le Mage
affiche pour la création du Mage par Alfredo Edel (1891)
Opéra en cinq actes et six tableaux, livret de Jean RICHEPIN, musique de Jules MASSENET (1889).
extrait de la partition manuscrite
Création au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) le 16 mars 1891. Mise en scène d'Alexandre Lapissida. Divertissement de l'acte IV réglé par Joseph Hansen. Décors d'Auguste Rubé, Philippe Chaperon et Marcel Jambon (acte I), Amable et Eugène Gardy (acte II), Alfred Lemeunier (acte III), Jean-Baptiste Lavastre et Eugène Carpezat (actes IV et V). Costumes de Charles Bianchini.
Autres interprètes des principaux rôles à l'Opéra :
Anahita : Rosa BOSMAN (1891).
Zarâstra : Joseph-Valentin DUC (1891), Léonce ESCALAÏS (1891).
le Roi de l'Iran : Charles Joseph DOUAILLIER (1891).
31 représentations à l’Opéra au 31.12.1961.
=> Critiques => Livret et enregistrements
personnages | emplois | Opéra, 16 mars 1891 (création) | Opéra, 11 octobre 1891 (31e) |
Varedha, fille d'Amrou et prêtresse de la Djahi | soprano | Mmes Caroline FIÉRENS | Mmes Consuelo DOMENECH |
Anahita, reine du Touran | soprano | Maria LUREAU-ESCALAÏS | Amélie LOVENTZ |
Zarâstra | ténor | MM. Edmond VERGNET | Edmond VERGNET |
Amrou, grand-prêtre des Dévas | basse | Francisque DELMAS | Auguste DUBULLE |
le Roi de l'Iran | baryton | Jean MARTAPOURA | Pierre-Léon MELCHISSÉDEC |
un Prisonnier touranien | ténor | Agustarello AFFRE | PIROIA |
un Héraut | baryton | Charles Joseph DOUAILLIER | Louis BALLARD |
un Chef iranien | ténor | VOULET | VOULET |
un Chef touranien | basse | RAGNEAU | RAGNEAU |
Ballet | Mlle Rosita MAURI | ||
Chœurs : Guerriers de l'Iran, Guerriers du Touran, Prêtres des Dévas, Prêtresses de la Djahi, Mages, Hommes et Femmes de la campagne, Captifs et Captives touraniens, Peuple de l'Iran. | |||
Chef d'orchestre | Auguste VIANESI | Raoul MADIER DE MONTJAU |
La scène se passe dans la Bactriane, à l'époque légendaire où s'est fondé le Mazdéïsme, 2 500 ans environ avant l'ère chrétienne.
maquette du costume de Zarâstra (2e acte) par Charles Bianchini pour la création à l'Opéra
autres costumes pour la création du Mage
Edmond Vergnet (Zarâstra, costume du 3e acte) lors de la création à l'Opéra
Livret : L'action de cet ouvrage nous reporte à 2.500 ans avant l'ère chrétienne, à l'époque des guerres que soutinrent entre eux, en Bactriane, les Iraniens et les Touraniens. Au début, nous voyons les Touraniens, poussés à la révolte par le grand prêtre Amrou, vaincus par les Iraniens, sous la conduite de leur chef Zarâstra. La fille d'Amrou, Varehda, s'est éprise de ce guerrier victorieux. Mais celui-ci la repousse, s'étant épris lui-même de sa captive, la reine Anahita, qui répond à son amour. Le grand prêtre, alors, déclare à la face de tous que Zarâstra a depuis longtemps engagé sa foi à Varehda et qu'il ne peut épouser qu'elle. Anahita, blessée au cœur, s’enfuit, et le chef iranien, maudissant ceux qui s'opposent à son bonheur, renonce à la gloire pour se réfugier sur la montagne sainte et se vouer désormais au culte du dieu Mazda, dont, devenu mage, il répandra la doctrine. C'est là que Varehda vient le retrouver pour l'engager à partager avec elle le trône de l'Iran et lui apprendre, pour le décider, qu'Anahita se prépare à épouser le roi Bakhdi. Zaràstra la repousse de nouveau, et elle s'éloigne, la rage au cœur. Malgré sa volonté, Anahita va s'unir, en effet, avec le roi. Mais, au milieu de la cérémonie, les Touraniens, de nouveau révoltés, envahissent le temple, portant partout la flamme et le fer. Zarâstra, averti, revient au secours de son pays, chasse une seconde fois les Touraniens, et c'est sur les ruines du temple dévasté, au milieu des victimes parmi lesquelles surgit Varehda, qu'il retrouve sa chère Anahita et s'enfuit avec elle.
Partition : La partition ne manque ni de force ni de grandeur, et offre certaines pages intéressantes. Citons, au premier acte, les deux duos de Zarâstra avec Anahita d'abord, avec Varehda ensuite, et le chant mélancolique des prisonniers touraniens ; au second, l’air de Varedha : Ah ! comme ils déchirent mon cœur ; au troisième, l'espèce d'invocation dite par Zarâstra, et une phrase charmante de Varehda dans leur duo : Sous les coups tu peux briser tout mon corps qui t'aime... ; au quatrième, la scène de la révolte, dramatique et puissante ; au cinquième, celle de l'incendie, qui est vigoureuse et colorée. Mais. il faut bien le dire, l'œuvre, en son ensemble, manque de caractère, et l'inspiration même est de qualité secondaire.
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I C’est dans la vieille Bactriane, à une époque que le poète fixe à 2 500 ans environ avant notre ère, mettant ainsi délibérément d’accord les historiens, que s’engage l’action du nouvel ouvrage représenté pour la première fois à l’Opéra, le 16 mars. Le Mage, poème de M. Jean Richepin, musique de M. Massenet, a pour héros Zoroastre, ou, pour parler selon le livret, Zarâstra, fondateur ou réformateur de la religion de ces mages, dont le but était de faire triompher Ormudz, source de toute lumière, de toute vérité et, par conséquent, de tout bien, d’Ahriman, principe de tout mal, lequel, selon la doctrine même du mazdéisme, doit un jour se confondre dans le bien universellement vainqueur. Toutefois, les mages, médecins, astrologues, sorciers, devins, n’ont qu’un rôle assez accessoire dans la pièce dont ils ont fourni le titre. Il s’agit, dans la pure réalité, d’un drame d’amour, d’une action sentimentale et guerrière, telle que la réclame l’éternelle loi du théâtre et toujours la même en dépit du milieu dans lequel on place les personnages et des couleurs dont on les habille. Ceux du pays d’Iran qui tiennent des Perses, ceux du pays de Touran qui tiennent des Scythes, sont en guerre, et nous apprenons tout d’abord que ceux de l’Iran, commandés par Zarâstra, sont vainqueurs. Ils ont ramené à Bakhdi, leur capitale, de nombreux prisonniers et, parmi eux, Anahita, la reine du Touran. Une entrée triomphale dans la ville, parmi les captifs accablés et les chars lourds de butin, va consacrer la gloire de Zarâstra. Il en attend l’heure dans sa tente, tandis que le troupeau des vaincus gardé à vue, sous le large ombrage des cèdres, chante mélancoliquement la chanson des tribus errantes. La nuit va finir. Les trompettes sonnent le réveil du camp. Et tandis que les prisonniers, brutalement rappelés à la réalité, se lèvent pour aller prendre leur rang dans le cortège du vainqueur, voici que parait Amrou, grand-prêtre des Dévas, qui sont, selon la tradition, les sept génies redoutés, exécuteurs des volontés d’Ahriman, et la belle Varedha, sa fille, elle-même prêtresse de Djahi, déesse de la volupté. Elle aime Zarâstra ; c’est pour le lui dire qu’elle est venue, au jour levant, en compagnie d’Amrou qui paraît à ce moment n’intervenir que comme trait d’union entre la prêtresse et le héros victorieux. Mise en présence de ce dernier, Varedha, très belle, très provocante, avoue avec une impudeur superbe cet amour qu’autrefois elle a dû sévèrement cacher. Ses vœux de prêtresse la rivaient à l’autel ; aujourd’hui, par son triomphe, Zarâstra est admis au rang des rois et peut relever Varedha de ses vœux ! Elle veut le charmer de ses paroles et plus encore de sa beauté charnelle savamment dévoilée. Lui, ne met pas moins de franchise à lui dire : « Je ne t’aime pas ! » qu’elle à lui crier : « Je t’aime ! » Elle demeure seule, désenchantée, désespérée. Son père la console et l’encourage. Il lui promet l’appui des Dévas ; il les invoque contre l’orgueilleux Zarâstra. Et à l’instant même, le hasard favorable le rend témoin d’une scène qui l’éclaire sur la véritable cause du dédain de Zarâstra pour la belle et voluptueuse Varedha. Zarâstra revient, accompagné de la reine du Touran, la blonde, pâle et sauvage Anahita, sa captive, de laquelle il s’est éperdument épris. Elle se sent partagée entre sa fidélité à son peuple et la tendresse irrésistible qui l’entraîne vers son glorieux et bel ennemi. C’est ce dernier qui l’emporte. Elle écoute avec des larmes la voix des Touraniens répétant dans le lointain leur chanson mélancolique, et avec un trouble plus profond encore les paroles ardentes de Zarâstra, agenouillé devant elle. Désormais elle est à lui. Hélas ! ils s’en vont et je reste ici. Mon corps est captif et mon cœur aussi. Varedha pourtant s’est éloignée ; elle songe au dédain subi ; il lui semble que la mort seule peut mettre fin à sa dure peine. Tandis qu’on chante dans Bakhdi la gloire du guerrier vainqueur, elle descend farouche et seule dans les profondeurs de la crypte du temple; elle y va cacher son suicide. Amrou intervient alors. Il lui apprend le secret de Zarâstra, son amour pour la blonde Touranienne. Maintenant, pour Varedha, il n’est plus question de mourir. Elle a une rivale. Elle entend la vaincre, arracher Zarâstra de ses bras. Cependant, sur la grande place de la ville, le roi de l’Iran, entouré de légions brillantes d’archers, de prêtres et de femmes, assis sur son trône, le sceptre à la main, la tiare en tête, attend le cortège triomphal. Il paraît, sous la porte immense, entre les deux larges tours, toutes blanches sous l’ardent soleil, et défile sur les hautes terrasses pour descendre vers le roi. Voici les chefs touraniens captifs, les vierges parées de fines fourrures et de riches broderies, et le butin porté sur les robustes épaules des soldats, les vases d’or, les blocs d’argent brut, les ivoires et les cristaux et aussi les armes étincelantes, les casques et les boucliers précieusement niellés. Voici enfin Zarâstra lui-même. Il offre au roi tous ces guerriers humiliés, toutes ces richesses conquises ; il ne réserve pour lui que cette précieuse idole qu’on apporte sur une litière dorée, enveloppée de voiles brillants et immobile dans sa majesté sacrée. C’est Anahita, qui bientôt sort radieuse de ses voiles, rend hommage au roi de l’Iran et lui déclare quel lien l’attache à Zarâstra. Le roi consent à l’union immédiate de Zarâstra et d’Anahita. C’est alors qu’Amrou intervient, suivi de Varedha. Il déclare impudemment que le héros est lié à sa fille par un solennel serment. Varedha affirme que Zarâstra est son amant. Ce dernier se défend en vain. Tout le monde le croit parjure, même Anahita. Mais, plutôt que d’épouser Varedha, découragé de la vie, en présence des accusations injustes auxquelles Anahita elle-même n’hésite pas à croire, il maudit les menteurs, les imposteurs et les parjures et s’enfuit dans la solitude, pour chercher, dit-il, de plus justes dieux ! C’est dans la montagne Sainte qu’on le retrouve, au milieu des mages en prière. Le poème nous dit-il si cette foule qui prie au milieu des éclairs et du tonnerre a été amenée là par la puissance de sa parole ou s’il n’est, au milieu de ces hommes, qu’un nouvel initié ? Peu importe. Il prend tout de suite à nos yeux la situation d’un Moïse au Sinaï. Il est seul sur le plus haut sommet de la montagne, face à face avec Ahoura-Mazda, le dieu tout-puissant. Sur un dernier grondement de tonnerre, il apparaît illuminé, frémissant encore sous le souffle du Verbe. Il proclame la loi de vérité et de bonté ; il déclare l’éternelle guerre à Ahriman, le dieu du mal. Tout cela échappe un peu à la commune analyse ; tout cela est vague, mais, en somme, plein de poésie et de grandeur et c’est tout ce que veut la musique. Zarâstra, à cette période d’entraînement, est plein des résolutions les meilleures. Son cœur est purifié et se sent plein de force; il a compté sans Varedha, dont l’âpre passion doit le poursuivre jusque dans le désert. Il la voit, tout à coup devant lui, incarnation de la volupté, s’humiliant pour mieux vaincre, s’accusant de mensonge, de cruauté, acceptant tous les reproches, toutes les malédictions, à la condition qu’on lui fera l’aumône d’un peu d’amour, en échange de ce qu’elle offre. Et ce qu’elle offre, c’est le trône même. Son père, Amrou, a conçu et poursuivi une œuvre ténébreuse qui ferait le mage Zarâstra roi de l’Iran, s’il consentait à prendre Varedha pour reine. Lui, n’a point de pitié pour cet amour acharné. Il plane maintenant au-dessus de l’homme. Il est le Mage. Varedha est cruellement frappée; elle rendra blessure pour blessure. Elle laisse entendre qu’Anahita va devenir la femme du roi de l’Iran. La jalousie ramènera Zarâstra à Bakhdi, puisque la passion ardente de Varedha demeure impuissante à faire. Elle a dit la vérité. Dans le temple de la Djahi, au milieu des danses sacrées, Anahita est devant le roi qui a conçu pour elle un amour impitoyable. En vain, elle lui résiste, fidèle au souvenir de Zarâstra. Le roi la traîne violemment jusque aux pieds d’Amrou, qui les unit au nom de Dévas. Varedha est vengée : quoi qu’il arrive désormais, Anahita et Zarâstra doivent rester étrangers l’un à l’autre. Toutefois, il n’en sera point ainsi qu’elle l’a décidé dans sa jalouse haine. Anahita a pu faire avertir les prisonniers touraniens du danger qu’elle courait. Ils se sont soulevés; ils ont marché vers le temple. Ils l’envahissent, et, tout à coup, par un merveilleux retour de fortune, les voilà maîtres de la place. Aux accents féroces de la marche touranienne, les Iraniens sont massacrés, Anahita mène la tuerie, un sabre à la main, Amrou, Varedha, le roi de l’Iran, tombent sous les coups des fidèles soldats d’Anahita. Le temple est en ruines ; la lune, mêlant aux rouges reflets de l’incendie sa lueur mélancolique, éclaire les décombres et les cadavres tombés çà et là, et la face pâle de Varedha, couchée, morte sans doute, non loin de l’autel de la Djahi, sa déesse. Zarâstra vient. Il pleure sur les désastres si prompts de ce pays qui l’a renié. Il reconnaît en frémissant, parmi les morts, ceux qui ont été ses ennemis : Amrou, le roi, Varedha. Il s’inquiète d’Anahita. Mais la voici, vivante, triomphante, ramenée par les Touraniens. Les deux amants se retrouvent avec une joie profonde. Un instant, des scrupules envahissent le cœur du Mage, songeant à sa patrie abolie, à son peuple menacé. Tout cela ne tiendra pas plus devant son amour, que n’ont tenu, devant l’amour d’Anahita, des scrupules de la même espèce, en sa première rencontre avec Zarâstra. Vainement Varedha se relève pour les maudire, pour obtenir de la Djahi qu’elle ravive les flammes de l’incendie, qu’elle en fasse autour d’eux une muraille infranchissable ! Zarâstra prie à son tour le dieu du feu, dont il est l’élu et le prêtre. Et les flammes s’écartent, pour laisser s’éloigner le couple extasié, tandis que Varedha tombe expirante avec un dernier cri de rage. Tel est ce poème, dont cette longue analyse permettra sans commentaires d’apprécier le caractère et de formuler la critique. Conçu suivant le procédé courant du genre, plein de scènes topiques, mais en somme accusant un souci constant de l’action et en même temps de l’essor lyrique, donc de tempérament très français, il abonde d’ailleurs en séductions rythmiques et en rimes savoureuses, comme on était en droit de s’y attendre, étant donné le nom dont il est signé, celui d’un poète de mâle vertu.
