus d'art musical au théâtre. Il en a donné un bel exemple dans une page dont on peut parler avant que l'ouvrage nous arrive à Paris, car il est déjà dans toutes les mains. C'est la triste invocation de Werther déjà résolu au suicide :

 

Lorsque l'enfant revient d'un voyage avant l'heure,

Bien loin de lui garder quelque ressentiment,

Au seul bruit de ses pas tressaille la demeure

Et le père joyeux l'embrasse longuement.

O Dieu qui m'as créé, serais-tu moins clément ?

 

Le poème de Werther est de MM. Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann.

(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 01 mars 1892)

 

 

Les opéras français, qui ont vu le jour hors de France, ont toujours une assez délicate épreuve à subir lorsqu'ils nous reviennent. Le public parisien est, au regard du public étranger, comme celui des premières représentations, qui aime assez à recommencer le procès des auteurs, et s'ingénie à réformer, non sans quelque malice, le jugement des auditeurs de la répétition générale.

Le drame lyrique de M. J. Massenet, écrit d'après le Werther de Goethe, par MM. Édouard Blau, Milliet et Hartmann, représenté pour la première fois, au courant de 1892, sur la scène de l'Opéra impérial de Vienne, où il a obtenu un succès considérable, est arrivé, après quelques traverses, à l'Opéra-Comique pour lequel il avait été tout d'abord écrit. Il y a subi victorieusement cette épreuve de la seconde audition, et le jugement des Parisiens s'est trouvé d'accord avec celui des Viennois, pour classer l'ouvrage en première ligne dans le répertoire déjà si riche d'un des compositeurs les plus féconds et les plus puissamment doués que notre école nationale nous ait donnés.

Les pages de Goethe, au milieu de beaucoup de spéculations philosophiques et sentimentales, abondent en traits exquis de sensibilité et de poésie, par lesquels suffirait à s'expliquer le succès universel du livre, et l'action qu'il exerça à son apparition sur les âmes tendres. Rien n'est charmant comme les premières impressions de Werther après sa rencontre avec Charlotte, après le retour du bal où l'amour devait s'emparer si profondément de son cœur.

« Je ne t'ai pas raconté ce qui se passa à notre retour du bal, écrit-il au confident de ses secrètes pensées... L'aurore était splendide, l'eau tombait goutte à goutte des arbres ; toute la nature semblait renaître autour de nous. Nos deux compagnes commençaient à s'endormir. Elle me demanda si je ne voulais pas en faire autant et me pria de ne pas me gêner pour elle.

« — Tant que je verrai ces yeux ouverts, lui dis-je — et je la regardais fixement — il n'y a pas de sommeil pour moi...

« Je pris congé d'elle en lui demandant la permission de la revoir le jour même. Elle y consentit... je l'ai revue, et depuis ce temps-là, soleil, lune, étoiles, peuvent faire tranquillement leurs révolutions ; je ne sais plus s'il est jour ou s'il est nuit, l'univers n'est plus rien pour moi. »

Et plus loin :

« Aurais-je pu penser que ce Walheim, que je choisissais pour le but de ma promenade était situé si près du ciel ! »

Mais ce n'est pas du livre original qu'il s'agit ; fermons-le pour ne voir que le livret qui en émane, et où cette figure de Werther, en partie débarrassée de son enveloppe philosophique, nous apparaît en sa pure et touchante humanité. Il faut louer grandement les qualités de simplicité, de poésie et d'émotion de ce livret auquel la musique adhère de telle sorte qu'il ne saurait, ce me semble, être, à l'analyse, séparé de la partition.

Cette partition, conçue avec une méthode supérieure, avec un rare souci de la variété des aspects, en un sujet où quelque monotonie était à craindre, porte bien le caractère d'une parfaite sincérité. Les qualités natives du compositeur le charme, la tendresse, la sensibilité si impressionnable s'y retrouvent avec une pureté que certaine recherche raffinée du mieux a parfois altérée dans plus d'une page de ses précédentes œuvres. Ici, il se donne avec toutes ses sensations et avec tout son esprit. Et quand il se passionne, quand il s'emporte jusqu'au lyrisme, il le fait avec une générosité d'accent, avec une chaleur que lui doivent compter même les adversaires de son système musical.

A mon sens, ayant écrit quelquefois pour le public dont il pouvait vouloir se ménager les bonnes grâces, il écrit aujourd'hui pour lui-même, en la plénitude de son inspiration, ayant pris sur ce même public cette autorité qui l'en rend absolument maître, et ne se conquiert pas sans une longue étude, et parfois sans une âpre lutte.

Selon le procédé assez pratique, en somme, qui reporte au courant de la partition l'importante partie symphonique constituant autrefois la classique ouverture, l'introduction est un simple prélude, où s'accusent les douloureuses impressions qui sont comme la trame morale de l'ouvrage, et dont la finale ampleur fait un complet contraste avec ce riant et lumineux lever de rideau, qui nous montre, au milieu de la verdure et des fleurs, l'heureuse maison du bailli, père de Charlotte.

Au fond, s'étale le village, parmi les blés mûrs, avec sa petite église au clocher ventru et ses maisons à pignons bizarres. Il y a dans ce tableau une sérénité, une joie tranquille, dont la musique donne tout de suite l'impression et qui s'animent soudainement de la voix paternellement grondeuse du bailli, au milieu de ses enfants auxquels il s'efforce d'apprendre un grave noël. Tout cela chante, babille et rit à plaisir. C'est d'un très vif esprit musical.

Charlotte paraîtra bientôt, annoncée par sa jeune sœur Sophie. Elle s'habille pour le bal. On va y aller en troupe. Johann et Schmidt, les voisins du bailli, et aussi ce jeune Werther, qu'on dépeint là comme un rêveur, instruit, distingué, mais pas fort en cuisine, et surtout très mélancolique. Les deux voisins apportent ici cette petite part de comique, faite pour tempérer la gravité prochaine du sujet. Et, tout en parlant de Werther, on parle aussi d'Albert, que Charlotte doit épouser, selon un engagement solennel, et qui reviendra bientôt.

Un instant, la place reste vide, et Werther paraît, conduit par un paysan. A la suite de tout ce babillage musical de la scène précédente, c'est la note lyrique qui intervient. Werther s'extasie, il admire et tout autour de lui montent les suaves harmonies traduisant le calme des champs et le charme du lieu, qui « a l'air d'un paradis ». C'est un hymne à la nature, au silence, l'expression d'une âme tendre qui se recueille et à la fois s'épanche, morceau très finement nuancé, qui se termine en un crescendo comme ensoleillé. Et de l'intérieur de la maison vient encore la voix des enfants répétant ce noël, que salue Werther à l'aurore de son amour, comme il en accompagnera la fin douloureuse.

A l'entrée de Charlotte, qui le trouble, Werther se dérobe un instant. Elle, au milieu des enfants, est comme une jeune mère attentive et gaie ; ce tableau attendrit encore Werther. Et le voilà de nouveau dans le bleu ! Mais la passion déjà s'éveille ; elle va se formuler tout à l'heure.

On part pour le bal, Werther avec Charlotte et les autres dans la carriole des voisins. Et pendant qu'ils sont loin et que la nuit tombe, Sophie, restée seule à la maison, y voit arriver Albert, le futur époux de Charlotte, enfin revenu de son long voyage. Albert ne montre point une hâte grande de revoir sa promise. Il apprend qu'elle est au bal ; il reviendra le lendemain.

La nuit est venue tout à fait ; une douce lune éclaire les bosquets, au milieu desquels s'endort la maison de Charlotte. Très douce et très légère, la symphonie s'élève ; des voix chantent lentement dans l'orchestre ; elles y sont comme l'expression de quelque créature contemplative ; au milieu de cette mystérieuse évocation de choses imprécises, Charlotte et Werther paraissent, silencieux et lents. L'heure du sommeil est venue, et aussi celle de la séparation, après ce bal où leurs cœurs ont battu si près l'un de l'autre. Déjà les aveux s'ébauchent et, sur les lèvres de Werther extasié, le tutoiement se mêle aux formules de la courtoisie respectueuse. Charlotte songe à sa mère morte, si loin déjà et pourtant si proche d'elle, car bientôt c'est de son souvenir que naîtra l'éternelle séparation. Une émotion profonde est en elle : Werther l'incline à la tendresse et l'aveu s'échappe tout à coup de son cœur en une longue phrase brûlante.

Un souffle glacial traverse cette joie d'amour. Une voix joyeuse crie dans l'ombre : « Charlotte, Albert est de retour ! »

C'est la fin du rêve. Charlotte ne résiste pas plus que Werther ne résistera, à ce qui est la fatalité. Aucune révolte, qui aurait prolongé le drame. Les auteurs ont voulu cette brièveté et je ne saurais les blâmer de leur hâte à nous amener à la situation capitale et à la catastrophe finale :

 

— Oui, celui que ma mère

M'a fait jurer d'accepter pour époux !

Dieu m'est témoin qu'un instant près de vous

J'avais oublié ce serment... —

— A ce serment restez fidèle.

Moi, j'en mourrai !

 

Ainsi répond simplement Werther et s'achève ce premier acte plein de charme et d'émotion.

Au second acte, Charlotte est mariée. Un prélude plein d'entrain nous dispose aux impressions d'une joyeuse après-midi de dimanche. Sous les tilleuls de la petite place de Walheim, entre le presbytère et le temple, qui se font face placidement, devant la taverne de la Wirthschaft, s'attardent les bons voisins Johann et Schmidt, chantant, le verre en main, le « Vivat Bacchus ! Semper Vivat ! » Les deux francs buveurs chantent ainsi l'office à leur manière ; ils le chantent même un peu longuement, mais c'est en somme une agréable entrée en matière, contrastant heureusement avec les scènes qui doivent suivre. Albert et Charlotte viennent alors. Ils échangent quelques subtilités, car entre eux, et dans les conditions où s'est fait leur mariage, il ne peut être question d'impressions bien franches. C'est une affection honnête et modérée. Albert, si tendre qu'il se fasse, ne nous apparaît point comme un passionné. Le passionné, c'est le triste Werther qui, de loin, assiste à ces intimités conjugales. Enfin, Charlotte entre au temple, Albert, qui n'est point pratiquant, s'éloigne et la parole reste à Werther :

 

Dieu de bonté,

Si tu m'avais permis de marcher dans la vie,

Avec cet ange à mon côté,

Mon existence entière

N'aurait jamais été qu'une longue prière.

