Sapho
affiche pour la création de Sapho, représentant la créatrice Emma Calvé, par Jean de Paleologu dit Pal (1897)
Pièce lyrique en cinq actes, livret d'Henri CAIN et Arthur BERNÈDE, d'après Sapho, roman (1884) d'Alphonse DAUDET, musique de Jules MASSENET (été 1896).
Dédié par Massenet à son éditeur :
"A mon ami Henri Heugel. J.M. Paris - 1897."
Création à l'Opéra-Comique (salle du Châtelet) le 27 novembre 1897. Mise en scène de Léon Carvalho. Décors d’Auguste Rubé et Marcel Moisson.
Reprise à l’Opéra-Comique (salle du Châtelet) en mars 1898, avec des ajouts.
Reprise à l’Opéra-Comique (3e salle Favart) le 22 janvier 1909, dans une version révisée en six tableaux (comprenant l'ajout du 2e tableau de l'acte III [le tableau des Lettres], écrit et composé en 1908). Mise en scène d’Albert Carré. Décors d’Amable et Lucien Jusseaume. Costumes de Félix Fournery.
126 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950, dont 84 entre le 01.01.1900 et le 31.12.1950.
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personnages |
Opéra-Comique 27 novembre 1897 (création) |
Opéra-Comique mars 1898
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Opéra-Comique 03 avril 1898
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Opéra-Comique 22 janvier 1909 (43e) |
Opéra-Comique 17 mai 1916 (58e) |
Opéra-Comique 24 décembre 1918 (100e) |
Opéra-Comique 24 avril 1925 (116e) |
Opéra-Comique 23 février 1935 (118e) |
Fanny Legrand (Sapho) | Mmes Emma CALVÉ | Emma CALVÉ | Emma CALVÉ | Marguerite CARRÉ | Marthe CHENAL | Marguerite MERENTIÉ | Claudia VICTRIX | Germaine PAPE |
Divonne, mère de Jean | Charlotte WYNS | Jeanne MARIÉ DE L'ISLE | Charlotte WYNS | Judith LASSALLE | Jeanne BOREL | Jeanne BOREL | Germaine BAYE | Aimée LECOUVREUR |
Irène, cousine de Jean | Julia GUIRAUDON | Julia GUIRAUDON | DURAN | Geneviève MATHIEU-LUTZ | Mathilde SAÏMAN | Renée CAMIA | Marthe COIFFIER | Jane ROLLAND |
Jean Gaussin | MM. Julien LEPRESTRE | Julien LEPRESTRE | Julien LEPRESTRE | Thomas SALIGNAC | Charles FONTAINE | Fernand FRANCELL | David DEVRIÈS | Gaston MICHELETTI |
Caoudal | MARC-NOHEL | Eugène BADIALI | Eugène BADIALI | Jean PÉRIER | Jean PÉRIER | Paul PARMENTIER | Maurice SAUVAGEOT | Jean VIEUILLE |
Césaire, père de Jean | André GRESSE | André GRESSE | André GRESSE | Jean DELVOYE | Louis VAURS | Georges BOURGEOIS | Louis AZÉMA | Jules BALDOUS |
La Borderie | Maurice JACQUET | Maurice JACQUET | Maurice JACQUET | Maurice CAZENEUVE | BERTHAUD | BERTHAUD | Victor PUJOL | Victor PUJOL |
le Patron du Restaurant | Michel DUFOUR | Michel DUFOUR | Etienne TROY | Hippolyte BELHOMME | Hippolyte BELHOMME | Raymond GILLES | Louis MORTURIER | Louis DUFONT |
Masques, invités, artistes, tziganes, musiciens ambulants, etc. | ||||||||
Chef d'orchestre | Jules DANBÉ | François RÜHLMANN | Paul VIDAL | Paul VIDAL | André BALBIS | Gustave CLOËZ |
répétition de Sapho à l'Opéra-Comique avec (de g. à dr.) Jules Massenet, Emma Calvé, Julien Leprestre, Arthur Bernède, Henri Heugel
Emma Calvé (Fanny Legrand) lors de la création
Premières à l’Opéra de Marseille le 22 novembre 1901 ; à l'Opéra de Nice en 1901 ; à Lyon en octobre 1902 ; à la Monnaie de Bruxelles le 03 novembre 1903.
personnages |
Opéra de Marseille 22 novembre 1901 |
Opéra de Nice 1901 |
Monnaie de Bruxelles 03 novembre 1903 |
Fanny Legrand | Mmes Georgette BRÉJEAN-SILVER | Jane MARIGNAN | Georgette BRÉJEAN-SILVER |
Divonne | PARKINSON | Georgette BASTIEN | |
Irène | Cécile EYREAMS | ||
Jean Gaussin | MM. Adolphe MARÉCHAL | Charles DELMAS | |
Caoudal | Michel DUFOUR | Alexis BOYER | |
Césaire | Edouard COTREUIL | ||
La Borderie | Ferdinand Victor CAISSO | ||
le Patron du Restaurant | Charles DANLÉE |
manuscrit original de Sapho : fragment de la scène entre Fanny et Jean (4 acte)
Composition de l’orchestre
2 flûtes, 1 piccolo, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons, 4 cors chromatiques en fa, 2 trompettes en fa, 3 trombones, 1 tuba, 1 paire de timbales, crécelle, grosse-caisse, cymbales, tambour militaire, triangle, harpes, cordes
Musique de scène :
Acte I : 1 flûte, 2 violons, 1 violoncelle, 1 contrebasse, 1 piano
Acte II : 1 clarinette, 1 cornet à pistons en ut, 1 ophicléide en ut
Acte IV : 1 flûte, 1 harmonium, 1 tambourin provençal
Emma Calvé dans Sapho (Sapho) de Massenet [photo Reutlinger]
Analyse et résumé.
« Musicien de la femme et de l'amour », comme disait Debussy, Massenet campe ici une nouvelle héroïne sentimentale. Mais aux éléments lyriques, à la passion qui constitue l'unité expressive de la partition viennent s'ajouter des éléments extérieurs : le décor provençal discrètement évoqué, l'atmosphère « Beaux arts » du premier et du dernier actes. La partition de Sapho peut se réclamer de l'esthétique « vériste », comme dans les opéras italiens, la mélodie prime tout ; mais un certain souci de la couleur instrumentale se manifeste et la « saveur de terroir » du 2e acte apporte une note d'originalité. Rappelons les grandes lignes de l’action. Au cours d'un bal costumé chez le sculpteur Caoudal, un jeune homme, Jean Gaussin fraîchement débarqué de sa Provence natale, rencontre la belle Fanny Legrand, modèle, réputé que ses admirateurs ont surnommé Sapho. Il s'en éprend. Elle devient sa maîtresse. Mais lorsque Jean apprend qu'elle fût une courtisane, il l'insulte et la quitte. Sapho va le retrouver en Provence et le supplie de revenir, mais en vain. Au dernier acte, situation inverse, c'est Jean qui, revenu à Paris, sollicite son amie. Tous deux s'abandonnent un moment à leur passion renaissante. Mais tout se trouve compromis par un mot malheureux. Et c'est la séparation définitive. Bref, drame tout intérieur. La musique ici traduit des états d'âme et des émotions.
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Voilà un ouvrage bien français, de construction légère et solide, plein de passion, de charme et de grâce, dont l'auteur a dit très sobrement, mais avec beaucoup d'intensité ce qu'il avait à dire.
S'exprimer avec la justesse et le tact dont M. Massenet a témoigné en cette Sapho, dont j'ai à parler aujourd'hui, n'est point le fait d'un compositeur vulgaire ; il y faut cette maîtrise et ce sens critique, assez rares, malgré le grand nombre de ceux qui se mêlent de faire du théâtre musical et, indulgents pour eux-mêmes, jugent avec rigueur parfois ce qui vient de leurs aînés ou de leurs maîtres.
On ne manquera pas de reprocher à M. Massenet, — qui est la musique même, — de n'avoir pas mis assez de musique dans sa partition ; très paradoxal, ce reproche ne sera pas pour le toucher, car il sait bien ce qu'il fait, et finalement le public lui donne raison. — Sapho est donc un de ces ouvrages appelés à une fortune brillante, comme Manon, Werther et Thaïs, dont la force vitale a triomphé de toutes les difficultés, de toutes les querelles de la première heure.
L'accueil le plus chaleureux, je dirais volontiers le plus triomphal, lui a été fait : toutes les opinions individuelles se sont fondues en une opinion collective, d'où il ressort que l'Opéra-Comique compte à son répertoire, un délicieux ouvrage de plus.
La psychologie de Sapho est assez appréciable ; elle a de quoi suffire du moins à ceux qui, en cette matière, n'ont point d'exigences trop hautes ; la plaisanterie y est sans vulgarité, la charge même s'y accuse avec une discrétion de bon goût ; les caractères des personnages qui entourent Sapho, fille d'amour, de libre fantaisie, de réelle humanité, sont tracés musicalement avec netteté et variété. MM. Cain et Bernède ont fourni à M. Massenet un livret simple et clair, marquant, — il le fallait bien, — les étapes de l'action vers son dénouement, par les incidents topiques du genre.
Leur effort dans le sens de la réalité de la vie y apparaît assez, toutefois, pour qu'on ne leur reproche pas d'avoir abusé de la rhétorique ancienne. — Pour M. Massenet, il a cherché l'expression juste ; il à rencontré l'émotion, qui ne se commande pas, qui dérive de la sensibilité même de l'homme ; car, en matière d'art, d'art musical surtout, on ne fait pas de l'émotion comme on peut faire de la grâce, de la poésie, du pittoresque, et même, à la rigueur, de l'esprit. — Et c'est par là, toujours, que se vérifie la justesse du précepte antique : Si tu veux que je pleure, pleure d'abord ! M. Massenet a donc certainement pleuré en écrivant ce rôle de Sapho ; et c'est pourquoi il a fait verser bien des larmes, ce qui est la forme la plus démonstrative de l'opinion de l'être humain, comme l'est le franc rire dans le domaine comique. — L'écriture du compositeur est ici très fluide, très nettement formulée, non sans l'emprunt de quelques ornements au style ancien. — Des ensembles viennent ainsi, ça et là, ponctuer l'effet de la phrase. — Ce compromis entre le langage d'autrefois et d'aujourd'hui est fait avec une mesure parfaite, qui ne laisse prise à aucun reproche de rétrogression.
Je n'ai pas besoin de dire que Sapho a été l'objet de tous les soins de M. Carvalho qui, d'ailleurs, en dehors de ce qui tient au décor et au costume, lui a assuré une interprétation supérieure en en chargeant, à côté de Mlle Calvé, des artistes tels que Mlle Wyns, Mlle Guiraudon, MM. Leprestre, Nohel, Jacquet.
Mlle Wyns s'est fait particulièrement remarquer ; ce n'est pas la première fois que je constate la valeur de cette jeune cantatrice, son intelligence de la scène, son tempérament dramatique et par conséquent que nous tenons d'elle les plus sérieuses promesses d'avenir. De même Mlle Guiraudon, dont j'ai noté tout récemment les précieuses qualités dans l'originale figure de la petite Fatou, du Spahi. — Avec M. Leprestre, qui a la jeunesse, l'ardeur et la spontanéité convenant bien au personnage de Jean Gaussin, les autres artistes précédemment nommés, ont complété ce bel ensemble, que domine, en pleine clarté, la figure de Sapho, c'est à dire de Mlle Emma Calvé.
Douze ans environ nous séparent de l'époque où nous la vîmes, pour la première fois, à Paris, dans l'Aben-Hamet de M. Théodore Dubois, dans le Chevalier Jean de M. de Joncières, touchante et douce, presque timide, apte seulement, semblait-il, à la personnification des héroïnes passives, des victimes dolentes et résignées. — Quel changement merveilleux depuis ce temps ! Elle nous est revenue le sang comme brûlé par le soleil d'Espagne, le geste énergique, le regard farouche, sans rien abandonner pourtant de cette morbidesse, de cette langueur savante dont sait se revêtir toute sa personne — quand le jeu dramatique le lui commande.
Ici, semblent se mêler en elle, trois physionomies dont elle a reçu plus profondément l'empreinte : Carmen, Santuzza et la Navarraise. — Beaucoup de ses gestes, de ses attitudes, de ses regards, et cela bien naturellement, appartiennent à l'une ou à l'autre de ces figures par elle si souvent et si puissamment incarnées. — Il y a là comme une domination de l'habitude, et de ces trois filles du soleil, Sapho la parisienne porte comme l'indélébile stigmate.