II M. Massenet est de ceux dont chaque œuvre nouvelle éveille toujours de vives discussions, — c’est là une fortune qui n’échoit qu’aux forts ; — supérieurement doué, remarquablement maître des secrets de son art, il peut faire, dans le domaine de la musique dramatique, tout ce qu’il lui convient de faire avec la certitude de le faire bien, car, une fois le programme de son travail établi, il apporte dans l’exécution une conscience, un souci du détail, une recherche de l’imprévu, que d’aucuns peuvent condamner comme la marque d’une âme inquiète, mais qui reste, en réalité, le témoignage manifeste d’un talent magistral, étonnamment souple, souverainement intéressant jusque dans ses erreurs. Sa principale faute, à mes yeux, depuis que je le connais et que je le suis dans ses œuvres nombreuses et diverses, c’est bien des fois de sacrifier son génie naturel à ce talent acquis. Génie extraordinairement fécond qui lui apporte, comme à brassées, les fleurs les plus rares, ces fleurs de jeunesse que bien peu d’élus sont appelés à cueillir ; talent d’une puissance incontestable pourtant, qui semble estimer avant tout la difficulté vaincue et goûter la joie d’une victoire remportée contre son propre tempérament plus que celle d’une moisson abondante, délicieusement parfumée et facilement faite. Dans ses premières œuvres, notamment Marie-Magdeleine, M. Massenet s’est donné tout entier, sans calcul, inconscient, indépendant de la foule ; il a été franchement, naïvement lui-même ; plus tard, ayant acquis l’expérience de ces rencontres avec le public, il l’a abordé avec une certaine circonspection ; il n’a pas été sans rechercher manifestement ce qu’il croyait fait pour lui plaire le mieux ; puis, peu à peu, il s’est ressaisi et le voilà aujourd’hui, ce me semble, redevenu indépendant, non plus selon sa première manière toute native, mais en homme qui se sent la force de mener ses auditeurs, après avoir eu longtemps la prudence de les suivre, ou, si l’on veut, de les ménager. Il m’apparaît, en effet, très volontaire dans cette partition du Mage, où son génie et son talent semblent se combiner dans de justes proportions. Cette association, sommairement jugée, ne sera pas tout d’abord parfaitement comprise. Il y faut un temps assez long, et c’est précisément le temps qui manque en notre siècle hâtif, pour apprécier sainement des choses composées d’éléments si multiples. Étant de ceux qui ont le privilège, aujourd’hui rare, de pouvoir ne parler des nouveautés de la musique dramatique qu’après mûre réflexion, je ne me sens pas encore bien sûr cependant d’avoir pénétré la partition du Mage assez profondément pour formuler une opinion définitive. A la juger seulement à grands traits, elle se manifeste à moi, je le répète, comme l’œuvre d’un esprit absolument volontaire ; la plus homogène, par conséquent, qu’il ait conçue jusqu’ici, au point de vue de l’ordonnance générale. Le rôle charmant et poétiquement sauvage d’Anahita personnifie, selon moi, le génie original du compositeur, que je retrouve encore, pur de tout alliage, dans certaines parties du rôle de Varedha. Ici et là, le sentiment délicat, la fraîcheur de l’idée, la tournure particulièrement personnelle de la phrase, éveillés, comme excités par une forme poétique très suggestive, nous rendent l’impression éprouvée devant les œuvres premières du compositeur ; cette impression, elle se renouvelle encore çà et là devant certains passages du rôle de Zarâstra. Tout le reste est obtenu, souvent de la façon la plus brillante et la plus haute, d’un effort dû au seul talent, à la seule habileté professionnelle. Ce départ fait entre ce qui coule de source et ce qui est dû à l’industrie de la conception, je veux parcourir rapidement les pages de cette très attachante partition : Dix mesures seulement précèdent le lever du rideau ; c’est à peine un prélude pour la mélancolique et fière chanson des Touraniens captifs : Là ! leïa ! là ! leïa ! leïa ! leïa ! Par les monts, par les vaux Pour trouver des cieux nouveaux Au roulis des chevaux La tribu passe ; La belle symphonie pittoresque de l’éveil du camp suit cette introduction caractéristique. Puis, c’est le duo, bref, passionné, plein de souffles ardents entre Zarâstra et Varedha : opposition heureuse au duo tout de poésie, de tendresse délicate et parfumée entre Zarâstra et Anahita. Ce premier tableau, que complète une phrase douloureuse de Varedha seule et une puissante invocation d’Amrou aux Dévas, est une entrée en matière des plus heureuses et des plus goûtées. Il y a des pages aussi séduisantes dans la suite de l’ouvrage ; il y en a de plus hautes; il n’en est pas d’une tenue d’ensemble plus complète. La scène dans la crypte est d’une sombre beauté, et dans sa péroraison, d’une belle énergie dramatique. Elle nous mène au tableau triomphal de l’entrée des troupes touraniennes dans Bakhdi. Le pur joyau de ce tableau, c’est le cantabile de Zarâstra à l’arrivée d’Anahita. Ah ! parais, astre de mon ciel ! Soulève l’ombre de ces voiles ! Il y a plus de réel travail, plus de science appliquée, évidemment dans toutes les autres pages de l’acte, dans la marche curieusement variée, dans les péripéties dramatiques de la revendication de Varedha, dans le final tumultueux ; mais c’est à l’éclat de l’inspiration, à la grâce et à l’essor lyrique de l’invocation de Zarâstra que ne manqueront pas d’aller les préférences et les applaudissements du public. Tout le tableau de la montagne Sainte, encadrant la rencontre surnaturelle de Zarâstra et d’Ahoura-Mazda, le dieu maître du feu, est traité avec cette poétique élévation dont M. Massenet est coutumier. Il s’en dégage une impression de réelle grandeur religieuse. L’intervention de Varedha, poursuivant le Mage de ses fureurs sensuelles, jusque dans la solitude des sommets, m’y paraît tout à fait intempestive, faite pour rompre l’harmonie de cette très remarquable page. Et pourtant, il y a là, dans cette scène, une de ces fleurs aux couleurs vivantes, au parfum irritant, que la nature met si libéralement sous la main du musicien-poète ; c’est le caressant andante : Sous tes coups tu peux briser Tout mon corps qui t’aime. Il est tien ! Les deux derniers tableaux de l’ouvrage se passent dans le temple de la Djahi. Ils débutent par le ballet dans lequel M. Massenet a voulu se borner à une série de pages d’un caractère hiératique, danses sacrées, menées tantôt languissamment, tantôt sous le coup de l’excitation née de quelques mystérieuses pratiques, de quelques charmes voluptueux empruntés aux mystères de la déesse. Les rythmes bizarres, les sonorités curieuses abondent dans cette série de morceaux chorégraphiques. Là encore, il faut cueillir et retenir une de ces pages caractéristiques du génie bien personnel de M. Massenet. Vers le steppe aux fleurs d’or, Laisse-moi prendre l’essor. Laisse-moi voir encor Mon beau ciel pâle... Ainsi chante Anahita, implorant la liberté du retour vers sa patrie, en sa triste désillusion d’amour. Je ne puis tout dire en une fois. Je ne puis que citer, pour finir aujourd’hui sur une des impressions les plus profondes de cette soirée, le prélude du dernier tableau, qui se joue, rideau levé, devant les ruines fumantes du temple de la Djahi ; c’est un chef-d’œuvre de musique descriptive et sensitive. L’espace m’est mesuré assez étroitement pour que je doive tourner ici un peu court, et ne parler encore ni de l’interprétation, ni de la mise en scène, ni des décors qui, je le dirai du moins sans plus attendre, font grand honneur à la direction de l’Opéra.
