Ariane
affiche pour la création d'Ariane par Albert Maignan (1906)
Opéra en cinq actes, livret de Catulle MENDÈS, d’après Ariane, tragédie de Thomas CORNEILLE (1672), musique de Jules MASSENET (1905).
manuscrit autographe de la partition
Création au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier), le 31 octobre 1906 (répétition générale le 28 octobre). Mise en scène de Pedro Gailhard. Décors de Marcel Jambon et Alexandre Bailly (1er, 2e et 5e actes), Amable (3e et 4e actes) ; costumes de Charles Bétout. Chorégraphie de Joseph Hansen.
Reprise du 24 février 1937. Mise en scène de Pierre Chereau. Costumes et maquettes de décors de Jean Souverbie, décors exécutés par Georges Mouveau. Chorégraphie de Serge Lifar.
personnages |
emplois |
Opéra 31 octobre 1906 (création) |
Opéra 26 août 1907 (50e) |
Opéra 24 février 1937 (62e) |
Opéra 24 avril 1937* (66e) |
Opéra 27 août 1937 (75e) |
Ariane | soprano | Mmes Lucienne BRÉVAL | Mmes Marguerite MÉRENTIÉ | Mmes Germaine LUBIN | Mmes Germaine HOERNER | Mmes Germaine HOERNER |
Phèdre | soprano dramatique | Louise GRANDJEAN | Louise GRANDJEAN | Marisa FERRER | Marguerite SOYER | Marguerite SOYER |
Perséphone | contralto | Lucy ARBELL | Lucy ARBELL | Ketty LAPEYRETTE | Jeanne MONTFORT | Jeanne MONTFORT |
Cypris | soprano | Marcelle DEMOUGEOT | Marcelle DEMOUGEOT | Yvonne GERVAIS | Yvonne GERVAIS | Andrée MARILLIET |
Eunoé | soprano | Berthe MENDÈS DE LÉON | Antoinette LAUTE-BRUN | Renée MAHÉ | Renée MAHÉ | Françoise HOLNAY |
Chromis | soprano (travesti) | Antoinette LAUTE-BRUN | MATHIEU | Odette RICQUIER | Odette RICQUIER | Odette RICQUIER |
Thésée | ténor | MM. Lucien MURATORE | MM. Lucien MURATORE | MM. Georges THILL | MM. Georges THILL | MM. Raoul JOBIN |
Pirithoüs | baryton | Francisque DELMAS | Francisque DELMAS | Martial SINGHER | Martial SINGHER | Marcel CLAVÈRE |
le Chef de la nef | baryton | Pierre Etienne TRIADOU | Joachim CERDAN | Marcel CLAVÈRE | Marcel CLAVÈRE | Roger BUSSONNET |
Phéréklos, le Pilote | baryton | Henri STAMLER | Henri STAMLER | Charles CAMBON | Jules FOREST | Jules FOREST |
Deux Sirènes | coryphées (soprano et mezzo) |
Mmes DONIAU-BLANC Jemmy BACHILLAT |
Mmes DONIAU-BLANC Antoinette DUVAL [COUVIDOUX] |
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Deux Matelots | coryphées (ténor et baryton) |
Gédéon DELRIEUX MARC DAVID |
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MM. Edouard MADLEN Louis NOGUERA |
MM. Edouard MADLEN Léon ERNST |
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les Six Vierges d'Athènes | voix choisies (1er et 2e soprani) | Mmes ROEHN, SOLARI, LOYNEL, ROGER, LAFONT-DUPIRE, DAURIGNIES | Mmes Madeleine RIVIÈRE [DELHANGE], Angèle ROUSSEAU, Léo CASTEL, Jeanne COTTRELLE, Marie-Louise GELLY-LAFONT, Adrienne DOULS | |||
les Six Ephèbes (travestis) | voix choisies (1er et 2e soprani) | LEPAGE, Gabrielle NOTICK, Henriette DOYEN, DODUN, GLAUSER, CAUSSET | Isabelle GUY, Henriette MORTURIER, Violette LEMAIRE, SCHOONWATER, Germaine LAPIERRE, Suzanne LUMIÈRE | |||
les Vieillards des Enfers | 8 basses | |||||
les Compagnes de Perséphone | 8 soprani | |||||
Chœurs : Matelots ; Guerriers ; Chasseurs et Chasseresses | chœurs | |||||
les Trois Grâces (dont Aglaïa) |
danse |
SANDRINI (Aglaïa) BARBIER MEUNIER |
Mmes MEUNIER L. COUAT URBAN |
Mmes KERGRIST DYNALIX GRELLIER |
Mmes KERGRIST DYNALIX GRELLIER |
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les Trois Furies (dont Tisiphone) |
danse |
ZAMBELLI (Tisiphone) BEAUVAIS BILLON |
G. COUAT BOUISSAVIN GUILLEMIN |
CHAUVIRÉ DARSONVAL M. Paul GOUBÉ |
CHAUVIRÉ DARSONVAL M. Paul GOUBÉ |
CHAUVIRÉ DARSONVAL M. Paul GOUBÉ |