En somme, une grande artiste, cantatrice de premier ordre, très réellement originale en son essence personnelle — éprise de manifestations curieuses, détestant la banalité de l'expression, admirable dans l'excès même de sa mimique, de sa passion soulignant tous les mots, accusant avec le plus haut relief tous les sentiments du personnage.
Je n'ai rien dit du sujet ; mais tout le monde n'a-t-il pas lu Sapho, le plus vivant des romans de M. Alphonse Daudet, qui, d'ailleurs, avant d'inspirer cet ouvrage lyrique, avait été sous forme de comédie porté au théâtre par son auteur même et joué merveilleusement par Mme Réjane ?
Il y a de jolis décors dans Sapho. — Il ne faut faire au décorateur qu'un léger reproche, à propos de sa jolie toile représentant les bords du Rhône, au pied de Villeneuve-lès-Avignon. — Le Rhône n'est pas bleu ; il est gris argenté. — Mais le décorateur ici a de quoi se défendre, s'étant appuyé sur le texte des auteurs.
(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 15 décembre 1897)
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Le livret d’opéra-comique que les bons faiseurs, MM. Henri Cain et Bernède, ont tiré du roman passionnant d’Alphonse Daudet, diffère un peu de la pièce jouée au Gymnase et au Vaudeville ; mais il est très respectueux de la pensée du maître, en même temps que très clair et très soigné.
Fanny Legrand, malgré quelques années passées chez les peintres à servir de modèle – c’est là qu’elle a acquis son surnom de Sapho – est restée belle et captivante. Dans un bal donné par le sculpteur Caoudal, elle fait profonde impression sur Jean Gaussin, jeune Méridional qui a quitté son Midi et son soleil pour venir achever ses études à Paris.
Dans la chambrette où il a été installé par sa mère Divonne et sa gentille cousine Irène, l’étudiant déplore sa solitude et son abandon, quand Fanny vient le consoler. Elle a vite fait de prendre possession du cœur du jeune homme, et elle le décide à se mettre en ménage avec elle.
Un an d’un vrai bonheur s’est écoulé. Mais les nuages s’amoncellent, et il va suffire d’une occasion pour faire éclater l’orage. Un jour, au cours d’une excursion que les amoureux font à Ville-d’Avray, on rencontre les camarades d’antan, et Jean apprend le passé de Fanny, qui est loin d’être à son honneur. Après avoir exhalé sa colère en termes amers auxquels Sapho répond avec logique et même certaine dignité, l’étudiant se réfugie chez ses parents, et c’est là, en Avignon, que Fanny, bien éprise elle aussi, vient le rechercher. Les parents, courroucés et inquiets, la chassent, et nous la retrouvons à Paris, le cœur brisé, et cherchant à se consoler en se réfugiant dans l’amour de son enfant, fruit d’une autre liaison.
Mais Jean n’a pu résister à sa passion. Il a tout abandonné, village, parents et fiancée, et il se présente tout d’un coup devant Fanny, mort de fatigue, au point qu’après les premiers épanchements, il tombe dans un sommeil semblable à l’anéantissement. Sapho se reprend : elle sacrifie son amour à l’intérêt de Jean et dans une lettre d’une âpre et digne douleur, elle dit à son amant son dernier adieu, puis s’en va, blessée à jamais, mais emportant l’orgueil du devoir accompli.
Sur cette donnée, sur ce poème si poignant, parce que si humain, Massenet a écrit une partition vibrante dont la première qualité, la dominante, est la sensibilité, servie par une abondance mélodique à nulle autre pareille. Il y a là des angoisses que tout le public ressent, des envolées qui ravissent le spectateur, et c’est cette musique que l’on rêvait – sans oser y compter – pour le poème ardent, d’intensive douleur et de passion exaltée, qui était proposé. Massenet rencontre l’un des plus grands succès de sa glorieuse carrière, et le public le remercie par ses bravos enthousiastes du plaisir éprouvé.
L’interprétation, avec Emma Calvé, est à la hauteur de l’œuvre. Belle comme on ne l’est plus, Emma Calvé, toute débordante de passion, de foi, de jeunesse, s’élève aussi haut dans l’art dramatique que dans l’art lyrique ; comédienne, tragédienne, cantatrice, elle est Sapho telle que l’a conçue le regretté Daudet, au point que l’identification complète s’impose au spectateur qui ne fait qu’une seule et même personne de l’artiste et de l’héroïne de roman.
Mlle Marié de l’Isle, succédant à la créatrice Mlle Wyns, a la voix délicieuse et interprète savamment le personnage de Divonne ; Mlle Guiraudon est charmante dans le rôle d’Irène. Quant aux hommes, ils sont tous parfaits : M. Leprestre, avec sa voix délicate, M. Gresse, avec son ampleur et sa bonhomie, MM. Badiali et Maurice Jacquet avec leur talent de comédien de grande allure.
(A. Vallin, programme pour la reprise de Sapho à l’Opéra-Comique en mars 1898).
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Poème intéressant et varié, fertile en situations, musique chaude, colorée, tantôt pleine de verve et d'entrain, comme au troisième acte, qui est tout ensoleillé, tantôt pathétique jusqu'au déchirement, comme au cinquième, où l'impression produite est véritablement poignante. La partition de Sapho est l'œuvre d'un maître, d'un maître inspiré et de race bien française, qui continue les nobles traditions de ses glorieux devanciers et qui est l'honneur de son temps et de son pays. (Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément d’Arthur Pougin, 1904)
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Comme la Navarraise, toutes proportions gardées, cette œuvre pourrait, à certains égards, se réclamer de l'esthétique dite vériste, par la prépondérance déterminée de l'élément dramatique sur l'élément musical proprement dit ; par la rapidité de l'action ; enfin par le cadre tout moderne où l'action évolue. Mais là s'arrête la similitude : comme je l'ai fait observer en étudiant la Navarraise, le style musical de Massenet suffit à différencier bien nettement ses œuvres entre toutes. Ici il y a en plus un élément très particulier, que nul opéra « vériste » ne nous a offert : la saveur bien française, bien locale, de terroir, la douce atmosphère de Provence évoquée par Daudet de si caressante manière, et que la musique de Massenet sait retrouver dès le premier acte (alors que le héros du drame songe au pays de lumière qu'il a quitté), et ressuscite avec un bonheur et une force remarquables tout le long du quatrième acte, qui se passe « en Avignon ». Et avec cette atmosphère éclatante du Midi, l'atmosphère plus douce, mais pénétrante aussi, de la campagne de Ville-d'Avray, où se déroulent le troisième et le cinquième acte, s'harmonise de la plus caractéristique manière ; si bien que l'ensemble de la partition contient nombre d'évocations poétiques, qui contribuent de façon fort appréciable à élever le niveau de l'expression musicale proprement dite, sans jamais constituer des digressions par rapport à la marche si ferme et si continue de l'action. *** La scène se passe tout d'abord à Paris, dans le salon de la demeure du sculpteur Caoudal. C'est une nuit de bal costumé, et tous les invités, rapins, modèles, ou personnages déjà célèbres, s'amusent à qui mieux mieux. Prestes, les groupes se croisent et se poursuivent, les voix se mêlent en chœur. Au milieu du joyeux tumulte, le seul Jean Gaussin semble en proie à des pensées moroses. Il vient tout droit de Provence et se sent dépaysé, gauche. Et, tandis qu'à la cantonade, des voix ravies proclament l'excellence de la beauté de Sapho, Jean Gaussin rêve de son pays de clarté, si loin maintenant... — Mais voici que rentre une joyeuse bande, entourant Fanny Legrand, la fameuse Sapho. Soudain, Sapho s'intéresse à Gaussin qu'elle aperçoit, rêvant dans son coin. Elle l'interpelle, et les réponses ingénues du jeune homme la captivent, la troublent. Le tumulte recommence ; Fanny et Jean se perdent dans le rêve commencé ; on les appelle, ils n'entendent pas, ils ne veulent pas entendre, et s'enfuient tous les deux comme des fous. Au deuxième acte, la toile se lève sur la chambre de Jean Gaussin. Césaire, le père de Jean, est venu voir son fils ; puis voici qu'arrive la maman Divonne, avec la gentille cousine Irène, une orpheline, qui tiendra au pays, près des deux bons vieux, la place du fils absent. C'est une scène de tendresse simple et familiale, avec l'évocation de doux souvenirs et un échange de chastes tendresses entre Jean et la petite Irène. Puis Jean reste seul ; il a froid au cœur en se rappelant la gaie demeure de Provence, si loin ; il se sent seul, faible, et voudrait réagir contre la passion de Fanny. Mais Fanny elle-même apparaît, câline, ardente, jalouse un peu de la petite cousine si jolie; quelque contrainte semble s'insinuer entre les deux amants. Jean se met à travailler, et soudain Fanny entonne le vieil air provençal de « Magali, ma bien-aimée », celui même que fredonnait tout à l'heure le papa Césaire. Et Jean, fasciné par la mélodie natale, se jette éperdument dans les bras de sa maîtresse. Une longue scène d'amour commence alors, toute peuplée de rêves de bonheur, de promesses, de baisers ; c'est un des duos les plus ardents qu'ait composés Massenet, qui en a tant composés ! Et cependant, le musicien reste, le plus souvent, dans une tonalité douce et simple. Le rideau tombe sur Jean et Fanny amoureusement enlacés. A l'acte suivant, les voici tous deux à Ville-d'Avray ; leur rêve de joie se réalise ; voilà même déjà un an qu'il dure. Et Jean et Fanny sont encore heureux comme au premier jour, heureux comme des enfants dans les bois où ils répètent leur duo, où ils disparaissent bientôt, tandis que sur le chemin surgit, devant l'auberge qu'ils viennent de quitter, Caoudal le sculpteur, bientôt suivi d'une troupe de ses amis. Tout ce monde-là déjeune gaiement, sous les tonnelles. Encore une fois les éclats des brusques facéties, des bavardages sans fin, nous occupent, réalisés avec la même heureuse prestesse qu'au premier acte. Et cela dure jusqu'au moment où apparaît Jean, vite reconnu et fêté par la joyeuse bande. « Toujours avec Sapho ? » interroge négligemment Caoudal. Et brusquement, Jean apprend de la sorte que celle qu'il aime si ingénument, si complètement, avec une si absolue foi, est le célèbre modèle, l'héroïne d'amours nombreuses, tragiques à l'occasion, bruyantes toujours. Son cœur d'enfant naïf se cabre alors : Jean ne comprend pas, il ne peut pas comprendre tout ce que la conduite de Fanny décelait de sincérité et de tendresse ; quand la jeune femme revient, il l'insulte, il la repousse et s'enfuit. Alors, terrible, Fanny, redevenue Sapho, se dresse contre ceux qui viennent de détruire son bonheur en racontant sa misère d'autrefois, alors que par l'amour elle se régénérait. Elle est longue et terrible, cette invective de Fanny, où la musique se fait aussi âpre, aussi concise et serrée qu'elle était auparavant pleine de laisser-aller. Des gémissements contenus, à l'orchestre, répondent aux accents incisifs de l'héroïne dont la fureur monte et écrase tous les assistants. C'est encore la chanson de Magali qui retentit au début du quatrième acte, mais cette fois dans son cadre naturel, sous le ciel radieux de la Provence. Car nous sommes « en Avignon ». Jean est revenu au pays ; au lever d u rideau, il rêve mélancoliquement, tandis qu'au loin retentissent les flageolets et les tambourins. La bonne mère Divonne, cependant, l'exhorte et l'encourage ; elle voudrait, pour mieux le consoler, savoir exactement les raisons de son retour si brusque. Et Jean avoue sa passion rapide et mauvaise ; il se blottit, comme un enfant encore, dans les bras ouverts de sa maman. Et ensuite, c'est Irène qui vient lui parler. Avec des inflexions de tendresse simple — ici la musique a un sensible caractère d'intimité et de profondeur — elle lui dit, elle aussi, des paroles consolatrices. Mais voilà que Césaire se précipite, éloigne Irène : c'est Fanny, c'est Sapho qui réclame Jean. Que Jean soit courageux, car il connaît maintenant son devoir. Fanny, simplement, se présente. Sans phrases, mais avec émotion, elle parle à Jean, qui lui répond froidement. Mais petit