Grisélidis

 

affiche pour la création de Grisélidis, par François Flameng (1901)

 

Conte lyrique en un prologue et trois actes, livret d'Armand SILVESTRE et Eugène MORAND, d'après leur pièce Grisélidis, mystère en trois actes, un prologue et un épilogue (Comédie-Française, 15 mai 1891), inspirée d'une légende médiévale de la fin du XIIe s., musique de Jules MASSENET.

 

 

   partition

 

En témoignage de reconnaissance au collaborateur, à l'ami Albert Carré, directeur de l'Opéra-Comique

Morand et Massenet

 

manuscrit autographe de la partition

 

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Création à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 20 novembre 1901. Mise en scène d’Albert Carré. Décors de Lucien Jusseaume. Costumes de Charles Bianchini et Doucet.

 

73 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950.

 

 

 

 

Première fois à l'Opéra de Paris (Palais Garnier) le 29 novembre 1922. Mise en scène de Pierre Chereau. Décors et rideau d'avant-scène d'après les maquettes de Raymond Legueult et Maurice Brianchon. Au 2e acte, « Danse des Esprits » réglée par de Montoliu, dansée par Mlles Brana, A. Bourgat et le Corps de Ballet.

 

8 représentations à l’Opéra au 31.12.1961 : 29 novembre, 04, 11, 20 et 29 décembre 1922, 05 janvier, 17 février et 11 mars 1923.

 

 

dessins de Bianchini et Betout pour les costumes de la création : Grisélidis, le Marquis, le Diable en vieillard

 

 

 

dessins de Bianchini et Betout pour les costumes de la création : Fiamina, le Diable en marchand d'esclaves

 

 

 

personnages

emplois

Opéra-Comique

20 novembre 1901

(création)

Opéra-Comique

20 mars 1902

 

Opéra-Comique

11 avril 1902

(50e)

Opéra-Comique

30 octobre 1942

(64e)

Opéra

29 novembre 1922

(première)

Opéra

11 mars 1923

(8e)

Grisélidis

soprano lyrique

Mmes Lucienne BRÉVAL

Suzanne CESBRON-VISEUR

Suzanne CESBRON-VISEUR

Elen DOSIA

Marthe DAVELLI

Suzanne CESBRON-VISEUR

Fiamina

soprano

Jeanne TIPHAINE

Jeanne TIPHAINE

Jeanne TIPHAINE

Renée MAHÉ

Marie-Thérèse HARAMBOURE

Marie-Thérèse HARAMBOURE

Bertrade

soprano

Jeanne DAFFETYE

Jeanne DAFFETYE

Jeanne DAFFETYE

Ginette GAUDINEAU

Jeanne LAVAL

Jeanne LAVAL

Loys

 

la petite Suzanne

la petite Suzanne

la petite Suzanne

Zabeth BREYNE

le petit Henry MAUCOURIER

le petit Henry MAUCOURIER

le Diable

baryton ou basse chantante

MM. Lucien FUGÈRE

Lucien FUGÈRE

Lucien FUGÈRE

José BECKMANS

Jean AQUISTAPACE

Fred BORDON

Alain

ténor

Adolphe MARÉCHAL

Adolphe MARÉCHAL

Franz GAUTIER

Louis ARNOULT

Fernand ANSSEAU

Maurice DUTREIX

le Marquis de Saluces

baryton

Hector DUFRANNE

Hector DUFRANNE

Jean BOURBON

Louis MUSY

Robert COUZINOU

Léonce TEISSIÉ

le Prieur

baryton

Emile JACQUIN

VIGUIÉ

VIGUIÉ

Louis MORTURIER

Armand-Emile NARÇON

Armand-Emile NARÇON

Gondebaud

baryton ou basse chantante

Gustave HUBERDEAU

Gustave HUBERDEAU

Elie IMBERT

Fernand LAGARDE

Charles MAHIEUX

A. BRUYAS

Hommes d'armes, Esprits, Voix de la nuit, Serviteurs, Voix célestes, etc.

             

Chef d'orchestre

 

André MESSAGER

 

André MESSAGER

Eugène BIGOT

Philippe GAUBERT

Philippe GAUBERT

 

La scène se passe à Saluces, dans le Piémont, au XIVe siècle.

 

 

 

Hector Dufranne (Marquis de Saluces) lors de la création

 

Lucienne Bréval (Grisélidis) et la petite Suzanne (Loys) dans l'acte II, lors de la création

 

 

 

Adolphe Maréchal (Alain) lors de la création

 

 

 

Lucien Fugère (le Diable) et Jeanne Tiphaine (Fiamina) dans l'acte II, lors de la création

 

Lucien Fugère (le Diable) lors de la création

 

 

 

Premières : à Nice le 20 janvier 1902 ; à Alger en mars 1902 ; à Bruxelles (Théâtre de la Monnaie) le 18 mars 1902 ; à Tunis en avril 1903 ; à Genève le 23 décembre 1904 ; à New York le 19 janvier 1910 ; à Chicago le 12 janvier 1917 ; Toulouse en mars 1939.

 

personnages

Monnaie de Bruxelles

18 mars 1902

(première)

Opéra de Marseille

1903

 

Opéra de Marseille

1950

 

Grisélidis

Mmes Claire FRICHÉ

Marie CHARLES-ROTHIER

Jacqueline LUCAZEAU

Fiamina

Jeanne MAUBOURG

de VÉRY

Edith JACQUES

Bertrade

LORIAUX

   

le Diable

MM. Hippolyte BELHOMME

Victor CHALMIN

José BECKMANS

Alain

Léon DAVID

Léon DAVID

André BURDINO

le Marquis de Saluces

Henri ALBERS

Jules LAYOLLE

Valère BLOUSE

le Prieur

Charles DANLÉE

   

Gondebaud

GROSSEAUX

   

 

 

 

 

Composition de l’orchestre

 

3 flûtes (la 3e également piccolo), 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes (la 2e également clarinette basse), 2 bassons, 4 cors chromatiques, 2 trompettes chromatiques en fa, 3 trombones, 1 tuba en ut, 1 paire de timbales, grosse caisse et cymbales (1 exécutant), triangle, tambour militaire, tambour de basque, grand tam-tam, jeu de timbres : mi, fa#, sol (1 exécutant), harpes, cordes.

Sur scène (en coulisse) : harmonium, célesta, 4 trompettes en ré, 4 cloches (si2, ré3, mi3, fa#3).

 

 

 

 

Résumé

Grisélidis est le poème de la fidélité conjugale résistant au Malin. La scène se passe à Saluces, au XIVe siècle. Le Marquis, partant pour la Croisade, a défié le Diable de venir à bout de sa femme Grisélidis. Celle-ci résiste en effet à tous les assauts du tentateur, même quand celui-ci s'empare de son fils Loys. Sainte Agnès, apparaissant dans un éblouissement de lumière, rend finalement l'enfant à sa mère.

 

Analyse

L'action se déroule au XIVe siècle (Moyen Age), en Provence.

 

Prologue. — Une forêt en Provence.

Alain, le berger-poète, se réjouit de revoir celle qu'il aime, la tendre Grisélidis [Air d'Alain : Voir Grisélidis...]. Le Prieur et Gondebaud déplorent ensemble que le Marquis de Saluces, leur maître, n'ait pas encore pris femme. Le Marquis, revenant de la chasse, trouve Grisélidis sur son chemin, et lui demande sa main. La blanche jeune fille la lui accorde. Alain s'éloigne, désolé.

 

Acte I. — L'oratoire du château.

Bertrade chante en filant à la quenouille [Air de Bertrade : En Avignon, pays d'amour…]. Gondebaud lui annonce que le maître s'apprête à partir pour la Croisade. Conversant avec le Prieur, le Marquis se révolte à l'idée d'enfermer sa femme en son absence, car il a en elle une confiance absolue, et met le Diable même au défi de triompher de sa vertu. Le Diable surgit brusquement et relève le défi. En gage, le Marquis lui remet son anneau nuptial. Le Diable s'envole par la fenêtre et le Marquis demeure seul [Air du Marquis : C'est peu pour le soldat de quitter sa demeure...]. Grisélidis s'avance. Son mari lui fait de touchants adieux, ainsi qu'à son jeune fils Loys ; puis il part. Grisélidis le suit longtemps des yeux, puis demande à sa dévouée Bertrade de reprendre la lecture de l'histoire de Pénélope. Au loin, dans la campagne, la voix des fanfares décroît et bientôt s'éteint.

 

Acte II. — Une terrasse devant le château.

Le Diable, réjoui de l'absence de sa femme — car il est marié — se prépare à agir [Air du Diable : Loin de sa femme, qu'on est bien...]. Mais Fiamina, sa digne épouse, le rejoint aussitôt. Brève dispute conjugale, suivie d'une réconciliation rapide dès qu'il s'agit de perdre Grisélidis. Tous deux s'éclipsent promptement à l'approche de la jeune femme pensive [Air de Grisélidis : Il partit au printemps ! Voici venir l'automne...]. Le soir descend sur la campagne, tandis qu'au loin s'égrènent les sonneries de l'Angélus.

Le Diable, déguisé en marchand levantin, sa femme en esclave morisque, tentent un premier assaut. Exhibant l'anneau du Marquis, le Démon se présente comme son émissaire, prétendant amener une favorite, à laquelle l'épouse répudiée doit remettre sur l'heure le pouvoir qu'elle détient. Pénétrée de douleur, Grisélidis se soumet cependant. Le Diable en est pour ses frais : il lui faudra trouver autre chose.

A la nuit tombée, il revient, ordonnant aux esprits infernaux de troubler les sens de Grisélidis. Il lui amène Alain, son ami d'enfance, qui la presse de se donner à lui. Grisélidis est bien près de succomber, quand elle songe à son mari, et se protège avec son enfant. Alain, désespéré, abandonne la partie, mais le Diable arrache aussitôt l'enfant des bras de Grisélidis et l'emporte. Grisélidis, désolée, appelle son fils ; seul le ricanement sinistre du Diable lui répond dans la nuit.

 

Acte III. — Même décor qu'au premier acte.

Grisélidis pleure et prie dans son oratoire. Tout semble l'abandonner ; l'image de sainte Agnès elle-même a disparu. Le Diable revient, sous un autre déguisement, offrant, de la part d'un corsaire, de rendre Loys en échange d'un baiser. Déchirée dans son cœur, Grisélidis se décide enfin, mais part avec un couteau plongé dans l'eau bénite. Le Diable, qui la regarde s'éloigner, se croit déjà sûr du triomphe.

Le Marquis revient maintenant sans heaume et sans armes, le haubert entaillé de coups d'épée. Le Diable lui montre sa femme courant vers le bateau du corsaire. Le Marquis est désespéré. Mais il aperçoit à ce moment son anneau au doigt du Diable, reconnaissant ainsi le tentateur. Pourtant, le doute l'obsède encore quand Grisélidis revient. Bientôt cependant, les époux fidèles tombent dans les bras l'un de l'autre, se jurant mutuellement leur innocence.

Le Diable n'a pas encore perdu tout espoir : que l'épouse fidèle montre à son mari l'enfant qu'elle gardait auprès d'elle ! Il faut bien avouer qu'il a été volé, et le Diable ricane [Duo Grisélidis-le Marquis : L'oiselet est tombé du nid...].

L'heure est cruelle. Le Marquis veut prendre des armes pendues à la muraille en ex-voto, pour aller arracher Loys à ses ravisseurs. Mais subitement les armes disparaissent. Grisélidis et son mari, tombant à genoux, prient avec ferveur. Une épée flamboyante apparaît ; le Marquis s'en saisit aussitôt et la brandit. Bientôt, dans un éblouissement de lumières et de cloches joyeuses, sainte Agnès paraît, tenant l'enfant dans ses bras. L'amour est vainqueur. Quant au diable, il déclare qu'il se fera ermite !