(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 01 avril 1891)
Si les événements musicaux de cette dernière quinzaine n’ont pas été tous d’une notable importance, ils ont été du moins assez nombreux. Avant de les passer en revue, je dois reprendre, au point où le défaut d’espace m’a forcé de le laisser, mon compte rendu de la première représentation du Mage, à l’Opéra. L’interprétation de cet ouvrage est excellente. Le ténor Verguet, dans le rôle de Zarâstra, dit avec beaucoup de charme et d’éclat les parties de tendresse et de passion de ce rôle considérable ; sa voix, aux inflexions caressantes, se prête on ne peut mieux à traduire les phrases d’une langue musicale si personnelle dont M. Massenet a heureusement semé sa partition. M. Delmas est remarquable sous les traits du prêtre Amrou ; il chante d’une façon magistrale et joue avec une grande autorité. C’est, comédien et chanteur, un artiste complet, d’un talent très mâle, et qu’attend vraisemblablement le plus bel avenir. Anaïta la Touranienne nous a révélé, en Mme Lureau-Escalaïs, des qualités d’artiste que nous ne lui connaissions pas encore. Le pureté et l’éclat de sa voix n’étaient point pour nous surprendre ; nous savons depuis longtemps quel succès lui valent ses remarquables moyens vocaux, mis au service du répertoire, dans le trio final de Faust, par exemple, mais jamais elle ne s’était montrée soucieuse, comme dans cette création, de la composition de son personnage, de la recherche de l’accent juste, de la passion réelle. Le public l’a remerciée de cette révélation par les applaudissements les plus chaleureux et les plus sincères. A côté d’elle s’est fait remarquer, dans le rôle de Varedha, Mme Fierens, dont j’ai dit déjà tout le bien que je pense et qu’elle me semble mériter. On a formulé contre elle une critique, juste peut-être, touchant certaines exagérations de son jeu, qui sent un peu la province, je le veux bien ; mais ce sont là des défauts dont on se corrige après une ou deux épreuves pareilles à cette création difficile de Varedha et que, pour ma part, je lui passe volontiers, en considération de ses grandes qualités, qualités natives, qu’on n’acquiert pas : la voie ample et superbe, une vraie voix d’opéra, l’intelligence dramatique et la flamme, et aussi le masque mobile et la physionomie expressive des tragédiennes de race. J’estime que Mme Fierens, si elle n’est pas surmenée, sera, dans trois ou quatre ans, une des artistes les plus brillantes de notre première scène musicale. M. Martapoura, n’a qu’un rôle assez bref dont il tire très honorablement parti ; M. Affre chante fort joliment la chanson touranienne du premier tableau. Pour Mlle Rosita Mauri, elle est toujours la grâce et la vivacité en personne ; le caractère hiératique du ballet du Mage lui donne, moins facilement peut-être, l’occasion de faire applaudir ses exquises qualités que le ballet du Cid ; elle n’en a pas moins obtenu un très vif succès qu’est venue accentuer, me dit-on, l’addition de deux ou trois morceaux spécialement écrits pour elle à ce ballet. Me voilà en règle vis-à-vis de l’interprétation du Mage. Avant de passer à un autre sujet, je veux dire quelles réflexions j’ai faites en assistant à la première représentation de cet ouvrage, dans le magnifique cadre que l’Opéra lui a donné. J’ai dit réflexions ; je n’ai pas dit critiques, car je me place ici à un point de vue professionnel très spécial. Ce sont les décors appliqués au drame ou, si l’on veut, le drame et la musique jugés dans leur relation avec le décor et la mise en scène qui ont fait l’objet de ces réflexions, nées tout spontanément dans mon esprit, sans parti pris d’analyse minutieuse. Ils sont d’un grand éclat, ces décors, et parfois d’une poésie rare, comme celui des ruines du temple de la Djahi. Le premier tableau très pittoresque, avec la vue de Bakhdi, au lointain, et les cèdres immenses abritant les tentes de Zarâstra et les prisonniers touraniens endormis ; le second, gigantesque, dévoilant les profondeurs de la crypte du temple de la Djahi, lumineuse hypogée, avec ses entassements de piliers, qui sont des statues colossales; celui de la place publique de Bakhdi, restitution d’une étonnante vraisemblance d’une de ces villes que nous ont fait entrevoir, dans le rayonnement d’un rêve, les fouilles de la Susiane ; enfin le tableau de la Montagne Sainte, au ciel tourmenté, traversé d’éclairs aussi aveuglants que nature et le double intérieur du temple de la Djahi, le premier dans toute sa splendeur asiatique, le second, je l’ai dit, d’une poésie rare, ne montrant dans les ruines fumantes que la statue de la déesse restée debout et se détachant sur la transparence bleue d’une nuit d’Orient. C’est ce décor de la crypte qui m’a inspiré la première de mes réflexions. Au lever du rideau, à l’aspect de ce tableau grandiose, je m’attendais à quelque mystérieuse scène d’initiation, à quelque ténébreuse assemblée de captifs méditant déjà leur affranchissement. Rien de cela. Ce cadre superbe n’est destiné qu’à un sujet tout intime, une simple scène, un simple duo entre Varedha qui vient là pour mourir, et Amrou, son père, qui s’y précipite pour l’en empêcher. Le décor n’est pas fait pour l’action, qui pourrait se passer n’importe où. Il est fait tout uniment pour lui-même, et c’est ce que je blâme; c’est ce qui me semble nuisible au drame, nuisible à la musique même, à cause de cette énorme disproportion entre des éléments qui devraient s’associer, se combiner dans une parfaite harmonie. Pour l’amour de la musique, je la souhaiterais affranchie de ces préoccupations, toutes byzantines, à mon sens. L’action dramatique et l’expression lyrique me semblent avoir singulièrement perdu à se produire dans ce milieu qui attire impérieusement l’œil et retient, comme d’autorité, l’attention du spectateur au détriment de l’objet principal du spectacle. Ma seconde réflexion est née de la scène finale de l’œuvre. Varedha mourante, Anaïta victorieuse, Zarâstra triomphant dans son amour se rencontrent au milieu des ruines fumantes du temple de la Djahi. L’incendie se rallume ; un cercle de flammes entoure les personnages ; la statue de l’idole s’écroule et pendant toute cette suite de faits, terrifiants jusqu’à donner au spectateur l’illusion d’une catastrophe réelle, les voix montent, s’unissent en un trio passionné. Ici encore, antagonisme entre le sujet et le cadre, absorption de l’attention du public, tyrannie impérieuse de la vision sur l’audition. La musique a certainement perdu en ce passage une part du terrain qui aurait dû lui être intégralement assuré. Elle a souffert d’être associée trop intimement à l’art du machiniste et de l’illusionniste. Pour l’incendie en lui-même, il est parfait, terrifiant de vérité, je le répète, comme les éclairs de la Montagne Sainte ; tout l’agencement de ces moyens mécaniques mis au service des choses du théâtre fait grand honneur au décorateur et au metteur en scène. Pour ma part, j’aurais demandé â l’Opéra moins qu’il ne nous donne, en son désir bien naturel de prouver qu’il peut à l’occasion faire aussi bien et mieux qu’aucun théâtre du monde ; je lui aurais demandé de pousser le luxe de la décoration aussi loin que possible, mais de s’arrêter au seuil du domaine musical. Je l’ai dit une fois ici, il y a bien longtemps déjà, « dans une œuvre lyrique de longue haleine, les décors, la mise en scène sont le premier appât auquel se prend le gros du public ; il s’attache ensuite à la fable tragique ; c’est en dernier lieu que vient la musique ; l’oreille chez lui ne se laisse bien vraiment séduire que lorsque les choses de la scène se sont rendues maîtresses de ses yeux et de son esprit. Ce sont donc des éléments étrangers à la musique qui doivent attirer le spectateur ; c’est la musique qui le doit retenir. » Mais, dans ce but, ajouterai-je aujourd’hui, il faut absolument qu’il n’y ait pas de superposition d’effets et que la musique garde toute son indépendance dans le cadre le plus attractif qu’on puisse lui donner, ce qui n’est point, tant s’en faut, le cas de cette dernière scène du Mage.
(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 15 avril 1891)
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Il est peut-être curieux d'emprunter l'analyse de son poème à l’auteur lui-même ; voici comment l’a tracée M. Jean Richepin. Acte Ier (le Camp de Zarastra, près la ville de Bakhdi). Devant la tente de Zarastra, lequel va faire aujourd'hui son entrée triomphale dans la ville de Bakhdi, comme vainqueur des Touraniens, des captifs couchés dans la nuit chantent une de leurs cantilènes. Le jour naît, on vient les faire lever pour les conduire à la ville. Amrou, grand-prêtre des Dévas, demande Zarastra, puis s'éloigne, ayant ainsi ménagé à sa fille Varedha une entrevue avec Zarastra qu'elle veut épouser. Prêtresse de la Djahi (déesse de la volupté), Varedha avoue son amour à Zarastra et tente de le séduire. Il la repousse, ayant horreur de la Djahi, dit-il ; mais la vraie cause de ce refus, Amrou l'apprend après le départ de Varedha désespérée. Caché, il assiste aux aveux qu'échangent le vainqueur et sa captive, Zarastra et la reine du Touran, Anahita. Acte II, 1er tableau (les Souterrains du temple de la Djahi). Dans les souterrains du temple de la Djahi, Varedha descend pour mourir. Son père vient la rappeler au désir de vivre, en lui révélant l'amour de Zarastra et d'Anahita, et en l'excitant par toutes les rages de la jalousie à troubler leur bonheur. — 2e tableau (la place de Bakhdi). Défilé des chefs vaincus, des vierges prisonnières, du butin que Zarastra offre au roi. Il lui présente enfin Anahita. Elle et lui demandent à être unis. Le roi y consent. Amrou et Varedha s'y opposent, disant que Zarastra a promis mariage à la prêtresse, dont il est l'amant. En vain Zarastra se défend contre cette calomnie. Tous les prêtres, appelés en témoignage par Amrou, soutiennent Varedha. La foule, le roi, Anahita elle-même sont forcés de les croire. Les dieux ne sont-ils pas, par les prêtres, contre Zarastra ? Le roi lui ordonne d'épouser la prêtresse. Il refuse, s'indigne du mensonge universel, maudit les faux témoins, les imposteurs et jusqu'aux dieux menteurs qui les protègent, et, sous l'anathème, il fuit loin de ce monde faux et en appelle à Mazda, le dieu de vérité. Acte III (la Montagne sainte). Comme Moïse au Sinaï, Zarastra s'entretient avec son dieu sur la montagne sainte. Il en redescend, devenu le Mage, pour prêcher à ses premiers disciples la loi nouvelle. Il institue le mazdéisme et envoie ses mages répandre au loin sa doctrine. Resté seul, il a sa Tentation au Désert. D'abord, en lui-même, le souvenir d'Anahita. Il le repousse. Puis surgit Varedha, qui vient lui offrir le trône, grâce à un complot ourdi par Amrou, et surtout vient s'offrir elle-même. Elle se traîne devant lui, dans toutes les affres d'une passion folle, frénétique. Repoussée de nouveau, elle se venge en torturant Zarastra par la jalousie, comme elle a été torturée elle-même. Elle lui annonce qu'Anahita aime le roi, ce qui est faux, et qu'elle va l'épouser. Acte IV (la Salle du sanctuaire, dans le temple de la Djahi). Anahita n'aime pas le roi, mais le roi l'aime et veut, en effet, l'épouser de force. Une fête est donnée dans le temple de la Djahi. On célèbre les mystères de la déesse. Ballet voluptueux. Le roi et Anahita sont introduits. Malgré ses prières et ses menaces, on unitla reine du Touran au roi. C'est Amrou qui consacre cette union. Enfin, Varedha est vengée de sa rivale, qui jamais plus ne pourra lui ravir Zarastra. Mais ce triomphe est court : Anahita, sachant qu'on la voulait marier contre son gré, a fait soulever son peuple. Elle l'attendait depuis le commencement de la cérémonie. Il arrive enfin. Le temple est envahi par les Touraniens. Feu et fer ! Incendie ! Massacre ! Amrou, le roi, Varedha, sont frappés. C'est Anahita qui commande la tuerie en chantant férocement la marche touranienne. Acte V (les Ruines du temple de la Djahi). Sur les ruines du temple et de la ville entière détruite, Zarastra pleure son pays. Il reconnaît ses ennemis personnels parmi les morts. Il a peur d'y rencontrer Anahita. Mais non ! Voici les trompettes des Touraniens. Anahita est vivante ! Elle et Zarastra se retrouvent. Ils s'aiment toujours. Mazda ne défend pas à son Mage une sainte union. Mais voici Varedha, qui n'était point morte et qui revient à elle, et qui, en les voyant enlacés, reprend force dans sa fureur. Elle les maudit. Elle invoque, contre eux et contre le dieu nouveau, la statue colossale de la Djahi, restée seule debout dans les ruines. Le feu se rallume. La statue s'écroule. Un mur dincendie barre la retraite à Zarastra et à Anahita. Le Mage sans effroi, invoque son dieu, maître du feu. Les flammes, à son ordre, s'éteignent. Et, d'un pas majestueux, Zarastra emmène Anahita, tandis que Varedha meurt dans un suprême cri de rage, étouffé sous les accords triomphants de l'hymne mazdéen. Il faut dire que M. Richepin, qui est un vrai poète, s'est trompé sur la valeur de son sujet. Les personnages mis en scène par lui n'offrent aucun intérêt, et les incidents qui les font agir sont sans action sur le spectateur. En réalité, l'œuvre est froide, et sa passion manque autant d'accent que de sincérité. Il était donc difficile au musicien d'exalter son imagination sur un drame aussi sombre, sans variété, sans émotion véritable. Aussi le créateur grandiose du Roi de Lahore, le peintre délicieux de Marie-Madeleine, le poète exquis de Manon, ne pouvait rester ici à la hauteur de lui-même : ce n'est faire tort ni à son talent, ni à son inspiration de le constater en toute sincérité. Ce n'est pas à dire non plus que la partition du Mage soit sans valeur, mais elle n'est que secondaire dans l'œuvre si brillante et si abondante de M. Massenet, bien qu'on y puisse noter plus d'une page intéressante et d'une belle venue. Au premier acte, le joli duo de Zarastra et d'Anahita, celui, plus rapide et plus mouvementé, de Zarastra et de Varedha, sont d'un très bon effet, et le chant des prisonniers touraniens est d'une couleur pleine de mélancolie. Le second acte est moins heureux, et je ne vois guère à y signaler que les deux strophes tout empreintes de tendresse que chantent successivement Zarastra et Anahita. Au troisième, on trouve une sorte d'invocation dite par Zarastra qui n'est pas sans grandeur, et l'on peut citer aussi, dans son duo avec Varedha, la phrase vraiment charmante placée dans la bouche de la prêtresse : Sous les coups tu peux briser tout mon corps qui t'aime... La scène de la révolte, au quatrième acte, est bien traitée et d'un bel effet dramatique, de même que celle de l'incendie au cinquième, qui ne manque pas de puissance. Mais dans tout cela on ne retrouve pas la fraîcheur et la générosité d'inspiration dont M. Massenet a donné tant de preuves. L'œuvre en son ensemble manque de caractère, et elle ne semble pas être de celles qui sont destinées à vivre longuement. »