à petit elle se fait plus câline et pressante. Jean refuse toujours, mais Fanny supplie encore, et il céderait peut-être, si Césaire et Divonne n'apparaissaient. Fanny reste interdite, puis s'en va, sanglotante, tandis qu'attendrie la bonne Divonne la suit des yeux et murmure : « Pauvre femme ! » Au cinquième acte, nous retrouvons la petite auberge de Ville-d'Avray. Mais Fanny y est seule maintenant. Elle se désespère et ravive sa douleur en relisant les anciennes lettres de son Jean. Le monologue qu'elle chante, en ravivant ses souvenirs, est d'un fort juste sentiment ; il offre le même caractère passionnément emporté que les supplications si chaleureuses du précédent acte ; ces quelques moments contiennent toute l'ardeur expressive du caractère de Sapho, avec l'évocation d'abord des folles tendresses, puis la conscience plus sereine d'un devoir : devoir envers Jean, à qui Fanny renoncera dans son propre intérêt ; devoir envers l'enfant de Fanny, son seul bonheur et son espoir désormais. Et c'est à cet instant précis qu'apparait Jean, revenu parce qu'il est assoiffé des caresses de Fanny. C'est lui qui supplie à présent, et c'est Fanny qui parle froidement et raisonnablement. Il a quitté sa vigne et ses beaux lauriers roses, pour se retrouver auprès de sa maîtresse ; et, comme elle refuse de lui céder, il la croit infidèle. Fanny ne résiste pas longtemps, et une fois de plus les voix des deux amants s'unissent dans une lyrique exaltation. Mais presque aussitôt, sur un mot, un simple mot échappé aux lèvres de Fanny, Jean se rappelle le passé. Il a une crispation douloureuse, et son amie, vainement, essaye de le calmer ; la blessure est irrémédiable et Fanny le sent bien. Adieu, le beau rêve ébauché de nouveau ! l'instant est venu d'accomplir les résolutions de tout à l'heure. Jean, épuisé de fatigue après le long voyage qu'il a fait pour retrouver Fanny, s'est laissé aller au sommeil. Et la jeune femme s'en va, s'en va pour jamais, renonçant à Jean parce qu'elle l'aime. Ainsi s'achève sans théâtrale catastrophe, sans nulle grandiloquence même de l'expression, cette histoire simple comme la vie, et qui est de la vie toute simple. *** Parmi tous les livrets qu'a choisis Massenet, il n'en est pas un peut-être qui soit plus éminemment propre à la musique que celui dont nous venons de résumer les traits essentiels. Il convient à la musique parce que tout y est action, mais action simple, directe, dénuée de détails inutiles et de vaines complications. Cette action, à chacun de ses moments, est pathétique. Elle ne ressortit point de ce pathétique mélodramatique et tout extérieur qui est fréquent dans les textes d'opéras, mais se rattache étroitement aux mouvements d'âme, aux émotions, aux impulsions des deux héros. C'est donc bien avant tout de la peinture de caractères et de l'expression dramatique ou lyrique que cette action impose à la musique, c'est-à-dire tout l'essentiel de la musique et rien que l'essentiel. Par l'absence de complications et de contingences, par le rôle prépondérant attribué aux sentiments des deux héros et à une seule passion dominante, l'amour réciproque de Fanny et de Jean, le drame impose pour ainsi dire a priori l'unité musicale, la rend inévitable, la préétablit même. De toutes ces possibilités le Maître s'est emparé et a réalisé une partition qui se tient d'un bout à l'autre. J'avoue cependant préférer la réalisation du quatrième et du cinquième acte qui, par leur contenu dramatique même, sont d'un caractère infiniment plus solide que le restant de l'œuvre. La scène du bal masqué, au premier acte, avec les airs de danse qui traversent l'orchestre et les rires des petits rapins et des petits modèles, ne pouvait certainement pas avoir la même tenue que le tragique désespoir de Fanny. Mais tout est si bien en place qu'il est inutile de formuler une telle préférence en matière de critique ; et d'ailleurs, toutes proportions gardées, la facture en est également heureuse. La principale observation qui, en ce qui concerne l'ensemble de l'œuvre, s'impose tout d'abord, c'est que Massenet a donné au chant le rôle capital : le dessin mélodique, la construction de l'œuvre résident tous entiers dans la ligne des parties vocales. Cette façon de faire, fort simple, était évidemment la plus appropriée ici, tant le drame est direct et complet avec ses hardis raccourcis ; un traitement symphonique plus complexe n'eût fait que l'alourdir. Une fois ce parti pris reconnu, il faut remarquer l'emploi approprié des ressources instrumentales, et combien de couleur, de variété, de force, il y a dans la musique de Sapho. Laissons de côté les parties pittoresques de l'œuvre, parties réalisées avec la virtuosité habituelle du compositeur, mais qui présentaient évidemment moins de difficulté au point de vue qui nous occupe. N'envisageons que les parties passionnelles proprement dites. Le quatrième acte est d'une belle intensité d'expression. Et Massenet, après avoir exprimé de façon si poignante le désespoir amoureux de Fanny, dans la dernière scène de cet acte, trouve de nouvelles ressources non moins appropriées, non moins poignantes, pour évoquer, au cours du cinquième acte, l'âme amoureuse de la jeune femme. Il était difficile, en ces deux actes dont la situation dramatique piétine en somme, d'imaginer un langage musical qui reflétât une plus savante gradation des sentiments. Le musicien a pourtant trouvé le moyen d'éviter la monochromie. L'écueil était dangereux, et c'est une des preuves les plus curieuses de la variété par laquelle Massenet se distingue de façon si probante, jusqu'à donner l'impression ou l'illusion du tour de force. (Louis Schneider, Massenet, 1908)
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L’Opéra-Comique a repris la Sapho de Massenet, représentée pour la première fois voici onze ans déjà. L'œuvre fut alors âprement discutée. Il apparut que la musique était sacrifiée à l'action dramatique, que son rôle se bornait à l'accompagnement ; que, déchue de ses prérogatives essentielles, elle s'était volontairement asservie et témoignait d'une manière « vériste » fâcheuse. Les critiques vigoureusement énoncées amenèrent des polémiques. Le public qui juge, en dernier ressort, dans ces sortes de querelles n'eut guère le loisir de faire connaître son verdict : la mort de Léon Carvalho, le départ de la principale interprète Emma Calvé, furent les causes qui amenèrent prématurément la disparition de Sapho. L'œuvre demeurait donc, supportant les discussions qu'elle avait fait naître, sans qu'une chute réelle ou un réel succès eussent donné tort ou raison à M. Massenet. La reprise que vient d'en faire l'Opéra-Comique ne pouvait donc manquer d'intérêt.
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On connaît le roman passionnant d'Alphonse Daudet, l'œuvre dramatique que Belot en a tiré, pour la plus grande gloire de Mme Hading et de Mme Réjane. On se souvient du livret qu'avec la collaboration amicale du romancier, MM. Henri Cain et Arthur Bernède ont offert à l'inspiration musicale de M. Massenet. Il manquait à l'œuvre, telle que Carvalho la présenta, la scène où Jean Gaussin découvre la correspondance que Sapho échangea avec ses amants et qu'elle n'a point eu le courage de détruire, dans un dernier culte du souvenir. M. Albert Carré, qui eut la « grande joie », selon sa propre expression, de remettre à la scène du Vaudeville, en 1896, la pièce de Belot, signala cette lacune aux librettistes et au compositeur et les pria d'ajouter un tableau nouveau à l'œuvre primitive. On ne saurait trop le louer de cette initiative. Le tableau des lettres complète l'œuvre, accentue son caractère et apporte psychologiquement une situation indispensable à son unité. Au point de vue dramatique, il est d'un effet saisissant. Il donne au drame plus de tragique humanité. Et la pièce ainsi complétée se rapproche davantage du roman. Elle gagne en profondeur et en vérité. Aucune péripétie essentielle à la physionomie des personnages n'est ainsi sacrifiée. Et ceux-ci se présentent sous leur aspect intégral dans toute leur analyse. Il ne m'appartient pas de discuter sur le point de savoir si M. Massenet eut tort ou non d'accepter une pareille œuvre, mais, l'ayant acceptée, il est indéniable qu'il ne pouvait se proposer de l'écraser sous d'inutiles envolées de lyrisme. La musique, en aucun cas, ne pouvait prétendre au rôle principal. L'intensité de l'action, le nombre des situations, leur vigueur, réservaient ce rôle au drame lui-même. M. Massenet l'a fort bien compris, et il n'est certainement pas logique de lui reprocher de n'avoir pas commis un contresens. Volontairement la musique commente, souligne, étreint, enveloppe l'action, la rend ou plus poignante, ou plus humaine. Jamais elle ne la dépasse. A peine, à de rares instants, profite-t-elle des phrases attendries que les librettistes ont semées en certains endroits de la pièce, pour s'étendre en de brèves mélodies. Ces sortes de concessions à la musicalité de Sapho ne sont pas des plus heureuses. M. Massenet semble l'avoir compris, car il les a traitées discrètement. Pour le surplus, il a moins écrit une partition lyrique qu'une musique de scène expressive et juste, réduite, parfois, à de la déclamation lyrique, poussée, ailleurs, à des élans dramatiques. A ce titre, les trois derniers tableaux sont certainement les meilleurs. L'union de la musique et du drame y est absolue. Ces trois tableaux sont d'une psychologie vécue, d'une atmosphère musicale en complète harmonie avec les situations. Peut-être eût-on pu souhaiter de M. Massenet une partition où se fussent davantage développées les richesses de sa mélodie. Mais ce n'était pas Sapho qui pouvait lui en fournir l'occasion. Il est un défaut que la discrétion musicale parfaitement justifiée de M. Massenet a fait paraître, c'est l'écriture fâcheuse de certaines parties du livret. MM. Henri Cain et Arthur Bernède, en délaissant la scène dramatique — où ils avaient manifesté la pureté de leur style — pour aborder le théâtre lyrique, ont pris quelques licences avec la langue. En cela, d'ailleurs, ils se rattachent à l'école des anciens librettistes peu soucieux du respect que l'on doit à la langue française. Pourtant il leur eût été facile d'éviter certaines négligences, certaines phrases d'une banalité regrettable dont l'accompagnement souligne l'incorrection. Ils ont retrouvé leur souci styliste dans le tableau qu'ils viennent d'ajouter à leur œuvre. Il y a là un effort dont on voit tout l'effet. L'interprétation de Sapho est remarquable ; elle est juste. Mme Marguerite Carré et M. Salignac ont suivi — musicalement — les indications de la partition qui demande davantage à la parole chantée et au chant déclamé qu'à la voix elle-même. En d'autres ouvrages, l’un et l'autre ont déployé les qualités vigoureuses et fortes de leur organe. Dans Sapho, ils ont eu la rare adresse de ne point détruire l'effet dramatique, profondément humain, par d'excessifs effets vocaux ; ils ont été mesurés, et sont demeurés d'excellents chanteurs tout en se révélant comme des comédiens admirables. Mme Marguerite Carré, Manon séduisante, touchante Mimi, Butterfly résignée, Snegourotchka ingénue, a composé le personnage de Fanny Legrand avec un souci profond de la vérité. Dédaignant, cette fois, les grandes envolées lyriques, elle a chanté son rôle avec tout le sentiment psychologique de son caractère. M. Salignac, qui est un parfait comédien lyrique a produit une profonde impression. M. Jean Périer, dans un personnage épisodique, a dessiné adroitement et habilement chanté le type de Caoudal ; M. Delvoye, M. Cazeneuve, M. Belhomme, Mlle Mathieu-Lutz, Mme Judith Lassalle ont contribué au succès de l'œuvre par la beauté de leurs voix, et le souci de composition dont ils ont témoigné. Campée dans les décors pittoresques de Lucien Jusseaume et d'Amable, la mise en scène de M. Albert Carré abonde en trouvailles heureuses, en recherches originales ; elle crée autour du drame une « atmosphère » qui en rend mieux perceptible toute l'humanité.