 

 

 

 

 

Dans l'ancien Théâtre-Français, le miracle qui porte ce nom de « Grisélidis » est accompagné de ce sous-titre : ou le miroir de l'épouse fidèle. Fidélité et obéissance sont en effet les deux vertus conjugales dont l'épouse du marquis de Saluces subira sans faiblir l'épreuve. L'action est placée vers l'époque de la dernière croisade.

 

PROLOGUE

 

Une foret sur les côtes de Provence. Vers le fond, sous le soleil couchant, un étang où se reflète le ciel, qui en fait comme un miroir d'or. Et c'est celui où, dès l'origine de la pièce, la jeune bergère que le marquis prendra pour femme, viendra mirer sa chaste figure de « Vierge en or fin d'un livre de légendes. » L'œuvre en effet autant qu'un miracle est une pastorale.

 

PREMIER ACTE

 

Un oratoire dans le château seigneurial. Le Marquis qui vient de prendre la croix et va partir, regrette un moment la douceur du foyer qu'il quitte.

 

Un doux nom de femme

Tout bas pleure au fond de mon âme

Grisélidis ! Grisélidis !

 

puis c'est le départ, après les adieux à l'enfant :

 

Toi, dont pour le faix lourd des armes

Je quitte le léger berceau.

 

DEUXIÈME ACTE

 

Une terrasse de château, fleurie d'orangers entre des parterres de lys, on entend bruire la vague méditerranéenne au pied des rochers. Et c'est là que vit le Diable, attendant l'heure nocturne des tentations. Grisélidis, l'âme endeuillée par l'absence, y descend chanter la mélancolie de l'automne qui vient.

 

Il partit au printemps. voici venir l'automne

 

Puis la nuit tombe, emplit d'ombre les parterres liliaux qui sous l'invocation du Diable, se muent en une immense et troublante floraison de roses. C'est l'heure de l'amant, l'heure du berger, puisque Alain fut le compagnon de Grisélidis aux prairies où, avant d'être marquise, bergère, elle paissait ses agneaux blancs.

 

Rappelle-toi les jours où là main dans la main

J'écartais de tes pas les ronces du chemin.

 

TROISIEME ACTE

 

Nous nous retrouvons dans l'oratoire du château. Grisélidis a subi toutes les épreuves et frappée à la fois dans son amour de femme et dans son cœur de mère, elle pleure, les yeux sur l'horizon de vague où l'époux jadis est parti, où l'enfant peut-être est perdu.

 

Des larmes brûlent ma paupière

J'ai pleuré la nuit tout entière,

Dieu ne m'a pas rendu mon fils.

 

C'est dans ce dernier acte que la pièce reprend ses droits au titre de « Miracle » car, avec le retour du marquis, le diable comprenant qu'il est dévoilé, risque ses derniers enchantements auxquels le Ciel répond victorieusement par la voix de ses anges. Le Malin en est pour ses frais de diableries.

Le Diable de ces lieux est chassé pour jamais. Grisélidis après avoir fait longtemps la joie de nos aïeux qui se plaisaient à la voir représenter sur les tréteaux par les Confrères de la Passion, demeura dans l'admiration des lettrés, grâce au joli conte de Boccace qui termine le Décaméron.

Le poète anglais Chaucer a puisé également dans le vieux mystère une de ses plus gracieuses inspirations.

 

(extrait d’un programme de l’Opéra-Comique, 1902)

 

 

 

 

 

     On connaît la légende de Grisélidis, illustrée tour à tour en diverses langues, depuis le XIIIe siècle, par des poètes de tous pays, depuis Marie de France jusqu'à Hamilton, en passant par Boccace, Geoffroy Chaucer, Pétrarque et le bonhomme Perrault, sans compter les autres. C'est cette légende si tendre et si naïve qu'Armand Silvestre et M. Eugène Morand mirent à la scène sous forme de « mystère » et firent représenter à la Comédie-Française le 15 mai 1891, et c'est de ce mystère qu'ils tirèrent un livret d'opéra à l'usage de M. Massenet. La nature du sujet et la façon dont il était traité convenaient en effet merveilleusement à son interprétation musicale. Outre son caractère mystique, le mélange très original de tendresse, de comique et de surnaturel fournissait au compositeur tous les contrastes qu'il pouvait désirer et lui donnait la faculté de varier, avec ses moyens d'expression, toute la richesse des couleurs de sa palette. Et il semble bien que nul n'était plus apte que M. Massenet à tirer d'un tel sujet tout le parti qu'il comportait.

On sait qu'il est convenu aujourd'hui, pour une certaine critique, qu'il n'y a plus ni opéra ni opéra-comique, mais que l'un doit être remplacé par le drame musical, l'autre par la comédie musicale. Simple et sotte question de mots. Mais enfin, puisque quelques-uns veulent une transformation dans la forme lyrique, puisqu'ils prétendent absolument proscrire, avec le dialogue parlé, la division nette en morceaux séparés, puisqu'ils établissent comme un dogme la continuité du discours musical, il me semble que M. Massenet, par un mezzo termine, a trouvé dans Grisélidis la véritable forme à adopter pour satisfaire les plus exigeants. Son discours ne s'interrompt jamais, mais il nous fait grâce des récitatifs lourds, insupportables, sans valeur et sans saveur, trop en usage dans la « nouvelle école ». Il écrit en réalité de véritables morceaux, des airs, des duos, des trios d'une forme précise, mais ces morceaux sont reliés entre eux non par les récitatifs amorphes dont je parlais, mais par des séries de phrases vraiment musicales, ayant un sens, une forme et un contour appréciables, qui chantent toujours et qui parfois offrent des épisodes exquis, comme la délicieuse cantilène du marquis au premier acte : Traiter en prisonnière Grisélidis ! comme le chant merveilleux de Grisélidis à son entrée au second : La mer, et sur les flots toujours bleus..., chant séduisant, tout empreint d'une poésie pénétrante et d'une touchante mélancolie. En un mot, ce n'est plus ici de la musique désarticulée comme on nous en offre, hélas ! trop souvent ; non , cette musique-là a des muscles, elle a des nerfs, elle est vivante, palpitante, elle charme et elle émeut.

Le prologue, pour court qu'il soit, est à lui seul un enchantement pour les oreilles. Il l’est aussi d'ailleurs pour les yeux, et tout se réunit ici pour donner au spectateur une impression de poésie exquise. Le décor, la mise en action de ces personnages qui se parlent au milieu des arbres de la forêt, l'appel amoureux d'Alain, l'apparition de Grisélidis, l'extase du marquis à sa vue, le court dialogue qui s'établit entre eux sur une harmonie délicieuse, tout cela est d'une séduction absolue.

Le premier acte s'ouvre par une sorte de fabliau, d'un gentil tour archaïque, que chante Bertrade, la suivante de Grisélidis. A signaler ensuite l'ariette d'entrée du diable, sur un rythme gaillard et plein de franchise, la cantilène si touchante du marquis mentionnée plus haut, une autre phrase charmante du même : Oiseau qui pars à tire-d'aile, d'un accent plein de mélancolie, enfin le serment de Grisélidis : Devant le soleil clair, accompagné d'abord par un seul violoncelle concertant avec la voix, puis, chaleureusement, par tout l'orchestre, pour se terminer smorzando avec le même procédé.

On peut dire du second acte qu'il ne laisse pas à l'oreille un moment de répit ou de distraction. Après l'air bouffe du diable, dont le dessin si franc se trouve en germe dans le joli entr'acte qui le précède, après son duo comique avec sa femme, plein d'entrain, de verdeur et de vivacité, le contraste est frappant lorsqu'on voit Grisélidis descendre du château, s'asseoir sur la terrasse et, en contemplant la mer, exhaler sa mélancolie dans ce chant caressant et délicieux : Il partit au printemps, voici venir l'automne, que l'orchestre souligne avec tant de bonheur. Mais que dire ensuite de la prière que Grisélidis fait faire à son fils, tandis qu'on entend au loin les échos d'un chœur invisible, soutenu par les cloches de l'angélus ? A cet épisode d'une douceur et d'une suavité angéliques succède la scène en trio de Grisélidis, du diable et de sa femme, divisée elle-même en plusieurs épisodes et dont l'ensemble est excellent. Puis, la nuit venue, nous avons l'évocation du diable, auquel, dans l'obscurité, répondent des voix invisibles, l'apparition et la valse des Esprits, tout un tableau étrange et fantastique dont la musique est pleine de couleur et de caractère et que suit bientôt la grande scène de la tentation entre Alain et Grisélidis, leur duo passionné, aux accents pleins de chaleur et d'émotion, jusqu'au moment où Grisélidis, qui semble près de succomber, est sauvée par l'arrivée de son enfant, qui la rend à elle-même et à la raison. Et enfin, pour terminer, l'enlèvement de l'enfant par le diable, les cris de la mère éperdue, ses appels désespérés et la venue de tous les serviteurs accourant de tous côtés à sa voix et s'élançant à la poursuite du ravisseur. Tout cela est très beau musicalement, d'une inspiration et d'une facture magistrales, tous ces contrastes sont traités d'une façon saisissante, tout cela est d'un maître.

Le troisième acte est court. Il y faut pourtant signaler encore l'entrée du marquis, sa scène avec Grisélidis, puis leur phrase touchante en duo : L'oiselet est tombé du nid, et leur prière devant le triptyque de sainte Agnès.

Les mots sont impuissants à rendre certaines impressions. Comment faire comprendre la grâce de ces mélodies tantôt poétiques, tantôt pathétiques, tantôt souriantes, toujours savoureuses et substantielles ? Comment donner une idée de la finesse, de la fraîcheur, de la nouveauté, du piquant de ces harmonies ? Comment surtout caractériser l'étonnante maîtrise de cet orchestre, sa variété, son éclat sans brutalité, sa sonorité sans bruit, cet orchestre à la fois étoffé et discret, toujours présent, toujours actif, avec des accointances de timbres délicieuses, cet orchestre vraiment prodigieux, qui n'empiète jamais sur les voix et dont on perçoit jusqu'aux moindres détails, sans que pourtant, un seul instant, on cesse d'entendre distinctement les paroles ? La partition de Grisélidis est-elle donc un chef-d'œuvre ? Je ne sais. Mais elle est exquise, et sa séduction est complète.

(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément d’Arthur Pougin, 1904)

 

 

 

 

 

Les auteurs du livret l'ont tiré du mystère qu'ils avaient fait représenter à la Comédie-Française, le 15 mai 1891, sur la légende de Grisélidis. Sur ce livret, le compositeur a écrit une partition élégante et gracieuse, poétique et fraîche, tendre et pathétique. Nous signalerons en particulier : le charmant prologue ; au premier acte : le tableau archaïque de Bertrade, l'ariette d'entrée du diable ; la cantilène touchante du marquis : Traiter en prisonnière Grisélidis ; le serment de Grisélidis : Devant le clair soleil ; au second : l'air bouffe du diable ; son duo vif et comique avec sa femme ; le chant caressant de Grisélidis : Il partit au printemps : voici venir l'automne ; la prière de son fils, avec les échos d'un chœur invisible ; l'évocation du diable et la valse des esprits, pleines de couleur et de caractère ; le duo passionné d'Alain et de Grisélidis ; au troisième acte, le duo du marquis et de Grisélidis, et leur prière devant le triptyque de sainte Agnès.