(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément d’Arthur Pougin, 1903)
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Après quelques mesures à peine d'introduction orchestrale, le rideau se lève sur le camp de Zarastra, le général persan, qui vient de remporter sur les Touraniens une grande victoire et revient en triomphe, ramenant des prisonniers. La nuit s'achève ; des cantilènes montent, lourdes de toute la mélancolie de l'Orient, qui, par leurs rythmes et leurs mélodies, fixent, dès les premières pages, l'atmosphère caractéristique où l’œuvre va évoluer. Bientôt on voit apparaître le grand-prêtre Amrou et sa fille Varedha, prêtresse de la Djahi, la déesse de l'Amour, amoureuse de Zarastra, et qui le déclare sans hésitation au jeune vainqueur. Mais Zarastra aime Anahita, la reine des Touraniens, qu'il ramène parmi les captifs, et ne cède point aux implorations de la fille du grand-prêtre. Aussi Amrou et Varedha vont-ils appeler sur lui les malédictions des divinités vengeresses. Anahita survient, tendrement appuyée au bras de Zarastra. Insoucieux des inimitiés de race, des événements terribles qui se sont passés, des menaces de l'avenir, les deux jeunes gens se disent longuement leur mutuelle tendresse, l'amour dominateur qui les jette aux bras l'un de l'autre. Bien différente est la couleur du début du deuxième acte, qui se passe dans les souterrains du temple de la Djahi. Des phrases tortueuses et violentes montent, se détachant du fond de l'orchestre. Varedha apparaît bientôt, cependant que retentissent les cris de la foule acclamant Zarastra vainqueur. Ces cris de fête déchirent le cœur de l'amoureuse repoussée, qui veut chercher dans les profondeurs mornes des souterrains le refuge suprême et l'oubli de ses tourments. Son père Amrou surgit et l'arrête, promettant de la venger. Varedha ne veut point se venger de celui qu'elle aime ; mais lorsque Amrou a excité sa jalousie en lui révélant que Zarastra a répondu à l'amour de la reine Anahita, elle se décide à agir. Le deuxième tableau représente la place de la ville de Bakhdi. Le monarque et sa cour, les prêtres sont rassemblés, et Zarastra paraît, entouré des captifs, acclamé par la foule, exalté par le chant de son héraut qui énumère ses hauts faits et les dépouilles qu'il rapporte. Zarastra s'incline devant le roi ; la seule récompense qu'il convoite, c'est la captive Anahita. Et le roi, favorable au mutuel désir de la reine détrônée et du général victorieux, accorde son consentement. Mais, brusque, le grand-prêtre Amrou s'est dressé. Zarastra ne peut s'unir à la reine, car il s'est engagé à épouser Varedha. Zarastra nie, Varedha ment avec persistance ; mais un faux serment d'Amrou, auquel s'associent les prêtres, trompe l'âme d'Anahita, qui refuse d'écouter désormais Zarastra. Désespéré, le jeune homme s'insurge contre le mensonge et l'ingratitude dont il est entouré ; ses dures paroles appellent sur le peuple, sur les prêtres, sur les dieux, la malédiction ; il est condamné au bannissement. Au troisième acte, nous voyons devant nous la montagne sainte : la foule est groupée au pied des rochers, et tous adressent une prière au dieu du feu et à son mage. Ce mage, c'est Zarastra, qui s'est retiré au lieu saint, pour s'y vouer au culte du dieu de qui il attend la révélation de la vérité, la consolation et la force. Et il prêche aux fidèles éperdus sa mystique doctrine ; après quoi il reste seul parmi les dernières lueurs du crépuscule. Il rêve alors du passé, mais se réconforte en songeant au devoir suprême dont l'attrait est plus fort que celui du bonheur terrestre, de ce bonheur disparu pour jamais ; et peu à peu, il sent la paix revenir en son cœur. A ce moment précis, Varedha surgit, amoureuse toujours, et de nouveau s'efforce à conquérir, par ses ardentes supplications, l'amour de Zarastra qui, lui, répond par des paroles de paix, des conseils de recueillement et d'oubli. Alors commence une longue tentation : Varedha lui offre l'amour d'abord, puis la puissance, qu'un complot lui assurera s'il le désire ; enfin elle lui dit qu'Anahita est infidèle, qu'elle va épouser le roi. « Tu mens ! » hurle Zarastra ; mais elle maintient son affirmation. Que Zarastra renonce à sa décision de s'isoler au désert, qu'il revienne à Bakhdi, et il verra lui-même. « Je n'irai pas », déclare le mage ; et Varedha, cruellement railleuse, lui répond : « Tu viendras ! » Le quatrième acte nous montre la salle du sanctuaire du temple de la Djahi. C'est d'abord un ballet en l'honneur de la déesse, puis viennent des invocations. Que la Djahi soit favorable, supplient Amrou et tous les prêtres, au roi et à sa fiancée Anahita. La jeune reine se révolte, car elle ne veut pas épouser le roi, elle a refusé avec persistance de céder à ses prières, à ses ordres. Le roi, tour à tour despotique et persuasif, insiste encore, ordonne au clergé de passer outre, de prononcer les paroles sacramentelles qui feront d'Anahita sa femme. Or, la captive se dresse, menace : son peuple a été vaincu, mais il n'est pas dompté : bientôt, si on outrage sa reine, ce peuple se précipitera sur les Iraniens ; l'armée est proche déjà. « Peu importe, s'écrie le roi ! Que le sang coule, que les peuples s'exterminent », tout cela lui est indifférent au prix de l'amour d'Anahita. Et la formule nuptiale est prononcée au-dessus du couple. A cet instant même, coup de théâtre : Varedha apparaît et s'exclame : « Enfin, je suis vengée ! » Mais tandis qu'elle cingle l'éplorée Anahita de ses paroles amèrement ironiques, un immense tumulte monte du dehors. Ce sont les Touraniens qui ont attaqué Bakhdi, selon la prédiction d'Anahita ; ils ont envahi la ville et mis le feu au temple. Vainement, Varedha, qui voit son échec définitif, tente de poignarder sa rivale maintenant triomphante ; elle est massacrée, ainsi que son père et que le roi, par les soldats touraniens. Au cinquième acte, le rideau se lève sur le même décor, mais le temple est en ruines, et des cadavres, des corps prostrés jonchent le sol. Au milieu des éboulis, Zarastra erre, désespéré du malheur qui a frappé son pays. Successivement il découvre le roi, mort, le traitre Amrou, mort également, Varedha, couverte de blessures et qui agonise. Il cherche encore, saisi de terreur, n'osant s'avouer ce qu'il cherche. Mais des fanfares interrompent son angoisse ; ce sont les Touraniens et, joie suprême, au milieu d'eux, Anahita. Les deux amants s'étreignent, réunis pour toujours désormais, et chantent longuement la joie qui succède à tant de maux. Zarastra, grâce à la tendresse de la belle Touranienne, oubliera sa patrie vaincue, ses compatriotes massacrés ; l'amour est vainqueur des catastrophes. Varedha, un moment ranimée, se dresse pour maudire Zarastra et Anahita ; elle appelle sur eux la vengeance de la Djahi, et voilà que l'incendie qui couvait se rallume et menace le couple. Mais Zarastra est le Mage, le prêtre d’Ahma Mazda, dieu du feu ; à son tour, il invoque la divinité ; et soudain, à sa voix, les flammes s'apaisent, s'écartent ; avec celle qu'il aime, il sort des ruines, tandis que Varedha expire avec un dernier râle de malédiction. Tel est le livret intense, complexe d'action, où se meuvent des êtres, mais où ne se dessinent pas en somme des caractères de puissante coloration. Ne cherchons point à l'encombrer d'une idée philosophique, la prédominance de l'idée de vérité qui arrive à subjuguer la perversité et à faire dominer l'amour vrai ; c'est un simple drame. Il est manifeste néanmoins qu'un pareil sujet, avec la saveur locale toute particulière de son cadre, avec l'âpreté, la diversité des sentiments qui y sont évoqués, avec ses grands mouvements dramatiques et la variété des scènes amoureuses qu'on y trouve, donnait au compositeur l'occasion de répandre partout de la musique à profusion. La grande dualité qui fait le fond du drame, l'opposition entre les passions mauvaises représentées par le culte de la Djahi, par les caractères d'Amrou et de Varedha, d'une part, et la religion du Mage, religion de vérité et de pureté, qui triomphe à la fin, était assez propice au traitement musical dont elle assurait, en même temps que l'unité et la diversité, le juste équilibre. Enfin toutes les situations sont essentiellement lyriques et, comme telles, convenables entre toutes au tempérament de Massenet. En général, les caractères dominants de la musique du Mage, ce sont l'ampleur dramatique et la vivacité du coloris. Rien de plus caractéristique en ce qui concerne ce dernier point, par exemple, que la scène initiale où se croisent les asiatiques vocalisés qui reparaîtront souvent au cours de l’œuvre ; que le troisième acte encore avec son bref et pittoresque prélude, la mobilité des rythmes, des harmonies et des timbres que l'on observe dans tout le cours de l'invocation du Mage ; que la musique du ballet enfin, dans le temple de la Djahi, où il y a de vraies trouvailles rythmiques et de coloration orchestrale, sans un seul accent banal ou conventionnel. Mais ce qui est surtout à noter, c'est la réalisation des grands ensembles vocaux : entre tous, au deuxième acte, le quatuor qui dépeint le conflit d'Amrou et de Varedha avec Zarastra et Anahita, ainsi que le chœur qui suit et forme la fin de l'acte. Quant aux scènes d'amour, il faut renoncer à en présenter un commentaire détaillé, car on risquerait de se laisser aller à des répétitions oiseuses : le langage de la critique n'est pas, à beaucoup près, aussi varié que celui de l'artiste ; et à chacune des partitions du Maître, force serait d'avoir recours aux mêmes phrases, aux mêmes épithètes pour caractériser sa musique pourtant si variée, si souple, chaque fois qu'il s'agit d'exprimer le premier, le seul capital des sentiments humains, l'amour. Le Mage fut joué trente-deux fois. (Louis Schneider, Massenet, 1908)
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Acte I. — Premier tableau : le camp de Zarâstra, près la ville de Bakhdi |
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Lâ leïa... par les monts, par les vaux Debout, prisonniers !... le jour va paraître Annonce à Zarâstra que je suis arrivé Jour béni par les Dieux Toi, Varedha ! Pourquoi lui rester rebelle ? - Je suis sa prêtresse Dévas terribles et sombres Quoi ! toujours le front soucieux ? Hélas ! à ma défaite j'ai survécu Ah ! ce mot divin, il est sur ma bouche Dis-moi que tu m'aimes ! Leïa, leïa !... où va-t-elle en rêvant ? |
un prisonnier touranien un chef iranien Amrou Varedha Zarâstra Varedha Amrou Zarâstra Anahita Zarâstra les prisonniers |
Acte II. — Deuxième tableau : les souterrains du temple de la Djahi |
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C'est lui ! le héros ! le vainqueur ! Ah ! comme ils déchirent mon cœur Descendons plus bas, encor plus bas Où fuis-tu, Varedha, ma fille ? Les noirs Dévas m'ont inspiré |
la foule Varedha Amrou |
Troisième tableau : la place de Bakhdi |
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Grand roi, dans un instant, mon maître O Roi, ton serviteur te salue ! Bon serviteur, ton maître te salue ! Ah ! parais, astre de mon ciel ! Soulève l'ombre de ces voiles Grand roi, par ta captive hommage t'est rendu Par le charme où fleurit ta grâce souveraine Arrête, ô Roi ! Il dit vrai, cet homme est mon amant ! Souviens-toi de la promesse tendre Trahison !... Ne croyez pas à ce mensonge ! O Roi juste ! et vous tous, vous avez entendu Par les Dévas auxquels Zarâstra fait injure Va ! tu veux te défendre en vain ! Epouse Varedha, c'est l'ordre de la loi ! Non ! je n'accepte pas cet arrêt qui m'outrage ! Loin de mon ingrate patrie, je porterai... Il a maudit les Dieux !... Que de lui l'on s'écarte ! |
le Héraut Zarâstra le Roi Zarâstra Anahita le Roi Amrou Varedha Anahita, Varedha, Zarâstra, Amrou Amrou Amrou, les Prêtres Anahita, Varedha, Zarâstra, le Roi, Amrou les Prêtres, la foule, le Roi Zarâstra Anahita, Varedha, Zarâstra, le Roi, Amrou, la foule |
Acte III. — Quatrième tableau : la Montagne sainte |
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Au Dieu du feu rendons hommage Ahoura-Mazda, Dieu tout-puissant ! Le Dieu terrible a répondu Heureux celui dont la vie Quelle extase il nous révèle ! O ciel d'Ahoura, beau ciel d'or en feu Hélas ! me voilà seul ! J'oublierai tout !... j'en ai la force En es-tu sûr ? Varedha !... Que viens-tu faire ici ? Oui ! je me repens !... Sous tes coups tu peux briser |
les mages, la foule Zarâstra les mages, la foule Zarâstra, les mages Zarâstra Varedha Zarâstra, Varedha |
Acte IV. — Cinquième tableau : la salle du Sanctuaire dans le Temple de la Djahi |
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Ballet
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Prêtres, l'heure est venue Djahi terrible et charmante Fais fleurir, ô sainte ivresse Ah ! si tu m'aimes, sois bon... - Vers le steppe aux fleurs d'or Pour la dernière fois, prêtre, fais ton devoir ! Enfin je suis vengée ! |
Amrou la foule Amrou Anahita le Roi Varedha |
Acte V. — Sixième tableau : les ruines du Temple de la Djahi |
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Prélude
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Rien !... Il ne reste rien ! - O mon pays, jadis si glorieux !... Anahita, vivante ! - Toi ! toi, mon adoré ! Ah ! parle encor, encor !... Dieux ! la prêtresse ! - Oui, moi qui vous hais ! O rouge incendie !... O flamme agrandie ! |
Zarâstra Zarâstra, Anahita Zarâstra, Anahita, Varedha |
LIVRET
Acte I. 1er tableau. décor d'Amable et Gardy pour la création (scène d'amour entre Zarâstra et Anahita), estampe d'Auguste Tilly
(édition de 1891)
LE CAMP DE ZARÂSTRA, PRÈS LA VILLE DE BAKHDI.