(Georges Talmont, Comedia illustré, 01 mars 1909)
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La scène se passe de nos jours. Premier et deuxième actes à Paris ; troisième et cinquième à Ville-d'Avray ; quatrième en Avignon. Ici le raccourci scénique diminue beaucoup le roman, et la portée psychologique de l'œuvre en souffre. Il s'agit, on le sait, d'un jeune homme très pur, d'idéal très élevé, qui s'éprend, sans rien connaître d'elle, d'une femme au passé passablement trouble. Une indiscrétion le met au courant, et il se trouve écartelé entre son amour qui ne veut pas céder et des scrupules de conscience, des jalousies rétrospectives qui empoisonnent cet amour. La femme, cependant, dont l'attachement pour le jeune homme est sincère, se résout d'elle-même au sacrifice et disparaît. Il y a là une intéressante étude d'états d'âme dont à la scène il ne demeure guère qu'une sèche armature. Voyons plutôt. Acte premier, chez le sculpteur Caoudal. C'est dans une soirée la première rencontre de Jean Gaussin et de Fanny Legrand, le modèle que dans le monde des peintres et sculpteurs on a surnommé Sapho. Jean est tout frais émoulu de sa Provence, où il a laissé ses parents, le bon Césaire et la touchante Divonne. Fanny est sans amour, du reste écœurée par la vie qu'elle mène et pleine de rancœur contre le monde de bohèmes amoraux qui fait d'elle un jouet. Séduite par la fraîcheur et l'innocence de Jean Gaussin, elle se prend pour lui d'une passion subite, et Jean se laisse faire. Deuxième acte, chez Jean, rue d'Amsterdam. Jean et Fanny s'aiment depuis tantôt un an, sans que rien soit venu troubler leur union et — ce qui parait plus extraordinaire — sans que Jean ait appris qui est celle dont il fait sa compagne. Cet acte charmant de poésie et de couleur est à peu près rempli par une visite des parents de Jean accompagnés de la petite cousine Irène, qu'on voudrait bien lui faire épouser. Les parents s'en vont et Fanny entre. Scène d'amour sincère et heureux. Troisième acte, dans le jardin d'un restaurant, à Ville-d'Avray. C'est là que Jean et Fanny cachent leur bonheur. Mais le restaurant est envahi par la bande de rapins du premier acte, et un mot lancé, ce nom de Sapho donné à Fanny, révèle la vérité à Jean, qui s'effondre. Un second tableau se passe dans la chambre des amants, toujours à Ville-d'Avray. Il nous fait assister à une explication dans laquelle Jean se montre pour Fanny cruel, dur et injuste. Il force un coffret renfermant d'anciennes lettres d'amour. Il apprend ainsi que d'autres ont entendu de son amie les mêmes mots de tendresse qu'elle lui dit à chaque instant : il se retourne volontairement le couteau dans la plaie. La pauvre femme a beau s'humilier, implorer, protester de la sincérité de son amour, Jean ne veut rien entendre. Une dernière lettre lui révèle que Fanny a un enfant, et quand il l'insulte, la mère en elle se révolte et elle le chasse. La rupture est violente, accompagnée d'injures et de mots cinglants. Quatrième acte : en Avignon. Jean est allé chercher refuge au nid qui abrita son enfance, près des vieux parents qui tant le chérissent. Ils ont bien deviné, les vieux, qu'il y a là une blessure du cœur à panser, et ils s'y appliquent avec des trésors de délicatesse. Jean a fini par se croire guéri ; il commence à regarder Irène autrement que comme une sœur, quand soudain Fanny reparaît. Elle n'a pu vivre sans revoir son ami, et si elle doit renoncer définitivement à lui, elle voudrait du moins entendre des mots de pardon et ne pas rester sous l'impression de l'horrible scène de Ville-d'Avray. Ici encore l'entrevue risque de tourner mal, mais à son insu Jean s'est laissé reprendre ; peu s'en faut qu'il ne parte avec sa maîtresse. Cependant Césaire et Divonne paraissent, reprennent leur enfant soudain calmé et Fanny, en face de ce père et de cette mère, s'efface très humblement et se retire. Cinquième acte : à Ville-d'Avray. La visite de Fanny en Avignon a porté ses fruits. L'amour est revenu au cœur de Jean. Il n'a pas pu y tenir et revient surprendre son amie, restée seule dans le petit logement où ils furent heureux à deux. Fanny pleure et songe à l'avenir. Elle veut se vouer à l'éducation de son fils. Soudain Jean est devant elle, et le passé semble renaître. Mais bien vite elle s'aperçoit que jamais le passé ne pourra vraiment revivre. Toujours un mur se dressera entre Jean et elle. Il l'aime sans doute, mais il ne peut oublier. Alors sa résolution est prise : tandis que, épuisé, son amant succombe à la fatigue et s'endort, elle met son chapeau et sort sans bruit, lui laissant un billet dans lequel elle explique le pourquoi de son départ et lui lance un dernier mot d'amour. (Edouard Combe, les Chefs-d’œuvre du répertoire, 1914)
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LIVRET
décor de l'acte I lors de la création
(édition de mars 1898, excepté le 2e tableau de l'acte III)
ACTE PREMIER
Un salon précédant l'atelier du sculpteur Caoudal. – Une nuit de bal costumé.
SCÈNE PREMIÈRE CAOUDAL, LA BORDERIE, AMIS et FEMMES TRAVESTIES
Au loin, dans l'atelier, bruit continu de conversations très animées, mêlées d'exclamations bruyantes dominant parfois un orchestre de faux tziganes installés dans cet atelier. Dans le salon, va-et-vient d'invités. Bientôt paraissent Caoudal et La Borderie, costumés et entourés d'amis et de petites femmes travesties.
CAOUDAL Les vieux sont maintenant les plus gais, les plus fous.
LA BORDERIE Je n'en puis plus !
CAOUDAL Tu veux filer peut-être ?...
LA BORDERIE Je n'en puis plus, cher maître !
CAOUDAL Allons donc ! Regarde autour de toi... En charge. Bayadère à l'œil noir, Colombine charmante, Andalouse gentille, Arlequine troublante Se donnent rendez-vous chez moi... Ohé ! jeunesse !...
TOUS, sauf La Borderie. Ohé ! jeunesse !... Faisons les fous, Amusons-nous ! Des baisers cueillons la caresse !
LA BORDERIE Faites les fous ! Bonsoir ! Amusez-vous ! Mais laissez-moi m'esquiver !
CAOUDAL Empêchez-le de se sauver !
TOUS Non, tu ne peux pas t'esquiver Avant que le jour ne paraisse !
CAOUDAL Et ça s'appelle la jeunesse !
LA BORDERIE Caoudal a vingt ans !
CAOUDAL Non ! soixante printemps !
SCÈNE II CAOUDAL, JEAN, LA BORDERIE et QUELQUES INVITÉS
CAOUDAL, à Jean. Vous aussi, vous fuyez la danse? Et pourtant, à votre âge, on est plein de vaillance...
JEAN Je n'ai jamais dansé Et me sens tout embarrassé !
CAOUDAL Ça vous change de la Provence?
JEAN Ah ! je ne puis dire combien !
LA BORDERIE Té, mon petit, je le vois bien !
CAOUDAL Allons ! courage ! confiance !
LA BORDERIE Le premier pas est tout, et le reste n'est rien.
CAOUDAL Connaissez-vous ces belles filles ?
JEAN Non, monsieur.
CAOUDAL Comment les trouvez-vous ?
JEAN Mais, gentilles.
CAOUDAL Faut-il vous présenter?
JEAN Elles riraient de moi. Les femmes me font peur !
UN GROUPE Ah ! ah ! vraiment !
LA BORDERIE Pourquoi ? C'est être un peu naïf, ma foi !
CAOUDAL, à Jean. Venez-vous ?
JEAN Non, je reste ! Tous se dirigent vers l'atelier, à l'exception de Jean.
SCÈNE III
JEAN, seul. Est-ce vraiment un songe, Qui trouble mon esprit et déroute mon cœur ? Voilà donc ce qu'on nomme ici-bas le bonheur ! Mensonge ! Tout le monde est rentré dans l'atelier ; au dehors, cris : « Silence ! Taisez-vous ! chante ! ». Vieille chanson (dans la coulisse.)
LA VOIX DE FANNY, puis les femmes et les hommes qui reconnaissent la vieille chanson de l'atelier. Le plus beau... Qui pose sans ficelles, C'est Sapho ! Zoé, Paulette, Angèle, La grande Adèle Et Rebecca, Sont d' la p'tit' bièr' à côté d' ça ! Le plus beau, C'est Sapho ! On reprend en chœur, puis un ban formidable est exécuté par toute la foule.
JEAN Ce monde que je vois, ces chansons que j'écoute, Tout dans ce bal me trouble et me déroute... Qu'il est loin mon pays de clarté, de soleil ! Où mille fleurs odorantes, Dans le couchant vermeil, Exhalent par les airs leurs senteurs pénétrantes ; Où le Rhône bondit et roule impétueux Ses flots couleur d'azur que jalousent les cieux. Mon pays où le soir, dans la verte oseraie, L'on peut aller rêver sans que rien vous effraie, Où l'on entend passer dans les grands arbres verts Le vent, chantant plus fort durant les courts hivers... Mon pays où tout dit l'amour et l'espérance, Qu'il est loin de mes yeux !... Qu'elle est loin, ma Provence !
SCÈNE IV FANNY, CAOUDAL, LA BORDERIE, HOMMES, FEMMES, etc.
De bruyantes exclamations gaies et prolongées, mêlées de rires, éclatent dans l'atelier. – Aussitôt, tous entrent en tumulte à la suite de Fanny –, Caoudal, La Borderie et quelques hommes très empressés.
DES HOMMES Un baiser !
FANNY Non !... Taisez-vous !
DES HOMMES Un seul !
FANNY Voyons !...
DES HOMMES Pour nous !...
FANNY, cherchant à se dégager de tous les hommes qui l'entourent. Allez, jolis farceurs, vrai, vous me faites rire !... Adorateurs, poètes, courtisans, Amoureux, flatteurs, médisants, Cachant mal votre jeu sous un charmant sourire ! Allez ! jolis farceurs, vrai, vous me faites rire ! Mouvements dans les groupes, impressions de mécontentement, de déceptions et d'indifférence aussi. Tous vont et viennent. Jean regarde Fanny avec trouble. Sa physionomie semble s'éveiller à un nouveau sentiment qui l'émeut et le transfigure.
FANNY, à Caoudal, lui montrant Jean. Quel est ce beau garçon ?
CAOUDAL, distrait. Je ne sais.
FANNY Tiens, il faut Que je lui parle !
CAOUDAL Bien ! Allons... toujours Sapho ! Il s'éloigne en riant.
FANNY, qui s'est rapprochée, à Jean.
JEAN Jean Gaussin.
FANNY De Provence ?
JEAN Ça s'entend ?
FANNY Pas beaucoup. Artiste, je le pense ?
JEAN Non, madame.
FANNY Ah ! tant mieux ! Mais pourquoi baissez-vous les yeux ? Je ne suis pas méchante...
JEAN Vous vous moquez de moi.
FANNY Moi, me moquer de toi ! Pas artiste !... mais ça m’enchante !
LA BORDERIE et CAOUDAL, sortant de l'atelier. Le couvert est mis !
FANNY, bas, à Jean. A bientôt !
CAOUDAL Hé ! les amis ! Entraînant un groupe de femmes et rentrant dans l'atelier. A table ! à table !
TOUS, en parodie. Plaisir de la table, Bonheur véritable !
LA VOIX DE CAOUDAL, dans l'atelier, parlé. Sapho !
TOUS Sapho !
FANNY, haletante, barrant le passage à Jean qui veut rentrer dans l'atelier. N'y va pas ! Viens avec moi plutôt ! Viens donc !
JEAN Mais...
FANNY Viens, te dis-je.
JEAN Je sens que, malgré moi, je vais où vont ses pas !
FANNY Viens donc, m'ami...
JEAN J'ai le vertige ! Ils s'enfuient. Cris dans l'atelier : Sapho ! Sapho ! La grande tapisserie du fond est entièrement écartée. On aperçoit tous les invités assis à de petites tables... souper bruyant. Caoudal, comprenant la fuite de Fanny et de Jean, appelle autour de lui quelques amis ; puis, ils échangent entre eux des gestes de commisération, tout en plaisantant. Au fond, les tziganes accentuent avec virtuosité une sorte de csardas. (Rideau.)
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ACTE DEUXIÈME
Le logement de Jean Gaussin à Paris, rue d'Amsterdam.
SCÈNE PREMIÈRE JEAN, CÉSAIRE.
JEAN, chantonnant. Mete la testo au fenestroun.
CÉSAIRE Escouto un pau aquesto aubado De tambourin et de violoun.
JEAN Vous vous donnez bien de la peine. Père...