(Nouveau Larousse Illustré, supplément, 1906)

 

 

 

 

 

Massenet a enluminé de musique ce vitrail médiéval, cette légende de naïveté charmeresse, dont Armand Silvestre et Eugène Morand avaient doté la Comédie-Française en 1891.

Le compositeur en a fait un conte lyrique de sonore fluidité ; la Poésie y voisine bras dessus bras dessous avec la Musique, sa sœur jumelle ; l'une ne cherche pas à éclipser l'autre par d'écrasants atours ; l'une éclaire l'autre de sa lumière mystérieuse et câline.

Le livret était bien fait pour inspirer un musicien ; le musicien était bien celui qui pouvait épingler sur ce poème le léger tissu harmonique qui lui convenait. Grisélidis est une partition diaphane comme ces verres de Venise dont la coloration a l'air de larmes pleurées le long de leurs contours.

Le livret du conte lyrique ne suit pas littéralement la trame de l'œuvre poétique jouée à la Comédie-Française. Les auteurs de l'un, qui sont aussi les auteurs de l'autre, avaient bien le droit d'adapter leur poème comme bon leur semblait, ou plus exactement comme bon semblait au compositeur.

La légende de Grisélidis n'était pas nouvelle, ni dans la littérature ni au théâtre. Avant qu'Armand Silvestre et Eugène Morand eussent accordé leur lyre pour chanter l'austère vertu de dame Grisélidis, marquise de Saluce, Boccace avait célébré dans le Décaméron la chaste épouse ; les clercs de la Basoche avaient représenté, en 1395, « l'estoire de Grisélidis, la marquise de Saluce, sa merveilleuse constance, le miroir des dames mariées ». Enfin, Perrault lui aussi, l'auteur des Contes, avait donné lecture à ses collègues de l'Académie française d'un poème qui s'appelait : « La Marquise de Salusses ou la patience de Grisélidis ».

Au surplus voici la trame du poème musical :

Grisélidis était une gentille bergère, quand le marquis de Saluce la rencontra au cours d'une promenade dans son domaine. Il l'aima, l'épousa, et elle lui donna un fils, le petit Loys. Ce bonheur familial est interrompu par une mauvaise nouvelle : le marquis est obligé d'aller guerroyer en Terre Sainte. Dans l'oratoire du château, le Prieur, au lieu de compatir au chagrin de son seigneur, au lieu de le consoler, lui fait entrevoir les méfaits que peut commettre le Diable aux prises avec une femme seule.

Le marquis de Saluce sourit : il est confiant dans la vertu de sa Grisélidis, il défie Satan. Le Diable guette sa proie ; il apparaît à l'instant dans l'embrasure d'une fenêtre. On l'a défié ; il a pris son air le plus narquois pour accepter le défi. Rira bien qui rira le dernier ; et surtout il y aura quelqu'un qui rira jaune — c'est le mari. Le Diable parie d'avoir raison de la vertu de Grisélidis. Le marquis de Saluce donne en gage son anneau, que le Diable emporte, goguenard. Saluce fait ses adieux les plus tendres à sa femme et part le cœur rasséréné.

Le Diable met évidemment tout en œuvre pour faire succomber Grisélidis à la tentation. Nous sommes, au second acte, sur une terrasse d'où l'on voit, au travers d'une floraison luxuriante qui s'épanouit en pommes d'or, la mer imperturbablement calme et bleue. Le Diable est là ; la beauté du décor ne lui a pas inspiré de la bonté : il vit en mauvaise intelligence avec sa femme Fiamina ; et il veut faire partager à tous les hommes, à tous les maris, les mauvais moments que sa femme lui fait supporter. Il n'épargne pas non plus les femmes et il commence par Grisélidis.

Il se métamorphose en vieux juif de Byzance. Il arrive escorté d'une esclave (qui n'est autre que sa femme Fiamina). Il l'amène à Grisélidis en recommandant à cette dernière d'installer l'esclave en son lieu et place et de lui obéir aveuglément ; tel est l'ordre du marquis de Saluce. Et, à l'appui de son dire, il montre l'anneau. Grisélidis s'incline et obéit ; elle cède sa place à l'esclave.

Le Diable commence alors ses sortilèges. Il envoie à Grisélidis le bel Alain qui l'a aimée jadis. Alain rencontre la belle marquise dans le jardin du château à la nuit tombante, une de ces nuits où les étoiles ont l'air de faire cligner le ciel de ses yeux innombrables. Les fleurs exhalent leurs plus enivrants parfums. L'âme de Grisélidis est toute troublée. Quand Alain se jette aux pieds de celle qu'il a tant aimée jadis, quand il lui parle des serments qu'elle lui a faits, elle est prête à oublier tout un passé de vertu, d'autant plus que le Diable a pris soin de lui insinuer que le marquis n'était pas le plus fidèle des époux.

Grisélidis va céder, se venger de son mari volage, quand apparaît son fils Loys. C'est l'image du devoir. Elle se ressaisit et repousse Alain.

Le Diable a manqué son coup. Il lui faut un gage : il emporte l'enfant. Il reparaît quelques instants après, déguisé en pirate, pour dire à Grisélidis éplorée que, si elle veut revoir son fils, il faut qu'elle aille le réclamer à bord du vaisseau que commande ce corsaire. Grisélidis irait au bout du monde pour retrouver son enfant. Par bonheur, le marquis revient de la guerre sainte. Il ne croit pas aux calomnies que le Diable a trouvé le moyen de répandre sur elle. Il embrasse tendrement celle qui lui est restée si fidèle, si dévouée. Mais il demande à embrasser aussi son fils, et le Diable répond que Loys lui appartient.

Le marquis et sa femme tombent à genoux et implorent sainte Agnès, leur patronne. L'autel devant lequel ils prient s'irradie, le triptyque s'entr'ouvre et montre l'enfant endormi aux pieds de la sainte. Le rideau baisse sur le Magnificat, entonné par des voix séraphiques.

Tel est ce livret dont la naïveté sembla quelque peu troublée par ce Diable de féerie ou même d'opérette, par ce Diable trop homme et pas assez démon, par ce Satan dont la drôlerie trépidante jurait un peu avec l'envolée lyrique, ln poésie exquise de la légende.

Mais pourquoi chicaner sur ce Diable, en somme bon enfant ? C'est un Belzébuth farceur qui ne trompe personne, puisqu'il fait rire de sa prétendue sévérité ?

Armand Silvestre et Eugène Morand avaient emprunté le canevas de leur pièce à un conte du Décaméron, de Boccace, dont j'ai parlé plus haut ; mais combien moins plaisant ?

Gaultier, marquis de Saluce, avait épousé une pauvre fille fort belle. Elle lui avait donné deux beaux enfants. Or, pour l'éprouver, voici ce qu’il imagina : il lui fit croire un beau jour que ses deux enfants étaient morts ; et, comme si ce chagrin ne suffisait pas, il la répudia et la força à entrer au service d'une grande dame où elle fut contrainte aux besognes les plus rudes. Cependant rien ne la fit dévier du droit chemin. Elle fut fidèle à son mari. Le seigneur et maître se déclara alors satisfait et prouva que tout ceci n'était que plaisanterie.

Cruelle plaisanterie ! comme on voit. Armand Silvestre et Eugène Morand ont senti ce qu'il y avait de brutal, de sauvage dans le conte de Boccace, et ils ont inventé le personnage du Diable qui inflige toutes ces épreuves à Grisélidis au lieu que ce soit le mari qui les lui inflige. Et c'est pourquoi ils ont fait un Diable aimable et farceur au lieu du Diable truculent. 

***

 Massenet a écrit sur cette donnée une partition ailée et aisée, d'une spontanéité claire, d'une invention mélodique limpide, et d'une orchestration colorée, sans aucun effet oiseux. La musique en est trouvée et ne semble pas cherchée. L'œuvre est d'une habileté qui étonne les professionnels et qui ne vise qu'à charmer les profanes.

Il est difficile de citer des « morceaux », il peut paraître cruel de cueillir quelques fleurs dans ce jardin harmonique pour les sertir en « bouquet » à offrir à l'admiration du public. Ne vaudrait-il pas mieux désigner des scènes ?

A ce titre il faut mentionner le prologue avec sa simplicité voulue ; au premier acte la scène de Grisélidis : « Oiseau qui pars à tire-d'aile », mélancoliquement soulignée par le cor ; et la fin si sobre après les tumultueuses sonorités du départ : « Bertrade, reprenons la page commencée. »

Au deuxième acte, dès le prélude montent des effluves de passion qui annoncent le trouble de Grisélidis ; puis c'est la cantilène de Grisélidis : « Il partit au printemps », avec son accompagnement de violoncelle ; la scène d'évocation des Voix de la Nuit, la Valse des Esprits, sont d'un charme pénétrant; et enfin le duo de Grisélidis et d'Alain a des accents de passion émue et enlaçante.

Cet acte de la tentation, si chaud, si coloré, nous ramène ù l'acte plus calme du retour du marquis. Le Diable y essaie sa verve musicale ; et le marquis y chante son bonheur retrouvé, en deux airs dont l'un : « L'oiselet est tombé du nid », sur une tenue de violons et de harpes, rappelle les plus jolies inspirations de Manon et de Werther. L'acte se termine sur une scène mystique, d'une grâce très évocatrice.

La partition de Grisélidis nomme parmi les collaborateurs Albert Carré, le directeur de l'Opéra-Comique. C'est lui qui fut le magicien des apparitions fantomatiques, des atmosphères lunaires, des reflets dans les étangs ; c'est lui qui transforma ces êtres précis qu'on appelle des danseuses en des formes imprécises discrètement colorées de lumières mauves et glauques. En le citant en tête de leur partition les auteurs n'avaient fait que rendre hommage à ce prestigieux metteur en scène qui, avec Jusseaume pour les décors et Bianchini pour les costumes, avait littéralement transporté les spectateurs dans le royaume de l'irréel réalisé.

(Louis Schneider, Massenet, 1908)

 

 

 

 

 

Ce joli mystère, d'une incomparable fraîcheur dans sa naïveté moyenâgeuse, a fourni au maître Massenet le canevas d'une de ses meilleures partitions. On sait que Grisélidis, c'est le poème de la fidélité conjugale résistant à tous les assauts du Malin.

Un prologue nous montre le berger-poète Alain, amoureux de Grisélidis dès son enfance, tout heureux à la pensée de revoir celle qu'il aime. Mais le pauvre garçon est devancé par le marquis de Saluces, rentrant de la chasse. Le marquis, trouvant la blanche Grisélidis sur sa route, voit en elle la compagne que le ciel lui envoie et lui demande sa main, qu'elle lui accorde en toute humilité et soumission, lui jurant fidélité éternelle. Alain s'éloigne désolé.

Le premier acte se passe dans un oratoire du château de Saluces. Le marquis va partir pour la croisade. Aux conseils du prieur, qui voudrait qu'il enfermât la marquise en son absence, l'époux se révolte : il a en sa femme une foi absolue et entend la laisser entièrement libre. Le prieur hoche la tête : « C'est tenter Dieu que tant croire à sa femme. » Le marquis redouble d'assurance et met le diable au défi de triompher de la vertu de Grisélidis. Pris ainsi à partie, le diable paraît et relève le défi. En gage, le marquis lui remet son anneau et part, après de touchants adieux à sa femme et à son fils Loys. Comme le rideau baisse, le modèle des épouses et des mères se fait lire, par sa fidèle Bertrade, l'histoire de Pénélope, sa devancière...