les Désirs ; les Jeux ; les Nymphes ; etc. | danse | L. COUAT, URBAN, DOCKES, BOUISSAVIN, GUILLEMIN, DEMAULDE, JONSSON, COUDAIRE, LOZERON, KELLER, MOURET, S. MANTE, KERVAL | ||||
Chef d'orchestre | M. Paul VIDAL | M. Paul VIDAL | Paul PARAY | Paul PARAY | François RÜHLMANN |
* Danse : Mlles Dynalix, Grellier, Barban, Jhanyne, Subra, Sertelon, Ivanoff, Binder, Decarli, Dalloz, Charrier, Claude, Duhernand, Chambray, Beauduin, Sioza, Berggren, Goureau, Rigel, Thalia, Lauvray, Continsouza, Dassas ; MM. Legrand, Duprez, Decarli, Loinard, Tavaroff, Romand, Fenonjois, Milliand, Chatel.
Autres interprètes des principaux rôles à l'Opéra :
Ariane : Mme Marthe CHENAL (1907).
Phèdre : Mme Rose FEART (1906).
Perséphone : Mme Marianne FLAHAUT (1907).
Thésée : M. Gaston DUBOIS (1907).
Pirithoüs : MM. Jean BARTET (1907), Joachim CERDAN (1908), Henry-Bertrand ETCHEVERRY (1937).
75 représentations à l’Opéra au 31.12.1961.
Première à la Monnaie de Bruxelles le 23 novembre 1907 avec Mmes PACARY (Ariane), SEYNAL (Phèdre), Claire CROIZA (Perséphone), BOURGEOIS (Cypris), ROZANN [remplaçant au pied levé Mazzonelli] (Eunoé), SYMIANE (Chromis), MM. VERDIER (Thésée), LAYOLLE (Pirithoüs), DELAYE (le Chef de la nef), LA TASTE (Phéréklos), DESHAYES et DEBOOT (deux Matelots).
costume de Jean Souverbie pour la reprise de 1937 à l'Opéra
autres costumes de Jean Souverbie pour Ariane
Massenet lisant pour la première fois la partition d'Ariane à ses trois interprètes [de g. à dr. : Lucienne Bréval, Lucy Arbell, Louise Grandjean]
Lucienne Bréval (Ariane) lors de la création
Louise Grandjean (Phèdre) lors de la création
Lucy Arbell (Perséphone) lors de la création [photo Manuel]
Le livret est inspiré par l'antique légende illustrée par Catulle et Ovide. 1er acte : Thésée vient d'amener au Minotaure, dans l'île de Crète, le tribut annuel de sept éphèbes et sept vierges : muni par Ariane, qui l'aime, du fil qui le guide dans le labyrinthe, il tue le monstre, et quitte la Crète, emmenant Ariane. 2e acte : Sur la nef qui les conduit, le héros et Ariane échangent des paroles d'amour, tandis que la sœur d'Ariane, Phèdre, d'abord dédaigneuse de l'amour, et depuis éprise de Thésée, songe tristement. A la suite d'une tempête, la nef aborde à Naxos. 3e acte : Déjà las d'Ariane, Thésée aime Phèdre à son tour ; Ariane surprend leurs aveux : les coupables s'enfuient, mais Phèdre se donne la mort. Vaincue par la pitié, Ariane obtient de Cypris d'aller arracher sa sœur à l'Hadès. 4e acte : Elle descend aux Enfers, accompagnée des Grâces, et Perséphone lui permet de ramener sa sœur sur la terre. 5e acte : La scène est de nouveau à Naxos : Thésée pleure à la fois deux victimes ; mais la terre s'entrouvre : Ariane paraît conduisant Phèdre. Touché du dévouement d'Ariane, Thésée jure qu'il n'aime plus qu'elle ; Phèdre jure qu'elle n'aime plus Thésée. Vains serments ! A peine Ariane a-t-elle regagné le palais que Thésée et Phèdre, reconquis par leur ancien amour, quittent Naxos sur une barque. Ariane, abandonnée, s'avance dans les flots, attirée par le chant des sirènes, et disparaît. Ce sujet, emprunté à la légende antique, et tout à fait dans la tradition de l'ancien opéra français, est en soi très poétique, mais il est traité d'une façon un peu trop extérieure, avec une psychologie sommaire et une forme d'un lyrisme trop cherché. Dans la partition on retrouve la forme musicale qui caractérise les œuvres précédentes de Massenet : mélodie ingénieuse et séduisante, passionnée ou voluptueuse, souple et savante, avec des contrastes habilement calculés, dont la tendresse gracieuse ne s'élève pas toujours jusqu'au pathétique d’un sujet héroïque. Il faut citer, au premier acte : l'invocation à Cypris, le thème d'amour d'Ariane ; au second : la barcarolle de la nef de Thésée ; au troisième acte, où la musique est le plus dramatique : la prière d'Ariane à Phèdre, scène d'amour entre Thésée et Phèdre, la lamentation d'Ariane, le menuet des Grâces ; au quatrième : l'air des roses; au cinquième : la lamentation d'Ariane. (Yves Saint-Paul, Nouveau Larousse Illustré, supplément 1906)