CÉSAIRE Tais-toi !
JEAN, regardant avec amour un tableau accroché au mur. Notre maison... Avec ses bois de myrtes dans la plaine Et ses vignes à l'horizon ; Maman Divonne est sur la porte. En la voyant toujours, Toujours devant mes yeux, Je travaillerai mieux ; Sa présence me réconforte.
CÉSAIRE À nous tu penseras souvent ?
JEAN Oui, père. Mais où donc est ma mère ?
CÉSAIRE Au couvent, Pour y chercher Irène, l'orpheline, Notre nièce.
JEAN Ah ! Je devine ; Vous l'emmenez ?
CÉSAIRE Nous l'adoptons. Elle nous tiendra compagnie, Remplaçant le fils que nous regrettons.
JEAN Pour toutes vos bontés, mère, soyez bénie !
SCÈNE II LES MÊMES, DIVONNE, IRÈNE.
DIVONNE C'est nous ! Jésus ! Quelle villasse Que ce Paris ! Que de tours et de pas ! Que de voitures, de brouhahas Et ce monde qui passe et passe ! Tous ces gens-là font les pressés... Si ça leur plaît, grand bien leur fasse !... Tous ces gens-là sont insensés... Que je préfère être là-bas ! Ah ! bou Dïou, que je suis lasse ! Eh ! qué ! Rien n'est encore en place ! Pauvre petit !
CÉSAIRE C'est fini ! gronde pas !
JEAN Bonjour, maman !
DIVONNE Bonjour, pitchoun ! Té ! c'est Irène... Ta cousine !
IRÈNE Mon cousin, bonjour.
DIVONNE, à Jean. Hein ! qu'en dis-tu ? fraîche comme le jour, Belle comme une reine ! Vous vous êtes connus jadis sur mes genoux... A Césaire. Césaire, il faudra partir tout à l'heure ! Allons-nous, En attendant, visiter la demeure, Voir s'il ne manque rien. A Jean. Pécaïre! Embrasse-moi, vaurien. Ils sortent.
SCÈNE III JEAN, IRÈNE.
JEAN Chers parents ! A Irène. Vrai, je vous envie D'aller avec eux passer votre vie, De revoir mon pays de clarté, de soleil, Les vergers rougissants dans le couchant vermeil… A lui-même. Mon pays où tout dit l'amour et l'espérance... Qu'il est loin de mes yeux ! Qu'elle est loin, ma Provence !
IRÈNE Quand nous allions tous les deux par les bois, Avec Blanchet, notre âne si fidèle ; Ses clochettes sonnaient, il allait trottinant... J'étais bien fière sur la selle !
JEAN Et moi donc ! Vous tenant Par la main, je me disais : « Qu'elle est belle ! »
IRÈNE Et vous rappelez-vous quand nous nous amusions, Pour imiter l'image de la Bible...
JEAN À la fuite en Égypte !...
IRÈNE Où nous étions, Vous saint Joseph, et moi sainte Marie.
JEAN Je m'en souviens, petite amie.
IRÈNE Puis nous nous sauvions, Pour fuir l'ordre d'Hérode, un monarque terrible, Qui faisait massacrer par ses centurions Les pauvres innocents...
TOUS DEUX Ah ! que nous tremblions !
IRÈNE Vous souvient-il aussi lorsque nous revenions ? Que c'était beau, dans la prairie, D'écouter l'appel du courlis Ou le vent qui sifflait ses joyeux frizzelis !
JEAN Je m'en souviens, petite amie.
IRÈNE Et quand venait la nuit, Tous les contes de la veillée Revivaient à nos yeux. Alors au moindre bruit Je prenais votre bras, frissonnante, effrayée, Et, sans oser parler, tous deux nous rentrions.
IRÈNE et JEAN Comme nous tremblions !
JEAN Puis, sur le seuil, en arrivant, Irène m'embrassait, gentiment, doucement...
IRÈNE Une sœur, sans pécher, peut embrasser son frère, Et vous l'étiez pour moi...
JEAN Ai-je changé pour toi ?
IRÈNE Ah !...
JEAN Donc en t'embrassant, je ne peux te déplaire, dis ?
IRÈNE Non, puisqu'une sœur peut embrasser son frère.
JEAN Comme autrefois...
IRÈNE Comme autrefois dans la prairie, Par les sentiers et par les bois.
JEAN Comme autrefois, petite amie ! Jean embrasse Irène sur le front, très chastement.
SCÈNE IV JEAN, IRÈNE, DIVONNE, CÉSAIRE.
DIVONNE, paraissant sur le seuil de la porte en tenant une lampe allumée. À Césaire. Regarde-les, bon Dieu !
CÉSAIRE L'on ne vous en veut pas !... Non ! sangdiou ! au contraire !
DIVONNE Il faut nous dire adieu !
JEAN Moi, je vous reconduis...
DIVONNE Reste là, bien tranquille, Devant la table et ne vas pas te déranger. C'est le travail qui, dans la grande ville, Te préservera du danger.
CÉSAIRE O ma brave Divonne !
DIVONNE Petit, voici ta lampe... Elle est vieille, mais bonne... Jadis à sa clarté, Dans la sérénité Des soirs d'automne, Je cousais tes habits d'enfant... L'âme en repos, le cœur content, Lorsque tu dormais dans ta berce, À sa lueur je t'ai surpris, Derrière les rideaux de Perse, Souriant comme un ange à ceux du paradis. Pour la dernière fois, aujourd'hui je te donne Ce doux nom de petit...
JEAN Maman !
CÉSAIRE Divonne !
DIVONNE Adieu ! Travaille! Espère et sois un homme Sous l'œil consolant du bon Dieu.
JEAN Ah ! vous deux, comme Je vous aime !
DIVONNE, à Césaire. Eh ! vas-tu pleurer aussi...
IRÈNE, à Jean. Vous laisser seul ici... C'est triste !
JEAN Il le faut !... À bientôt, j'espère.
CÉSAIRE et DIVONNE Oui, mon enfant... Allons, adieu !
JEAN Adieu, chers parents... bonne mère... A Irène. Petite sœur...
IRÈNE Pauvre grand frère !
DIVONNE, CÉSAIRE et IRÈNE [ Nous prierons pour toi le bon Dieu. [ Nous prierons pour vous le bon Dieu.
TOUS À bientôt ! Adieu ! adieu !
SCÈNE V JEAN, seul, puis FANNY.
JEAN, seul. Ils s'en vont, c'est la solitude ! Maintenant que je les ai vus Et que j'ai respiré cet air de quiétude, De bonheurs à peine entrevus, Je voudrais retourner vers la chère demeure. Ah ! pourquoi faut-il se quitter, Au moment où l'on a tant besoin de s'aimer ? J'ai froid au cœur, je m'attriste et je pleure !... Hélas ! Ils sont partis et déjà loin de moi. Me voilà seul à Paris dans la foule, Qui gronde autour de moi comme gronde la houle. Tant de monde et personne à soi ! Ils reverront notre chère demeure !... J'ai froid au cœur, je m'attriste et je pleure !... Il se dirige vers la table, et s'asseyant, avec un soupir : À l'ouvrage ! Il veut lire, mais s'interrompt bientôt. Pauvre maman !... Que n'es-tu donc toujours auprès de ton enfant Pour lui dire si tendrement : « C'est le travail qui, dans la grande ville, Te préservera. » Le travail serait facile En t'écoutant !... Et mon bon père... et ma petite amie... Elle est si douce, si jolie ! Son baiser de chaste pureté A laissé son parfum tout embaumer mon âme... Je pourrais être heureux, si j'en faisais ma femme...
FANNY, entre sans frapper et s'approche doucement. Bonjour, m'ami !
JEAN Comment ! c'est vous, Fanny !
FANNY Moi-même !... Tu croyais que c'était fini ?... Non pas, quand j'aime, C'est pour longtemps. Si depuis quelque temps J'avais cessé de te rendre visite, C'est que je savais Que tu recevais Tes parents... et cette petite... Pas mal du tout... ta sœur ?... mon compliment...
JEAN Non, ma cousine.
FANNY, plus froidement. Elle est gentille. Il n'y a qu'un moment, J'ai vu s'éloigner ta famille, Je guettais son départ et me voici !
JEAN Ma mère a voulu m'installer ici... Dans mon petit chez moi, pour que mieux je travaille.
FANNY Je comprends... il faut que je m'en aille.
JEAN J'ai travaillé parfois lorsque vous étiez là...
FANNY, s'installant. Alors, je reste et serai sage. Voilà ! Examinant la pièce. De jolis meubles... le grand paysage... Du caractère et de la vérité !...
JEAN C'est notre maison de là-bas !
FANNY Sous cet arbre Comme on se serait bien abrité Pour s'aimer là ! Apercevant la Sapho de Caoudal. Tiens, vous avez ce marbre ?
JEAN C'est la Sapho de Caoudal. Ne le connais-tu pas?
FANNY Mais... oui... c'est bien possible... J'ai contre tout artiste une haine invincible... Faut jamais m'en parler ! A part. Ils m'ont fait tant de mal !
JEAN Pourtant, l'art, c'est beau pour égayer la vie, Rendre le cœur meilleur, la route plus fleurie.
FANNY Ce que j'appelle beau, c'est d'avoir tes vingt ans, Et comme toi, m'ami, d'être fier, d'être brave, Et de sentir son cœur si fort que nulle entrave Ne s'en vienne arrêter ses sublimes élans. Ce que j'appelle beau, c'est toute créature S'élevant par l'amour au-dessus des rancœurs Ou subissant la loi d'éternelle nature, Deux êtres réunis par le sang de leurs cœurs. Jean l'embrasse. Fanny montrant sa table et l'y conduisant. Travaille !
JEAN Viens !
FANNY, le forçant à s'asseoir à sa table. Travaille !... A part et assombrie. Est-ce un rêve... Mensonger Venant, comme l'oiseau léger, Bercer mon cœur et le frôler ? N'est-ce qu'un rêve mensonger, Une caresse vaine et brève ? Pauvre Sapho ! n'est-ce qu'un rêve ? Elle commence à fredonner : (Air provençal sur la poésie de Frédéric Mistral.) O Magali, ma tant amado, Mete la testo au fenestroun : Ecouto un pau aquesto aubado De tambourin et de violoun. Ei plen d'estello aperamount, L'auro es toumbado ; Mai lis estello paliran Quand te veran !
JEAN, qui a écouté, fasciné, court à Fanny. Le vieil air du pays ! ô ma Fanny que j'aime. Je voudrais t'entendre toujours Chanter la chanson de nos amours. En t'écoutant, je ne suis plus moi-même... Je t'aime !
FANNY Il m'aime !... Et cependant, il faut se dire adieu ! Mieux vaut en finir tout de suite... Pourrais-je m'en aller ensuite ?
JEAN Tu n'es pas libre ?
FANNY Dieu ! Libre de tout amour, puisqu'à toi je me donne !
JEAN Tu m'appartiens, Fanny !
FANNY, grave. Je ne suis à personne.
JEAN, inquiet. À personne !
FANNY À toi seul, si tu veux de moi ! Ah ! garde-moi toujours là... toujours avec toi.
JEAN Je suis pauvre.
FANNY Qu'importe !
JEAN Oh ! non, c'est impossible !
FANNY Pourquoi, dis, n'est-ce pas possible ?... Sans bruit, moi, je m'occuperais Du ménage, Si bien que toi me regardant, Fraîche et coquette en mon tablier blanc, Tu m'en aimerais davantage. Et le dimanche, nous irions Tous les deux, des chansons aux lèvres, Près de l'étang de Villebon ! Nous perdre dans les bois de Meudon Et de Sèvres, Ah ! comme nous ririons ! Puis nous déjeunerions Sur l'herbe... En reprenant notre chemin...
[ FANNY [ Je te cueillerais une gerbe [ De beaux lilas et de jasmin. [ [ JEAN [ Tu me cueillerais une gerbe [ De beaux lilas et de jasmin.
JEAN Ah ! laisse-moi t'aimer de toute ma tendresse. Reste là dans mes bras, tes beaux yeux dans mes yeux. Qui plus que nous peut être heureux ! Viens, ma Fanny, viens, ma maîtresse !...
FANNY Ah ! laisse-moi t'aimer de toute ma tendresse. Je suis là, dans tes bras, tes chers yeux dans mes yeux. Qui plus que nous peut être heureux ! De mes baisers, prends la caresse !