Au deuxième acte, devant le château, le diable tout joyeux dresse ses batteries, se félicitant d'être seul un instant, car le diable de MM. Silvestre et Morand est marié. Sa joie est de courte durée : Fiamina, son épouse, est soudain à ses côtés. Suit une explication conjugale assez vive, mais courte, car le digne couple est d'accord dès qu'il s'agit de travailler à la perte de Grisélidis.

Voici justement la marquise qui s'avance avec son fils et Bertrade. Le diable et Fiamina s'éclipsent, pour revenir tout à l'heure travestis, lui en marchand levantin, elle en esclave morisque. Grâce à l'anneau du marquis, le faux marchand se fait accepter comme un messager du maître. Celui-ci aurait acheté sur les lieux saints une esclave (Fiamina), et enverrait à Grisélidis, répudiée, l'ordre de remettre la direction du château à cette nouvelle favorite. Le coup est rude, mais, fidèle à son serment, Grisélidis se soumet. Le diable n'en revient pas ! Il lui faudra trouver autre chose. Il rassemble donc les esprits et leur enjoint de troubler les sens de la jeune femme. Puis, quand il la croit suffisamment émue, il la place subitement en face de son ami d'enfance Alain, lui-même chauffé à blanc par les esprits infernaux. Alain est pressant, amoureux, persuasif : Grisélidis est ébranlée, mais quand elle se sent faiblir elle saisit son enfant : c'est lui qui la gardera contre le mal ! Alain, désespéré, renonce, mais le diable non pas : il arrache l'enfant des bras de sa mère et s'enfuit avec sa proie. Le rideau baisse sur les appels désolés de Grisélidis : « Loys ! Loys ! » Et le rire du diable éclate dans la nuit.

Troisième acte : même décor qu'au premier. Dans son oratoire, Grisélidis pleure et prie. Elle est cruellement éprouvée, mais elle n'a pas péché. Pourtant, le ciel même semble l'avoir abandonnée : l'image de sainte Agnès a disparu de sa niche. Et voici que se prépare le dernier, le suprême assaut. Sous les traits d'une sorte de pirate, le diable vient annoncer que Loys est sur une galère, et que le maître de la nef le rendra à sa mère en échange d'un baiser. Sinon, c'est pour l'enfant la mort ou l'esclavage... Cruel dilemme : ou bien rester pure et perdre son fils, ou bien le sauver en se perdant elle-même. Elle se décide enfin. Elle ira, mais armée d'un couteau qu'elle trempe dans l'eau bénite.

A peine est-elle sortie que le marquis revient. Il ne trouve au logis qu'un inconnu, qui se hâte de lui annoncer que sa femme le trompe, et pour preuve la lui montre courant vers le rivage. Comme il va tomber dans le piège, le mari aperçoit soudain sa bague au doigt du dénonciateur : il a compris ! C'est le diable qui le tente. Pourtant le doute l'obsède et il tremble quand Grisélidis reparaît devant lui. L'explication entre les époux est courte : l'un et l'autre jurent leur innocence et tombent embrassés. Mais où est Loys ? Et Grisélidis doit avouer au père l'horrible vérité. Dans un coin le diable ricane. La violence dans cette épreuve serait sans effet ; seul le ciel peut rendre Loys à ses parents. Marquis et marquise tombent à genoux devant la niche vide de sainte Agnès. Et le prodige s'opère. C'est d'abord une épée flamboyante qui surgit dans la niche et dont le marquis s'empare. Puis, au son des cloches et à l'éblouissante clarté de mille lumières, c'est sainte Agnès elle-même qui paraît, tenant Loys dans ses bras. L'esprit du mal est vaincu, vaincu par la fidélité d'une femme. Mais il s'en console : il se fera ermite !

 

Ajoutons que cette exquise fable est délicieusement versifiée.

(Edouard Combe, les Chefs-d’œuvre du répertoire, 1914)

 

 

 

 

 

Grisélidis... dans ce nom seul, il y avait déjà de la mélodie.

C'était une jolie légende, et dont les Français du XIVe siècle furent les premiers à s'émerveiller. Les clercs de la Basoche, en 1395, représentaient devant le pauvre Roy Charles VIme, l'Histoire de la marquise de Saluces, « miroir des dames mariées », sous les scéniques espèces d'un « miracle », — celui de la Femme Fidèle... A titre d'exception, Boccace en fit plus tard le sujet d'une des nouvelles du Décaméron (Xe journée), et Perrault a intitulé : la Marquise de Saluces ou la Patience de Grisélidis, un de ses contes en vers les moins connus, directement inspiré par le fabliau primitif. Celui-ci témoigne de mœurs assez rudes : Pour éprouver la constance et la vertu de sa femme, une humble vassale qu'il avait daigné, par amour, élever à lui, le marquis de Saluces lui enlève successivement sa fille et son fils, et finit par la répudier après quelques années pendant lesquelles il l'a fort durement traitée. Bien plus, il exige qu'elle demeure au manoir pour y servir une nouvelle châtelaine ! Grisélidis accepte tout : et, comme elle se soumettrait à la volonté de Dieu, s'incline sans murmurer devant les ordres rigoureux de son Seigneur... qui la relève alors, et l'embrasse, et l'assied à la place d'honneur, aux côtés de sa fille — arrivée le jour même avec son fils, et présentée tout d'abord comme sa maîtresse...

Ce mari, à qui rien en somme n'était venu mettre la puce à l'oreille, risquait gros à ce jeu où il ne pouvait accuser que lui des événements redoutés, si, par aventure, les choses s'étaient passées conformément à ses inquiétudes conjugales... Il fallait être bien sûr de l'amour d'une femme pour compromettre son bonheur dans de telles expériences. Alors, ce n'était pas la peine. C'est ce qu'ont dû trouver MM. Armand Sylvestre et Eugène Morand lorsqu'ils conçurent le « mystère » de Grisélidis, joué pour la première fois à la Comédie Française en 1891. Ils ont foncièrement modifié la tradition du vieux conteur. M. Armand Sylvestre, n'en déplaise aux lecteurs trop méridionaux des « Contes Grassouillets », est parfois un poète exquis. Et l'on ne pourrait guère reprocher à son poème que d'être écrit d'une plume insuffisamment archaïque, étant donné le sujet. Catulle Mendès se montrait davantage soucieux de « couleur du temps », dans ses pastiches dramatiques. Mais il est impossible d'ouvrager d'une manière plus délicatement et plus curieusement artistique ; et la décoration qui, elle, parut d'un « Moyen Age » fort heureux, représentait un triptyque médiéval en forme de reliquaire, que fermait un rideau d'avant-scène gothique dessiné par Morand lui-même — le tout brossé dans le goût des primitifs italiens. Enfin, le chef d'orchestre du Théâtre Français,
M. Léon, avait composé la mystique musique de scène, qui a dû donner à Massenet l'idée d'une partition plus complète. Grisélidis est devenue « conte lyrique » en trois actes et un prologue, créé à l'Opéra-Comique le 20 novembre 1901, sans avoir perdu de sa grâce à l'environner d'harmonies.

 

***

 

La petite Grisélidis a simplement posé sa blanche main de pastourelle dans celle du marquis de Saluces, qui, la rencontrant dans ses terres au cours d'une partie de chasse, a remarqué son charme agreste. II y avait beaucoup de finesse chez les vassaux de ce seigneur : Alain, le gentil berger, n'est-il pas un peu troubadour ? Il a aimé Grisélidis et il lui a chanté son amour... trop tard : Elle a laissé parler son cœur en faveur du galant marquis, et s'est considérée comme engagée.

Le mariage a été régulièrement célébré. Il est heureux ; le ciel a béni cette union sereine, et la maison de Saluces possède un héritier : Loys, blond damoiseau. Mais voici le temps des Croisades ; le bon chevalier va partir; prendra-t-il donc, pour s'assurer la foi de l'épousée en son absence, des précautions peu dignes de l'amour et de la confiance qu'il n'a aucun droit de lui marchander ? L'avis du chapelain, qui a reçu tant de confessions, est qu'il ne faut pas tenter Dieu. Le marquis se contente de défier le diable... Il a tort : celui-ci a l'ouïe prompte, et se manifeste aussitôt qu'il est évoqué. Décidément, le sire de Saluces est imprudent : il fait contre le Démon un pari dont la fidélité de sa Dame est l'enjeu, lui laisse en gage son alliance, et part tranquille.

Le diable est d'autant plus intéressé dans la question qu'il a des raisons personnelles pour en vouloir aux gens mariés : son propre ménage étant à lui seul un petit enfer dans le grand... On connaît le dicton qui veut qu'aux giboulées, lorsqu'une ondée traverse les rayons du soleil, Satan se batte avec sa femme : Ce phénomène est agréablement matérialisé sous nos yeux grâce à l'entrée en scène du balai rôti dont se chauffe la piquante brune qui a nom Fiamina — Madame la diablesse. — Que signifie cette incursion de son époux sur les domaines de l'albe Grisélidis ? Méphisto se défend comme un beau diable qu'il est : Il n'est ici que pour affaires et il s'agit de le prouver. Et comme, après tout, un démon femelle est la meilleure des alliées, il va utiliser les qualités physiques et intrinsèques de l'accorte Fiamina. Travesti en bachi-bouzouk, trafiquant d'esclaves, il vient présenter celle-ci à la châtelaine esseulée, comme achetée par son seigneur et maître, en Palestine, avec ordre de l'installer dans le manoir en qualité de Favorite... Grisélidis pourrait se méfier de cet hérétique, mais il lui montre l'anneau du marquis comme gage de sa mission. La suzeraine obéira sans révolte ; et le diable croit le moment psychologique venu de la remettre brusquement en présence d'Alain, son premier soupirant. Il fait appel aux puissances aphrodisiaques éparses dans la nature, pour alanguir les jeunes sens énamourés de leur fluide voluptueux. Grisélidis n'a-t-elle pas une revanche à prendre ?... Et peut-être céderait-elle, si un chérubin protecteur ne s'avançait innocemment à sa défense : son Loys ! Alain, vaincu par le respect de la maternité, s'enfuit ; mais Satan, furieux, ne veut pas s'avouer battu : Il enlève Loys qu'il entraîne dans sa galère maudite. Désespérée, la marquise va s'abîmer en prières... elle se croit abandonnée du Ciel, car l'image de sainte Agnès a déserté son oratoire... Le Diable lui apparaît alors sous les traits d'un magnifique métèque, trop tôt venu dans un monde encore assez neuf pour l'affolement des « honnestes » dames — et fait de son honneur la rançon de son fils. La pauvre Grisélidis se redresse. Elle s'arme à la dérobée d'un poignard, et court vers la grève...

Et juste à ce moment, le sire de Saluces arrive, retour des croisades... Il cherche la marquise, mais c'est un étranger qui se présente pour lui en annoncer l'infidélité — et sa main tendue désigne la mer. Le chevalier regarde : ce qu'il voit d'abord, c'est ce doigt accusateur, un peu crochu, et orné d'un anneau qu'il reconnaît pour son alliance... Le diable est démasqué : voici Grisélidis qui rentre en larmes — elle a vu revenir celui qu'elle aime, il n'aura pas eu le temps de douter ; mais un autre malheur le frappe : où est Loys ! Les deux époux tombent au pied du tabernacle... Une douce lueur, mystérieuse, baigne l'arceau gothique d'où tout à l'heure encore avait disparu la statue ; petit à petit elle se condense pour former un glaive radieux que le marquis saisit et lève sur le diable... Satan s'évanouit ; et, aussitôt, dans un envol de carillons, dans l'étincellement d'une auréole, resplendit sur l'autel sainte Agnès — qui tend, souriante, Loys aux baisers du couple fidèle... Et la fidélité d'un couple, c'est encore le plus grand prodige.