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maquette du décor de l'Acte I "Paysage sauvage près de la mer" pour la création par Marcel Jambon et Alexandre Bailly [musée de l'Opéra]
Le mythe grec d'Ariane abandonnée et malheureuse est un de ceux qui ont le plus tenté les librettistes et les musiciens. La souffrance, la passion si noble, la résignation si touchante de cette grande Abandonnée, inspirèrent plus de quarante opéras. Mais ce n'est pas seulement la littérature lyrique et la musique qui ont versé des larmes rythmées sur les infortunes imméritées d'Ariane ; c'est la peinture (voyez la fameuse fresque d'Herculanum, ou bien le tableau du Titien, à Madrid, ou encore la statue d'Ariane, au Vatican) ; c'est aussi la gravure ; tous les arts graphiques ou plastiques se sont apitoyés sur le sort de la fille de Minos et de Pasiphaé. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que Massenet, qui est avant tout le musicien de la femme, à ce que Catulle Mendès, qui est le poète des rimes tendres et élégiaques, voulussent à leur tour renouer la chaine interrompue, je ne dirai pas le fil, des œuvres consacrées à célébrer la pauvre victime mythologique de l'Amour. Il y a là un sujet intéressant, très « musicable ». Voltaire, qui était un bon juge, disait de la mise à la scène des aventures d'Ariane : « Une femme qui a tout fait pour Thésée, qui l'a tiré du plus grand péril, qui s'est sacrifiée pour lui, qui se croit aimée, qui mérite de l'être, qui se voit trompée par sa sœur et abandonnée par son amant, est un des plus heureux sujets de l’antiquité. » Je n'oserai pas soutenir que dans les aventures malheureuses d'Ariane il n'y ait pour nous, aujourd'hui, quelque chose d'artificiel et que les plaintes de la pauvre délaissée, malgré leur sincérité, ne soient un peu éloignées de notre humanité plus terre à terre. C'est peut-être notre faute à nous, qui ne voyons là que des Grecs, beaucoup plus qu'au poète et au compositeur, qui l'un et l'autre ont mis tout leur cœur pour faire revivre cette figure « pitoyable », comme on disait jadis, symbole de la femme faible et dupe de son bon cœur. L'affabulation que Catulle Mendès a donnée à Massenet suit de près la tradition classique. Mais le librettiste ne pouvait pas se borner à faire des vers nouveaux sur un sujet antique ; il l'a embelli d'un épisode qui est une vraie trouvaille de poète, l'acte de l'Enfer et la scène des Roses. Au surplus, résumons brièvement le poème. Thésée, à qui Ariane a révélé le secret pour pénétrer dans le Labyrinthe, est victorieux du Minotaure. Il est reconnaissant à Ariane, il l'aime et l'emmènera à Athènes, pour qu'elle règne avec lui. Phèdre, la sœur d'Ariane, est jalouse de n'avoir pu arriver au cœur de Thésée. Au deuxième acte, les deux amants voguent vers Athènes ; dans la galère qui les emporte à travers les flots argentés de la mer Ionienne, Phèdre maudit de plus en plus son sort sans amour. Une tempête s'élève, et c'est dans l'île de Naxos qu'aborde le pilote. Thésée, malgré les sages avis de son ami Pirithoüs, s'abandonne à l'amour. Mais ce n'est plus à Ariane, c'est à une autre que s'adressent ses hommages. Ariane, qui a demandé à sa sœur d'intercéder pour