 

Dans ces déchirements d'âme, qui vont se reproduire forcément toutes les fois que les évènements rapprocheront et en même temps éloigneront Werther de Charlotte, un écueil était à redouter, que j'ai déjà signalé : la monotonie. L'ingéniosité de M. J. Massenet s'est montrée ici toujours triomphante de l'incessante difficulté. En gardant au sentiment de Werther toute son intensité, il en a très heureusement varié l'expression.

Une rencontre attendue entre Werther et Albert se place au milieu de cet acte. Double confidence, le mari comprenant les regrets du triste soupirant, ce dernier faisant profession d'amitié fraternelle, double courtoisie inutile, dont l'impression musicale ne se dégage pas très vivement, mais que suit une jolie scène très ingénue et très alerte : la petite sœur Sophie conviant à la danse Werther, le chevalier au sombre visage, et égrenant pour lui les perles vocales d'une très jolie chanson printanière :

 

Du gai soleil plein de flamme,

Dans l'azur resplendissant,

La pure clarté descend

De nos fronts jusqu'à notre âme.

 

Un découragement a détaché à jamais Werther de toutes choses. Il ne peut vivre que de Charlotte ou en mourir. Là, sous les tilleuls, il la retrouve encore, mais pour recevoir d'elle un nouvel adieu, non point éternel, car, se fondant sur l'apaisement nécessaire de son âme, elle fixe à la Noël leur prochaine rencontre.

Lui, a compris que de ces adieux successifs l'adieu définitif devait naître. Et, déjà, il songe au suicide. Il s'y résout :

 

Offensons-nous le ciel en cessant de souffrir ?

Lorsque l'enfant revient d'un voyage avant l'heure,

Bien loin de lui garder quelque ressentiment,

Au seul bruit de ses pas tressaille la demeure

Et le père joyeux l'embrasse longuement.

O Dieu, qui m'as créé, seras-tu moins clément ?

 

Et il s'enfuit, insensible à la douleur de la gentille Sophie dont l'amour naissant se révèle et en même temps se brise devant l'inconsciente cruauté de Werther.

A partir de ce moment, il faut cesser d'analyser : il faut prendre tout d'un bloc la partition de M. J. Massenet. Elle entraîne le spectateur du même mouvement que le drame à travers une suite de scènes passionnées, troublantes et tragiques. C'est Charlotte seule en son logis, par une neigeuse journée de décembre, la veille de Noël, et relisant avec une émotion profonde les lettres naguère reçues de Werther, constatant avec une sorte d'effroi la place que l'absent a prise dans son cœur. La lecture de ces lettres, le trouble que les mots prononcés communiquent à l'âme de Charlotte nous donnent une des pages les plus simplement émouvantes de l'œuvre. Une adorable scène entre les deux sœurs, Charlotte et Sophie, suit ce monologue où la pensée de Werther est constamment présente. Sophie, innocemment, parle de Werther. « Depuis qu'il est parti tous les fronts sont devenus moroses. » Et ces mots retentissent douloureusement dans l'âme de Charlotte. Sophie ne se doute pas de cette torture qu'elle inflige. Voilà un duo, une scène à deux, devrais-je dire, qui nous montre dans toute sa profondeur la sensibilité exquise du compositeur.

C'est, ensuite, la grande scène entre Charlotte et Werther tout à coup apparu à ce rendez-vous de Noël ! Il est dévoré de passion, et cette passion se communique à Charlotte. Un instant il la tient dans ses bras ; elle se reprend assez vite pour qu'il lui reste la force de lui échapper, de le congédier une dernière fois. Et non sans une certaine emphase, dans le goût du temps où l'ouvrage de Goethe fut écrit. Werther, demeuré seul, s'écrie :

 

Prends le deuil, ô nature :

Ton fils, ton bien-aimé, ton amant va mourir !

 

Quand il s'est enfui, Albert entre, se souciant du retour de Werther, en concevant quelque ombrage. Il n'est pas à ce point aveugle que, pour parler le langage moderne, « l'état d'âme » de sa femme lui ait échappé. Il interroge Charlotte troublée. Elle n'a pas le temps de répondre. Un messager entre, apportant un billet de Werther : « Je pars pour un lointain voyage ; voulez-vous me prêter vos pistolets ? »

C'est, presque textuellement, la scène bien connue du roman et j'avoue que je ne l'aime ni dans le roman, ni dans la pièce, malgré l'effet dramatique qui en résulte. Ce désespéré d'amour, qui sort de chez la femme adorée, ayant laissé deviner sa résolution funeste et qui, dix minutes après, envoie emprunter au mari ses pistolets, cela me semble du romantisme le plus faux, le plus naïvement mélodramatique. C'est du chantage au suicide. Que rêve donc Werther quand il invente cette étrange commission ? Que Charlotte frémira, qu'elle oubliera toute retenue, qu'entre son mari et celui qui l'aime jusqu'à en mourir, elle n'hésitera plus ; qu'elle laissera les pistolets dans leur boîte et qu'elle accourra chez Werther pour le supplier de vivre. Si mauvais que soit le moyen qui l'amène, la scène est belle, je le répète, et le « donnez-les » d'Albert à sa femme, le regard plein de tragiques sous-entendus accompagnant ces deux mots, sont d'une grande puissance dramatique.

Cet acte, d'une solide tenue, d'un intérêt poignant, est certainement un des plus complets morceaux que M. Massenet ait écrits. Je dirai de même que la symphonie qui le sépare du suivant est une de ses plus merveilleuses pages instrumentales. Dans la tristesse d'une nuit neigeuse montent de grandes plaintes qui serrent le cœur. Charlotte, affolée, courant vers la maison, où elle voudrait arriver assez tôt pour arracher Werther à la mort, passe dans l'ombre, tandis que sonne au loin une cloche triste.

Elle arrive chez Werther et le trouve renversé dans son fauteuil, mourant. Il ne revient à lui que pour répéter et recevoir un triste aveu d'amour ; et il succombe dans les bras de Charlotte désespérée, tandis qu'au dehors, dans les blancheurs de la nuit, monte le noël des petits enfants.

Cette tragique fin est poussée jusqu'à l'angoisse par le compositeur. Elle reste, malgré la musique qui idéalise tout, d'un réalisme profond. La mise en scène primitive indiquée sur la partition n'a pas été suivie à l'Opéra-Comique. On nous y montre, au lever du rideau, Werther, frappé à mort, sur son fauteuil ; on devrait le voir gisant sur le sol et voir aussi Charlotte le cherchant, l'appelant, le découvrant tout à coup avec horreur. J'aurais préféré cette mise en scène moins convenue, moins théâtrale.

Tel est cet ouvrage qui semble avoir, du premier coup, conquis tous les suffrages et dont une interprétation remarquable assure tous les effets que pouvait en attendre le compositeur. Mlle Delna y personnifie Charlotte avec beaucoup de charme, de naturel et de force dramatique ; sa voix est d'une générosité et d'une souplesse bien rares. Elle en obtient, comme d'instinct, toute la finesse et tout l'accent que de longues études ne réussissent pas toujours à donner. Mlle Laisné est toute charmante dans Sophie. M. Bouvet interprète, avec sa grande autorité, avec sa vraie science de composition, le rôle un peu ingrat d'Albert. M. Ibos est bien à sa place dans le rôle de Werther ; il joue bien ; il chante bien, quoique forçant parfois un peu les effets et les appuyant de gestes frémissants dont il gagnerait à se dispenser. Cet artiste, un peu effacé à l'Opéra, d'où il vient, paraît devoir occuper à l'Opéra-Comique une place brillante.

Je louerai, en terminant, l'impeccable exécution de l'orchestre, sous la direction de M. Danbé, les décors pittoresques, les costumes charmants en leur exactitude et la mise en scène réglée avec ce souci du détail et cette recherche de la vérité que professe supérieurement M. Carvalho.

(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 01 février 1893)

 

 

 

 

 

Le livret, adroitement tiré du chef-d’œuvre de Goethe, offre, dans les deux premiers actes, un mélange de pittoresque, de gaieté et d'émotion, avec la jolie scène de Charlotte donnant à déjeuner aux enfants, avec l'amusante leçon de solfège donnée par le vieux bailli à ces enfants, avec l'épisode du départ pour le bal, puis enfin l'invocation de Werther à la nature, très largement traitée par le musicien, et son beau duo si ému avec Charlotte, dans lequel tous deux expriment très heureusement les sentiments secrets dont ils sont animés. Le troisième voit élargir la situation et devient tout à fait pathétique, avec un éclair de gaieté donné par la présence rapide de Sophie. La scène de la lecture, par Charlotte restée seule, des lettres de Werther, est admirable, avec sa déclamation sobre et émouvante, soulignée par les dessins haletants d'un orchestre qui vient ajouter encore à l'émotion et la rendre plus poignante. L'entrée de Werther et son nouveau duo avec Charlotte, duo plein d'élan et de passion, vient porter cette émotion à son comble en laissant entrevoir un dénouement fatal. Enfin, Werther parti, survient tout à coup Albert, troublé, inquiet sans presque savoir pourquoi ; sa scène avec Charlotte, l'arrivée du messager qui vient de la part de Werther lui demander ses pistolets, l'ordre qu'il donne à Charlotte de les remettre elle-même à ce messager, tout cela est traité avec une habileté, un sentiment scénique dont il est difficile de se faire une idée. Puis, au quatrième acte, nous assistons à la mort de Werther. Charlotte, arrivée trop tard, reçoit les derniers aveux du moribond. Musicalement, la scène est d'une intensité d'expression surprenante, avec pourtant une grande sobriété dans les moyens. Werther est une œuvre de premier ordre. Avant son apparition à l'Opéra-Comique, Werther, en effet, avait été représenté à l'Opéra impérial de Vienne, avec un succès éclatant.