Sous de grands cèdres un amas de prisonniers touraniens couchés. Un groupe de guerriers iraniens les surveille. Devant la tente de Zarâstra, dont l'entrée est close, d'autres guerriers iraniens montent la garde. C'est la nuit encore. Torches éclairant vaguement le camp.
SCÈNE PREMIÈRE LES PRISONNIERS, UN CHEF TOURANIEN
LES PRISONNIERS, murmurant le refrain d' une chanson touranienne. Lâ, leïâ, leïâ, leïâ, leïâ, â, â !
UN PRISONNIER. Par les monts, par les vaux, Pour trouver des cieux nouveaux, Au roulis des chevaux, La tribu passe.
LES PRISONNIERS. Lâ, leïâ, leïâ, leïâ, leïâ, â, â !
UN PRISONNIER. Où va-t-elle en rêvant ? Où s'en va la poudre au vent. Mais toujours de l'avant Et vers l'espace.
LES PRISONNIERS. Lâ, leïâ, leïâ, leïâ, leïâ, â, â !
UN CHEF TOURANIEN, qui s'est levé. O lâches ! vous chantez dans les entraves !
QUELQUES PRISONNIERS. Nous chantions en nous battant ; Nous servirons en chantant. Les résignés sont les braves. Lâ, leïâ, leïâ, leïâ, leïâ, â, â !
TOUS LES PRISONNIERS. Lâ, leïâ, leïâ, leïâ, leïâ, â, â ! La chanson est interrompue par un lointain appel de trompettes.
SCÈNE II LES MÊMES, UN CHEF IRANIEN, puis DES TROMPETTES.
UN CHEF IRANIEN, traversant le camp et venant à l'avant-scène. Debout, prisonniers, le jour va paraître. Répondant au premier appel, des sonneries plus rapprochées éclatent aux quatre coins du camp ; puis des trompettes venant, l'un de droite, et l'autre de gauche s'arrêtent au milieu de la scène et, dos au public, sonnent la diane. Les prisonniers se lèvent lentement. On éteint les falots. Le jour est venu peu à peu et continue grandir pendant la scène suivante. Parmi les sonneries, le camp s'éveille.
SCÈNE III LES MÊMES, AMROU, VAREDHA.
Tandis que Varedha, entrée avec Amrou, reste au fond, à regarder l'éveil du camp, Amrou s'avance vers le chef iranien.
AMROU, au chef iranien. Annonce à Zarâstra que je suis arrivé, Moi, le grand-prêtre. Le chef iranien entre dans la tente de Zarâstra.
LE CHEF TOURANIEN, aux prisonniers, en leur montrant Amrou. C'est grâce aux avis de ce traître Que le Touran s'est soulevé !
LES PRISONNIERS, murmurant contre Amrou. Ah ! ah !...
AMROU. Tais-toi, peuple servile ! Aux gardiens des prisonniers. Vous, qu'on les mène à la honte qui les attend ! Pour orner du vainqueur le triomphe éclatant, Ils vont, comme un bétail, défiler par la ville. Il ordonne, par un geste, de les emmener.
LE CHEF IRANIEN, ressortant de la tente de Zarâstra. Mon maître Zarâstra Tout à l'heure, au conseil, te rejoindra.
AMROU, aux gardiens des prisonniers et au chef iranien. En marche ! A Varedha, de loin. Toi, ma fille, reste ! Les prisonniers se mettent en marche. L'un d'eux reprend machinalement son refrain : « lâ, leiâ, leiâ, leiâ, leiâ, â, â », qui va s'éloignant. Amrou sort avec eux après un dernier geste d'adieu à sa fille. Le chef touranien sort le dernier.
LE CHEF TOURANIEN, en sortant. Jour maudit ! jour funeste !
SCÈNE IV
VAREDHA, seule, s'avançant. Jour béni par les dieux ! Jour où je vais revoir le héros que j'adore ! Comme au firmament radieux Dans mon cœur s'éveille l'aurore ! O pauvre cœur qui tristement souffrait Sous le poids d'un secret, Dans son deuil solitaire Il ressemblait aux champs Quand les hivers méchants Font un linceul à la froide terre. Mais cet amour que je devais cacher, Puisqu'il va s'épancher De mes lèvres ouvertes, Mon cœur est un jardin Où le printemps soudain, Le gai printemps, met ses feuilles vertes.
SCÈNE V
ZARÂSTRA, sortant de sa tente. Toi, Varedha !... Il congédie les gardiens de sa tente.
VAREDHA. Oui ! Pourquoi dans tes yeux Cette froide lumière ? A fêter ton retour victorieux, Je voulais être la première.
ZARÂSTRA. 0 prêtresse de la Djahi, De toi je nie croyais haï.
VAREDHA. Ah ! rien ne ressemble à la haine Comme un amour désespéré. Mes vœux de prêtresse, ainsi qu'une chaîne, Me liaient à l'autel sacré. Mais aujourd'hui, par ton triomphe même
Admis au rang des
Rois, Et je peux t'avouer que je t'aime !
ZARÂSTRA. Que dis-tu là ? Ne sais-tu pas Que ta déesse m'épouvante,
Et que loin d'elle
et de toi, sa servante,
VAREDHA. Pourquoi ? pourquoi lui rester rebelle ? Par elle tous les cœurs sont domptés ; C'est la déesse des voluptés ; Je suis sa prêtresse et je suis belle. Écoute ! Ses mystères divins Troublent la raison comme des vins Dont l'enivrante odeur vous embrase. Ah ! laisse-toi par eux embraser ! Laisse-toi, par l'oiseau du baiser, Ravir au paradis de l'extase ! Je suis belle. Viens ! Pourquoi, pourquoi me rester rebelle ?
ZARÂSTRA, résolu. Je ne t'aime pas !
VAREDHA, suppliante. Zarâstra, viens ! Écoute encor !... Tout bas !...
ZARÂSTRA, s'éloignant.
Non, non, je t'ai
trop écoutée.
VAREDHA. Je t'aime. Écoute-moi ! Viens !
ZARÂSTRA, s'enfuyant. Non, non, non ! Adieu !
SCÈNE VI
VAREDHA, seule. Il ne m'aime pas ! Ma vie est désenchantée ! A quel Dieu En appeler dans ma détresse ? Si toi, Djahi, déesse aux éloquents discours, Tu ne peux rien pour ta prêtresse, Qui donc viendrait à mon secours ?
SCÈNE VII
AMROU, surgissant de derrière un cèdre. Moi, ma fille, et les noirs Dévas dont je suis prêtre. J'étais là, j'ai tout entendu. Retourne à la cité. Ne laisse rien paraître. Va, tout espoir n'est pas perdu. Varedha sort.
SCÈNE VIII
AMROU, seul. Dévas terribles et sombres, Dieux de la ruse et des ombres, Contre cet orgueilleux j'implore votre appui. Regardant vers le fond à droite. Mais que vois-je là-bas ? C'est lui Près d'une femme aux airs de souveraine. Du Touran c'est la Reine.
Comme il la
contemple amoureusement ! Il sort en se dissimulant derrière les cèdres.
SCÈNE IX
Ils entrent par
le fond. Anahita triste, Zarâstra la contemplant, ils s'avancent
ZARÂSTRA. Quoi ! toujours le front soucieux ! Toujours ce voile Sur tes beaux yeux Comme un nuage sur l'étoile !
ANAHITA. Hélas ! à ma défaite j'ai survécu. Je suis captive et mon peuple est vaincu !
ZARÂSTRA. Ah ! cette victoire, Pardonne-la-moi ! Ce n'était pas par amour de la gloire Que j'ai lutté, sans pitié, sans émoi ; Ce n'était pas excité par la haine Contre le peuple de Touran ; Mais c'était pour monter jusqu'au rang Où je puis être aimé d'une reine.
ANAHITA. Si je t'aime, je trahis Mes guerriers et mon pays. Chez nous, d'ailleurs, on est d'humeur sauvage : On n'aime pas en esclavage.
ZARÂSTRA. O cœur indompté, Cavale rétive, T'ai-je traitée en captive ? Soumis à ta volonté, Je t'implore, Et je demande humblement Que sur le rosier charmant De ta bouche un mot aimant Daigne éclore.
ANAHITA, à part, mais entendue par Zarâstra extasié. Ah ! ce mot divin, Il est sur ma bouche, Et je lutte en vain Pour rester farouche. Ce vainqueur si fier Qui frappait hier D'estoc et de taille, Et dont les yeux clairs Emplissaient d'éclairs Le champ de bataille, Humble je le vois, Et sa rude voix En sanglots se brise Avec des accents Doux et caressants Ainsi qu'une brise.
ZARÂSTRA. Ne me parle pas à demi ; Dis-moi que tu m'aimes ! On entend au loin la chanson touranienne du début.
ANAHITA. Écoute ! Là-bas sur la route Mon peuple a gémi.
ZARÂSTRA. Non, c'est le vent qui se lamente.
ANAHITA. De notre ennemi Je ne peux pas être l'amante.
ZARÂSTRA. Anahita, ne pleure pas !
ANAHITA. Je les entends pleurer là-bas !
ZARÂSTRA.
N'entends que moi
te disant : Je t'aime !
ANAHITA. Humble, je le vois, Et sa rude voix En sanglots se brise Avec des accents Doux et caressants. Ainsi qu'une brise.
LES PRISONNIERS, au loin. Lâ, leïâ, leïâ, leïâ, leiâ, â, â.
UNE VOIX SEULE. Où va-t-elle en rêvant ? Où s'en va la poudre au vent ; Mais toujours de l'avant...
ANAHITA, avec des sanglots désespérés, sur le motif du refrain touranien. Ah ! ah ! ah ! Elle s'éloigne de Zarâstra comme si elle voulait suivre les prisonniers qui passent à l'horizon ; mais Zarâstra, doucement, la ramène près de la tente. Anahita, anéantie, tombe sur les coussins en pleurant. Zarâstra se jette à genoux devant elle.
ANAHITA. Hélas ! ils s'en vont, et je reste ici. Mon peuple est captif et mon cœur aussi.
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Acte II. 1er tableau. esquisse de décor par Amable pour la création
ACTE DEUXIÈME
LES SOUTERRAINS DU TEMPLE DE LA DJAHI.
Au fond, un escalier qui monte vers une ouverture très haute et très lointaine, A gauche, un escalier qui descend sous le sol. L'endroit est ténébreux et sinistre, moitié salle, moitié caverne, avec ses piliers énormes et informes taillés à même le roc.
CHŒUR, au dehors. C'est lui ! c'est, lui ! le héros ! le vainqueur !
VAREDHA, une lampe à la main, descend l'escalier du fond et se dirige rapidement vers l'escalier conduisant au souterrain inférieur ; mais en entendant les acclamations, elle s'arrête, pose sa lampe sur une pierre et écoute anxieusement. Ah ! comme ils déchirent mon cœur Ces cris de fête ! Ils semblent railler ma défaite ! Descendant toujours vers le souterrain inférieur. Descendons plus bas Encor plus bas dans les ténèbres. Descendons toujours plus bas ! Là je n'entendrai pas Ces chants de fête qui me sont des chants funèbres.
CHŒUR, au dehors. C'est lui ! c'est lui ! le héros, le vainqueur !
VAREDHA. Ah ! comme ils charmeraient mon cœur Ces chants de fête triomphale, Comme ils m'emporteraient dans leur rafale, Comme à leurs cris retentissants Je mêlerais de fiers accents, Si j'étais aimée !
CHŒUR, au dehors. Faisons sa route parfumée !
VAREDHA. Ah ! si j'étais aimée ! Hélas ! hélas ! Descendons plus bas Encor plus bas dans les ténèbres. Descendons toujours plus bas Là, je n'entendrai pas Ces chants de fête qui seront mes chants funèbres.
Tout en
chantant, elle est descendue en effet de plus en plus bas dans le caveau
AMROU, paraissant sur l'escalier du fond. Où fuis-tu, Varedha, ma fille ?
VAREDHA. Vers la mort !
AMROU. Et moi, je t'apporte la vie !
VAREDHA, remontant vivement. Ah ! quel espoir renaît dans mon âme ravie ! De m'avoir repoussée aurait-il du remord ? Il t'a dit qu'il m'aimait peut-être ?
AMROU. Non, mais j'ai consulté les dieux dont je suis prêtre. Les noirs Dévas m'ont inspiré. Espère, espère, Je te vengerai.
VAREDHA. Moi ! me venger de lui ! Je ne veux pas, mon père.
AMROU. Puisqu'il te hait toujours ! VAREDHA. Puisque je l'aime encore !
CHŒUR, au dehors. Semons des fleurs sous ses pas !
AMROU. C'est de toi qu'il triomphe aussi. N'entends-tu pas ? Celui pour qui la ville se décore, Des vœux que tu formais foule aux pieds les débris. Et toi, lâchement, tu souris !
Et dans sa gloire
oubliant ses mépris Et pourtant, c'est de toi qu'il triomphe !... Mais quoi ! Cette gloire, est-ce avec toi, Qu'il la partage ? Et si quelque autre femme...
VAREDHA. Que dis-tu ?