JEAN Aimons-nous !
FANNY Aimer est si doux.
ENSEMBLE Voici la nuit, enfermons-nous ! (Rideau.)
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ACTE TROISIÈME
Premier tableau. Dans le jardin d'un restaurant à Ville-d'Avray, un dimanche.
SCÈNE PREMIÈRE JEAN, FANNY, à la fenêtre d'un petit chalet du jardin.
FANNY Le beau soleil pour les amours ! A Jean, qui paraît à côté d'elle. Sortons-nous ?
JEAN Sortons ! Il va pour l'embrasser.
FANNY Prends bien garde !... Un vieux ménage... on nous regarde.
JEAN Un ménage d'un an !... Les jours Ont passé vite !... Oh ! Fanny, ma maîtresse ! Tu me prends tout entier.
FANNY Non, pas encore assez ! Je te veux plus à moi, je veux que ma tendresse N'ait plus le souci des instants passés.
JEAN Voilà pourquoi cette campagne Me plaît, car pendant la belle saison, Dans notre petite maison, Nous vivrons tous les deux bien seuls...
FANNY Ta compagne, Chaque soir, t'attendra...
TOUS DEUX Dans les chemins où le soleil décline, Nous irons en rêvant de baisers, de chansons, Sous les bois dont la cime s'incline, Au doux gazouillement des merles, des pinsons.
JEAN, lui prenant la main et voulant l'attirer à lui. Ah ! Fanny !
FANNY Voyons, soyons sages, Donne-moi ton bras ; te sentir ainsi, Tout près de moi, comme ceci... Je suis fière de toi, m'ami.
TOUS DEUX Viens, sur nos deux visages Plus radieux que ce beau jour, Ceux qui passent liront notre fervent amour. Tous deux s'éloignent.
SCÈNE II Au moment où Jean et Fanny disparaissent, entrent CAOUDAL, LA BORDERIE, QUELQUES JEUNES GENS et JEUNES FEMMES.
Caoudal paraît au fond, il regarde l'enseigne du restaurant et fait signe, gaiement, aux amis que l'on ne voit pas encore. La Borderie le suit de près et agit de même.
CAOUDAL
LA BORDERIE Nous serons à merveille.
CAOUDAL, montrant l'enseigne : « À la friture sans pareille ! »
LA BORDERIE, même jeu. Ce restaurant Est excellent. Apparaît alors toute la petite troupe des amis et amies, tous très gais, très bruyants.
CAOUDAL et LA BORDERIE Ohé ! Patron !
TOUS Ohé patron !
CAOUDAL Qu'on se dépêche ! Nous avons tous la gorge sèche...
TOUS Non ! non ! pas le garçon ! Le patron ! le patron !
LE PATRON Bonjour messieurs, bonjour mesdemoiselles. Ah ! monsieur Caoudal ! voulez-vous déjeuner Dans l'arbre ou bien sous les tonnelles ?
CAOUDAL Il s'agit de nous apporter... De ton vin fameux entre mille.
LES HOMMES Nous nous y connaissons, corbleu !
CAOUDAL Donne du blanc.
LES HOMMES Mais pas du bleu !
LE PATRON Ah ! monsieur, soyez tranquille, Vous serez bien servi !
CAOUDAL Puis ce soir, pour dîner, Nous reviendrons... Que vas-tu bien nous cuisiner ?
LE PATRON Mais, ce que vous voudrez...
CAOUDAL Une énorme friture !
LE PATRON Deux poulets Marengo... Plus, un fort beau gigot.
CAOUDAL Ce sera bon...
LE PATRON Je vous le jure !
TOUS, en charge. C'est entendu ! C'est convenu !
CAOUDAL Quant à toi, tavernier du diable ! Si nous ne trouvons pas en nous mettant à table Des mets délicats, onctueux, Délicieux Et copieux, C'est toi qu'avec furie Et frénésie, Nous embrochons, Découpons Et mangeons À la sauce tartare. Donc, agis de ton mieux Si tu ne veux, Par nos estomacs creux, Être l'hôte du Styx ou de l'affreux Ténare !
TOUS C'est toi qu'avec furie Et frénésie, Nous embrochons, Découpons Et mangeons !
LE PATRON C'est promis !
LA BORDERIE, tragiquement. Il y va de ta vie !
CAOUDAL Écoute encor : Il faut que notre table soit servie À sept heures... ou la mort !
TOUS Ou la...
LE PATRON, pressé, il achève la phrase. Mort ! Aux garçons. Qu'on apporte d'abord Des biscuits et du vin... qu'on se presse ! Allez... courez ! Dépêchez et servez !... On apporte les verres et le vin.
CAOUDAL Attention ! croyez en ma vieillesse Qui regrette bien ses vingt ans ; Amusez-vous quand il est temps : Levant son verre. À la santé de la jeunesse !
TOUS À la santé de la jeunesse !!! Des musiciens ambulants traversent la route au fond du jardin, ce qui permet aux joyeux compagnons d'esquisser un pas de quadrille. Mais bientôt les musiciens sont chassés par les garçons du restaurant et s'éloignent.
SCÈNE III LES MÊMES, JEAN.
CAOUDAL, apercevant Jean.
JEAN, saluant. Messieurs !...
CAOUDAL La rencontre opportune !... Ces cheveux, ce teint de soleil Si jeune et si vermeil, Pour eux je donnerais bien plus que ma fortune !
LA BORDERIE Vous habitez par ici ?
JEAN Là, tout près !... J'aime les bois et leurs ombrages frais, On vit mieux qu'à Paris, et tranquille on respire L'air embaumé dans un calme infini.
CAOUDAL Toujours avec Sapho ?
JEAN, très surpris, ne comprenant pas encore. Sapho !
CAOUDAL Mais oui, Fanny ! Fanny Legrand, Sapho, le beau modèle.
JEAN, à part. Quoi ! Sapho !... Ma Fanny !... La Sapho ! C'était elle !... Après avoir hésité. Non, c'est fini !... Je ne la vois plus.
CAOUDAL Elle est jolie... et pire ! On ne la quitte pas facilement... Elle s'attache à vous... et l'on souffre pour elle. L'amour de Sapho causa plus d'un tourment.
LA BORDERIE La rupture, toujours, fut terrible et cruelle.
JEAN, à part. Ah ! mon Dieu !
UN GROUPE D'AMIS C'est bien vrai.
CAOUDAL Vraiment. En ménage, elle a peu de chance ! Et tenez, ce graveur...
LA BORDERIE Froment !
CAOUDAL N'eut-il pas la démence De faire un faux billet, et ce fut la prison... Ah ! je la vois encore Envoyant un baiser à ce pauvre garçon, Criant : je t'aime, je t'adore ! Courage ! nous nous reverrons ! M'ami, m'ami, je suis ta femme, Et de toute mon âme ! Oui, nous nous aimerons !
JEAN, à lui-même, brisé. M'ami !
CAOUDAL Fini, maintenant !
LA BORDERIE Je l'espère !
CAOUDAL Elle doit être chez son père... À la campagne, avec son enfant...
LA BORDERIE Oui, le fils de ce pauvre Froment.
JEAN Son enfant ?
CAOUDAL Qu'avez-vous ?
JEAN Je vous mentais ! Auprès de cette femme, Depuis un an, j'avilissais mon âme, Grisé par le mensonge et lui donnant mon cœur ! Croyez-moi, je vous en conjure, J'ignorais tout, ma parole d'honneur ! Je vous avais menti, mais, vrai Dieu ! je vous jure Que tout est fini désormais ; Je la méprise autant qu'autrefois je l'aimais. Fanny, à ce moment, apparaît radieuse.
SCÈNE IV LES MÊMES, FANNY.
CAOUDAL, l'apercevant. Grands dieux ! Sapho !
JEAN Sapho ! quelle infamie ! Je t'ai tenue entre mes bras, Et je t'appelais mon amie ! Non... non... je ne me doutais pas Qu'une femme pouvait ainsi briser une âme ! Ah ! j'ai honte ! je souffre et je voudrais partir, Rachetant mon erreur par un cruel martyre, Et maudire à jamais le nom de cette femme ! Fanny, moi qui t'aimais, maintenant je sais tout ; Je connais d'aujourd'hui ton passé misérable Que tu m'avais caché... tu te riais de moi... En captivant mon cœur, tu surprenais ma foi ; Ma tendresse Est changée en dégoût ; Redeviens la Sapho, redeviens leur maîtresse, Tu m'entends, je sais tout !
FANNY A part. Ils ont parlé, les lâches ! A Jean. C'est fini, n'est-ce pas ?... Tu te fâches, C'est bon ! retourne chez les tiens... Il fallait que ça se termine, C'est fait ! Va donc retrouver ta cousine... Tu seras bien heureux là-bas, À moi, tu ne penseras pas... Tu vivras tranquille, Entre ton papa, ta maman... Allons... décampe, file... Je te donne congé... va-t'en !
JEAN Eh bien !... je pars... brisé par la souffrance, Je pars... pour ne plus te revoir, Le cœur meurtri de honte et d'affreux désespoir ! Adieu bonheur, douce espérance ! Adieu! Jean s'éloigne précipitamment.
FANNY, terrifiée, courant après lui. M'ami ! m'ami ! Ils t'ont menti ! Revenant sur le groupe formé par Caoudal, La Borderie et leurs amis. Mais, maintenant qu'il est parti, Messieurs les beaux parleurs, les malins, les bravaches... Non, je ne vous crains pas, vous êtes tous des lâches !
LA BORDERIE et TOUS LES AMIS Tu nous insultes, toi ?... Rires moqueurs.
FANNY Et vous savez pourquoi Mon bonheur vous a fait envie ; Cet enfant dont l'amour avait changé ma vie, Par votre faute m'a quittée ! A tous. Ici, l'on s'est vanté, Racontant tout, ma honte, ma misère, Étalant au grand jour autant de lâcheté ! A La Borderie. Et toi, vipère, Toi qui m'as fait tant pleurer, tant souffrir, Ta haine est donc inassouvie, Puisqu'en brisant mon cœur qui se régénérait, Tu me prends plus que la vie ! Je cachais mon amour, comme on cache un trésor, Vous me l'avez volé... mais je veux vivre encor Pour vous maudire tous, pour me venger, peut-être... Et vous faire souffrir ce que souffre mon être.
TOUS, avec un geste de révolte contre Fanny. Sapho !
FANNY, les bravant. Laissez-moi !... Désormais, Mon âme est morte pour aimer... Mais je vous hais ! S'élançant sur La Borderie qui souriait méchamment. Canaille ! (Rideau)
Acte III. scène 4. dessin de Bonamore
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ACTE TROISIÈME
Deuxième tableau [ajouté en 1908]. (version de 1909) À Ville-d'Avray, dans la petite chambre.
Jean Gaussin est seul. De l'armoire entrouverte il arrache fiévreusement des vêtements, du linge qu'il entasse maladroitement dans une malle.
JEAN, écœuré, désespéré. Ah ! oui... partir très loin, m'évader, m'enfuir... Ne plus penser à rien ! ah ! ne plus souffrir... Dès demain, je serai là-bas, dans ma Provence ! Et le rude mistral saura vite chasser L'âpre désespérance Que laisse un mauvais rêve avant de s'effacer ! Il retourne à l'armoire. En dérangeant une pile de linge, il découvre un coffret de laque aux ferrures ciselées. Il le prend et le regarde avec mépris, avec dégoût. Son coffret !... reliquaire impur du souvenir ! Tout son passé, toute sa vie !... Avec un cri de rage. Fermé, parbleu ! Dieu sait ce qu'il doit contenir ! La porte s'ouvre brusquement. Fanny paraît, bouleversée.
FANNY, affolée, en voyant les préparatifs de départ que fait son amant. Jean ! tu t'en vas !... Reste, je t'en supplie !
JEAN, d'une voix froide et méchante. Tout est fini désormais entre nous !
FANNY Ils ont menti car ils étaient jaloux... Ce n'est pas vrai !
JEAN, appuyant sur le mot. Sapho !!! D'une voix rauque et terrible. Quelle infamie ! Je t'ai tenue entre mes bras Et je t'appelais mon amie... Non ! non ! Je ne me doutais pas, hélas, Qu'une femme pouvait ainsi briser Une âme !... Ah !... j'ai honte ! je souffre ! Oui, mais je vais partir, Rachetant mon erreur par un cruel martyre, En te maudissant, toi, Que j'appelais ma femme !... Fanny, moi qui t'aimais, Fanny, maintenant je sais tout ! Je connais aujourd'hui ton passé misérable Que tu m'avais caché. En captivant mon cœur, tu surprenais ma foi... Fanny ! Fanny ! tu te riais de moi ! Ma tendresse est changée en dégoût ! Redeviens la Sapho, redeviens leur maîtresse ! Tu m'entends, je sais tout, je sais tout !