(Arthur Pougin, Nouveau Larousse Illustré, 1897-1904)

 

 

 

 

 

     Les auteurs de ce livret de Werther ont tiré le meilleur parti possible du roman de Goethe, qui, quoi qu'on en puisse dire, est aujourd'hui quelque peu démodé et d'une lecture laborieuse. Ils en ont pris juste ce qu'il fallait pour le mettre à la scène et provoquer l'inspiration tendre et passionnée d'un musicien tel que M. Massenet, dont un semblable sujet servait à souhait le tempérament. Il est certain que le compositeur a trouvé là le thème d'une de ses œuvres à la fois les plus délicates, les plus touchantes et les plus exquises, et qu'en s'emparant musicalement de la Charlotte du poète il en a fait l'une de ses figures les plus idéales, un de ces types qu'on n'oublie plus une fois qu'on les a entrevus. Dans l'ensemble de l'œuvre nulle emphase, nul excès, nulle exagération, mais la note juste, sincère, telle qu'elle doit être perçue et réalisée, avec son émotion intense et pourtant la sobriété qui doit empêcher le drame de tourner au mélodrame. Et pour écrire cette partition de Werther le musicien de Manon a retrouvé, avec le style si pur et si châtié qui le caractérise, toute la poésie dont il avait su entourer la figure de l'amante de Des Grieux et qu'il a répandue à flots sur le front pur de sa Charlotte.

Des quatre actes dont se compose cette partition, — et dont le dernier est très court, — le premier et le troisième surtout ressortent en pleine lumière et, chacun en leur genre, sont d'une beauté absolue. Au premier, dans lequel le pittoresque se mêle à l'émotion, la scène des enfants est tout à fait charmante, et cette leçon de solfège donnée par le vieux bailli à ses six enfants est d'un entrain et d'un attrait délicieux ; il y faut signaler encore l'épisode du départ pour le bal, puis, avec un caractère plus sérieux, la belle invocation de Werther à la nature, si pleine d'ampleur, et le beau duo, si ému, du retour de Werther et de Charlotte, dans lequel les deux êtres expriment tour à tour, et dune façon si heureuse, les sentiments secrets dont ils sont animés.

Le troisième acte est l'acte du pathétique et de la passion, traversé furtivement par un éclair joyeux, l'arrivée inattendue de Sophie. Il s'ouvre par la scène des lettres, que le musicien a traitée d'une façon admirable. Charlotte est seule, le soir, elle ouvre un meuble et en tire les lettres de Werther, qu'elle relit une à une, la poitrine oppressée et les larmes aux yeux. Cet air, dans lequel l'orchestre joue un rôle d'une extrême importance, et dont la déclamation, entrecoupée de dessins et de répliques d'instruments, est d'une vérité si grande et d'une émotion si touchante, est une des plus belles pages scéniques qu'ait jamais écrites M. Massenet ; elle étreint le cœur littéralement et fait couler les larmes. Ici, le talent et l'inspiration vont de pair, et l'habileté du compositeur n'a d'égale que la richesse et la générosité de son imagination. Puis, tout à coup, pendant cette lecture de Charlotte, sa sœur pénètre auprès d'elle, et l'entrée de cette enfant naïve donne lieu, entre Charlotte et Sophie, à un duo exquis, dans lequel la grâce juvénile et folle de la fillette forme un contraste délicieux avec la tendre mélancolie qui semble s'épandre sur le chant de Charlotte. C'est un éclair lumineux dans une situation qui, après le départ de Sophie, va s'assombrir de plus en plus. Arrive Werther, et là se place un duo d'un autre genre entre les deux amants, duo pathétique, plein d'élans, vraiment inspiré, auquel on ne saurait reprocher qu'une conclusion peut-être un peu brutale dans sa sonorité stridente. Et le beau lied sur les vers d'Ossian, quelle mélancolie, quelle émotion poignante s'en dégage, et quelle couleur étonnante a su lui donner le musicien ! Enfin Werther est parti, Albert est de retour, soucieux, inquiet et presque soupçonneux, il reçoit le billet par lequel Werther lui fait demander ses pistolets, et il charge Charlotte, émue comme on le comprend, de les remettre elle-même au messager. Tout cela est traité, musicalement, de main de maître, avec l'aide de l'orchestre, dont l'intervention est ici tout naturellement indiquée. Toute cette scène encore est rapide et superbe.

Puis, pour finir, l'entr'acte en action, dans lequel on voit Charlotte sortir, sous le vent et la neige, pour se rendre chez Werther, dont elle ne craint que trop le funèbre projet, et enfin le dernier acte, où elle arrive chez l'infortuné pour le recevoir mourant entre ses bras. Tout cela sobre, contenu, d'un dramatique discret, mais souverainement pathétique et d'une intensité d'effet dont on ne peut se faire une idée.

En résumé, la partition de Werther est une œuvre supérieure, d'un art exquis et d'un sentiment profond, qui ne pouvait être conçue et menée à bien que par un musicien de génie. Elle est digne en tout point de l'auteur de Marie-Magdeleine, de Manon, d'Hérodiade et des Érynnies. Si elle ne le grandit pas, ce que je ne saurais dire, elle le maintient à la première place des musiciens de ce temps, et ne dis pas seulement des musiciens français, mais de ceux de tous les pays. Et pourtant, telle est l'organisation de nos théâtres que ce Werther, signé du grand nom de M. Massenet, dut, avant de se faire acclamer du public parisien, accepter l'hospitalité d'une scène étrangère. C'est à Vienne, en effet, à l'Opéra impérial, que Werther fit sa première et éclatante apparition, joué, pour les deux rôles principaux, par deux artistes excellents, M. Van Dyck, le fameux ténor wagnérien, et Mlle Renard. A l'Opéra-Comique, il n'est que juste de constater que Mlle Delna a fait du rôle de Charlotte une création admirable.

(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément d’Arthur Pougin, 1903)

 

 

 

 

 

affiche de la première représentation de Werther à l'Opéra de Vienne

 

Parmi tous les caractères qu'évoqua la plume de Goethe, celui de l'infortuné Werther, âme délicate et passionnée, était propre entre tous à inspirer Massenet. La grande difficulté, par exemple, était de ramener la donnée du roman à une forme convenable au point de vue scénique. La collaboration d’Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann a eu d'excellents résultats et, cette fois encore, le compositeur n'a pas eu à se plaindre des librettistes.

Paul Milliet, l'un des deux librettistes de Werther (car Hartmann ne figure qu'à titre de collaborateur-éditeur), a raconté [l’Art du Théâtre, n°31, juillet 1903, page 107] comment l'idée lui vint d'adapter Werther à la scène. C'était en 1882, pendant le voyage qu'il fit avec l'éditeur Hartmann et Massenet pour assister à la première d’Hérodiade à Milan. Je laisse la parole à Paul Milliet :

 

« Que pensez-vous de Goethe ? » me demanda-t-on tout à coup.

Je répondis par la phrase de Mme de Staël : « Il dispose du monde poétique comme un conquérant du monde réel. »

— Et de Hermann et Dorothée ? J'aime beaucoup celle idylle ; avec ses émotions douces, ses personnages sympathiques, ses descriptions de la nature, ne pourriez-vous me faire un poème d'un lyrisme achevé ?

Avec Herman et Dorothée ! Certes, je n'étais pas partisan de l'imprévu des événements ou des possibilités groupées en vue de l'effet scénique ; mais pour établir un drame de pure humanité, il faut choisir des personnages dont l'âme soit le moteur de l'action, dont les évolutions psychologiques soient tragiques. Hermann, Dorothée, le pharmacien et l’aubergiste sont des êtres de peu d'importance. Pourquoi les choisir quand, dans l'œuvre de Goethe, il y avait un poème qui remplissait toutes les conditions de l'action lyrique, Werther, oui Werther, dont l'âme connaît l'infini des douleurs et des joies ? Dans Werther, il y a un drame humain auquel se mêlent l'enchantement et la désolation de la nature. L'immensité du monde, avec ses murmures charmeurs ou plaintifs, avec ses harmonies, ses clartés et ses ombres, a l'air de s'associer aux sensations, aux idées, aux souffrances du héros.

— Oui, mais le coup de pistolet ?

— Le coup de pistolet, je ne m'y arrête pas. On l'entendra ou on ne l'entendra pas, cela n'a aucune importance. Le dénouement de Werther, c'est la délivrance, c'est le salut. Werther meurt de l' « intérieure blessure ». Quand la nuit de Noël descend sur lui, quand elle lui enveloppe le cœur d'un trouble bienheureux, une clarté de pardon perce les ombres où le monde s'efface ; et, pour Werther comme pour Tristan, la musique des âmes commence à chanter dans le silence où les voix mortelles se sont tues.

— Ceci me plaît et me décide. Vous ferez Werther.

— Et Massenet en écrira la musique ?

— Et Massenet en écrira la musique. »

Le voyage de Milan s'acheva dans la joie. Au retour, je me mis à l'œuvre. C'est alors que mes peines commencèrent. Quatre années durant, je remis mon ouvrage sur le métier, le polissant sans cesse et le repolissant, introduisant un jour tel épisode qu'il fallait supprimer le lendemain et rétablir le surlendemain, non sur le désir de Massenet (je voyais à peine mon collaborateur), mais selon le caprice de l’éditeur. Je me rappelle que je fis un nombre incalculable de fois une double invocation à la nature dont le lyrisme devait traduire l'exaltation du héros.

……….

Ces vers qui serraient de près le texte de Goethe ont disparu avec bien d'autres dans les modifications de la dernière heure. Je me garderai bien de divulguer les mystères de la collaboration, mais je puis dire que c'est à la suite de coupures et d'annexes arbitraires que mon ami Édouard Blau devint mon collaborateur.