AMROU. Oui, si quelque autre femme en te volant sa gloire Avait dompté sa farouche vertu ?
VAREDHA. Non, non, je ne peux pas te croire, Lui, mon héros ! mon adoré !
AMROU. Ah ! dans l'orgueil dont il est enivré, Cette autre femme, il l'aime !... Viens ! et tu me croiras !... Viens, et qu'à ton front blême Montent la honte et la fureur !
VAREDHA.
Non ! Dis-moi que
tu fus le jouet d'une erreur !... Je comprends qu'on l'aime et qu'il n'aime pas ; Je comprends tous les cœurs enchaînés à ses pas ; Mais que la voix d'une autre lui soit douce, Qu'aux aveux de cette autre il trouve des appas, Qu'auprès d'elle, ô folie, Il m'outrage, il m'oublie, Non ! non ! cela, je ne le crois pas !
AMROU. Il l'aime !
VAREDHA. O cruauté !
AMROU. Pas de pitié ! tu m'entendras. Il l'aime ! Et, dès ce soir, cette autre, entre ses bras, Cédant à ses désirs, les provoquant peut-être, Cette autre lui dira : Zarâstra, Sois mon amant, mon maître !
VAREDHA. Assez ! tais-toi ! tais-toi ! Cela ne sera pas.
AMROU. Alors, viens ! viens sur mes pas L'arracher de ses bras.
VAREDHA. Oui, je saurai l'arracher de ses bras !
Varedha remonte
l'escalier du fond, avec un élan éperdu. Amrou la suit triomphant.
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Acte II. 2e tableau. décor d'Amable et Gardy lors de la création
ACTE DEUXIÈME
LA PLACE ROYALE DE BAKHDI.
A droite, en diagonale, l'estrade du trône. — A gauche faisant face à l'estrade, porche immense. — Au fond, se détachant du palais qui ceint la place, une terrasse circulaire et suspendue sur des piliers énormes. — La place est fourmillante de foule. Les dignitaires se tiennent sous l'estrade du Roi. Les prêtres et les prêtresses sont massés près du porche.
SCÈNE PREMIÈRE LE ROI, AMROU avec les PRÊTRES, VAREDHA avec les PRÊTRESSES, LE HÉRAUT, DIGNITAIRES et GUERRIERS DE L'IRAN ; puis CHEFS TOURANIENS CAPTIFS, VIERGES TOURANIENNES CAPTIVES, PORTEURS DE BUTIN ; sur la place, la FOULE IRANIENNE.
LE HÉRAULT, entrant. Grand roi, dans un instant mon maître Zarâstra Devant toi paraîtra. Mais d'abord, daigne lui permettre De te montrer les ennemis Qu'il a soumis A ta puissance. Le Hérault monte sur une plate-forme à la droite du Roi, et, de là-haut, annonce les différents groupes du cortège triomphal, qui défilent d'abord sur la terrasse suspendue, puis disparaissent à gauche, reparaissent par le porche et traversent la place, du premier plan gauche au fond à droite. Entrée des chefs captifs. Voici les chefs des terribles guerriers. Il leur a fait lâcher les étriers Et te jurer obéissance. Ces guerriers, notre effroi, Il te les donne, ô roi !
LA FOULE. Il te les donne, ô roi !
LE HÉRAUT. Entrée des Vierges captives. La troupe prisonnière
Des vierges, la
voici.
LA FOULE. Il te les donne aussi.
LE HÉRAUT. Entrée du butin. Voici les harnais et les rênes, Les peaux d'ours et de rennes, Les cuirs écaillés de métal.
Vois ces paniers
d'argent d'où ruisselle l'or jaune ! Que ton palais S'en décore ! Tous ces trésors, accepte-les ! Zarâstra te les donne encore ! Le char triomphal qui porte Zarâstra paraît sur la terrasse.
LA FOULE.
C'est lui ! c'est
Zarâstra qui vient ! O bienfaiteur ! Gloire au triomphateur ! Marche et acclamations.
SCÈNE II LES MÊMES, ZARÂSTRA.
ZARÂSTRA, sortant du porche et s'avançant vers le Roi.
O roi, ton
serviteur
LE ROI.
Bon serviteur, ton
maître te salue. Ton nom retentira dans l'histoire sonore. Dès aujourd'hui ton roi t'honore Et de ces biens tu peux choisir ta part.
ZARÂSTRA. Que mon roi me pardonne, Si j'ai déjà choisi. Tous ces trésors, je te les donne ; Mais j'ai gardé ceci ! La litière d’Anahita passe sur la terrasse ; puis Anahita arrive et s'arrête sous le porche, escortée de suivantes qui tiennent au-dessus et autour d'elle un dais et comme un mur de voiles.
SCÈNE III
LES MÊMES, ANAHITA. ZARÂSTRA.
Oui, parais, astre de mon
ciel, Soulève l'ombre de ces voiles Cachant ton front gracieux ! Soulève l'ombre de ces voiles, Que je montre à tous les yeux Ton visage d'aurore et tes regards d'étoiles ! Oui, parais, soleil de mes yeux, Seul trésor vraiment précieux, Seul bien dont mon désir s'enflamme. Toi que j'ai prise et qui m'as pris, De ma victoire sois le prix. C'est toi la part que je réclame. Ce rêve que j'ai fait, si ton cœur l'accepta, Parais, parais, Anahita ! Anahita sort de ses voiles.
TOUS. O beauté sans pareille ! ô merveille éclatante !
ANAHITA, venant saluer le roi. Grand roi, par ta captive hommage t'est rendu. Douce captivité dont mon âme est contente ! Aux vœux de Zarâstra, mes vœux ont répondu. Il a soumis mon peuple, il me soumet moi-même. Près de lui que j'aime et qui m'aime J'oublierai mon trône perdu !
LE ROI, descendu de son trône. Par le charme où fleurit ta grâce souveraine, Captive Anahita, tu restes toujours reine. Un roi seul méritait de régner sur ton cœur ; Mais, puisque j'ai promis, sois donc à ton vainqueur !
AMROU, s'avançant. Arrête, ô roi ! que ta justice Sur Zarâstra s'appesantisse ! Il ne peut épouser la reine librement, Il est, avec une autre, engagé par serment.
TOUS. Que dit-il ?
VAREDHA, s'avançant à son tour et désignant du doigt Zarâstra. Il dit vrai. Cet homme est mon amant !
TOUS. Quoi ! Zarâstra serait un traître ! Devons-nous te croire, ô grand-prêtre ?
ZARÂSTRA. Non, ne le croyez pas. Il ment. Jamais je n'ai fait ce serment. Tu mens aussi, prêtresse infâme. Ne te souviens-tu pas qu'hier J'ai repoussé, farouche et fier, L'aveu de ton impure flamme ?
VAREDHA. Hier, c'est vrai ; mais autrefois Tu me parlais d'une plus douce voix. A tant de trahison je ne pouvais m'attendre. Souviens-toi, souviens-toi de la promesse tendre Que tu me fis entendre Devant l'autel des Dieux ! Souviens-toi des adieux, Des extases bénies, De nos lèvres unies. Souviens-toi des serments !
ZARÂSTRA. Tu mens !
VAREDHA. O divines ivresses ! Heures enchanteresses, Serments, baisers, caresses ! Souviens-toi des baisers, souviens-toi des serments !
ENSEMBLE. VAREHDA, à part. Hélas ! pourquoi n'es-tu qu'un vain songe, Passé qu'évoque mon mensonge ?
AMROU. Tu n'es rien qu'un vain songe, Passé qu'évoque son mensonge.
ZARÂSTRA. Non, ne croyez pas à ce mensonge ! Je suis le jouet d'un affreux songe.
ANAHITA. Trahison dont meurt mon beau songe ! Son amour n'était que mensonge.
AMROU, seul. O roi juste, et vous tous, vous avez entendu. Si quelque doute encor reste en votre âme, Un dernier témoignage écrasera l'infâme. Prêtres, parlez, et qu'il soit confondu !
AMROU et LES PRÊTRES. Par les Dévas auxquels Zarâstra fait injure, Par les Dévas, gardiens de tout serment prêté, Par les Dévas, moi, leur serviteur, je le jure,
LES PRÊTRES, seuls. Le grand-prêtre et sa fille ont dit la vérité !
ZARÂSTRA. De quel complot suis-je la proie ? O vous qu'ose invoquer leur mensonge odieux, Pouvez-vous les entendre, ô Dieux, Sans que votre main les foudroie ?
ANAHITA. Va, tu veux te défendre en vain. Ils ont pour eux l'appui divin Et leur témoignage t'accable. Tous tes efforts sont superflus. Je crois à leur voix implacable ; Et la tienne, je n'y crois plus. Va, retourne à l'amour passée, A ton ancienne fiancée,
A celle qui reçut
mêmes serments que moi.
ENSEMBLE
Roi juste, rends
justice à ma fille outragée,
VAREDHA et ANAHITA. Roi juste, rends justice à mon âme outragée !
ZARÂSTRA. Roi juste, ta promesse à moi s'est engagée !
LES PRÊTRES. Roi juste, que par toi Varedha soit vengée !
LA FOULE. O roi, sois le roi juste ! Et sa fille outragée, Par toi qu'elle soit vengée !
LE ROI, seul. Voici le juste arrêt que je rends malgré moi. à Zarâstra. Épouse Varedha, c'est l'ordre de la loi.
TOUS. La justice a parlé par la bouche du roi.
ZARÂSTRA, au roi. Non, je n'accepte pas cet arrêt qui m'outrage Et que je n'ai pas mérité. En vain mes ennemis pour me perdre font rage ; Moi seul j'ai dit la vérité. Tous, vous avez menti contre mon innocence. Anahita, tu mens à nos rêves trahis. Injuste roi, mon bras a sauvé le pays ; Tu mens à ta reconnaissance !
TOUS. Il insulte du roi la suprême puissance !
ZARÂSTRA. Non, je ne t'obéirai pas ! Loin de mon ingrate patrie, Loin de ce monde où mon espérance est flétrie, Je porterai plutôt mes pas. Pays du mensonge et de l'ingratitude, Reçois mes tristes adieux ! J'irai dans la solitude Chercher de plus justes dieux !
TOUS. Qu'on le punisse, Qu'on le bannisse !
ZARÂSTRA, à la foule. Oui, oui, peuple mauvais, Loin de toi je m'en vais. A Varedha et Amrou. Adieu, vous dont la ruse Me poursuit et m'accuse ; A Anahita. Toi dont l'amour refuse De croire à mes serments ! Adieu toi-même, ô gloire, O triomphe illusoire ! Il arrache et jette à terre ses colliers de pierres, ses bracelets et son épée. Adieu, vains ornements !
TOUS. Il nous insulte tous en méprisant sa gloire. O dieux qui l'entendez, vous êtes trop cléments !
ZARÂSTRA. Ah ! sois maudit, monde qui mens ! Soyez maudits, vous tous dont le parjure A ma loyauté fit injure ! Soyez maudits, prêtres imposteurs, Vils instruments de mon supplice, O faux témoins dont le ciel est complice ! Sacrilèges, soyez maudits ! Blasphémateurs ! Et maudits soient vos Dieux qui sont des Dieux menteurs !
TOUS, avec un grand cri d'épouvante et s'écartant en tumulte et subitement de Zarâstra qui reste isolé à gauche.
Il a maudit les
dieux ! Que de lui l'on s'écarte ! Qu'il parte !
ZARÂSTRA, les yeux au ciel. J'en appelle à Mazda, le Dieu de vérité ! Tandis que tous le chassent et le flétrissent d'un geste d'anathème, il sort lentement par le porche, en les bravant du regard.
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Acte III. décor d'Alfred Lemeunier pour la création, estampe d'Henri Dochy
LA MONTAGNE SAINTE.
Un val sauvage. Rochers et broussailles. Escarpements en gradins qui semblent monter à l'assaut vers le pic neigeux dressé au fond. Ciel d'orage, roux, brouillé, bas, dont les nuages s'écrasent jusqu'au sol. Le pic est incessamment enveloppé de fulgurations lointaines. Des éclairs plus proches éditent de temps à autre dans les nuages surplombant la scène.
SCÈNE PREMIÈRE MAGES, HOMMES ET FEMMES des champs, ZARÂSTRA invisible dans la montagne.
Au lever du rideau les premiers plans de la scène sont vides. Les Mages sont étagés sur les plus bas escarpements de la montagne. La foule se tient au pied des rocs formant la base. Tous ont les bras tendus en prière vers la montagne.
LES MAGES. Sur la montagne sacrée Voici qu'un éclair, a lui. C'est le regard du Dieu qui détruit et qui crée, Zarâstra s'entretient face à face avec lui.
CHŒUR GÉNÉRAL. Au Dieu du feu rendons hommage Et prions tout bas pour le Mage. Murmure de prière presque silencieuse. Plusieurs grands éclairs.
ZARÂSTRA invisible, dans le haut de la montagne. Ahoura-Mazda, Dieu tout-puissant, Parmi les éclairs je te contemple. La nue est en flamme, et c'est ton temple Éblouissant !
CHŒUR GÉNÉRAL. Au Dieu du feu rendons hommage Et prions tout bas pour le Mage. Nouveau murmure de prière presque silencieuse.
ZARÂSTRA, même jeu que précédemment. Ahoura-Mazda Dieu, tout-puissant, Au Mage effaré qui te vénère
Réponds par la voix
de ton tonnerre Coup de tonnerre formidable.