 

(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)

 

 

 

 

 

 

Catalogue des morceaux

 

Prologue — La lisière d'une forêt en Provence

Prélude    
Scène I Ouvrez-vous sur mon front, portes du Paradis Alain
Scène II Prieur, de ces côtés, on l'aura vu, peut-être     Voir Grisélidis ! Voir Grisélidis, c'est connaître Alain, Gondebaud, le Prieur
Scène III Ah ! Voyez le Marquis !     Regardez !  C'est un ange qui passe Grisélidis, Alain, le Marquis, Gondebaud, le Prieur

Acte I — L'Oratoire de Grisélidis

Prélude    
Scène I Chanson d'Avignon : En Avignon, pays d'amour Bertrade
Scène II Chut ! les chansons d'amour ont fait leur temps Bertrade, le Marquis, Gondebaud, le Prieur
Scène III Ah ! d'un regret cruel     Traiter en prisonnière Grisélidis ! le Marquis, le Prieur
Scène IV Grand Dieu ! Quel miracle !     le Récit du Diable : J'avais fait, comme on dit, le diable sur la terre le Diable, le Marquis, le Prieur
Scène V C'est peu pour le soldat de quitter sa demeure     Tristesse : Oiseau qui pars à tire d'aile le Marquis
Scène VI le Serment de Grisélidis : Devant le clair soleil qui monte au firmament     Adieux du Marquis à son fils : Toi, dont pour le faix lourd des armes Grisélidis, Bertrade, Loys, le Marquis, Gondebaud, le Prieur, les Hommes d'armes

Acte II — Une terrasse devant le château

Entr'acte. — Idylle    
Scène I Jusqu'ici, sans dangers, j'ai pu vivre invisible     Loin de sa femme qu'on est bien ! le Diable
Scène II le Diable et sa femme : Quand les chats n'y sont pas, les souris...     Bélitre ! Drôlesse ! Fiamina, le Diable
Scène III La mer ! Et sur les flots toujours bleus     Il partit au printemps... Grisélidis, Bertrade, Loys, Voix de Femmes
Scène IV Trio : Merci du grand honneur, Madame, à nous permis     Quand nous vîmes le Marquis Grisélidis, Fiamina, le Diable
Scène V Mon cher époux, qu'en dites-vous ? Fiamina, le Diable
Scène VI Evocation : Des bois obscurs, des blanches grèves     Apparition et Valse des Esprits le Diable, les Voix de la Nuit
Scène VII Chanson d'Alain : Je suis l'oiseau que le frisson d'hiver chasse de la ramée     Grand Duo : Rappelle-toi les jours où, ta main dans ma main Grisélidis, Alain
Scène VIII Regardez ! Regardez ! là-bas cet homme sombre Grisélidis, Bertrade

Acte III — L'Oratoire de Grisélidis

Prélude    
Scène I Prière de Grisélidis : Loys ! Loys ! Des larmes brûlent ma paupière Grisélidis
Scène II Bertrade, rien encore ?     Le corsaire est galant, madame Grisélidis, Bertrade, le Diable
Scène III Le Marquis à présent ! le Diable
Scène IV Devant moi, tout s'enfuit le Diable, le Marquis
Scène V A présent, devant ta demeure le Marquis
Scène VI Duo du Retour : Avant de vous parler suis-je encor...     Loin qu'elle te pardonne Grisélidis, le Marquis
Scène VII Eh bien ! C'est du joli ! Grisélidis, le Diable, le Marquis
Scène VIII Dans le nid aux chaudes caresses     L'oiselet est tombé du nid Grisélidis, le Marquis, Voix célestes

 

 

 

LIVRET

 

 

 

 

décor du Prologue lors de la création

 

 

 

(édition de 1909)

 

 

PROLOGUE

 

La lisière d'une forêt en Provence

 

 

Une forêt en Provence. Au fond un étang où se mire le ciel. Soir clair.
 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

ALAIN, seul, les yeux sur le ciel lointain – Avec joie.

Ouvrez-vous sur mon front, portes du paradis !

Je vais revoir Grisélidis !

Les grands cieux où descend le soir,

Les cieux tendus d'or et de soie,

Les grands cieux sont comme un miroir :

Ils reflètent toute ma joie.

Ouvrez-vous sur mon front, portes du paradis :

Je vais revoir Grisélidis !

Il remonte vers le fond. Le prieur et Gondebaud paraissent.

 

 

 

Ouvrez-vous sur mon front

Charles Dalmorès (Alain) et Orch.

Victor 88397, mat. C-12538-1, enr. à Camden, New Jersey, le 25 octobre 1912

 

 

 

Ouvrez-vous sur mon front

David Devriès (Alain) et Orch. de l'Opéra-Comique dir Gustave Cloëz

Odéon 188.523, mat. KI 1216-2, enr. à Paris en mai 1927

 

 

 

Ouvrez-vous sur mon front

Miguel Villabella (Alain) et Orch. dir Gustave Cloëz

Odéon 188.669, mat. KI 2457, enr. le 03 juillet 1929

 

 

 

SCÈNE II

ALAIN, GONDEBAUD, LE PRIEUR

 

GONDEBAUD

Prieur, de ces côtés on l'aura vu peut-être…

 

LE PRIEUR, apercevant Alain.

Un berger.

 

GONDEBAUD

Il faut l'interroger...

Berger, n'as-tu pas vu le marquis, notre maître,

Qui chassait dans ces bois ?

 

ALAIN

Non.

 

GONDEBAUD

Tout le jour ses chiens ont donné de la voix.

Je ne les entends plus.

 

ALAIN, montrant la lisière de la forêt.

Mais il devra sans doute,

Pour rentrer au château, passer par cette route.

 

GONDEBAUD, au prieur.

Attendons-le.

(Il reprend, tout en marchant entre les arbres, la conversation commencée.)

C'est grand malheur, je vous le dis,

Que notre maître, le marquis,

N'ait pas encor pris femme.

 

LE PRIEUR

Aucune n'a charmé son âme.

 

ALAIN, en souriant, à part soi.

Il n'a pas vu Grisélidis.

 

LE PRIEUR et GONDEBAUD (qui l’ont cependant entendu.)

Grisélidis ?

 

ALAIN

Voir Grisélidis, c'est connaître,

Dans la grâce exquise d'un être,

Tout ce qui peut plaire et charmer.

Voir Grisélidis c'est l'aimer.

Elle est au jardin des tendresses

Non pas la rose, mais le lys.

Ses beaux yeux clairs, de leurs chastes caresses

N'ont jamais consolé les fronts par eux pâlis.

Voir Grisélidis, c'est connaître

Dans la grâce exquise d'un être

Tout ce qui peut plaire et charmer.

Voir Grisélidis c'est l'aimer !

 

 

SCÈNE III

LES MÊMES, LE MARQUIS, puis GRISÉLIDIS

 

GONDEBAUD, apercevant vers le fond le marquis.

Ah ! voyez... le marquis.

 

LE PRIEUR

Interrogeant l'espace,

Que cherche-t-il à l'horizon ?

(Le marquis paraît vers le fond, les regards suivant une image qui passe, visible seulement pour lui, emmi la profondeur des arbres.)

 

LE MARQUIS

Regardez ! regardez ! C'est un ange qui passe.

Quel rêve prend mon âme et trouble ma raison ?

(Vers le fond il semble que plus de clarté se soit faite ; c’est que Grisélidis a paru.)

D'or éclatant le ciel autour d'elle se teinte...

 

GONDEBAUD

O miracle !

 

LE PRIEUR

On dirait Geneviève la sainte !

 

LE MARQUIS

J'en crois mon cœur : c'est pour moi qu'en ce lieu

Cette enfant est conduite entre les mains de Dieu !

(A mesure qu'elle approche, le marquis s'incline. Quand elle est devant lui il tombe à genoux.)

Toi qui portes la paix du ciel sur ton visage,

Je ne sais devant toi, mystérieuse image,

Quelle force inconnue a plié mes genoux.

Femme, réponds : Veux-tu que je sois ton époux ?

(Au fond les gens du marquis, les valets de meute, chiens en laisse et faucons au poing, ont paru ; ils s’arrêtent et surpris suivent la scène de loin.)

 

GRISÉLIDIS, simplement, les regards baissés.

La volonté du ciel sans doute étant la vôtre,

Désormais je n'en aurai d'autre

Que vous obéir sans merci !

Près de vous, loin de vous absente,

Pour quelque douleur qu'il ressente,

Mon cœur n'aura d'autre souci.

Disposez de votre servante.

 

VOIX MYSTÉRIEUSES SOUS LE CIEL

Alleluia ! Alleluia !

 

LE MARQUIS, remettant Grisélidis au prieur.

Au château par la main,

Femme, notre prieur te conduira demain.

(Sous la gloire des rameaux inclinés, Grisélidis sort conduite par le prieur. Le marquis ne peut en détacher les yeux même quand elle a disparu – puis avec ses gens il sort. – Alain a suivi toute cette scène, à l'écart, les yeux aussi sur elle ; et quand il est seul, sous la nuit tout à fait venue, il éclate en sanglots désespérément.)

 

ALAIN

Fermez-vous sur mon front, portes du paradis,

Car j'ai perdu Grisélidis.

 

 

 

 

 

 

Lucienne Bréval (Grisélidis) et Hector Dufranne (le Marquis) dans le décor de l'Acte I lors de la création

 

 

 

ACTE PREMIER

 

L'Oratoire de Grisélidis

 

 

Au château de Saluces. Un oratoire. Au fond un triptyque, volets fermés au lever du rideau, laisse voir quand il est ouvert au courant de l'acte une image sculptée de sainte Agnès tenant un agnelet blanc. Elle a sous les pieds une figure de pierre qui est celle du Diable. Près de la fenêtre un lectrin sur lequel un livre est ouvert.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

BERTRADE, elle chante en filant au fuseau et à la quenouille.

En Avignon, pays d'amour,

Tout doucement un troubadour

Dit à sa mie :

Suis-moi sous le ciel qui pâlit,

Tandis que ta mère en son lit

Est endormie.

 

A Vaucluse nous cueillerons

Des bleuets et des liserons

De toutes sortes ;

Pour qu'avec ces petites fleurs,

Tous mes baisers et tous mes pleurs

Tu les emportes.

 

Et si ta mère à ton retour

En Avignon, pays d'amour,

Est réveillée

Montrant chacune de ces fleurs,

Dis-lui que du matin les pleurs

Seuls l'ont mouillée.

 

En Avignon, pays d'amour...

 

 

SCÈNE II

BERTRADE, GONDEBAUD, puis LE MARQUIS et LE PRIEUR

 

GONDEBAUD

Chut ! les chansons d'amour ont fait leur temps, la belle.

N'entends-tu pas celle du fer ?

(Il va à la fenêtre et parle vers le dehors d'où monte le bruit d'un martèlement de harnois et de heaumes.)

Courage ! Courage ! Holà ! mes forgerons d'enfer !

Nous punirons bientôt le Sarrasin rebelle.

Avec l'épée et pour la Croix.

 

BERTRADE

Le maître va partir ?

 

GONDEBAUD

Tout à l'heure, je crois.

 

BERTRADE

O ma pauvre maîtresse !

 

GONDEBAUD

Dieu ne laisse-t-il pas un fils à sa tendresse ?

Et puis nous reviendrons.

 

LE MARQUIS entre avec le Prieur.

Dans une heure

Nous partons.

(à Bertrade)

Toi préviens ta maîtresse.

(Sort Bertrade. – au prieur qui traversait la pièce.)

Demeure !

 

 

SCÈNE III

LE MARQUIS, LE PRIEUR

 

LE MARQUIS

Ah ! d'un regret cruel mon cœur mal se défend.