elle auprès de Thésée, surprend les baisers qu'il donne à celle-ci. Elle tombe inanimée. Phèdre s'enfuit et va implorer la statue d'Adonis ; la statue s'écroule sur Phèdre, qui meurt. Ariane invoque Cypris, et la déesse des Amours fera accompagner aux enfers Ariane par les trois Grâces pour fléchir la déesse Perséphone. Le quatrième acte nous conduit dans le sombre royaume des morts, où trône Perséphone, qui regrette la vie et le séjour de la terre. Ariane demande à la terrible déesse de lui rendre sa sœur Phèdre ; et pour la fléchir, elle lui a apporté une gerbe de roses, souvenir de la terre. A cette vision, sous les effluves embaumées de ces gerbes, Perséphone redevient humaine et accorde à Ariane la vie de Phèdre. Au cinquième acte, nous sommes sur le rivage de Naxos. Thésée hésite entre le dévouement d'Ariane et l'amour plus ardent de Phèdre ; c'est Phèdre qui triomphe. Et Thésée quitte le rivage avec elle, tandis qu'Ariane se laisse aller à sa douleur. Tout à coup de la mer s'élève un chant harmonieux : ce sont les sirènes. Attirée par elles, Ariane s'enfonce dans les flots. *** Le vers de Catulle Mendès appelle la musique, il est fait pour l'harmonieux enlacement de la phrase sonore. Il a dans Ariane la grâce dolente de ces petits chagrins « à la Maréchale » qu'évoquent les poésies plaintives de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle. C'est ainsi que dans les belles strophes : « Ah ! le cruel ! Ah ! la cruelle ! » dites par Ariane au troisième acte, ce refrain revient comme le répons angoissé d'un rituel éploré d'amour. Et cela est d'un alanguissement très doux, très archaïque et très caressant. La musique d'Ariane est celle que l'on pouvait attendre de l'auteur de Manon et de Werther. Elle a de la légèreté dans l’amour et la douleur ; elle sait garder je ne sais quoi de joli quand elle pleure ; elle est élégante même quand elle grandit sa voix pour magnifier l'amour ardent de Phèdre ou pour clamer les désespoirs d'Ariane. Elle se complaît dans les larmes, elle s'entend pleurer avec volupté. Et l'auditeur est charmé. Massenet a non seulement soigné son orchestration, car c'est là où éclate son incomparable maîtrise ; il a su donner à chaque personnage du drame son langage musical à part. Fermez les yeux pendant l'audition d'Ariane, et vous saurez parfaitement distinguer qui s'exprime, d'Ariane, l'exquise abandonnée, de Phèdre, la dominatrice, de Thésée, le fatal indécis, ou de Pirithoüs, l'ami pondéré. Et de même que chacun des héros a son dessin orchestral ou mélodique bien spécial, de meule la musique suit avec une singulière précision les péripéties de l'action. J'avoue avoir une préférence marquée pour le troisième acte, qui est le point culminant du drame comme de la partition ; la jolie cantilène d'Eunoé ; la scène exquise où Ariane, confiante, charge Phèdre de lui ramener Thésée : « Tu lui parleras, n'est-ce pas ? » avec son discret accompagnement de cordes et de bois ; la complainte d'Ariane, d'une douleur si pénétrante : « Ah ! le cruel ! Ah ! la cruelle ! » ainsi, que le joli lamento orchestral qui précède l'invocation à Cypris ; cet acte est d'une venue tout à fait réussie. Comme s'il ne suffisait pas à Massenet d'être Massenet, il montre, dans le final du troisième acte, qu'il connaît Gluck ; et il nous en fait souvenir à nouveau dans le ballet des Enfers, au quatrième acte. Il faut citer encore : le gracieux arioso d'Ariane, au premier acte, une façon de leitmotiv très « massenétique » qui chante la beauté de Thésée : « La fine grâce de sa force » ; la scène des roses au quatrième acte, avec l'air de Perséphone. Il y a dans cette partition de jolis coins disséminés un peu partout ; mais le troisième acte aurait suffi à lui seul pour assurer le succès de l'ouvrage. (Louis Schneider, Massenet, 1908)