FANNY, accablée, brisée de douleur et de honte. Eh bien, oui !... Là... c'est vrai ! Mais va, que nous importe après tout, Si le hasard nous a fait tous les deux Nous rencontrer trop tard ? La « Sapho » d'autrefois, Je te le jure, est morte !
JEAN, rudement. À d'autres, tes serments !...
FANNY Je t'aime... rien que toi... toi seul !
JEAN Tu mens... tu mens !
FANNY, éperdue de détresse. Mais je t'adore !
JEAN Si tu m'aimais, garderais-tu encore...
FANNY Quoi ?
JEAN, lui montrant le coffret. Ce coffret !
FANNY Tu sais ?
JEAN, allant à l'armoire, il le désigne. Il est resté toujours là-haut !
FANNY Laisse, je t'en supplie... Il ne renferme rien !
JEAN, ironique. Rien ?
FANNY, pendant que Jean tient le coffret dans les mains et le retourne, détourne les yeux. Ah ! quelle folie !
JEAN, farouche. Ce sont tes archives d'amour !
FANNY Sois bien méchant... fais-moi bien de la peine ! Je t'aime assez, vois-tu, pour supporter ta haine.
JEAN, brutal. La clef !
FANNY Je ne l'ai plus !
JEAN, dans un mouvement de rage, forçant le coffret. Je saurai bien l'ouvrir...
FANNY À quoi bon te faire souffrir ?
JEAN, qui a forcé la serrure du coffret. Regarde... elles sont là... toutes et bien serrées ! Il prend une lettre. Du relent de ta honte, elles sont imprégnées !
FANNY, avec une douceur infinie. Brûle-les... C'est à toi.
JEAN, avec dégoût. À moi ? à moi ! Sapho ?...
FANNY, suppliante. Non, dis : Fanny ! Lui offrant de ses mains tremblantes quelques lettres tombées du coffret. Oui, brûle... ou bien... déchire ! Après, me croiras-tu, m'ami ? Tendrement. Tes doutes, nos chagrins, mes détresses passées, Laisse-les sous tes yeux, s'envoler en fumée, Nuages très lointains qui cachaient un ciel pur, Resplendissant d'avoir reconquis son azur. Oui, m'ami, brûle, brûle ! Ah ! déchire ! Brûle !!!
JEAN, lentement, dans un sentiment de curiosité malsaine et douloureuse. Je voudrais lire...
FANNY, avec un geste familier à Caoudal, un coup de pouce de sculpteur. Enfonce bien le chagrin dans mon cœur !
JEAN, éclatant. Ah ! le geste de ton sculpteur ! Fanny a pris machinalement une cigarette. Et cette cigarette que tu roules entre tes doigts, Et tes mots d'atelier, tes propos de guinguette, Tous tes amants, je les entends et je les vois !
FANNY, jetant la cigarette qu'elle a broyée. Comme tu es cruel ! Jean fouille dans le coffret : il laisse tomber les lettres.
JEAN Toutes ces écritures... Ces vieux billets jaunis et cassés aux pliures !
FANNY, à genoux près de la cheminée y jette les lettres qui sont tombées du coffret. Passe-les-moi ! Je vais les brûler sous tes yeux !
JEAN, anxieux. Je veux lire, te dis-je... je veux ! Il fouille dans le coffret, il prend une lettre sur cinquante, il l'ouvre, et peu à peu sur son visage se reflète une expression de douleur. Il lit un passage. « Pour animer le marbre orgueilleux de ta chair, Ô Sapho, j'ai donné tout le sang de mes veines... »
FANNY, grave. Elle vient prendre la lettre et la porte jusqu'a la cheminée ; elle l'enflamme à la bougie et la jette dans le feu. Donne...
JEAN « Je t'aime, Sapho, je t'aime Comme je n'avais jamais aimé... Ah ! Sapho, comment pouvoir oublier ! » Avec un râle étouffé de dégoût, il froisse la lettre, la jette à terre, puis, les dents serrées, les yeux enfiévrés, il en ouvre encore une. Au bout d'un instant il lit. « Reviens ! Je te pardonne... Mais Reviens, ah ! reviens ! » Mais qu'est-ce qu'ils avaient donc tous, pour Être après toi comme ça ?
FANNY Est-ce que je sais ?
JEAN, lisant. « Viens me voir dans ma loge ! » Jean a les yeux fixés sur Fanny ; celle-ci baisse la tête, prend la lettre et s'en va la brûler à la flamme. Et ce dessin ! Toi, dans le temps... « À mon amie, Fanny Legrand, Auberge de Dampierre, un soir qu'il pleuvait tant ! »
FANNY, douce. Je ne l'avais gardé que pour la signature. Donne encore...
JEAN, lui rendant le croquis. Tu peux le conserver !
FANNY, elle le jette au feu. Non, je veux tout brûler ! Mais ne lis plus ! Abrège ma souffrance ! Je t'en conjure ! Avec une infinie tristesse. Si tu savais, m'ami, ce que fut mon enfance ! J'étais, comme on le dit... une fleur du faubourg, Traînant au long du jour dans la rue ! Ma mère... c'est à peine si je l'ai connue... Un père qui, très tard, rentrait à la maison Et, lorsqu'il avait bu me battait sans raison ! Je grandis... À quinze ans, J'étais, dit-on, très belle ! Je m'enfuis de chez nous et je devins modèle. Ces gens, dont j'ai gardé l'inlassable rancœur, Je leur livrais mon corps mais je gardais mon cœur... Avec élan, avec âme. Ce cœur qui t'appartient, ce pauvre cœur qui t'aime, Ce cœur... Va, tu peux le briser, il est à toi quand même ! Il est à toi ! à toi !
JEAN, dont les yeux obstinément retournent vers le coffret. Quel est donc ce dernier paquet Soigneusement caché tout au fond du coffret ?
FANNY, en un cri de détresse. Non, non... ne lis pas ça !
JEAN Tu dis !
FANNY, haletante. Rends-moi vite ces lettres !
JEAN Allons donc !
FANNY Je les veux tout de suite... Elle saute sur le paquet de lettres que Jean tient à la main, parvient à s'en emparer et le jette au feu. Jean bouscule Fanny et arrache les lettres à la flamme. Fanny cherche encore à les ravoir. Lutte de chat-tigre. À la fin, Fanny, vaincue, est brutalement rejetée dans un coin. Elle reste sombre, effrayante, à bout de résignation. Tant mieux ! Tu sauras tout maintenant !
JEAN, regardant l'enveloppe avec un rire méchant. Un timbre de prison ! Il ouvre l'enveloppe, prend la lettre et va droit à la signature. De Froment, le faussaire !
FANNY, se redressant. De Froment, le graveur, un homme de talent ! S'il a volé, ce fut poussé par la misère !
JEAN, avec mépris. Froment... un bandit... quelle honte suprême !
FANNY, cherchant une dernière fois à l'apaiser. M'ami !
JEAN, tremblant de rage, montrant une lettre. Ce nom, dont tu me caressais : m'ami, À ce voleur aussi tu le donnais !
FANNY, désespérément. Va, n'en dis pas de mal, puisque c'est toi que j'aime !
JEAN, lisant la lettre. Voyons, que dit-il ? « C'est bien à toi, Fanny, d'être venue ! » Et la date ? Avec un cri de rage. Vingt-deux avril... de cette année... Alors... il t'a revue Depuis que nous vivons ensemble tous les deux ?
FANNY C'était par charité ! Il est si malheureux !
JEAN, reprenant sa lecture. « Je pense à notre enfant... il est à la campagne, M'as-tu dit ? » Un enfant de lui, de ce forçat ? Eclatant d'un rire sauvage. Ah ! ah ! ah ! ah ! c'est complet !!!
FANNY, effrayante, décidée. Eh bien, oui, j'ai un fils !
JEAN, insultant. Je vois ça ! Ah ! ah ! ah ! ah ! Un enfant de voleur... de la graine de bagne !
FANNY, superbe de colère. Assez ! Va-t'en ! va-t'en !
JEAN Tu pourras lui donner pour exemple son père ! Le fils de la Sapho et d'un faussaire ! Ce doit être joli !
FANNY, terrible. Assez ! Je te défends d'insulter mon enfant !
JEAN C'est bien !
FANNY, méchante et hors d'elle. Retourne chez les tiens ! Il fallait que ça se termine ; C'est fait ! Va donc retrouver ta cousine ! À moi tu ne penseras pas, Tu seras plus heureux là-bas ! Tu vivras tranquille, Entre ton papa, ta maman... Allons, décampe, file, Je te donne congé... Va-t'en !
JEAN Ah ! gueuse !
FANNY, insolente. Et maintenant tu ne m'ennuieras plus Avec tes lauriers-roses, Tes félibres, ton Rhône... « Escounte oun tambourin... » Tes cigales... Divonne, Irène...
JEAN, levant la main sur Fanny qui hausse les épaules. Ah ça... tu oses ?...
FANNY, courant vers la malle qu'elle trimbale vers Jean Gaussin. Dépêche-toi ! Tu vas manquer ton train ! Prends ta malle, va donc, te dis-je, file !...
JEAN, tout en tirant la malle vers la porte. Misérable !
FANNY Bourgeois !
JEAN, sur le pas de la porte. Sale fille !
FANNY Imbécile !
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Acte IV. scène 1. à l'Opéra-Comique en mars 1898 avec Julia Guiraudon (Irène), Jeanne Marié de L'Isle (Divonne), Julien Leprestre (Jean) et André Gresse (Césaire)
ACTE QUATRIÈME
En Avignon. Le domaine des Gaussin. – À droite, la maison. – Devant, un jardin de ferme, avec un puits à gauche. – Au fond, le Rhône et le panorama de Villeneuve.
SCÈNE PREMIÈRE JEAN, IRÈNE, CÉSAIRE, DIVONNE sont à table, silencieux et inquiets de la tristesse de Jean. Bientôt, sur un signe de Divonne, Césaire et Irène se lèvent et s'éloignent.
DIVONNE, s'approchant alors de Jean. Eh bien ?
JEAN Mère !...
DIVONNE Pitchoun !... tu détournes la tête ! Écoute-moi, voyons, qui t'arrête ?
JEAN Je ne sais...
DIVONNE Vé, ne mens pas ! Raconte un peu... là-bas, Quelque chose, j'en suis bien sûre...
JEAN Rien, rien, je vous assure...
DIVONNE Té, ce brusque retour !... Tu te sauvais...
JEAN Non, non !
DIVONNE Quelque mauvaise femme Qui me prenait ton âme, Quelque méchant amour ! Ne cache rien à ta maman Divonne... Tu sais comme elle t'aime, et qu'au fond elle est bonne.
JEAN Eh bien, vous m'avez deviné... Mais c'est fini.
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Acte IV. scène 1. à l'Opéra-Comique en mars 1898 avec Jeanne Marié de L'Isle (Divonne) et Julien Leprestre (Jean)
DIVONNE Tu crois ?
JEAN C'était une folie Qu'aujourd'hui je regrette et que j'oublie. Dites, maman, m'avez-vous pardonné ?
DIVONNE Te pardonner, petit !... C'est déjà fait, je t'aime... Et mon cœur, pour le tien, donnerait tout son sang.
JEAN Si vous lisiez au profond de moi-même, Ah ! vous verriez ce que le mien ressent.
DIVONNE Une maman Devine tout, les chagrins, les alarmes.
JEAN Pour les partager.
DIVONNE Oui, pour les chasser, Et d'un fils, effacer les larmes Par un baiser ! Allons... pas de faiblesse, Et si, par instants, la tristesse Te prend encor, dis-moi tout, n'est-ce pas ?
JEAN Ouvrez-moi donc bien grands vos bras...
DIVONNE Viens, mon petit, que je te presse, Comme autrefois, Lorsqu'à ma voix Tu t'endormais chaque soir dans ta berce.
JEAN Comme autrefois, À votre voix, Je ne sens plus le chagrin qui m'oppresse.
DIVONNE Ah ! calme-toi, mon pauvre enfant !