Prieur, je vais quitter ma femme et mon enfant !

 

LE PRIEUR

Le Seigneur gardera tous les deux sous son aile.

Pour mieux nous assurer sa clémence éternelle,

Invoquons sainte Agnès.

(Il ouvre les volets du triptyque.)

Puis, je vous le promets,

La marquise et son fils ne sortiront jamais

Du château.

 

LE MARQUIS

Que dis-tu ? Traiter en prisonnière

Grisélidis, la fleur éprise de lumière,

Que j'ai cueillie en mon chemin,

Du ciel clair buvant la rosée ?

Garder captif l'oiseau dont l'aile s'est posée

Si confiante dans ma main ?

Grisélidis esclave ? Oh ! non. Que dès demain

Les portes s'ouvrent devant elle.

Et que sa liberté soit telle

Qu'elle aille, s'il lui plaît, écouter dans les bois

Aux murmures du vent les adieux de ma voix,

Chercher mes yeux le soir dans quelque étoile en flamme

 

LE PRIEUR

C'est tenter Dieu que tant croire à la femme.

 

LE MARQUIS

C'est Dieu qu'elle invoqua dans un serment sacré

Et j'en jure aujourd'hui par sa toute puissance,

De deux choses jamais, non ! je ne douterai :

C'est sa fidélité, c'est son obéissance.

 

LE PRIEUR

Heu ! le Diable est malin.

 

LE MARQUIS

Si le Diable était là

J'en jurerais encor.

(Dans le triptyque ouvert la figure de pierre du Démon s'anime et d'un bond saute dans l'Oratoire)

 

LE DIABLE

Monseigneur, me voilà !

 

 

 

Hector Dufranne (le Marquis), Lucien Fugère (le Diable) et Emile Jacquin (le Prieur) lors de la création

 

 

SCÈNE IV

LES MÊMES, LE DIABLE

 

LE PRIEUR

Grand Dieu, quel miracle effroyable !

 

LE MARQUIS

Messire êtes-vous bien le Diable ?

 

LE DIABLE

Ma parole, le Diable ! et qui ne s'en défend.

Mais un diable très bon enfant.

J'avais fait, comme on dit, le diable sur la terre,

Où longtemps j'avais voyagé, très longtemps !

Pratiquant gaîment l'adultère,

Quand, en me mariant, le Seigneur s'est vengé.

Celle dont, en enfer, il m'a fait la victime,

Est coquette, méchante et de plus légitime !

Et son unique but est, j'en suis sûr, hélas !

De consoler en moi l'ombre de Ménélas.

 

LE PRIEUR

Ce serait pain bénit pour vous.

 

LE DIABLE

Non, je n'en use !

Le jour dans ce triptyque à rêver je m'amuse ;

Et la nuit, la nuit, nous passons le temps, ma femme et moi,

A tromper les maris.

 

LE MARQUIS

Non, pas tous, sur ma foi !

 

LE DIABLE

Si, tous !

 

LE MARQUIS

Va-t'en, démon !

 

LE DIABLE

La chose est incroyable

Qu'on vous dérange à tout propos.

Passez-vous du Diable, que diable !

Ou laissez le Diable en repos.

Evoqué dans ces lieux, par vous, ma foi, j'y reste !

(Il se carre impudemment sur la table.)

 

LE PRIEUR

O mon cher maître, imprudence funeste !

 

LE DIABLE

Je précise, Marquis, ayant tout entendu :

Contre moi le pari par vous sera perdu

Si la marquise oublie en votre absence

Soit sa fidélité, soit son obéissance.

 

LE MARQUIS

Va-t'en ! Va-t'en !

 

LE DIABLE

Qu'est-ce que je vous dis.

Vous doutez !

 

LE MARQUIS

Pour que nul ne dise que je doute

De la vertu de ma Grisélidis,

Pour gage prends ce sceau.

(De son doigt il arrache son anneau nuptial et le lui donne.)

Devant Dieu qui m'écoute,

J'accepte !

 

LE DIABLE

A la bonne heure.

(S’envolant par la fenêtre.)

                        Monseigneur, au revoir !

 

LE MARQUIS et LE PRIEUR

Nous bravons ton pouvoir.

 

LE MARQUIS, au prieur.

Va, la marquise ici doit venir tout à l'heure !

 

 

SCÈNE V

 

LE MARQUIS

C'est peu pour le soldat de quitter sa demeure,

Quand à son foyer vide il n'est pas attendu.

 

Ayant fait au ciel sa prière,

Au combat il court éperdu

Et sans regarder en arrière.

Tel je partais jadis.

 

Aujourd'hui c'est comme une trame

Qui se brise. Un doux nom de femme

Tout bas pleure au fond de mon âme,

Grisélidis ! Grisélidis !

 

Oiseau qui pars à tire-d'aile,

Qui, là-bas, me parlera d'elle ?

Te retrouverai-je fidèle ?

Grisélidis ! Grisélidis !

 

Pour suivre en combattant l'armée,

Pour la gloire et pour sa fumée,

Ne plus revoir la bien-aimée.

Grisélidis ! Grisélidis !

(A la porte de la chambre des femmes, Grisélidis paraît.)

 

 

 

Oiseau qui pars à tire d'aile

Robert Couzinou (le Marquis) et Orchestre dir. Albert Wolff

Polydor 516.593, enr. en 1928

 

 

 

 

Jeanne Daffetye (Bertrade), la petite Suzanne (Loys), Lucienne Bréval (Grisélidis), Hector Dufranne (le Marquis), Gustave Huberdeau (Gondebaud), lors de la création

 

 

SCÈNE VI

LE MARQUIS, GRISÉLIDIS, puis BERTRADE, LOYS, GONDEBAUD, LE PRIEUR, HOMMES D’ARMES

 

LE MARQUIS

Grisélidis !

 

GRISÉLIDIS

Pardon, Monseigneur et mon maître,

Je voulais être forte et vous voyez mes pleurs.

 

LE MARQUIS

J'y vois, Grisélidis, ta tendresse apparaître ;

Les larmes du matin font plus belles les fleurs.

Mais mon cœur en goûtant ces trop dangereux charmes

S'en pourrait amollir.

Grisélidis, cache moi donc tes larmes ;

Car devant le devoir je ne veux pas faiblir.

Tu m'offris ta beauté, je te dois bien la gloire.

 

GRISÉLIDIS

Si longtemps loin de vous, mon Dieu, je n'y puis croire.

 

LE MARQUIS

En attendant, vis libre dans ces lieux,

Comme l'oiseau qui vole au soleil dans l'espace.

 

GRISÉLIDIS

Le ciel est sans soleil quand je n'ai plus vos yeux,

C'est eux que chercheront les miens dans l'air qui passe.

 

LE MARQUIS

Pour rassurer mon cœur redis-moi ton serment.

 

GRISÉLIDIS, vers la fenêtre.

Devant le soleil clair qui monte au firmament,

Comme aux mains du prêtre l'hostie,

Je vous donne ma foi librement consentie.

Que mes gages d'amour vous soient donc confirmés.

Sachez que je vous aime autant que vous m'aimez.

Votre volonté me fût-elle même

Cruelle à mourir, j'accepte mon sort

Et j'obéirai puisque je vous aime

Jusque dans la mort.

(Fanfare sous les murs.)

 

LE MARQUIS

Il faut partir !

 

GRISÉLIDIS

Non pas sans avoir, je l’espère,

Embrassé notre enfant.

 

LE MARQUIS

C'est vrai, chez moi l'époux

Allait faire oublier le père.

(Il ouvre la porte de droite.)

Bertrade, fais venir Loys auprès de nous !

 

GRISÉLIDIS

Tous près d'ici, devinant votre envie,

J'ai dit qu'on l'amenât.

(Entre Bertrade amenant Loys.)

Monseigneur, le voici.

La douceur des baisers qui lui sera ravie,

Pour la dernière fois qu'il la connaisse ici.

 

LE MARQUIS, tenant l’enfant contre lui.

Toi, dont pour le faix lourd des armes

Je quitte le léger berceau ;

Enfantelet, doux arbrisseau,

Avant la vie, apprends les larmes.

 

Près de toi, c'était le bonheur,

Là-bas, c'est la souffrance amère.

Cependant je quitte ta mère ;

Avant la vie, apprends l'honneur.

 

Qu'un baiser console et caresse

Celle qui te donna le jour,

Garde lui ta seule tendresse ;

Avant la vie, apprends l'amour.

(Il bénit l'enfant ; fanfare sous les murs, Gondebaud paraît avec quelques hommes en armes)

Grisélidis, adieu ; l'heure est passée.

(Longs adieux ; il s’arrache aux embrassements des siens et sort suivi de Gondebaud et de ses hommes. Fanfares. Grisélidis remonte jusqu’à la fenêtre et, l’enfant près d’elle, suit longtemps des yeux celui qui part.)

 

GRISÉLIDIS, montrant le livre sur le lectrin.

Bertrade, reprenons la page commencée.

 

BERTRADE, debout au lectrin, lisant.

« Les paroles de Pénélope redoublaient l'attendrissement d'Ulysse. Il pleurait, tenant embrassée sa chère et fidèle épouse. Comme l'aspect du rivage réjouit le cœur des naufragés, ainsi Pénélope contemplait son époux, sans pouvoir détacher ses bras blancs de la tête du héros. »

(Au loin dans la campagne la voix des fanfares décroît, puis s’éteint.)

 

 

 

Jeanne Daffetye (Bertrade), la petite Suzanne (Loys) et Lucienne Bréval (Grisélidis) lors de la création

 

 

 

 

 

 

maquette du décor de l'Acte II lors de la création

 

 

 

ACTE DEUXIÈME

 

Une terrasse devant le château

 

 

Une terrasse plantée d'orangers devant le château. — Parterres de lys en fleurs. — Au fond, la mer. — Fin de jour.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

LE DIABLE, seul.

Jusqu'ici, sans dangers,

J'ai pu vivre invisible au fond de ces vergers

Et parfumer mon âme aux fleurs des orangers.

 

Cueillir des fleurs ! Avoir des papillons pour proie.

Idylliques plaisirs ! Pure et décente joie !

Quel sort adorable est le mien !

Loin de sa femme qu'on est bien !

 

Il n'est qu'un bonheur sur mon âme,

Et tous les autres font pitié :

C'est vivre loin de sa moitié.

 

On est si bien, loin de sa femme !

L'absence est le suprême bien.

Loin de sa femme qu'on est bien !

Aucun souci ne vous réclame.

 

On est si bien loin de sa femme !

Ni bruit, ni jaloux entretien !

Le jour sans vacarme s’achève.

Plus de querelles pour un rien.

Et le temps passe comme un rêve !

 

Loin de sa femme qu'on est bien !

Quel bon compagnon que soi-même !

On s'accorde toujours, on s'aime

Pour deux. C'est le vrai Paradis.

 

En vérité, je vous le dis :

L'absence est le bonheur suprême.

Heureux, libre de tout lien,

De ses jours, fleurissant la trame,

Loin de sa femme qu'on est bien !

 

Comme on est bien loin de sa femme !

(Commençant à baller entre les parterres.)

Quand les chats n'y sont pas,

Les souris...

 

 

    

 

Loin de sa femme

Paul Parmentier (le Diable) et Orch.

Pathé saphir 80t n° 236, mat. 1776, enr. le 19 août 1920

 

 

 

Loin de sa femme

Louis Morturier (le Diable) et Orch.