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Qu'on le veuille ou non, qu'on l'apprécie ou le honnisse, Massenet occupe dans la musique contemporaine une place que le recul des temps laisse de premier plan. Non seulement parce que l'on n'a pas le droit de tenir pour nul le suffrage des millions d'êtres qui, dans tous les coins du monde, l'ont applaudi et continuent de l'applaudir, mais aussi parce que son influence a, en réalité, très profondément marqué même ceux des musiciens de la génération d'avant guerre dont les aspirations artistiques laissaient les siennes au-dessous d'elles. En fait, dans la musicalité de Massenet, dans la courbe si personnelle de sa mélodie, il y a en germe une certaine conception du langage musical assez neuve pour son époque, en dépit d'une facilité apparente qui l'a rendue d'emblée accessible à la foule. Sans cloute peut-on penser que cette adhésion si rapide du public a, en quelque mesure, empêché Massenet de réaliser ce qu'il avait en lui. Esclave d'un succès trop grisant, il s'est vu trop tôt amené à écrire en fonction des mille admirations qui attendaient la naissance de chaque œuvre nouvelle, au lieu d'écrire en fonction de son propre instinct créateur. Il n'empêche que son métier prodigieux du théâtre, son originalité foncière ont marqué son œuvre du signe de l'immortalité. De ce point de vue, il n'était pas inutile de mettre à l'épreuve d'une reprise éclatante un ouvrage comme Ariane qui, datant des dernières années de la production de Massenet, porte les traces d'une certaine fatigue. Malgré cela, malgré le caractère trop flatteur pour l'oreille de telles phrases d'une couleur sentimentale ou sensuelle, on ne peut nier que maints passages s'imposent par leur accent passionnée voire même par leur grandeur ; spécialement dans le troisième acte, qui marque le point culminant de l'action — et où Mme Mahé fut délicieuse, dans une de ces souples et tendres pages musicales dont le compositeur de Manon possédait le secret. Mêmes caractéristiques dans l'instrumentation qui, parfois, sacrifie un peu trop à l'effet, mais dont la solidité, l'équilibre et la belle pâte sonore sont d'un maître incontestable de l'orchestre. Disons tout de suite que M. Paul Paray la met en valeur avec une autorité et une souplesse admirables. On connaît le sujet du poème, d'une substance poétique un peu chargée, de Catulle Mendès. Le dévouement d'Ariane, son amour pour Thésée, sa souffrance, la trahison de sa sœur Phèdre, par elle sauvée des enfers... Magnifique occasion pour Mme Germaine Lubin de faire valoir son talent de grande tragédienne lyrique et la richesse de sa voix. Celle de M. Thill s'affirme avec un éclat incomparable, particulièrement dans les derniers actes. Mme Maryse Ferrer est une Phèdre d'une séduction troublante, Mme Ketty Lapeyrette, une impressionnante et expressive Perséphone. M. Singher se montre excellent comédien et chanteur expert. Il faut noter encore la délicieuse apparition des trois Grâces : Mlles Chauviré, Darsonval, M. Goubé, au cours d'un divertissement chorégraphique, de la meilleure veine, de M. Serge Lifar, et qui se meut dans une ambiance lumineuse du plus heureux effet. Ce qui m'amène à louer les aménagements nouveaux de la scène de l'Opéra, dont le « panorama » arrondi en coupole, prolonge et poétise les décors de MM. Soubervie et Mouveau. J'ajoute que les voix, ainsi placées dans une sorte de caisse de résonance, portent dans la salle infiniment mieux que jadis.