……….

 

D'autre part, voici comment le Maître expliqua naguère, à notre confrère Robert Charvay [Supplément illustré de l’Echo de Paris, 15 janvier 1893], la conception, la naissance et les péripéties de la partition de Werther :

 

Je me mis au travail... Mes premières mesures, je les écrivis an printemps de 1885 et je notais les dernières à la fin de l’hiver 1886... Près de deux années de labeur !... La partition fut gravée de suite… Je songeai alors à chercher mon interprète principale, celle qui devait incarner l'héroïne du drame... Une cantatrice de tout premier ordre s'offrit d'abord à ma pensée... Mme Caron. Quelques semblants de pourparlers s'engagèrent à ce moment avec Carvalho... Ils n'eurent pas le temps d'aboutir. L'Opéra-Comique, à cette époque, passa successivement entre les mains intérimaires de MM. Jules Barbier et Paravey.

Ce dernier précisément me demandait une œuvre qu’il pût jouer pendant l’Exposition… Il avait connaissance de Werther et me sollicita à ce sujet. — Mais je préférai lui livrer Esclarmonde, drame à grand spectacle qui se prêtait bien mieux à tous les déploiements de mise en scène, à toutes les magnificences des décors et des costumes, et pour lequel enfin j'avais une merveilleuse interprète, Mlle Sibyl Sanderson, douée d'une voix miraculeuse, féerique, capable de s'élever à de vertigineuses hauteurs…

... M. Paravey accepta cette substitution... Il eut raison, car Esclarmonde tint cent fois l'affiche pendant la durée de l'Exposition...

Sur ces entrefaites, Manon fut montée à Vienne. J’allai assister aux dernières répétitions. Grâce à la mise en scène, grâce à l'admirable exécution de l'orchestre, grâce surtout au talent de deux protagonistes, Mlle Renard et Van Dyck, le succès fut des plus vifs…

……….

Quelques mois plus tard, je reçus une lettre de Van Dyck. « Que faites-vous donc, m'écrivait l'excellent artiste, que faites-vous de ce Werther dont vous m'avez, un soir, parlé dans les coulisses ? Que ne nous donnez-vous le plaisir de le créer ici ? »

J’avoue que je fus ravi de la proposition, et je signai un traité avec la direction de l'Opéra Impérial.

……….

Enfin le 16 février 1892, à sept heures du soir, la première représentation avait lieu au Théâtre Impérial…

……….

Mais quelles que fussent les jouissances artistiques que me procurât mon séjour à Vienne — pendant les quelques semaines que j’ai passées là-bas, on avait la gracieuseté de monter, soit, au Théâtre, soit à la Chapelle Impériale, les œuvres de mes maîtres et amis : Thomas, Gounod, Bizet, Delibes, Saint-Saëns, etc. … — force me fut de repartir après la seconde de Werther.

Mes occupations et mes cours du Conservatoire me rappelaient impérativement à Paris.

Ce fut alors que Carvalho m’écrivit et me gronda amicalement de ma... fugue en Autriche. « Revenez-nous, disait-il, et rapatriez ce Werther que, musicalement, vous avez fait français. »

Nous nous entendîmes facilement et nous convînmes d'une exécution à l'Opéra-Comique pour le commencement de l'automne.

Mais dans l'intervalle, je suis fier de le constater, Werther eut les honneurs d'une audition officielle… Le Ministre de l'Instruction publique, M. Bourgeois, me pria de faire exécuter les principaux fragments de mon œuvre dans une soirée qui aurait lieu au ministère. J’y consentis avec joie et, un soir, pendant plus d'une heure, j'accompagnai au piano, dans les salons ministériels, de remarquables interprètes tels que Mmes Isaac et Leclercq, Bouvet...

Cependant Werther entrait en répétitions à l'Opéra-Comique. La distribution des rôles eut lieu au delà de mes désirs entre Mlle Delna, qui s'est triomphalement révélée dans les Troyens, Mlle Laisné, la toute charmante jeune fille qui obtint, cette année, deux premiers prix au Conservatoire. Bouvet, déjà nommé et applaudi, plus Ibos, l’excellent ténor...

 

Étant donnée la forme particulière de l'œuvre de Goethe, il était inévitable que celle-ci fût assez profondément modifiée dans la réalisation théâtrale, beaucoup plus par exemple que ne l'avait été Manon. On verra, par le résumé que voici, que tout l'essentiel en a été néanmoins respecté. 

*** 

Après un prélude de dimensions moyennes, simple et très expressif, le rideau se lève sur une scène joyeuse et cordiale. Le bailli est assis sur la terrasse de sa maison, entouré de ses enfants qui rient et chantent ; il cause amicalement avec ses compères Johann et Schmidt : Sophie, sa fille cadette, vient parler du bal, pour lequel Charlotte, l'aînée de la famille, est en train de faire toilette.

Bientôt apparait Werther, tout émerveillé par le charme de cette claire journée d'été, du gai village où il se trouve, par les voix mutines des enfants assidus à répéter leur chant. Et voici que Charlotte se présente, vient faire admirer sa belle toilette par son père. Le bailli aperçoit Werther, l'accueille amicalement et le présente à Charlotte. Cependant d'autres invités arrivent, prêts à partir pour la fête. Maternelle, Charlotte fait à ses petits frères et sœurs les dernières recommandations, tandis que Werther extasié la contemple. Puis tout le monde s'en va, sauf Sophie et le bailli. Mais gentiment, la jeune fille engage son père à aller rejoindre ses amis au cabaret du Raisin d'or, ce dont il meurt d'envie.

Elle reste seule, mais presque aussitôt on voit arriver Albert, le fiancé de Charlotte, qui rentre après six mois d'absence, et qui cause fraternellement de sa promise avec sa future belle-sœur, tandis que tombe la nuit.

Une exquise phrase se développe pendant un moment ; puis Charlotte et Werther, revenant de la fête, apparaissent. Werther parle à la jeune fille avec un tendre enthousiasme. Naïve, Charlotte rappelle le souvenir de sa maman qui n'est plus. Werther s'exalte et avoue son amour, Charlotte se trouble.

A cet instant, le bailli, qui, de l'intérieur de la maison, a entendu la voix de sa fille, annonce joyeusement le retour d'Albert. Alors Charlotte se rappelle sa promesse. Albert est le fiancé choisi par cette maman qu'elle pleure. Werther est désespéré, mais il engage néanmoins Charlotte à rester fidèle.

Au deuxième acte, l'automne est venu. Sur la place de Wetzlar, par une belle après-midi de dimanche, Johann et Schmidt se réjouissent. Charlotte paraît au bras d'Albert ; elle est unie à lui depuis trois mois. Ils causent affectueusement et avec simplicité de leur chaste tendresse, et s'apprêtent à pénétrer dans le temple. Werther survient et contemple avec agitation le jeune couple ; il souffre de cruels tourments à la pensée que Charlotte appartient à un autre, et exprime sa douleur en un monologue passionné. Cependant Albert, qui sort du temple, s'approche de lui ; il a tout compris et sincèrement exprime au pauvre amoureux sa vive sympathie, mais aussi sa confiance absolue, car il sait Werther loyal. Werther répond avec une franchise non moindre. Sophie, pleine de gaîté, vient se mêler à leur conversation ; puis Werther reste seul, dévoré par la conscience d'une passion souverainement dominatrice. Charlotte sort à son tour du temple. Comme poussé par une force invincible, Werther s'approche d'elle et l'entretient encore de son amour. Charlotte, grave et fidèle à la foi jurée, l'engage à oublier, à partir ; qu'il revienne à la Noël, l’âme apaisée. Werther est de nouveau seul. Son désespoir longtemps contenu éclate enfin, longuement, violemment. La rieuse Sophie revient vers lui, l'invite à prendre part aux réjouissances ; mais le jeune homme s'excuse, il doit partir. Cette nouvelle attriste la pauvre enfant qui, après le départ de Werther, éclate en sanglots. Cependant, le cortège de la cinquantaine défile, et le rideau s'abaisse au milieu des cris de joie.

Le premier tableau du troisième acte se passe dans la maison d'Albert, la veille de Noël. Charlotte est seule ; elle songe à Werther, relit ses lettres, dont certaines phrases sombres et mystérieuses l'inquiètent. Sophie entre, très gaie, les mains encombrées de jouets. Elle voit la tristesse de sa grande sœur, l'interroge affectueusement, célèbre la joie du rire et, imprudemment, se met à parler de Werther, dont elle regrette l'absence, et provoque par là de nouvelles larmes. Charlotte, une fois sa sœur partie, invoque ardemment le secours du ciel, sans pouvoir cependant réagir contre la douleur qui l'oppresse. Et soudain Werther se présente, pale, désolé, mais toujours ardemment épris. Charlotte l'accueille avec la même cordialité simple qu'autrefois. Involontairement, Werther s'exalte et de nouveau supplie ; il sent bien, d'ailleurs, que Charlotte répond à sa tendresse et ne résiste que par un suprême effort de volonté. Il se fait de plus en plus pressant; la jeune femme, toute défaillante, répond à ses ardentes paroles en suppliant Dieu de la protéger contre elle-même et, se ressaisissant enfin, court s'enfermer dans sa chambre. Vainement Werther la supplie de revenir ; puis il part, désespéré, après une romantique invocation à la Nature qu'il va quitter pour toujours. Albert rentre, nerveux et préoccupé, surpris de trouver la porte de la rue ouverte et la pièce vide, inquiet surtout de voir Charlotte pleine d'agitation et de trouble. Mais un domestique s'avance, apportant une lettre dans laquelle Werther, près de partir en voyage, demande à Albert qu'il veuille bien lui prêter ses pistolets. Albert, très calme en apparence, fait remettre les armes au domestique par Charlotte. Puis il s'en va. La jeune femme, restée seule, saisit une mante et sort précipitamment.