JEAN Maman ! C'est fini, je n'ai plus ni regrets, ni colère... Ensemble, nous resterons !
DIVONNE Oh ! comme nous nous aimerons !
TOUS DEUX Oui, comme nous nous aimerons !
DIVONNE Courons prévenir ton père ; Ah ! qu'il sera joyeux De voir enfin renaître dans tes yeux L'espoir des jours meilleurs et des moments heureux ! Mon chéri...
JEAN Ma bonne mère ! Divonne sort.
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Acte IV. scène 2. à l'Opéra-Comique en mars 1898 avec Julia Guiraudon (Irène) et Julien Leprestre (Jean)
SCÈNE II JEAN, IRÈNE.
IRÈNE, qui est rentrée, à Jean. Vous souffrez donc ?... Pourquoi songer ainsi ? Dites-moi...
JEAN Pas à vous !
IRÈNE Mais je suis votre amie... Souvenez-vous, saint Joseph et Marie... Quel est votre souci ? Si j'avais un jour quelque peine, Pour la conter, je m'en irais Vers mon ami ; je lui dirais Le chagrin dont mon âme est pleine. Sans doute, il me prendrait la main. Il me dirait une parole Qui fait sourire, vous console, Et rend plus doux le lendemain. Ce serait un rayon d'aurore Qui dissiperait mes tourments. Mon cœur refleurirait encore Sous le clair baiser du printemps.
SCÈNE III LES MÊMES, CÉSAIRE.
CÉSAIRE, accourant. Jean !
JEAN Mon père !
CÉSAIRE, à Irène. Va-t'en vite Retrouver Divonne !
IRÈNE Mais qu'avez-vous ?
CÉSAIRE Rien ! rien, obéis, ma petite !
IRÈNE Vous semblez en courroux Et...
CÉSAIRE Va donc, et laisse-nous ! Irène sort.
SCÈNE IV CÉSAIRE, JEAN.
CÉSAIRE, à Jean. Mon pauvre enfant ! Là !... chez nous, elle arrive !
JEAN, comprenant. Elle est là ?...
CÉSAIRE Te demandant.
JEAN Sapho !
CÉSAIRE Pour ignorer ton amour imprudent, Je n'ai pas l'âme assez naïve. Du courage, surtout !
JEAN Oh ! désormais, Je serai courageux... Je tremblais tout à l'heure... Mais maintenant, qu'elle menace ou pleure, Je ne faiblirai pas... père... je le promets ! Césaire s'éloigne.
SCÈNE V FANNY, JEAN.
Fanny qui s'avance lentement, regarde autour d'elle. Elle aperçoit Jean, va vers lui très vite, puis, tout à coup, Elle s'arrête. Un silence.
FANNY, très douce. Ne m'en veux pas d'être venue... L'on ne se quitte pas sans les derniers adieux. Loin de toi, je souffrais d'une peine inconnue, Maintenant, je te vois, je vais mieux.
JEAN Je ne vous en veux pas.
FANNY, avec douleur. Tu dis : vous !... Je suis lasse... J'ai tant pleuré... je ne sais pas comment Je suis vivante et parle encor en ce moment. Toute autre en fût morte à ma place. Anxieusement. Je suis changée ?... Oui, n'est-ce pas ?
JEAN Toujours vous habitez là-bas ?
FANNY Mais où veux-tu que j'aille? J'ai là des souvenirs qui me font espérer... Et parfois, cessant de pleurer, Ne pensant à rien, je travaille... Quelquefois, le matin, je m'éveille en riant ; C'est quand le ciel est pur et le soleil brillant. Alors, je prends ma robe blanche, J'arrange mes cheveux comme tu les aimais, À la fenêtre je me mets Et jusqu'au soir je me penche, Pour guetter ton retour, pour entendre tes pas... C'est en vain que j'espère, et m'ami ne vient pas !
JEAN L'hiver est toujours triste... il serait préférable De rentrer à Paris.
FANNY Qu'y ferais-je, sans toi ? Ces gens que je connais, ce monde misérable Où j'ai vécu, tout est pour moi Un sujet de douleur et de cruel émoi. Et j'entends rester à toi pour toujours ; Tu vas revenir, les beaux jours Viendront à nouveau parfumer mon âme. Viens, m'ami, je serai si douce Et si bonne pour toi que ton cœur s'ouvrira, Et que la main qui me repousse Tendrement me caressera. Ah ! viens, car tu m'aimes encore... Vois ma douleur... seul, tu peux l'apaiser... Cède à mon amour qui t'implore, Ta bouche ne saurait oublier mon baiser.
JEAN Non, je ne puis !
FANNY Pourquoi ?
JEAN Si grande est ma faiblesse Que si je te suivais, je ne m'en irais plus.
FANNY Vois mon chagrin, vois ma tendresse, Mon attachement !...
JEAN Espoirs superflus !... Et ton passé ?
FANNY, avec désespoir. Mais ce n'est pas ma faute... Et je l'ai tant maudit qu'il devrait être mort !
JEAN Il existe toujours et nous ôte, À moi, le droit de vivre avec toi sans remords, À toi, celui d'aimer sans scrupule et sans honte... D'ailleurs, je dois partir.
FANNY Je sais la vérité... Ici, contre moi l'on te monte... L'on veut te marier... et toi, sans volonté, Faisant fi de mes pleurs, riant de ma détresse, Tu brises froidement le cœur de ta maîtresse... C'est mal !...
JEAN, violent. Tu dis...
FANNY, humble. J'ai tort !... pardonne-moi... Je crois, j'espère et je ne veux que toi... Viens, m'ami, je serai si douce Et si bonne pour toi que ton cœur s'ouvrira, Et que la main qui me repousse Tendrement me caressera.
JEAN Tu sais bien que c'est impossible... Que tout est fini désormais...
FANNY Je t'aime ! Je t'aime ! et jamais Tu ne me fus plus cher ; vois ma peine indicible. Pitié ! pitié ! Je tombe à tes genoux !
JEAN, éperdument. Fanny !
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Acte IV. scène 6. à l'Opéra-Comique en mars 1898 avec Julien Leprestre (Jean), André Gresse (Césaire), Jeanne Marié de L'Isle (Divonne) et Emma Calvé (Fanny)
SCÈNE VI LES MÊMES, CÉSAIRE, DIVONNE.
Césaire entre avec Divonne.
CÉSAIRE Mon fils, rentre chez nous !
JEAN Ah ! mon père !
FANNY Je ne te quitte pas ! Elle veut s'élancer sur Jean. Elle trouve Divonne en face d'elle.
DIVONNE Partez !
FANNY Mais qui donc êtes-vous ?
DIVONNE Sa mère !
FANNY, balbutiant. Ah ! madame... Pardonnez-moi... je ne savais... Fanny tend les bras à Jean que Césaire emmène. Fanny, la voix coupée par les sanglots : Jean... là... je m'en vais... Elle s'éloigne en chancelant.
DIVONNE, détourne la tête, puis, très pâle, les yeux au ciel. La pauvre femme ! (Rideau.)
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Acte V à l'Opéra-Comique en mars 1898 avec Julien Leprestre (Jean) et Emma Calvé (Fanny)
ACTE CINQUIÈME
C'est l'hiver. Dans la chambre déserte de la petite maison à Ville-d'Avray. Au fond, une porte vitrée donnant sur la campagne couverte de neige.
SCÈNE PREMIÈRE
FANNY, seule, pensive, triste, résignée. Demain, je partirai puisqu'il le faut... Allons, mon cœur, ne meurs pas à la tâche... Je pleure... Vraiment ! comme je suis lâche ! Pauvre Sapho ! À jamais j'ai perdu ma vie, Toute espérance m'est ravie, Tout bonheur a fui désormais. Je disparais, Du monde je m'exile, Je ne dois rien espérer maintenant. Oublier sera difficile, Je l'aimais tant ! Ouvrant le tiroir d'une commode. Ses lettres : « Ma Fanny... ma femme bien aimée, Le temps est pur et clair... la campagne embaumée Nous appelle... demain... » Les embrassant. Je vais encor pleurer... Ne les relisons pas, mieux vaut les déchirer... Un tas d'objets à lui... Ces pauvres fleurs fanées, C'est lui, jadis, qui me les a données. Faut-il avoir aimé pour un jour tant souffrir !... Faut-il avoir vécu de si douces journées, Pour renoncer à tout, à s'en aller... et mourir, Sans l'espoir consolant des fautes pardonnées ! Je comprends aujourd'hui, j'aurai perdu son âme... C'était le condamner à l'amère douleur. J'aurais fait son malheur : Hélas ! je blasphémais en me disant sa femme ! Là-bas, un tout petit être, frêle, innocent, M'appelle d'une voix qui m'attire et me touche. Ce petit, c'est mon fils... cet être, c'est mon sang. Je veux le retrouver, entendre de sa bouche Ce doux nom de maman ! Tout mon bonheur futur Est là, je le sens bien, et dans l'espoir suprême De faire de mon fils le cœur honnête et pur Que je n'ai pas été moi-même.
SCÈNE II FANNY, JEAN.
JEAN, entrant tout à coup. Fanny !
FANNY, interdite. C'est vous ?
JEAN C'est moi ! Je ne pouvais rester plus longtemps loin de toi.
FANNY Vous êtes revenu, pourquoi ?
JEAN Ma maîtresse chérie, C'est toi qui me dis : vous, maintenant...
FANNY Je t'en prie, Laisse-moi... Je m'en vais, Jean, tu dois m'oublier.
JEAN, exaspéré. Si tu pars, c'est pour te lier Avec un autre amant.
FANNY Non ! non ! je te le jure.
JEAN Ainsi, pour toi, je fus parjure, J'ai tout brisé, là-bas, pour revenir, Le cœur des miens, mon avenir, J'ai quitté notre vigne et nos beaux lauriers roses, Oui, j'ai quitté de douces choses... J'ai vu pleurer ma mère, et j'ai senti sa main Me retenir encore au détour du chemin. Tout s'écroule pour moi, rêve, amour, espérance ! Ah ! tu veux m'oublier, partir... en ce moment !... Va, ne prolonge pas plus longtemps ma souffrance, Et cours rejoindre ton amant.
FANNY, avec élan. Non, ne t'en défends pas, car je lis dans tes yeux L'amour des jours passés, des jours délicieux. Je reste, je t'adore ! Ils restent un instant enlacés. Mais tu pâlis, m'ami...
JEAN Qu'as-tu dit ?... M'ami !... rien que ce mot rappelle Un souvenir affreux !...
FANNY, éplorée. Vas-tu recommencer À me tenailler l'âme en parlant du passé ? Est-ce donc pour cela que tu venais vers celle Qui croyait au pardon, en sentant ton baiser.
JEAN Ah !... c'est vrai... je suis fou... Il s'est dirigé vers le fauteuil sur lequel il s'est laissé tomber épuisé.
FANNY Tu me fais peur, ta lèvre Tremble et tes yeux sont tout rouges de fièvre...
JEAN Je suis brisé...
FANNY Calme-toi maintenant.
JEAN Je n'avais plus dormi...
FANNY Repose doucement.
JEAN Reste là...
FANNY Si tu veux.
JEAN O ma Fanny ! je t'aime !...
FANNY Oublie et sois heureux.
JEAN Oui... c'est l'oubli... suprême !...
FANNY Comme il dort. Après s'être dégagée et un peu éloignée de lui doucement. Vais-je rester ici ? Mais non, mieux vaut partir ainsi... Gardant étroitement dans mon âme blessée Son cher baiser d'amour, sa dernière pensée ! Jamais il n'oubliera, je le sens maintenant, Chaque baiser sera suivi d'un mot méchant. C'est l'heure !... Elle se dirige vers la table. Allons ! Elle écrit. Adieu m'ami, je pars à tout jamais... Ne m'en veux pas, car je t'aimais... Je t'aime toujours et je pleure. J'accomplis mon devoir, et j'en suis toute fière S'il est vrai que là-haut il existe un bon Dieu. Je pourrai maintenant lui faire une prière Et lui parler de toi... C'est tout !... Adieu !... S'approchant de Jean endormi, la voix brisée. Un baiser... le dernier, et de toute mon âme...
JEAN, rêvant endormi. Ma femme !
FANNY, anxieuse. Il se réveille ? Non, non, toujours endormi... En s'éloignant. Adieu ! adieu ! m'ami ! Elle sort lentement en le regardant toujours. (Rideau.)
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