(Louis Aubert, le Journal, 01 mars 1937)
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un décor d'Ariane à l'Opéra lors de la reprise de 1937
Le premier acte nous mène à la porte du Labyrinthe. Au loin, le palais du roi Minos et de Pasiphaé. Thésée, roi d'Athènes, arrive avec Pirithoüs. Tous deux veulent tuer le Minotaure qui, chaque année, exige d'Athènes un tribut de jeunes vierges et de jeunes guerriers. Ariane, dont l'amour est « instinctif, absolu, sans complications intellectuelles », livre à Thésée le secret du Labyrinthe, le fil qui lui permettra de se frayer un sûr chemin parmi les dédales inextricables. Elle s'est levée au milieu de la nuit pour ouvrir au héros la porte de bronze. Bientôt sa sœur Phèdre la rejoint. Phèdre, c'est « l'amour imposé par le destin, la fatalité de la passion » ; et elle s'irrite des soucis amoureux qui troublent le cœur d'Ariane. Mais des cris retentissent. Thésée est vainqueur du Minotaure. Il apparaît, tel un jeune dieu, entouré des vierges et des éphèbes qu'il a sauvés. Chacun exalte ses vertus guerrières. Cependant Thésée ne voit qu'Ariane ; il veut l'emmener à Athènes où elle sera reine. Un sentiment inconnu pénètre alors l'âme de Phèdre qui décide de les suivre. Le second acte nous représente la pleine mer. La galère, qui transporte les jeunes époux, côtoie des îles parée de fleurs et de fruits. Phèdre, jalouse déjà, « songe douloureusement à la tristesse de sa vie sans passion ». Une tempête éclate, bientôt apaisée. Mais le pilote a perdu sa route, et c'est vers Naxos, dont la luxuriante végétation apparaît à l'horizon, que se dirige la galère au rythme cadencé de ses rameurs. Nous voici à Naxos. « Une floraison énorme et extraordinaire de rosiers géants et de lauriers-roses ». Un palais à l'entrée d'une forêt. Thésée s'abandonne tout entier à l'amour ; et ce n'est plus Ariane, c'est Phèdre qu'il désire de toute sa jeune ardeur. Ariane, délaissée, prend sa sœur pour confidente de ses désespoirs ; elle la supplie d'intercéder auprès du héros, de le ramener à elle : « Tu lui parleras, n'est-ce pas ? ». Phèdre accepte, car, malgré ses coupables pensées, elle voue à sa sœur une affection sincère. Le destin est le plus fort. A peine en présence, Phèdre et Thésée s'avouent leur mutuel amour ; et Ariane, surprenant leur premier baiser, tombe inanimée. Le remords s'empare de Phèdre ; elle mutile la statue d'Adonis sur laquelle Cypris courroucé l'ensevelit. Ariane, « dans un sublime mouvement d'abnégation » supplie Cypris de ranimer sa sœur, et Cypris, bienveillante, ordonne aux Grâces d'accompagner au séjour des nuits l'amante héroïque. Au quatrième acte, c'est le Tartare. Un paysage dévasté, désolé. Le Styx, le Cocyte et Phlégéton bornent l'horizon. Des formes pâles errent dans d'incertaines fumées. Sur un trône de marbre, gainée en une étroite robe mauve, se tient Perséphone, hiératique, un lis noir dans la main. Ses compagnes, tristement vêtues de deuil, la supplient de faire trêve aux tourments des damnés, mais Perséphone ne se laisse attendrir que par le souvenir de ce que fut sa vie. Ce sont les Grâces qui accompagnent Ariane dans sa descente aux enfers. Les Furies luttent quelque temps contre elles, mais Tisiphone est vaincue par Aglaïa, et Ariane, s'avançant, demande à Perséphone de ranimer Phèdre. Elle tend une gerbe de roses vers la déesse qui s'attendrit au parfum des fleurs épanouies. Phèdre remontera vers la vie... Et, au cinquième acte, c'est, de nouveau, l'île de Naxos ensoleillée. La mer, au loin, meurt sur le sable : « Une nef s'aperçoit ; à gauche, on devine le palais des brigands de Naxos ». La mort de Phèdre, la fuite d'Ariane ont fait perdre à Thésée la raison. Il ignore celle qu'il aime le plus — Ariane, qui lui fut une compagne si dévouée, ou Phèdre dont l'amour si brûlant lui est un souvenir ineffaçable. En vain, Pirouthoüs engage Thésée à partir. Il veut attendre encore. Ariane et Phèdre apparaissent. « Subjuguée par le pardon de sa sœur, Phèdre lui rendra l'amour de son époux, et Thésée semble vouloir ne plus adorer que son épouse. Mais le devoir échappe à leurs volontés ». Thésée a revu le regard de Phèdre : il est de nouveau conquis. La nef est prête ; ils partiront tous deux, oublieux de celle à qui ils doivent leur bonheur. Et Ariane reste seule. Sous le crépuscule qui décroît, les sirènes font entendre leurs voix captivantes, appelant Ariane vers les profondeurs de la mer.
(programme de l’Opéra, 24 avril 1937)
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Ariane Jean Lensen (violon) et son Orchestre Tzigane Columbia 4483, mat. A 5332, enr. entre 1925 et 1930
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