C'est la nuit de Noël, temps de paix et de réjouissances. Et cependant de l'orchestre monte, en une expressive symphonie, une clameur tragique qui se résout peu à peu en un calme douloureux. La neige tombe et semble ouater toutes les souffrances de Werther (1)

(1) La nature s'était mise à l'unisson de cette nuit de Noël le jour de la répétition générale et le soir de la première de Werther : une vraie avalanche de neige sévit pendant deux jours. L'après-midi de la répétition générale, Massenet — qui n'assiste jamais à ces solennités, surtout quand il s'agit de ses œuvres — était venu faire sa classe au Conservatoire. Aucun de ses élèves n'était là, du reste, car il leur avait offert à tous des billets pour la répétition de Werther. Entre deux actes, l'un de ses élèves vint lui donner des nouvelles de la réussite de l'ouvrage. Massenet était inquiet, nerveux ; il arpentait la cour du Conservatoire tandis que la neige tombait à gros flocons.

Le soir de la première, la tourmente de neige recommença avec plus de fureur que celle qui tombait sur la petite ville de Walheim. Et les critiques qui assistèrent à la première de Werther purent peut-être critiquer le décor de l'Opéra-Comique, mais ils trouvèrent y avait trop de couleur locale dans la rue.

     Un glas sonne et le rideau se lève sur le cabinet de travail de Werther, Charlotte entre brusquement et aperçoit, aux rayons de la lune, le corps inanimé du désespéré qui est étendu près de la table. A la voix de la bien-aimée, le jeune homme se ranime un instant et supplie Charlotte de pardonner sa folie ; elle a agi sagement et justement. L'heure dernière de Werther est douce auprès de celle pour qui il voulut donner sa vie ; tous deux échangent de tendres souvenirs, de doux aveux, des baisers qui ne sont plus défendus. Et voilà que des voix d'enfants montent, égrenant les notes du joyeux Noël. « Voilà, murmure Werther, l'hymne du pardon et de la délivrance ». Et en effet, tandis qu'il écoute, ses forces l'abandonnent. Charlotte est affolée de désespoir : le moribond l'exhorte à se raffermir et expire après avoir évoqué la vision d'une tombe paisible, où peut-être, parfois, la bien-aimée s'attardera à prier et à se souvenir. Les cris de joie des enfants continuent à retentir et forment avec cette scène de deuil un saisissant contraste. 

*** 

A cette poignante et simple tragédie, il fallait une musique qui fût à la fois intense et sobre, libre d'effets grossiers et faciles, et cependant essentiellement dramatique. Il fallait que cette musique soulignât, accentuât encore la marche directe et profonde du drame si entièrement dénué de vaines complications et d'encombrants épisodes. Le maître Massenet l'a fort bien compris, et il a composé une partition de très haute tenue, nourrie et serrée à la fois, pleine de musique à la fois riche et concise.

 

une page du manuscrit de Werther

 

La partition se signale tout d'abord par son unité d'atmosphère et de mouvement. Elle est construite à la façon moderne, c'est-à-dire sans divisions brusques, sans que l'action s'y ralentisse jamais pour des motifs purement lyriques. Quelques motifs principaux, brefs et pleins de caractère, la colorent puissamment, par le rôle continuel qu'ils jouent dans le courant des divers actes. Le style vocal lui-même est remarquable à plusieurs égards ; les récitatifs sont traités d'une façon assez nouvelle ; la valeur prosodique des syllabes y est soigneusement observée, et le caractère en est rythmique plutôt que mélodique. Quant au chant lui-même, il est de la plus heureuse simplicité jusque dans les élans les plus lyriques.

L'invention harmonique et mélodique du maître est, dans tout Werther, d'une surprenante distinction : chaque note est expressive, bien en place. Tout est également loin de la pauvreté et de l'emphase. Massenet n'a même pas voulu se laisser aller aux longues effusions sensuelles qu'on rencontre souvent dans ses autres œuvres, mais que les caractères de Charlotte et de Werther ne comportaient pas le moins du monde. Incontestablement sa musique y gagne en tenue et en puissance dramatique ; mais cela, chose curieuse, sans perdre quoi que ce soit de son charme amoureux. Seulement ici ce charme est d'une essence plus concentrée, il s'y mêle un je ne sais quoi d'amer et de profond par où Werther constitue un chapitre très caractéristique de ce grand livre d'amour qui est l'œuvre entier de Massenet.

La qualité des accompagnements, des épisodes instrumentaux eux-mêmes, se ressent de cet état de choses. Il n'y a là jamais rien de superflu ; aucun débordement de pittoresque, aucun excès de manipulations symphoniques. Dès le prélude même, le ton que conserve l'œuvre est typiquement établi. Qu'on observe aussi par quelles fines touches de couleur orchestrale Massenet, durant la scène du départ pour la fête, au premier acte, fait tourbillonner l'évocation du bal, des routes où gaiement défilent les paysans endimanchés. Même pittoresque très discret, profondément expressif, au moment où Charlotte revient accompagnée de Werther, tandis que flotte encore l'écho des motifs de la danse.

Qu’on voie encore, à un autre point de vue, la phrase de Charlotte : « Si vous l’aviez connue !... Ah ! la cruelle chose... », qui est un chef-d'œuvre d'expression avec son très simple accompagnement syncopé.

Il faut citer encore l'aimable petite introduction du deuxième acte, gaie, chatoyante sous sa tournure populaire. Dans ce même acte, le pathétique de la scène entre Werther et Charlotte est réalisé avec les procédés les plus sobrement classiques d'allure, quoique d'une haute originalité. Les scènes de gaîté encore sont d'une délicatesse achevée ; témoin la chanson de Sophie : « Le rire est béni », alerte petit scherzo qui interrompt un moment la symphonie passionnelle. Écoutez encore la pure prière de Charlotte, si tragique en ses lignes austères ; c'est encore là de l'art eurythmique dans toute la force du terme.

Mais il faudrait citer une à une chaque page de l’œuvre ; on nous permettra de n'en rien faire, pour ne point paraitre didactique. Cependant il convient de signaler, avant de quitter Werther, la superbe page instrumentale qui relie le troisième acte au quatrième acte et décrit la fuite de Charlotte anxieuse, courant à la recherche de Werther. « Décrit » n'est peut-être pas le mot juste, car il n'y a là dedans point de description au sens matériel du mot ; rien que de l'émotion et de la musique, de belle musique tout animée d'un sentiment profond et communicatif. C'est la page instrumentale la plus développée de l'œuvre ; et, comme les autres, elle fait étroitement corps avec l'ensemble de ce beau drame, qui ne contient rien que d'essentiel.

 

                             

caricatures de Massenet, publiées à Vienne dans Der Floh

 

Werther a eu une étrange fortune. Acclamée à Vienne, cette partition fut portée aux nues à Paris par les musiciens, moins goûtée par le public. Reprise en 1903 sous la direction d'Albert Carré, l'œuvre n'a pas cessé d'attirer la foule, d'être prisée à l'égal de Manon et même d'être déclarée supérieure à cette partition. Il a donc fallu dix ans pour que cette musique fût bien comprise ; ces dix ans représentent toute une évolution de la musique, toute une éducation de notre public français.

Ce succès en appel, si j'ose ainsi m'exprimer, prouve que Massenet avait su être un précurseur. On l'avait traité de révolutionnaire, quand il écrivit le Roi de Lahore, Hérodiade, même Manon ; il en fut de même pour Werther.

En musique comme en littérature, comme aussi en politique, on est toujours le révolutionnaire de quelqu'un. Le temps se charge de remettre tout en place et de donner au terme de révolutionnaire sa vraie signification.

Ajouterai-je que la partition de Werther a rencontré en 1903, à l'Opéra-Comique, un cadre digne d'elle. Albert Carré était allé, avec le décorateur Jusseaume, à Wetzlar, au pays même de Charlotte et de Werther, chercher des documents précis pour créer l'atmosphère de cette belle œuvre devant le public français. La carte postale reproduite à la page précédente, qu'il envoya de là-bas à Massenet, n'en est que le plus faible témoignage.

(Louis Schneider, Massenet, 1908)

 

 

 

 

 

une carte postale envoyée par Albert Carré à Massenet, de Wetzlar, pays de Charlotte et de Werther

 

 

 

 

 

 

Le livret serre d'assez près le roman de Goethe. Il est tout empreint du même romantisme. Au premier acte, nous assistons à une scène de famille chez le bailli, un veuf dont la fille aînée, Charlotte, sert de mère à toute une marmaille de cadets. Nous voyons Charlotte et Werther et constatons que si Werther est très épris de Charlotte, celle-ci ne voit pas Werther avec indifférence. Mais c'est une honnête fille, élevée dans des principes rigides. Elle a promis à sa mère mourante d'épouser Albert et cette promesse, elle la tiendra.

Justement, Albert rentre d'une longue absence. Et nous le voyons tel que Goethe l'a dépeint, un homme parfaitement honorable, affectueux, mais de nature froide et peu émotive.

Le second acte se passe sous les tilleuls, à Wetzlar, devant l'église où l'on célèbre les noces d'or du pasteur. Albert et Charlotte sont mariés depuis trois mois. Apparemment ils sont heureux ; Albert l'est en tout cas, mais on sent que Charlotte ne vit pas sans arrière-pensée. Werther est toujours là, sombre, désespéré, fatal. Une explication franche et loyale a lieu entre Albert et lui, provoquée par le premier. La joyeuse Sophie, sœur cadette de Charlotte, consolerait volontiers l'amoureux tragique, mais il n'a d'yeux que pour Charlotte, et Charlotte mourrait plutôt que de tromper son mari. Werther n'en risque pas moins une déclaration passionnée. Tout ce qu'il obtient en retour, c'est l'ordre de partir, non pour toujours, mais pour six mois, jusqu'à Noël. Il obéit, mais en donnant à entendre qu'il ne reviendra probablement jamais. Le suicide est déjà dans sa pensée.