Gramophone DA 4847, mat. 50-3327, enr. vers 1935

 

 

 

Loin de sa femme

Michel Dens (le Diable) et Orch.

enr. vers 1960

 

 

 

 

Lucien Fugère (le Diable) et Jeanne Tiphaine (Fiamina) lors de la création

 

 

 

SCÈNE II

LE DIABLE, FIAMINA

 

FIAMINA, surgissant du sol.

Pardon ! les chats sont là, monsieur.

 

LE DIABLE

Morbleu ! C'est elle.

Hein ! quel air accueillant ! Quel ton aimable elle a.

(gracieux, à Fiamina)

…C'est toi ?

 

FIAMINA

Que faisiez-vous donc là ?

 

LE DIABLE

Mais, je pensais à vous.

 

FIAMINA

En dansant ?

 

LE DIABLE

Bagatelle !

Pour distraire mon cœur du chagrin que j'avais

D'être encor loin de vous. Car ma tendresse est telle

Qu'en dansant, de vous je rêvais.

(Reprenant son pas.)

Le pas du souvenir ! l'entrechat des détresses.

 

FIAMINA

Non ! Vous cherchiez ici de nouvelles maîtresses.

 

LE DIABLE

Jalouse ! Ah ! d'un tel sentiment

Que ton âme ne soit émue !

 

FIAMINA

Que faisiez-vous ici ?

 

LE DIABLE, avec embarras.

Moi... Je... Certainement.

 

FIAMINA

Vous mentez. Votre nez remue.

 

LE DIABLE

C'est le vent !

 

FIAMINA

Malotru !

 

LE DIABLE

Coquine !

 

FIAMINA

Sacripant !

 

LE DIABLE

Carogne !

 

FIAMINA

Triple sot !

 

LE DIABLE, levant la main.

Ah ! mais !

 

FIAMINA, également.

Prends garde ou pan !

(Ensemble en dispute.)

 

[ LE DIABLE

[ Drôlesse ! Coquine effroyable !

[ Carogne, aux perfides attraits.

[ Ah ! si je n'étais pas le Diable,

[ Comme au diable, je t'enverrais !

[

[ FIAMINA

[ Bélitre ! Coquin ! Misérable !

[ Toi que j'exècre et que je hais !

[ Ah ! si tu n'étais pas le Diable,

[ Quelles cornes je te ferais.

 

LE DIABLE

Elle a le diable au corps !

 

FIAMINA

C'est bien ce qui m'assomme

D'avoir un tel mari !

 

LE DIABLE

Que vous faut-il ?

 

FIAMINA

Un homme !

 

LE DIABLE

Pour me tromper ?

 

FIAMINA

Certe.

(Le bourrant.)

Et voilà pour vous !

 

LE DIABLE

Ah ! de grâce, épargnez-moi les coups.

J'ai l'âme noire, au moins laissez moi la peau blanche

Je travaille en ces lieux. J'y prends une revanche.

 

FIAMINA

Sans moi ? Taisez-vous donc, vantard !

 

LE DIABLE

Ma comptabilité d'âmes est en retard,

Ça fait mauvais effet. L'Enfer me fait la moue,

Mais la partie est belle que je joue.

 

FIAMINA

Pour une femme, alors, vous n'êtes pas ici ?

 

LE DIABLE

Ma petite femme, eh bien ! si.

 

FIAMINA

Et jolie ?

 

LE DIABLE

En tous points exquise !

 

FIAMINA

Et de belles façons ?

 

LE DIABLE

Marquise !

C'est elle qu'il faut perdre.

 

FIAMINA

A t'en rendre vainqueur,

Je t'aiderai. Viens m’embrasser !

 

LE DIABLE

Mon cœur !

 

FIAMINA

Bon diable, va !

 

LE DIABLE

Mon trésor !

 

FIAMINA

Ma chère âme

Mon bon petit époux !

 

LE DIABLE

Ma ravissante femme !

(Ensemble, en tendresse.)

 

[ LE DIABLE

[ Mon cœur ! Mes délices ! Mon âme !

[ Ivresse de tous mes instants !

[ T’ai-je pu quitter si longtemps ?

[ On est si bien près de sa femme.

[

[ FIAMINA

[ Mon cœur ! Mes délices ! Mon âme !

[ Ivresse de tous les instants !

[ Oh ! ne reste plus si longtemps

[ Si loin de ta petite femme !

 

LE DIABLE

Chut ! c'est l'heure où la dame en ces lieux que voici

Vient rêver. Suis-moi. Nous rentrerons par ici.

 

 

 

Lucien Fugère (le Diable) et Jeanne Tiphaine (Fiamina) lors de la création

 

 

SCÈNE III

GRISÉLIDIS, puis LOYS et BERTRADE

 

GRISÉLIDIS, seule. Elle vient du château, et pensive s’arrête vers le fond en regardant la mer.

La mer ! Et sur les flots toujours bleus, toujours calmes

Jusqu'au sable roulant l'argent clair de leurs palmes,

Des voiles, comme des oiseaux

A la fois changeants et fidèles

Effleurent d'une blancheur d'ailes

La face tremblante des eaux !

Il partit au printemps ! Voici venir l'automne

Qui dépouille d'un souffle égal et monotone

Le bois de ses rameaux, mon cœur de son espoir.

Il partit au printemps ! Voici venir l'automne,

Et le glas des hivers au loin déjà résonne,

La chanson des adieux tinte dans l'air du soir.

(Tintement de la cloche lointaine.)

Et voici, s'accordant à ma triste pensée,

Qu'une cloche, au ciel encor bleu

Balancée,

Vient endormir le monde entre les bras de Dieu.

C'est l'ermite voisin qui sonne la prière,

L'Angelus !

(Entre Loys.)

Mon enfant, viens prier pour ton père !

Joins tes mains, mon fils adoré ;

Et répète tout bas les mots que je dirai :

 

« O Seigneur, je vous prie

« Pour ceux qui sont sans toit, pour ceux qui sont sans pain,

« Protéger le marin sur la vague en furie,

« Le pèlerin sur le chemin,

« Le mourant à l'heure dernière ;

« Pour celle qui vous fait, Seigneur, cette prière

« Protégez le père et l'enfant. »

(Dans les villages voisins d'autres cloches se renvoient l'une à l'autre les sonneries de l'Angelus. Au dehors les voix des femmes égrènent des rosaires dans la chapelle seigneuriale.)

 

 

 

Il partit au printemps

Aline Vallandri (Grisélidis) et Orch.

Pathé saphir 90t n° 680, enr. en 1910/1912

 

 

 

Il partit au printemps

Charlotte Tirard (Grisélidis) et Orch. dir Albert Wolff

Polydor 516646, enr. en 1932

 

 

DES VOIX DE FEMMES

« Je vous salue, Marie, pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus le fruit de vos entrailles est béni.

« Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort ; ainsi soit-il. »

 

GRISÉLIDIS

Ainsi soit-il !

(Entre Bertrade.)

 

BERTRADE

Madame, un étranger qu'une femme accompagne

Et qui semble venir de loin,

Voudrait vous parler sans témoin.

 

GRISÉLIDIS

Amène-les.

(Sort Bertrade emmenant l'enfant.)

Le soir descend sur la campagne.

(Au loin se meurent les dernières sonneries de l'Angelus.)

 

 

SCÈNE IV

LE DIABLE, FIAMINA, GRISÉLIDIS

 

Entrent le Diable et Fiamina, introduits par Bertrade. Le Diable est déguisé en marchand levantin, Fiamina en esclave morisque.

 

LE DIABLE, bas à Fiamina.

Sois habile.

 

FIAMINA, de même.

C'est bon.

 

GRISÉLIDIS

Approchez, mes amis.

 

LE DIABLE et FIAMINA, en courbettes et saluts.

Merci du grand honneur, madame, à nous permis.

 

GRISÉLIDIS

Parlez. Viendriez-vous du bout du monde ?

 

LE DIABLE

Nous en venons, madame.

 

FIAMINA

Et même de plus loin

 

LE DIABLE

Nous avons vu Tunis.

 

FIAMINA

La Mecque

 

LE DIABLE

Et Trébizonde

 

FIAMINA

L'Orient !

 

GRISÉLIDIS, au Diable.

L'Orient ? Aux lieux d'où vous venez

On se battait ?

 

FIAMINA, répondant pour lui.

Jamais il ne fourre son nez

Où l'on se bat.

 

LE DIABLE

J'abomine la guerre

Et se faire tuer me semble un sort vulgaire.

 

GRISÉLIDIS

Alors vous n'avez pas rencontré mon époux,

Car il n'est qu'où l'on meurt.

 

FIAMINA, bas au Diable.

Allons, présentez-vous !

 

LE DIABLE, à Grisélidis.

Nos goûts ne se ressemblent guère.

Entre nous, je ne suis

Qu'un modeste marchand d'esclaves.

 

FIAMINA

Je le suis,

Comme étant un objet de son fonds de commerce.

Il m'a pour cent ducats jadis acquise… en Perse.

 

LE DIABLE

C'est monsieur le marquis qui nous envoie ici.

 

GRISÉLIDIS, avec surprise.

Où l'avez-vous connu ?

 

FIAMINA

Mais, madame, en voyage.

 

GRISÉLIDIS

De cette mission portez-vous quelque gage ?

 

LE DIABLE, tirant de son doigt l'anneau du marquis.

Madame, l'anneau que voici.

 

GRISÉLIDIS

C'est en effet l'anneau de notre mariage.

Parlez ; j'écoute.

 

LE DIABLE

Quand nous vîmes le marquis,

(Montrant Fiamina.)

De mes femmes à vendre elle était la plus belle.

 

FIAMINA

Comme je n'avais pas le droit d'être rebelle,

Je fus vite son bien, honnêtement acquis.

(Douleur de Grisélidis.)

 

LE DIABLE, bas.

C'est parfait.

 

GRISÉLIDIS, relevant la tête.

Est-ce tout ?

 

FIAMINA

Il entend que sur l'heure

Tout le monde en cette demeure

M'obéisse et me soit soumis.

Que l'anneau nuptial par vous me soit remis.

 

LE DIABLE, avec une pudeur offensée.

Mais il l'épousera dès son retour, madame.

 

GRISÉLIDIS

C'est impossible !...

Et cependant

Quand le marquis me prit pour femme

J'ai répondu, « Seigneur, acceptez mon serment.

« La volonté du Ciel sans doute étant la vôtre,

« Désormais je n'en aurai d'autre

« Que vous obéir sans merci.

« Près de vous, loin de vous absente,

« Pour quelque douleur qu’il ressente

« Mon cœur n’aura d’autre souci :

« Disposez de votre servante. »

J'obéirai. Voici l'anneau.

(Elle détache de sa main la bague nuptiale.)

 

LE DIABLE, à part.

Comment ! elle obéit ?

 

FIAMINA, saisissant la bague.

Un saphir ! Qu'il est beau !

 

LE DIABLE, le lui reprenant.

Rends-moi cela ! J'en fais mon petit bénéfice.

 

GRISÉLIDIS

Puisqu'a sonné pour moi l'heure du sacrifice,

Avec mon fils je fuis le monde et ses mépris.

Ce qu'il m'avait donné, le Ciel me l'a repris ;

Que sa volonté s'accomplisse !

 

LE DIABLE et FIAMINA, à part, en la regardant sortir.

Se peut-il qu'elle accepte un pareil sacrifice ?

A nos propres filets vraiment nous sommes pris.

Seul cet anneau, ma foi, d'un fort grand prix

Nous est un petit bénéfice.

 

 

SCÈNE V

LE DIABLE, FIAMINA

 

FIAMINA

Mon cher époux,

Qu'en dites-vous ?

Vous êtes attrapé, je pense ?