SCÈNE II LES MÊMES, ZARÂSTRA visible.
Au coup de tonnerre, tout le monde a reculé vers l'avant-scène et Zarâstra paraît, la face terrifiée, puis descend presque en courant les escarpements. Quelques mages viennent le recevoir en bas et le soutenir, tandis que la foule psalmodie.
CHŒUR GÉNÉRAL. Au Dieu du feu rendons hommage, Et prions tout bas pour le Mage.
ZARÂSTRA, tombé à genoux, les mains au-dessus de la tête dans une posture écrasée, sans oser se retourner vers la montagne. Le Dieu terrible a répondu. Sur mon front éperdu Je sens encor le souffle de son Verbe. Et je suis pareil au brin d'herbe Que la flamme a tordu.
CHŒUR GÉNÉRAL Au Dieu du feu rendons hommage ; Il daigna parler à son Mage.
Les nuages se
sont dissipés peu à peu. Le ciel apparaît, incendié peu à peu aussi
ZARÂSTRA, se relevant. Oui, le Dieu m'a parlé ! Je l'ai vu face à face. De vos cœurs et du mien que jamais ne s'efface Ce qu'il m'a révélé !
C'est la loi de
justice et les mots de lumière. Recevez-en la semence première Que vous sèmerez avec moi.
CHŒUR GÉNÉRAL Comme à l'aube les fleurs ont ouvert leurs corolles, Mon âme s'ouvre à tes paroles.
ZARÂSTRA. Heureux celui dont la vie
Pour le bien aura
lutté toujours ! Au bonheur éternel des célestes séjours. Les douleurs qu'il eut sur la terre Lui deviendront là-haut des voluptés sans fin. S'il eut soif, c'est le vin qui toujours désaltère ; Et c'est le pain servi pour jamais, s'il eut faim. O sort divin de celui qui sans trêve
Contre Ahriman aura
nourri le feu ! Vêtu de gloire et d'or comme son Dieu.
CHŒUR GÉNÉRAL. Quelle extase il nous révèle ! A nos frères souffrants portons-en la nouvelle.
ZARÂSTRA. Oui, mais d'abord, vous tous qui m'écoutez, O mes premiers fidèles Avec moi répétez Un hymne qui vers Dieu s'envole à tire d'ailes Comme un oiseau chanteur montant dans les clartés. Le ciel est dans toute la splendeur de sa pourpre.
ZARÂSTRA, puis LES MAGES et toute la foule. O ciel d’Ahoura, beau ciel d'or en feu, Vers toi va mon vœu, Ciel qu'emplit le regard de Dieu !
O Dieu des
splendeurs, créateur du jour. Que nos cœurs soient ton fier séjour !
Dieu fort, verse en
nous qui portons ta loi, Tes élus vont lutter pour toi !
Les Mages
s'agenouillent en cercle autour de Zarâstra, et la foule se prosterne. ZARÂSTRA, leur imposant les mains. Arme ceux-là, car l'heure est sombre ; Arme tes mages qui dans l'ombre A tes enfants portent ta loi Il leur fait signe de s'en aller. Tous s'éloignent par groupes qui essaiment vers les quatre coins de l'horizon. A mesure que la foule se disperse lentement, le couchant s'efface et le ciel s'emplit du pâle et bleu crépuscule.
LES VOIX, au loin. Arme nos cœurs, car l'heure est sombre ; Arme tes mages qui dans l'ombre A tes enfants portent ta loi !
SCÈNE III
ZARÂSTRA, seul. Hélas ! me voilà seul. Ma force m'abandonne. J'ai peur de n'avoir plus l'ardeur que je leur donne. Avec eux on dirait que ma foi me quitta. Il demeure pensif, puis d'une voix murmurante. Anahita !... Anahita !... Se reprenant. Mais non, non ! Souvenir trop cher qui me rends lâche, Arrière, laisse-moi ! Je dois remplir ma tâche. Ahoura m'a choisi pour chercher ses élus. O terrestres bonheurs, de vous je ne veux plus. C'est sans doute Ahriman qui dans l'ombre me tente. Viens, Ahoura, soutiens ma ferveur hésitante, Prions, prions ! Il s'agenouille, tourné vers la montagne et prie longuement et silencieusement. En se relevant. Voici que mon cœur est plus pur. J'oublierai tout ! J'en ai la force. Entre Varedha.
SCÈNE IV
VAREDHA. En es-tu sûr ?
ZARÂSTRA.
Toi, Varedha !
C'est donc Ahriman qui t'envoie ?
VAREDHA. Ah ! de quel Dieu je suis la proie, Quel sentiment s'agite en mon cœur obscurci, Hélas ! je l'ignore moi-même.
Car j'ai cru te
haïr, et pourtant je t'aimais. Si je te hais ou si je t'aime.
ZARÂSTRA. Moi, Varedha, je te plains ! De larmes et d'effroi tes tristes yeux sont pleins. Et si tu viens à moi le repentir dans l'âme, Étant le serviteur du Dieu de charité, Je te pardonne, ô pauvre femme.
VAREDHA. Oui, je me repens du mensonge infâme Qu'une jalouse ardeur contre toi m'a dicté. Je me repens, puisque ta voix m'est douce, Puisque tu ne fais plus le geste qui repousse, Puisque la pitié pleure en tes yeux apaisés. Ah ! ma folie et mon mensonge, Tu les a sans doute excusés ! S'animant peu à peu. Songe combien je t'aimais ! Songe Qu'une autre femme allait me ravir tes baisers. Rien qu'à m'en souvenir, dans mon sein qu'il dévore, Renaît le feu que mon repentir étouffait. Je suis toujours jalouse, et toujours je t'adore. Je ne puis regretter le crime que j'ai fait ; Et pour t'avoir à moi, je ferais plus encore.
ZARÂSTRA. Femme, l'esprit du mal dans ton âme est rentré.
VAREDHA. Ah ! laisse-moi rêver tout haut ce que j'espère ! Si tu veux être à moi, voici, grâce à mon père, Ce qu'en retour je t'offrirai. Mon père, travaillant dans l'ombre, T'a fait des partisans sans nombre Et des conjurés sans effroi. Tu n'as qu'un mot à dire, et sa voix les entraîne ; Et, le roi renversé, c'est toi qui seras roi Avec ta Varedha pour Reine !
ZARÂSTRA, majestueusement. Mon rêve est un rêve divin ! Je suis le Mage.
VAREDHA. Ah ! je le vois enfin, Va, tu me hais toujours ! A présent, j'en suis sûre. Eh bien ! blessure pour blessure ! Tu connaîtras aussi la hideuse morsure Que fait la jalousie en un cœur ulcéré. Apprends qu'Anahita...
ZARÂSTRA. Ne me parle point d'elle. Tais-toi !
VAREDHA. Si, si, je parlerai ! Sache, à ton souvenir, comment elle est fidèle...
ZARÂSTRA. Je ne veux rien savoir... Tais-toi, monstre exécré !... Il lève la main sur elle.
VAREDHA, à genoux, se traînant et le contemplant avec adoration. Ah !... Frappe ! Frappe !... Sous tes coups tu peux briser Tout mon corps qui t'aime. Il est tien ! Tu peux briser. Dans mon cœur veux-tu puiser Tout mon sang qui t'aime, Dans mon cœur veux-tu puiser ? Ce sera comme un baiser Pour ma chair qui t'aime. Ce sera comme un baiser.
ZARÂSTRA, la repoussant. Va-t-en ! Épargne-moi l'horreur de cette ivresse ; Car je préfère encor ta haine à ta caresse.
VAREDHA, se traînant à terre et le suivant.
Ton outrage en vain
me mord,
Frappe donc, et
sans remord, Frappe donc et sans remord.
Dans la vie et dans
la mort
ZARÂSTRA. Ni dans la mort ni dans la vie Ta soif ne doit être assouvie. C'est Anahita que j'aimais, Et toi, je te fuis pour jamais. Il s'éloigne d'elle et veut s'enfuir.
VAREDHA, relevée, lui barrant le chemin. Tu me fuis ! soit ! Apprends au moins ses fiançailles Avec un autre amant.
ZARÂSTRA, revenant sur ses pas. Que dis-tu là ?
VAREDHA, triomphante. Je dis, mage, que tu tressailles, Et que tu reviendras dans Bakhdi sûrement.
ZARÂSTRA. Je n'irai pas ! Tu mens encor, traîtresse !
VAREDHA. Tu viendras, je te dis ; tu verras ta maîtresse Aux bras du roi qu'elle aime et qui va l'épouser !
ZARÂSTRA. Je n'irai pas ! J'ai fui vos infâmes séjours !
VAREDHA. Tu viendras cependant, car tu l'aimes toujours !
ZARÂSTRA. Va-t'en ! Va-t'en ! A ma fiancée infidèle, Au roi parjure, tu diras...
VAREDHA. Je dirai que bientôt tu seras auprès d'elle, Car tu viendras, tu viendras, tu viendras ! Elle se sauve après un geste de suprême défi.
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Acte IV. décor pour la création (délivrance d'Anahita par les Touraniens), gravure d'Auguste Tilly
LA SALLE DU SANCTUAIRE DANS LE TEMPLE DE LA DJAHI.
Dôme et pilastres incrustés de pierreries et illuminés par des torchères. — Au fond, l'autel de la Djahi ainsi distribué : en bas, au centre, une estrade réservée à Varedha, Amrou, prêtres et prêtresses. De chaque côte de cette estrade, un escalier montant à une plate-forme sur laquelle s'érige la gigantesque statue de la Djahi, encadrée dans une énorme arcade. Dans les pilastres de cette arcade, de chaque côté de la statue, une porte basse, close, en or massif. — A gauche et à droite, près du pied des escaliers, portes donnant accès à des salles souterraines et fantastiquement éclairées. — En haut des rampes de l'escalier, perspectives de salles au plafond en dôme.
SCÈNE PREMIÈRE PRÊTRES, PRÊTRESSES, GUERRIERS, DANSEUSES, AMROU et VAREDHA sur l'estrade.
Au lever du rideau, et pendant tout le ballet, jusqu'au signal donné par Amrou, la statue demeure voilée sous une immense gaze de pourpre transparente.
Ballet : LES MYSTÈRES DE LA DJAHI Personnages : LA CHARMÉE, LA CHARMEUSE, PRÊTRESSES, TOURNEUSES, THURIFÉRAIRES, ECHANSONNES ET FLORALES.
Des tourneuses, au rythme monotone et grisant de leur tourbillon, versent dans l'air des effluves de vertige. On introduit la vierge qui va être initiée aux mystères, la Charmée, étonnée, peureuse, elle résiste aux premières incantations mimées et magnétiques de la Charmeuse. On lui fait boire la liqueur sacrée, le troublant Hôma. Sa peur se change en curiosité. Les prêtresses l'entourent, la cachent sous des voiles qui symbolisent la nuit, où les secrets de la Djahi lui sont révélés par la Charmeuse. Elle sait, elle accepte, elle revient à la lumière et son extase fleurit en brillantes fusées de joie. On la consacre à la déesse. Son cœur et ses sens en reçoivent l'ivresse mystique, puis l'ivresse réelle qui monte en elle comme une folie. Et c'est elle alors, la Charmée devenue la Charmeuse à son tour, c'est elle qui entraîne toutes les prêtresses dans un tourbillon final où s'épanouit et s'exalte l'âme même de la Djahi, pâmée, orgiaque et frénétique.
LA FOULE, pendant le ballet. Djahi ! Djahi ! Djahi ! A ton nom qui nous aiguillonne, Le flot de la danse a jailli.
Le voici qui
tourbillonne,
AMROU. Prêtres, l'heure est venue Dévoilez de Djahi la splendeur nue. Le voile s'enlève au cintre et la statue colossale apparaît, en bois précieux, diamantée de gemmes polychromes.
Et sous les
encensoirs devant eux balancés,
SCÈNE II LES MÊMES, ANAHITA, LE ROI
Les deux portes d'or de la plate-forme s'ouvrent. Par celle de gauche sort Anahita par celle de droite le roi. Les enfants thuriféraires les encensent. Lentement, la reine et le roi descendent chacun par un escalier, tandis que l'assistance chante.
LA FOULE. Djahi terrible et charmante, Dompte et prends ce cœur altier, Toi par qui le monde entier Est la vendange fumante Où le vin d'amour fermente. Anahita et le roi sont arrives en scène. Amrou, descendu de l'estrade est venu se placer entre eux.
AMROU. Fais fleurir, ô sainte ivresse, Leurs yeux chantants D'un printemps D'allégresse. O douce ivresse, Que ton désir A loisir Les caresse Folle ivresse, Que ce désir De plaisir Les oppresse Fais fleurir, mystique ivresse, Leurs yeux chantants D'un printemps D'allégresse ! Mystique ivresse, Sois leur maitresse ! Sainte ivresse, Verse aux époux L'allégresse ! Par la Djahi, fiancés, à genoux !...
ANAHITA. Non, non je ne veux pas. Non, jamais !
LA FOULE. Que dit-elle ? Elle ose refuser le roi !
ANAHITA, au roi. Pardon si je te fais cette injure mortelle ; Mais, tu le sais, je ne puis être à toi !
LE ROI. Va, tu seras à moi quand même ! En vain j'ai supplié, j'ai pleuré, pour t'avoir.