Au troisième acte, Charlotte est chez elle, seule. Noël est revenu, sans Werther. Et la pauvre femme est dévorée de souci. Werther n'a pas eu la délicatesse de se taire : il a écrit. Il a même écrit beaucoup, des lettres passionnées, troublantes, qui ont affolé la malheureuse. Dans une jolie scène avec sa sœur — une des mieux venues — Charlotte laisse échapper à demi le secret qui l'étouffe. Restée seule, elle s'abandonne à sa douleur, quand, soudain, elle aperçoit Werther debout devant elle. Il n'a pas renoncé à mourir, mais il a voulu la revoir. La pauvre femme lutte avec héroïsme contre elle-même, elle affecte un calme qui n'est pas dans son âme. Werther lui chante des vers d'Ossian qui achèvent de la désarmer : l'aveu finit par s'échapper de ses lèvres, mais elle se ressaisit aussitôt et s'enfuit en lui déclarant que jamais plus il ne la reverra. Cette fois, l'arrêt de mort est signé. Werther s'éloigne. Il est bientôt remplacé par Albert, qui sait le retour de son rival et se rend compte du danger. Un pli mauvais contracte son visage. Il voit Charlotte hagarde, bouleversée. Et voici qu'arrive un message de Werther : « Je pars pour un lointain voyage, voulez-vous me prêter vos pistolets ? » Les deux époux ont compris ; l'heure est décisive. Albert dit à Charlotte : « Donnez-les lui ! » Tremblante, elle obéit. Mais pas plus tôt le messager parti, elle se précipite sur ses pas : « Dieu ! tu ne voudras pas que j'arrive trop tard ! »

Le tableau suivant est un tableau muet. Paysage de Wetzlar dans la nuit. Comme une ombre on voit passer Charlotte, tandis qu'à l'orchestre la symphonie se déchaîne, passionnée, frénétique, hurlante.
Puis le décor change à vue et, sur le plancher de la chambre de Werther, nous apercevons vaguement un corps étendu. La main tient encore un pistolet. La porte s'ouvre avec violence et livre passage à Charlotte quasi-démente. Werther respire encore ; il vit assez longtemps pour savourer son triomphe, c'est-à-dire la défaillance morale de la chaste Charlotte, qui couvre le moribond de baisers. Pour être complètement romantique, la scène avait besoin d'un contraste : il est fourni par les voix des enfants chantant gaîment Noël dans la maison voisine.

Albert l'a échappé belle.

(Edouard Combe, les Chefs-d’œuvre du répertoire, 1914)

 

 

 

 

 

Werther, le livret sur lequel Massenet a écrit une de ses plus délicieuses partitions, est tiré du roman de Goethe, qui eut un succès prodigieux, lors de son apparition en 1774. L'analyse de ce roman est simple. La voici : un jeune homme, Werther, devient amoureux d'une jeune personne vertueuse, promise à un autre homme. Charlotte est son nom.

Il s'éloigne, cependant, pour ne pas voir le mariage qui est fixé, voyage, revient chez les époux et vit dans la plus grande intimité avec le mari et la femme. Mais, sans s'en rendre compte exactement, celle-ci est moins satisfaite de son époux et celui-ci prend ombrage des visites quotidiennes du jeune Werther qui tombe alors dans une mélancolie noire. Comme il ne peut parvenir à la solution digne de son caractère et de celui de Charlotte, il finit par se donner la mort avec un pistolet emprunté à son rival et que vient de lui remettre celle qu'il adore.

On a comparé, bien souvent Werther à Faust, du même auteur et aussi au René, de Chateaubriand.

Ce qui contribua à l'énorme succès de ce roman, c'est qu'il était en partie vécu. Goethe y a exposé un chapitre de sa propre biographie. Il a simplement changé le dénouement puisqu'il ne s'est pas tué.

Le roman célèbre a mis cent dix-huit années pour susciter l'enchaînement de hasards et de circonstances d'où est sortie l'œuvre musicale prédestinée à raviver, en traits merveilleusement suggestifs, la trace un peu effacée de cette création, frêle et puissante à la fois, que Massenet a transportée, dans un cadre approprié à nos goûts et à nos préférences.

En France, à la date du 1er février 1792, le Journal de Paris annonçait pour le soir, au « Théâtre Italien », un spectacle où figurait Werther et Charlotte, comédie nouvelle en un acte, mêlée d'ariettes, dont la musique était de R. Kreutzer.

Il faut attendre le commencement du XIXe siècle pour trouver trace d'une nouvelle tentative. Elle eut lieu en 1805. Vincenzo Puccita offrit à Venise, la primeur de Werter e Carlotta. Nicolo Benvenuti suivit cet exemple et les Pisans eurent à se prononcer, en 1811, sur Il Werter, opera seria. Un élève de Paisiello, Carlo Coccia, choisit Florence et l'année 1814 pour essayer la fortune avec Carlotta e Werther, poème de Gaspari. Le maestro, dont la réputation était grande, ne parvint pas à conjurer le mauvais sort. Naples ne fut pas plus indulgente quand Mario Aspa et Almerindo Spadetta portèrent au Théâtre Nuovo Carlotta e Werther, pourtant, c'est la ville de Liszt, c'est Vienne, la jolie capitale de l'Autriche, qui ont vu pousser le plus loin l'audace et l'ingéniosité werthériennes.

Nicolaï, l'auteur honnête et un peu bourgeois des Recherches historiques sur l'usage des perruques, a recueilli au passage des renseignements relatifs à un ballet de Werther qu'il vit représenter.

 

Werther, drame lyrique, d'après Goethe, poème de MM. Edouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann, a été représenté pour la première fois à l'opéra impérial de Vienne le 16 février 1892 et à l'Opéra-Comique de Paris le 16 janvier 1893. Les jugements de la presse étrangère et ceux de la critique parisienne ont été rassemblés. Ils constituent un chœur très consonant de voix élogieuses.

Massenet a écrit sa partition avec des caresses longues qui ne sentent ni la précipitation, ni la nécessité d'en finir vite. On retrouve partout cet art et cette science de l'orchestration, ce sens inné de la couleur et de la variété qui sont le propre de l'auteur. L'unité est la qualité dominante de l'œuvre ; tout est écrit avec un soin, un amour et un sentiment parfaits des situations. Les trouvailles heureuses, les envolées superbes abondent ici et Werther est bien français par la clarté du style ; c'est cette qualité « nationale » qui donne une saveur spéciale et, somme toute, une haute valeur à cette interprétation musicale de l'un des chefs-d'œuvre de la littérature étrangère.

Massenet nous a raconté lui-même la genèse de Werther. Il répondait ainsi à une demande que lui avait adressée le journal l'Echo de Paris :

 

« C'était en 1885... Je venais d'achever le Cid... Le hasard, un jour, me mit en présence de Georges Hartmann qui, à ses heures perdues et sous un pseudonyme, avait sacrifié déjà à des poèmes d'opéra, à des livrets d'opéra-comique : « Je vous connais à fond, me dit-il, et je sais vos pensées de derrière la tête... Hier vous avez mis la dernière main à une œuvre grandiloque, héroïque et, aujourd'hui, je vous trouve déjà nerveux, agité, inquiet... A peine sortez-vous de table et vous avez encore faim !... Vous allez par la ville quœrens quem devoret à l'affût d'un sujet... Eh bien ! j'en sais un délicieux, exquis, qui n'a pas encore été traité musicalement en France et sur lequel, à votre place, je sauterais. — Lequel, de grâce ? — C'est un drame passionné, mais discret, poignant, mais intime... — Quoi encore ? — Une synthétique tragédie de l'âme qui, dans un milieu simple et pur, dans la paisible atmosphère d'une petite ville germanique, se déroule et se dénoue entre trois seulement : le mari, la femme et... l'ami. — Werther ? — Eh ! oui, Werther !... Ce paradoxe ne vous tente-il pas de nous donner enfin une femme honnête au théâtre... vous qui y avez transporté déjà tant de courtisanes… y compris notre mère Eve !... — Soit, fis-je après une seconde de réflexion, apportez-moi un projet de scénario... »

Hartmann, immédiatement, se mit à la besogne et, quelques jours plus tard, en collaboration avec Paul Milliet et Edouard Blau, il me soumettait la première ébauche de Werther... Je fus séduit du coup... Je me mis donc au travail... Mes premières mesures, je les écrivis au printemps de 1885 et je notais les dernières à la fin de l'hiver 1886... Près de deux années de labeur !... »

 

Quant aux motifs pour lesquels Werther achevé, puis gravé, mit six ans à sortir de l'ombre où le hasard et les circonstances l'avaient confiné, nous les avons brièvement indiqués. Massenet passe sur ces points de détail en les effleurant à peine. La chronique parisienne, un peu moins réservée, a brodé légèrement, finement voulais-je dire, autour des faits très simples dont elle eut connaissance. Une histoire d'attendrissement et de larmes mérite toutefois d'être retenue car elle est certainement vraie, du moins pour le fond essentiel.

Une lecture audition de Werther avait été organisée chez le directeur de l'Opéra-Comique, Mme Rose Caron, la belle et distinguée Brunehilde, qui s'était révélée dans Sigurd, suivait attentivement chaque phrase aimable, touchante ou dramatique de l'action. Très sensitive par tempérament, sa nervosité augmentait de minute en minute. Emue profondément, incapable de se maîtriser, elle s'abandonna, perdit toute contenance ; il fallu s'interrompre ; elle défaillait, en proie à une crise de larmes ; elle se croyait Charlotte, se voyait agenouillée devant Werther blessé à mort.

Impressionné diversement par cet excès de sensibilité, M. Carvalho se demanda comment un si noir dénouement serait accueilli dans sa jolie salle Favart. Massenet, sollicité pour une partition, préféra livrer, avant Werther, Esclarmonde, qu'il venait d'achever. Les approches de l'Exposition de 1889 rendaient selon lui, désirable de substituer à l'œuvre intime un drame à grand spectacle, qui se prêtait bien mieux à tous les déploiements de mise en scène, à toutes les magnificences des décors et des costumes et pour lequel enfin il avait « une merveilleuse interprète, Mlle Sibyl Sanderson, douée d'une voix miraculeuse, féerique, capable de s'élever à de vertigineuses hauteurs.

 

(Amédée Boutarel, extrait d'un programme de l'Opéra-Comique, 1919)

 

 

 

 

 

Au cours d'un voyage en Allemagne, notre Massenet s'était laissé tenter par ce que le Werther de Goethe promettait d'inspiration à son talent. De retour en France, il s'entendit rapidement avec Edouard Blau, Paul Milliet, et Georges Hartmann qui adaptèrent le roman célèbre avec la plus remarquable fidélité. L'œuvre, qui a certainement, après Manon, contribué le plus à populariser la gloire de Massenet, fut enfantée par lui dans l'enthousiasme... Mais le sujet parut d'une mélancolie dont on n'avait pas vu d'aussi poignant exemple depuis le René de Chateaubriand ; la pénétrante harmonie de la partition ne réussit même pas à dissiper l'appréhension du directeur de l'Opéra-Comique sur la tristesse du livret. Un lustre entier s'écoula. C'est alors que le ténor Van Dyck, qui venait de remporter à Vienne un éclatant succès dans le personnage de Des Grieux, vint demander au compositeur français s'il n'avait pas à lui confier la création d'un nouveau rôle... Et Massenet se décida, non sans peine, à laisser créer Werther dans le langage de Goethe... Il a lui-même raconté dans ses charmants « Mémoires » les émotions éprouvées à l'audition première de l'ouvrage — l'accueil inoubliable qu'il reçut du directeur et de ses respectueux interprètes... Représenté pour la première fois à l'Opéra Impérial de Vienne, le 16 février 1892, Werther alla aux nues... Onze mois plus tard, le 16 janvier 1893, l'Opéra-Comique en donnait à son tour la primeur aux Parisiens... qui d'ailleurs l'accueillirent assez fraîchement et refusèrent de le voir plus de cinquante fois en nouveauté. La reprise, triomphale, n'eut lieu qu'au bout de dix ans, en 1903 — et depuis, la vogue de ce chef-d'œuvre a résisté à toutes les variations de la mode.
Tout en suivant d'aussi près que possible le poème romantique de Goethe, les auteurs du livret, puissamment secondés par le musicien, l'ont beaucoup poétisé, surtout dans la figure exquise de Charlotte.

Fille aînée du bailli de Wetzlar, resté veuf avec six enfants, elle a donné sa parole, au lit de mort de sa mère, d'élever les petits et d'épouser Albert — un brave homme assez quelconque.

Nous la voyons tout d'abord dans la première partie de sa tâche. Le vieux bailli l'aide de son mieux — et la scène dans laquelle il donne à ses rejetons une leçon de solfège, a ce charme patriarcal qui fait encore le succès des œuvres d'Erckmann-Chatrian... Cependant, Albert va revenir, et il réclamera l'exécution du second serment de Charlotte — qui n'est pas restée insensible à l'ardente cour de Werther, passionnément amoureux d'elle.

Cette situation s'accuse au second acte à l'occasion des noces d'or du pasteur qui ont réuni la petite population. Charlotte et Albert ont été unis par les liens du mariage. Mais Werther n'est pas consolé. C'est en vain que la gentille Sophie, la cadette de la famille, s'y emploierait volontiers... rien ne semble devoir guérir le malheureux. Albert, de son côté, n'est pas sans inquiétudes ; il a remarqué bien des choses, et tente de s'en expliquer loyalement avec son rival. Les sentiments de celui-ci sont trop violents pour rester longtemps étouffés. Charlotte, qui redoute quelque éclat néfaste et ne veut pas céder à l'entraînement de son propre cœur, obtient de Werther qu'il s'éloigne.

Le voyage de Werther devait s'achever à Noël... Noël passe. Werther n'est pas revenu — mais il a beaucoup écrit ; et Charlotte, seule au coin de son feu, dévore ses lettres... Soudain survient sa petite sœur Sophie, dont l'enjouement jette une note de gaîté dans cette pathétique et pénible histoire d'amour. Charlotte s'abandonne à la tendresse de l'enfant qui la console. Mais lorsque Sophie se retire, la femme faible se trouve brusquement en présence de son fatal poursuivant : Werther est là, plus ardent, plus suppliant que jamais. Il lui dit d'admirables vers, il est à ses genoux... Cédera-t-elle ? Un énergique sursaut d'honnêteté rigoureuse la délivre cette fois encore — Werther s'enfuit désespéré. Il était temps, car Albert rôde et se méfie ; l'accablement de sa femme achève de l'éclairer, et quand arrive un billet de Werther demandant au mari de lui prêter ses pistolets, il charge durement Charlotte — qui a compris — de les remettre au messager.

Werther, résigné à se tuer, brûle ses papiers les plus chers, puis il appuie froidement sur sa tempe le canon de l'arme... et pendant ce temps, Charlotte, éperdue, court la campagne sous la neige, prête à toutes les défaillances pour sauver du suicide l'homme qu'elle aime... L'impitoyable auteur, moral, va la faire arriver trop tard : Werther est sur le point de succomber — elle se jette sur son corps, le prend dans ses bras, le ranime, et lui sacrifie ses derniers scrupules de fidélité, dont elle l'a laissé mourir, dans le suprême baiser où elle lui donne son âme — tandis que s'envole celle de l'amant, aux accents lointains d'un cantique.

(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)

 

 

 

 

 

Le livret de Werther est tiré du roman de Goethe.

Massenet accepta l'idée de composer un Werther, en 1882.

La partition, commencée au printemps de 1885, fut terminée vingt mois plus tard, au cours de l'hiver de 1886 et orchestrée l'année suivante.

L'ouvrage devait être monté par Carvalho. Le rôle de Charlotte était destiné à Rose Caron. Mais la direction de l'Opéra-Comique changea, et finalement échut à Paravey qui réclama ce Werther. L'auteur de Manon préféra voir représenter Esclarmonde, plus brillant spectacle à offrir aux visiteurs de l'Exposition Universelle, et surtout rôle mieux désigné pour Sibyl Sanderson. Cependant, le ténor Van Dyck ayant créé le Des Grieux de Manon à Vienne, réclama du musicien la faveur d'interpréter Werther à l'Opéra impérial.

C'est ainsi que Werther fut créé à Vienne le 16 février 1892, par Van Dyck et Mlle Renard.

L'ouvrage fut joué salle Favart l'année suivante, le 16 janvier 1893, avec Ibos et Delna et, après une première période, repris en 1903, avec Léon Beyle et Marié de l'Isle.

Depuis lors, le succès de Werther ne s'est jamais démenti et l'ouvrage n'a plus jamais quitté le répertoire.

Le roman de Goethe emprunte la forme épistolaire. Il a subi dans sa version scénique bien des remaniements exigés par le raccourci du dialogue, la division en actes et les nécessités de l'adaptation lyrique.

Les librettistes se sont toutefois attachés à ne point bouleverser l'essentiel du modèle choisi, et ils se sont astreints à retracer fidèlement les caractères des principaux personnages et les péripéties les plus importantes de l'action, tout en les précipitant à l'occasion.

Ainsi, la rencontre de Werther et de Charlotte le soir du bal est immédiatement suivie des premiers aveux. C'est à la fille du bailli que le jeune homme confie ce qu'il écrivait à son ami : « Le soleil, la lune et les étoiles peuvent faire tranquillement leurs révolutions, je ne sais plus s'il est jour ou s'il est nuit ; tout l'univers se perd autour de moi. » Et dès l'abord, le retour d'Albert, que Charlotte avait fait serment d'épouser, brise à jamais l'espoir de Werther.

Le second acte se passe quelques mois après. Albert et Charlotte mariés, goûtent un bonheur calme que risque de troubler les sentiments exaspérés de Werther, déjà hanté par l'idée de la mort. Charlotte lui conseille de chercher dans un exil temporaire la paix nécessaire.

Au jour fixé, Werther revient, moins guéri que jamais ; il exprime à Charlotte toute sa passion à laquelle la jeune femme défaillante manque de céder. Mais elle se ressaisit et Werther désespéré prend le parti de se tuer.

Il se suicide pendant la nuit de Noël, tandis que tous les foyers sont en fête et les dernières paroles échangées par Charlotte et Werther mourant, se mêlent aux chants joyeux des cantiques et aux cris légers des enfants.

(Programme de l'Opéra-Comique, 1930)

 

 

 

 

 

Le sommet de l'ouvrage est, par un unanime consentement, le troisième acte. Le monologue de Charlotte où elle relit les lettres de Werther, témoigne que Massenet a dit vrai lorsqu'il a déclaré « avoir mis dans Werther toute son âme et sa conscience d'artiste ».

 

(l'Initiation à la musique, 1940)

 

 

 

 

 

J'ai entendu Werther de multiples fois, avec les interprètes les plus en vogue. Or, j'affirme que le sentiment et les mouvements y sont entièrement déformés et ne concordent en rien avec l'esprit que Massenet demandait à ses interprètes. On oublie trop que cette œuvre est toute d'impressions intenses mais intérieures, et il y a toujours trop de bruit, pas assez de sentiments, pas assez de variété dans les nuances et surtout pas assez de musique. Avec le bruit qui enveloppe tout, et surtout ces chefs d'orchestre impossibles, il n'y a plus rien. Je répète qu'exécuté tel qu'il est à l'Opéra-Comique, Werther n'a aucun rapport avec ce que demandait Massenet.

 

(extrait des Souvenirs de Guillaume Ibos, publiés par son gendre Georges Loiseau, 1947)

 

 

 

Guillaume Ibos (créateur de Werther à Paris) parle de Werther, enr. en 1948

 

 

 

 

 

Werther, drame lyrique en quatre actes de Massenet, d'après le roman de Goethe, a été créé à Vienne en 1892. La critique d'outre-Rhin accuse volontiers de lèse-majesté les compositeurs français qui se sont inspirés de chefs-d’œuvre allemands, Gounod dans Faust, Ambroise Thomas dans Mignon : la création de Werther à Vienne fait bonne justice de cette sévérité.