Tu méprisas mes
pleurs ; connais donc mon pouvoir. A Amrou. Prêtre, fais ton devoir !
ANAHITA, au roi. Ah ! si tu m'aimes, sois bon, sois tendre, Et par pitié, daigne m'entendre !
Ah ! laisse-moi
partir, rends-moi la liberté !
A ce cœur fier et
sauvage Sur la mélodie des prisonniers touraniens du premier acte. Vers le steppe aux fleurs d'or Laisse-moi prendre l'essor ! Laisse-moi voir encor Mon beau ciel pâle Où la neige en neigeant Sous la lune à l'œil changeant Fait germer dans l'argent Des fleurs d'opale. Ah ! leïâ, leïâ, leïâ, leïâ, â, â !
LE ROI. Ton pays adoré, si tu veux le revoir, Avec moi pour époux il faut y reparaître. A Amrou. Prêtre, fais ton devoir !
LA FOULE. Que le roi soit obéi ! Anahita, cède à Djahi !
ANAHITA, indignée. Roi, ne me traite pas en esclave, ou prends garde ! On a vaincu mon peuple ; on ne l'a pas dompté. Par dessus l'horizon, il entend, il regarde. Il sait qu'on veut m'unir contre ma volonté. Prends garde à ce peuple irrité. Déjà sans doute... D'un air inspiré et s'exaltant peu à peu. Oui, oui, je le pressens, oui, c'est la vérité, Déjà pour me défendre il est en route. On entend à l'orchestre ce qu'elle croit entendre dans son hallucination : la chanson touranienne rythmée en marche de lointaines trompettes. Il vient. Voici là bas, son cri de guerre !... Écoute ! Il vient, mon peuple redouté, D'un air héroïque. Là, leïâ, leïâ, leïâ, â, â, Il vient, il va surgir aux murs de ta cité.
LE ROI, avec emportement. Eh bien, soit ! qu'il vienne ! Que, folles de haine, Ta race et la mienne Confondent leurs rangs ! Parmi les mourants Que mon pied chancelle ! Versé par torrents, Que le sang ruisselle ! Qu'importe ! Je t'aime et je veux t'avoir ! A Amrou. Pour la dernière fois, prêtre, fais ton devoir !
Il prend Anahita
par les mains ; elle se débat ; il la force â s'agenouiller. Le gong
AMROU. Par les Dévas, je vous unis !
ANAHITA, avec un cri, et défaillant. Dieux !
LA FOULE. Pour toujours ils sont unis !
VAREDHA, du haut de l'estrade. Enfin, je suis vengée !
LA FOULE. Que dit-elle ? Vengée !
ANAHITA, remontant vers Varedha qui est descendue au-devant d'elle. Que dis-tu là ?
VAREDHA, ivre de haine. Je dis que lorsqu'il reviendra, Ton Zarâstra, Aux bras d'un autre il te verra. Je dis que mon amour n'était point partagée ; Je dis qu'il ne m'avait jamais promis sa foi ; Je dis que j'ai menti pour l'éloigner de toi, Pour punir son mépris qui m'avait outragée ; Je dis qu'Anahita ne peut plus désormais Me ravir celui que j'aimais ; Je dis qu'enfin je suis vengée !
ANAHITA, à Varedha. Infâme ! Infâme !
CRIS PROLONGÉS au dehors se rapprochant peu à peu. A mort !
La cérémonie est
interrompue. On écoute avec stupeur. TOUS. Quels sont ces cris ? Tous remontent en désordre. Des groupes désignent du haut des rampes les Touraniens dont les trompettes sonnent dans les premières salles du temple. Les cris s'accentuent et se rapprochent.
ANAHITA. C'est lui, C'est mon peuple. J'en suis sûre. Oui, oui ! Il vient ! il vient ! C'est lui !
GROUPES DIVERS. Les Touraniens !... Au combat !... Ah ! voyez ! Là, là, cette lueur !
ANAHITA. Mon peuple ! Mes guerriers !
GROUPES DIVERS. Le feu !.. La mort !.. Fuyons !.. Ah !... Où !... De quel côté ? Les Touraniens, la torche et le fer à la main, ont envahi le temple. La foule est repoussée jusqu'au bas des escaliers. Mêlée. Tuerie. Varedha veut se jeter sur Anahita et la poignarder ; mais des guerriers touraniens entourent et protègent leur reine, à qui l'un d'eux tend un sabre qu'elle brandit, commandant le massacre. Le roi, Amrou et Varedha sont frappés. Et dans ce tumulte, les voix se mêlent, criant ou chantant, dominées par celle d'Anahita, triomphante et féroce.
ANAHITA, le sabre en main et bondissant çà et là parmi la tuerie comme une folle. C'est lui, mon peuple redouté ! Lâ, leïâ, â, â, c'est lui, lâ, â, â, â ! Lâ ! C'est lui ! Lâ ! Leïâ ! C'est lui ! Voici son cri de guerre. Leïâ ! Leïâ ! leïâ ! â ! â!
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Acte V. décor de Lavastre et Carpezat pour la création, estampe d'Henri Dochy
LA SALLE DU SANCTUAIRE DANS LE TEMPLE DE LA DJAHI.
Même décor qu'à l'acte précédent, mais absolument en ruines. L'estrade est détruite ; les escaliers sont effondrés ; seule, sous un arceau qui surplombe, la statue de la Djahi s'élève gigantesque et intacte devant l'autel incendié et fumant encore. Pêle-mêle dans les décombres, éclairés par les derniers reflets sinistres de l'incendie lointain, des cadavres épars gisent, parmi lesquels celui du roi et celui d'Amrou. A droite, plus en avant, adossé contre un tronçon de colonne, le corps de Varedha, inerte, raide, les yeux fixes.
Prélude
SCENE PREMIÈRE
ZARÂSTRA marche lentement au fond, apparaissant et disparaissant parmi les ruines. Il arrive enfin sur ce qui reste de l'escalier qui mène à l'autel de la Djahi.
Rien !... Il ne
reste rien !... Si loin que je contemple, Et plus un mur debout Des remparts et des tours, des palais et du temple ! Les guerriers du Touran dans leur férocité Ont tout anéanti de la haute cité !... Et mon peuple, accablé sous l'effort de leur rage, Est comme un pré fauché par la faux de l'orage ! O mon pays en deuil, jadis si glorieux, Est-ce toi, ce désert où s'arrêtent mes yeux ? Est-ce ton sol, ce sol où je n'ose descendre, Parmi ces lacs de sang et ces amas de cendre ? O mon pays, toujours je t'appartiens. Tu renias ton fils ! Mais j'oublie à cette heure Les maux que j'ai soufferts pour ne penser qu'aux tiens, Et c'est sur toi, sur toi seul que je pleure ! Descendant et considérant les cadavres. Ah ! ces morts !... Ici !... Là !... Partout ! Il se baisse et reconnait le Roi. Dieu ! Le roi !... mort ! S'éloignant et s'inclinant vers un autre cadavre. Amrou ! L'infâme Amrou ! Il le regarde ; puis, subitement, apercevant le corps de Varedha. Varedha !... Les yeux vides ! Il se rapproche et la contemple longuement. La haine rend vivants ses yeux qu'emplit la mort ! Se détournant, et avec angoisse. J'ai peur !... Qui sait si là, parmi ces fronts livides, Je ne vais pas trouver...? Il se cache le visage de ses mains. O Dieu bon, Dieu clément, Epargne à mon cœur aimant Cette épouvante ! Comme il se remet à chercher, la fanfare touranienne frappe son oreille. Oh ! ciel ! Est-ce une illusion !... Mais si ! Les guerriers du Touran !... Les voici ! Au fond, passent des cavaliers touraniens, précédant la litière d'Anahita. Anahita !... Vivante !
SCÈNE II ANAHITA, ZARÂSTRA.
ANAHITA. Toi ! toi, mon adoré !
Zarâstra s'est
élancé au-devant d'Anahita sortie de la litière et la ramène ; mais
Non, laisse à tes
genoux se prosterner la folle De ne pas croire à ta parole Et renia l'amour qu'elle t'avait juré ! Avec résignation.
Triste amour, hélas
! mort pour toujours !
ZARÂSTRA. Va, ce Dieu, dont je suis le Mage, De sa splendeur ta splendeur est l'image ; Et t'aimer, c'est lui rendre hommage ! Lui qui dans mon chemin mit ton amour vainqueur, Il ne m'oblige pas à passer sur la terre Sans avoir senti battre un cœur Auprès de mon cœur solitaire ! Oui !... ce Dieu du feu, ce Dieu que j'adore, C'est le Dieu d'amour, c'est le Dieu qui dore Les fruits de ta chair, les fleurs de tes yeux ! C'est le Dieu qui luit quand tu te dévoiles ; Et dans le soleil et dans les étoiles, C'est toi, toujours toi, que je vois aux cieux !
ANAHITA. Ah ! parle encor, encor !
Les mots que tu dis Au bleu Paradis ! Adieu les jours en pleurs ! Voici venir les jours d'or. J'en vais cueillir les fleurs. Ah ! parle encor !
ZARÂSTRA. O cher, ô pur trésor,
C'est toi qui les
dis Au bleu Paradis !
Viens, je boirai
tes pleurs Pour voir tes yeux en fleurs Fleurir encor ! Revenant à lui et s'éloignant d'Anahita. Mais non !...
ANAHITA, avec effarement. Non ?
ZARÂSTRA. Dans un rêve insensé je m'oublie. Ces ruines !... Ces morts !... Ma patrie abolie !... Mon peuple massacré par le tien triomphant !... Je ne puis être à toi... Leur voix me le défend !
ANAHITA, persuasive et tendre. Ah ! n'entends que ma voix, et souviens-toi de l'heure Où ma race pleurait comme la tienne pleure, Où je n'entendis rien et tombai dans tes bras !... Les instants sont les mêmes. Dis-moi que tu m'aimes ! Dis-moi que, malgré tout, toujours tu m'aimeras !
ZARÂSTRA, cédant peu à peu.
Ah ! parle encor,
encor !
ENSEMBLE. Ils sont pour nous l'essor Au bleu Paradis !
SCÈNE III ANAHITA, ZARÂSTRA, VAREDHA.
Depuis un instant, Varedha revenue à elle, essaie de se soulever ; mais ses forces la trahissent ; elle retombe au moment où Zarâstra et Anahita, se disposant à fuir, se trouvent face à face avec elle.
ANAHITA et ZARÂSTRA reculent avec un cri d' effroi devant la prêtresse.
VAREDHA, d'une voix entrecoupée. Oui ! moi, moi qui vous hais ! Moi qu'hélas ! vous bravez !... Je vais mourir !... Et vous vivez !... Ah ! que sur vous du moins, auteurs de mon supplice, Ma malédiction suprême s'accomplisse ! Je vous maudis ! Je vous maudis tous les deux !
ANAHITA, affolée. Ha ! Fuyons ! fuyons ! J'ai peur.
ZARÂSTRA. Non ! sois sans épouvante ! Ahoura Nous défend.
VAREDHA, remontant vers la statue qu'elle invoque à grands cris. Djahi !... Djahi !... Djahi toujours vivante, Sois avec moi Contre les Dieux nouveaux ! Exauce-moi ! Djahi ! Venge-moi ! venge-toi ! Je t'implore. Viens, rouge incendie ! O flamme agrandie,
Sois sur eux
brandie ! Tombe encore, Et les dévore ! Sanglante aurore, Viens illuminer mes derniers instants !
ENSEMBLE ANAHITA. La flamme agrandie Est sur nous brandie
Par l'horrible
femme aux cris insultants. S'il est temps encore, Protège en tes bras mes derniers instants.
ZARÂSTRA. La flamme agrandie, Est sur nous brandie. Flamme ! sans peur, je t'attends ! Le Dieu que j'adore Ici règne encore !
O Dieu, je
t'implore, Pendant l'invocation de Varedha, des lueurs rouges enveloppent la statue de la Djahi, d'abord intérieures, puis jaillissent d'elle en langues de feu, avec des crépitements sinistres ; en même temps, sur les décombres traînent des fumées qui, peu à peu, s'éclairent et bientôt se changent en flammes ; puis, sur les derniers mots du trio, la statue incandescente s'effondre et s'abîme, ouvrant un gouffre énorme d'où s'élèvent des tourbillons de flamme. Anahita et Zarâstra reculent devant ce brasier. La retraite leur est barrée par une muraille d'incendie.
VAREDHA, avec un rire infernal. Ah ! je triomphe !... Et vous êtes perdus !... A Anahita. Va, pleure, Gémis, appelle !... Elle a sonné la dernière heure ! Car vous ne fuirez pas !... Non !... Vous ne fuirez pas !...
ANAHITA. Dans la flamme ! Horreur ! Quel trépas !
ZARÂSTRA, calme et inspiré. Si je suis ton élu, ton prêtre, ô Dieu du feu, Fais-le voir en ce lieu, Pour qu'avec moi le monde entier te rende hommage ! Avec foi et autorité. Flammes, écartez-vous !... Laissez passer le Mage !... Au commandement de Zarâstra, les flammes s'écartent et s'éteignent brusquement, lui ouvrant un chemin. D'un pas solennel et triomphant, il emmène Anahita enlacée à lui, tandis que Varedha tombe morte en poussant un suprême cri de rage, étouffé sous le chant glorieux de l'hymne Mazdéen, aux accords duquel tombe le rideau.
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