 

Il n'y a d'ailleurs pas d'ouvrages où le voluptueux Massenet, parfois un peu complaisant à sa propre séduction, ait mis autant d'émotion sobre et élevée. Le héros de Goethe finit par se donner la mort, pour être passé à côté du bonheur simple et souriant dont Charlotte lui offrait l'image, mais lui dérobait la possession. La musique de Massenet, dans Werther, oppose de la façon la plus sensible et souvent la plus poignante la vertu de cette candeur profonde et les élans plus incertains (ici plus vulgaires parfois) de la passion. Opposition marquée ou obtenue par celle de thèmes ingénus, candides, avenants, souvent très heureux et de motifs pathétiques, ceux-ci jaillissant de la veine la plus vibrante de Massenet, ceux-là où il semble prêter l'oreille et donner une voix aux échos de la vieille Allemagne et de maîtres comme Schubert et Schumann. Nombre de ces motifs, parmi les uns et les autres, reviennent à maintes reprises au cours de la partition et y marquent les péripéties de drame intérieur, rappels beaucoup moins fragmentaires que ceux des leitmotive wagnériens et qui, dans les meilleur sens du terme, tiendraient davantage d'une improvisation dictée par l'abandon de la vie sensible.

 

Goethe, dans Werther, comme dans Hermann et Dorothée, s'attache longuement, on le sait, à la peinture du milieu. Pour lui toute vérité, celle du cœur comme les autres, repose sur l'ordre et l'équilibre. Dans Werther, une famille dont elle est l'âme, un cercle d'amis et de familiers, attaché à sa bonne grâce, une petite ville où brillent ses vertus, voilà le vrai charme de Charlotte et le secret de son rayonnement : autant de tableaux ou de croquis réussis à merveille par Massenet, toujours si adroit dans les épisodes pour rehausser le drame par son décor et donner tout leur relief aux héros par la peinture de leur entourage.

 

Aussi n'est-ce pas sans raison que Massenet a donné au premier acte de Werther ce sous-titre : « La maison du Bailli ». Après le prélude qui fait succéder au tourment de Werther le calme qu'il va rencontrer dans cette maison, les scènes aimables et souriantes qui s'y déroulent avec beaucoup de fraîcheur et de grâce mélodique ont en effet pour objet de présenter à Werther, le rêveur inquiet, un idéal simple, proche, tangible, de vie heureuse, sans énigmes et sans troubles. Il s'agit donc moins ici de suivre les péripéties et le mouvement d'une intrigue, que d'épancher avec une sereine largeur des sentiments ingénus.

 

Ainsi se succèdent le gai cantique de Noël seriné par le Bailli à ses six enfants, puis, sur un motif d'orchestre d'une bonhomie à la fois allègre et pesante, la causerie avec les voisins. Les thèmes qui annoncent ou caractérisent les principaux personnages et les suivent tout au cours de l'œuvre ne sont pas de brefs motifs de quelques notes, mais des mélodies chantantes ; il y a infiniment d'aisance et d'amabilité dans celle qui s'applique à Charlotte, plus de réserve dans celle qui évoque son fiancé, le sage et sérieux Albert.

 

Rien de plus pur, de plus candide que la phrase où s'exprime le ravissement de Werther devant le « paradis » qui lui ouvre la maison du Bailli (1). Brève extase d'où son cœur gonflé va tirer un bel hymne à la nature, dont le thème reviendra souvent. Les échos de la valse qui appelle Charlotte au bal où Werther l'accompagne est une petite note pittoresque, alla Weber, d'une touche nette et spirituelle.

 

(1) L'allure de cette phrase, sinon sa contexture mélodique, rappelle Marie-Magdeleine attendant le visiteur divin « plus puissant qu'un roi de la terre ».

 

Pendant ce bal, le fiancé de Charlotte, Albert, revient à l'improviste et l'expression de son bonheur, tout émue qu'elle soit, contraste par je ne sais quelle retenue avec la passion de Werther : cela est sobre, juste et vrai.

 

Le premier acte se termine par la scène du « Clair de Lune » qui détermina pour beaucoup le triomphe de l'œuvre et dont l'usure du succès ne saurait effacer le charme. Une phrase d'orchestre lente, simple, chantante, d'une séduction irrésistible et sans fadeur, du développement le plus serein, accompagne le retour de Werther et de Charlotte revenant du bal. Après l'entretien où Charlotte lui raconte sa vie et comment elle remplit les devoirs de la maternité depuis la mort de sa mère, ce thème du « clair de lune » s'enfle pour souligner la déclaration de Werther à Charlotte. Il s'éteint au contraire lorsque Charlotte, qui, au bras de Werther, avait un moment oublié son fiancé, en apprend le retour.

 

Le deuxième acte a pour sous-titre Les Tilleuls (2). Il se déroule sur une place de Wetzlar, entre une auberge et le temple où l'on va célébrer le jubilé matrimonial du Pasteur. Les échos de la guinguette et ceux du sanctuaire alternent sans profanation, mais non sans humour. Albert et Charlotte, mariés depuis six mois, traversent la scène, lui heureux, elle satisfaite de ce bonheur. Mais quand ils ont disparu, Werther survient, désespéré à l'idée de voir unie à un autre celle qui pouvait l'aimer. Phrase d'une agitation tant soit peu vulgaire, mais qui deviendra tout à l'heure charmante en s'apaisant, lorsque Werther assurera Albert de sa résignation. Un petit air de Sophie, sœur cadette de Charlotte, à la louange du printemps, est ici un ornement postiche, d'un goût et d'un effet assez malheureux.

 

(2) Sous les Tilleuls est, on le sait, le titre que Massenet avait donné naguère à une de ses Scènes alsaciennes.

 

Le beau thème du « Clair de Lune » reparaît à une nouvelle rencontre de Charlotte et de Werther. Avec beaucoup de dignité et de persuasion (la musique saisit cette nuance de sentiment) Charlotte conseille à Werther de s'éloigner, de voyager jusqu'à la Noël.

 

Resté seul, il se résout, dans un monologue expressif, à ce voyage qui sera sans doute pour lui celui dont on ne revient pas. A ce moment, par contraste, le cortège du cinquantenaire éclate joyeusement. La fuite soudaine de Werther accable Charlotte et éclaire Albert...

 

Le troisième acte s'intitule « Charlotte et Werther » et se passe, la veille de Noël, dans la chambre de Charlotte.

 

Après un prélude où reviennent des thèmes exprimant les angoisses de Werther et les conseils de résignation que lui donnait Charlotte, celle-ci, seule dans sa chambre, relit les lettres de Werther : lettres tour à tour apaisées et douloureuses dont la musique varie l'expression avec beaucoup d'accent et de justesse. Une de ces lettres remplit Charlotte d'angoisse : « Tu m'as dit "A Noël" et j'ai crié "jamais". » Thème bref, celui-là, dramatique comme un appel de détresse et que nous réentendrons plus tard dans les instants les plus tragiques.

 

Charlotte est interrompue un moment par sa jeune sœur Sophie qui, la trouvant triste, lui vante les vertus du rire en un petit couplet d'un effet aussi fâcheux que celui du « printemps ». Charlotte y répond par un arioso pathétique, à l'éloge des larmes, page vite devenue célèbre, sans être la meilleure de la partition et qui rappelle « La Troyenne regrettant sa patrie » des Erinnyes.

 

Laissée seule par Sophie, Charlotte clame une fiévreuse prière pour demander à Dieu la force et le courage.

 

A ce moment Werther reparaît, d'abord hésitant, accablé, presque comme Tannhäuser au retour de Rome. Dans une scène d'une rare émotion, Charlotte et lui évoquent avec une sérénité navrée les souvenirs d'autrefois, la Maison du Bailli, leurs duos au clavecin, un poème d'Ossian qu'ils avaient traduit ensemble et qu'il relit (3). Bien entendu, la scène s'échauffe et se termine par un aveu brûlant sur le thème du poème d'Ossian, Charlotte tombe un instant dans les bras de Werther, mais se reprend aussitôt et s'enfuit.

 

(3) Ici survint dans l'histoire de Werther un désastre où l'œuvre manqua de naufrager. Entre la création de l'ouvrage à Vienne et la première représentation à Paris une « gommeuse » de café-concert avait lancé un refrain canaille : Tararaboum-dihé, dont elle accompagnait un french-cancan et qui obséda Paris. Lorsque Werther fut joué à Paris il se trouva que le motif du « poème d'Ossian » était, note pour note, Tararaboum-dihé en mineur...

 

Albert, survenant, est intrigué d'abord par l'absence de Charlotte, puis par son trouble. Il reçoit une lettre où Werther lui demande ses pistolets pour un lointain voyage et, malgré les appréhensions de Charlotte, il lui fait remettre les armes par un domestique. Scène courte, nue, sévère, infiniment expressive dans cette sorte de sécheresse, avec un peu de brusquerie qu'y prend le thème, jusqu'alors si calme, d'Albert.

 

Le quatrième acte est précédé, pendant le changement de décor, par un interlude symphonique intitulé « La nuit de Noël ». Ce prélude se partage essentiellement entre le motif violent et désolé du « jamais » de Werther et des phrases où gémit le calme lugubre d'une nuit d'hiver.

 

Le rideau se lève sur le cabinet de travail où Werther gît, la tête trouée d'une balle. Charlotte arrive, affolée. Elle ne peut qu'apaiser l'agonie du malheureux. Celui-ci, avant de mourir, semble trouver enfin l'heureuse sérénité dont Charlotte lui représentait la figure et l'idéal. Le thème du « Clair de Lune » chante dans son souvenir et, après une dernière phrase toute de douceur où il demande de reposer sous les paisibles tilleuls du vieux cimetière, il expire, tandis qu'au loin des voix d'enfants chantent le joyeux Noël du premier acte.

 

(Jean Chantavoine, Petit guide de l’auditeur de musique, Cent opéras célèbres, 1948)

 

 

 

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