 

LE DIABLE

Voilà ma chance !

Une âme à perdre me tenta.

Il n'est peut-être en tout qu'une femme fidèle

Et je tombe sur celle-là !

Mais patience ! usant d'une ruse nouvelle,

Nous allons de l'amour lui tendre les appâts.

 

FIAMINA

Vous ?

 

LE DIABLE

Moi.

 

FIAMINA

C'est impayable.

 

LE DIABLE

Pourquoi pas ?

 

FIAMINA

Pour plaire qu'avez-vous ?

 

LE DIABLE

J'ai la beauté du Diable.

C'est un autre, un poète !

 

FIAMINA

Fort bien !

Vous fréquentez du joli monde.

 

LE DIABLE

J'ai pour ces gens de rien

Une amitié profonde.

 

FIAMINA

Et celui-là se nomme ?

 

LE DIABLE

Alain. Dans un moment

Il sera là.

 

FIAMINA

Vraiment !

Votre idée est exquise !

 

LE DIABLE

Toi, va prendre au château ta place de marquise.

(Révérences du Diable et rires de Fiamina ; elle sort vers le château.)

 

 

 

Lucien Fugère (le Diable) et les Esprits, lors de la création

 

 

SCÈNE VI

LE DIABLE, seul, – puis les Esprits ; pendant la fin de la scène précédente la nuit est venue.

 

LE DIABLE, avec des gestes d’incantation magique.

Des bois obscurs, des blanches grèves,

Des monts aigus, des larges prés,

Levez-vous, venez, accourez,

Souffles des baisers et des rêves.

 

LES VOIX DE L'OMBRE, répondant du fond de la nuit.

Des bois obscurs, des blanches grèves,

Des monts aigus, des larges prés,

Levez-vous, venez, accourez,

Souffles des baisers et des rêves.

(Les esprits évoqués apparaissent. Danse nocturne sous un ciel encore vaguement lunaire.)

 

LE DIABLE

Et montant sous les cieux déserts,

Du fond des eaux, du cœur des roses,

Haleines troublantes des choses,

Versez vos poisons dans les airs !

(Sous le souffle des esprits dans tous les parterres la floraison des lys subitement s'incline et se fane et pendant la strophe suivante tout le jardin s'épanouit en une infinie floraison de roses.)

Mettez votre ardente brûlure

Aux lèvres de Grisélidis,

Et de vos parfums alourdis

Baignez sa lourde chevelure.

(Aux esprits attentifs à ses paroles.)

Vous qui portez en vous l'âme auguste des rêves,

Esprits des monts, esprits des bois, esprits des grèves,

Allez, complices doux de mon pouvoir vainqueur,

Chercher celui qu'attend le trouble de son cœur.

(Paraît Alain amené par les esprits. Le Diable disparaît, les Esprits s'évanouissent. Alain, sans comprendre encore où il est, semble continuer, éveillé, un rêve commencé.)

 

 

 

Adolphe Maréchal (Alain) et Lucienne Bréval (Grisélidis) lors de la création

 

 

SCÈNE VII

ALAIN, puis GRISÉLIDIS

 

ALAIN

Je suis l'oiseau que le frisson

D'hiver chasse de la ramée.

Adieu la caresse embaumée

Du nid caché dans le buisson,

Mais que ma dernière chanson

Vole aux pieds de la bien-aimée.

 

Astres, cachez votre flambeau,

Gardez votre face voilée.

Car ma jeunesse désolée

Et le printemps sont au tombeau,

Puisqu'à mes yeux rien n'est plus beau

Depuis qu'elle s'en est allée.

 

Je suis l'oiseau que le frisson

D'hiver chasse de la ramée.

Adieu la caresse embaumée

Du nid caché dans le buisson,

Mais que ma dernière chanson

Vole aux pieds de ma bien-aimée.

(Entre Grisélidis, inconsciente, amenée ainsi qu'Alain par une puissance inconnue.)

 

 

 

Je suis l'oiseau

Louis Cazette (Alain) et Orch.

Gramophone P 436 (4-32506), enr. le 01 février 1922

 

 

 

Je suis l'oiseau

David Devriès (Alain) et Orch. de l'Opéra-Comique dir Gustave Cloëz

Odéon 188.523, mat. KI 1199-1, enr. à Paris en avril 1927

 

 

 

Je suis l'oiseau

Miguel Villabella (Alain) et Orch. dir Gustave Cloëz

Odéon 188.669, mat. KI 2458, enr. le 03 juillet 1929

 

 

GRISÉLIDIS

Le rêve a fui mon front, le sommeil fuit mes yeux

Un trouble me remplit que je ne saurais dire.

Il semble qu'un pouvoir doux et mystérieux

De ce château m'exile et dans ces lieux m'attire.

 

ALAIN, sans la voir encore.

Plus une voile sur la mer,

Au ciel pas encore une étoile,

Et plus triste est mon cœur amer

Que le ciel sans lumière et que la mer sans voile.

 

GRISÉLIDIS

Qu'ils sont tristes les mots que vous dites, ami.

 

ALAIN, la reconnaissant.

Elle !... Tout mon être a frémi.

Grisélidis !

 

GRISÉLIDIS

Alain !

 

ALAIN

Oui, moi, madame,

Alain, le compagnon des beaux jours d'autrefois.

 

GRISÉLIDIS

Avec bonheur je te revois

Et ne t'avais jamais oublié dans mon âme.

 

ALAIN

Ah ! ce premier serment que j’avais cru sacré !

 

GRISÉLIDIS

On m'avait dit : Il est parti, j'avais pleuré.

 

ALAIN

J'avais pourtant juré

De ne plus vous revoir, au moins sur cette terre.

 

GRISÉLIDIS

Tu me fuyais ? Pourquoi ?

 

ALAIN

Pourquoi ? Mieux vaut me taire.

Adieu !

 

GRISÉLIDIS

Non, pas encore.

(Ils se regardent, elle pressent l’aveu qu’il va faire et l’arrête.)

Ah ! je comprends. Tais-toi !

 

ALAIN

Grisélidis, écoute-moi !

Mon cœur se brise et l'heure est brève.

Rappelle-toi les jours où, ta main dans ma main,

J'écartais de tes pas les ronces du chemin,

Je buvais dans tes yeux l'espoir du premier rêve,

Et dans ton clair sourire une immortelle foi.

Car tu me souriais ! Et je te croyais mienne.

Grisélidis, il faut enfin qu'il te souvienne

D'un passé qui m'est tout et ne fut rien pour toi.

 

GRISÉLIDIS

Ah ! puisque tu m'aimais, tu me savais fidèle

Alain, Grisélidis n'est plus maîtresse d'elle,

Tu sais bien qu'un époux te la prit sans retour.

 

ALAIN

Je ne sais rien, Grisélidis, que notre amour !

 

GRISÉLIDIS

Du nom de mon époux tout l'honneur me demeure.

Crois-moi si tu le veux, Alain, mais que je meure

Plutôt que le laisser se flétrir en ce jour.

 

ALAIN

Je ne veux rien, Grisélidis, que notre amour !

 

GRISÉLIDIS, reculant devant lui.

Laisse-moi.

 

ALAIN

Soit ! Pardon ! Car l'amour dont je t'aime

Ne te veut obtenir, Ange, que de toi-même.

 

GRISÉLIDIS

Dans tout mon être, quel émoi !

Il semble que mon cœur déchirant le mystère,

Sur des ailes de feu s'envole de la terre,

Est-ce l'amour ? Seigneur, ayez pitié de moi !

(Alain la tient défaillante, tandis qu'autour d'eux les rosiers rapprochant leurs rameaux les ont enlacés et unis, et que sur leurs têtes les branches des orangers s'éclairent du vol ardent des lucioles.)

 

ALAIN

Fuyons Grisélidis, fuyons, ô ma colombe.

Des ombres de la nuit sur nous le voile tombe,

Mais une aube se lève en nos cœurs pleins de foi.

Tout répète : l'amour est la suprême loi !

 

GRISÉLIDIS

Si c'est l'amour, Seigneur, ayez pitié de moi !

 

ALAIN

Fuyons ! fuyons bien loin vers l’oubli, vers la tombe

Où dorment les élus de l’amour éternel.

Le chemin de l'amour est le chemin du ciel.

Fuyons Grisélidis ! fuyons, ô ma colombe !

 

GRISÉLIDIS, éperdue.

L’amour ! L’amour ! Seigneur, ayez pitié de moi.

Ah ! Dieu ! Dieu ! Contre lui plus rien ne me défend,

Plus rien… plus rien…

(Paraît Loys.)

Si ! mon enfant !

 

LE DIABLE, surgissant entre les arbres.

O ! son enfant !

Son enfant ! Je la tiens !

(Grisélidis serre l’enfant contre elle pour lui cacher Alain.)

 

ALAIN, désespéré.

O sainte profanée !

Doux rêves de jadis,

Adieu ! chacun de nous suive sa destinée !

Celle à qui pour jamais ma foi s'était donnée,

Celle par qui je meurs, c'est toi ! c’est toi ! c'est toi !

(Il s'enfuit éperdu.)

 

GRISÉLIDIS, laissant un instant l'enfant.

Alain ! Alain !

 

LOYS, que le Diable a saisi et qu'il emporte.

Maman !

 

GRISÉLIDIS

Loys ! Où donc est-tu ? Loys ! Loys ! Loys !

 

 

SCÈNE VIII

GRISÉLIDIS, BERTRADE

 

BERTRADE, accourant.

Regardez ! Regardez ! là-bas cet homme sombre

Qui passe sous le ciel !

 

GRISÉLIDIS

Il disparaît dans l'ombre !

(Les gens du château passent avec des torches.)

Cherchez-le ! Cherchez-le ! Loys ! Loys ! Loys ! Mon fils !

(Montrant la mer.)

Là-bas, de ce côté ! c'est là qu'a fui l'infâme !

(Tombant à genoux.)

Toi qui frappes en moi la mère après la femme,

Seigneur, fais-moi mourir !

Mon Loys ! mon Loys !

(Rumeurs dans le château dont les fenêtres s'allument. Des serviteurs et des femmes traversent la terrasse en courant et descendent du côté de la rive. Cris d'appel au loin.)

Loys ! Loys !

(Rire infernal du Diable dans la nuit.)

 

 

 

 

 

 

décor de l'Acte III lors de la création

 

 

 

ACTE TROISIÈME

 

L'Oratoire de Grisélidis

 

 

Même décor qu'au premier acte. Les volets du triptyque sont clos. La croix est toujours sur l'autel.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

GRISÉLIDIS, seule, penchée à la fenêtre ; elle fouille des yeux l'horizon.

 

VOIX D’APPEL DANS LE LOINTAIN

Loys ! Loys !

 

GRISÉLIDIS

Loys ! Loys !

Des larmes brûlent ma paupière.

J'ai prié la nuit tout entière,

Dieu ne m'a pas rendu mon fils !

(Elle remonte vers le triptyque et tombe à genoux, secouée de sanglots.)

L'épreuve d'une autre est suivie ;

C'est deux fois que je perds la vie,

Dieu ne m'a pas rendu mon fils !

Loys ! Loys !

(En prière.)

O dame Agnès, ô sainte patronne

De ces lieux, je te veux implorer à genoux,

Et mettrai, si mon fils revient auprès de nous,

De mes cheveux coupés à tes pieds la couronne !

(Elle ouvre les volets du triptyque ; il est vide. La Sainte en a disparu.)

La Sainte n'est plus là !

De quels nouveaux malheurs

Est-ce encore un présage ?

Avec Dieu, pourquoi de mes pleurs,

Sainte en qui j’espérais, détourner ton visage ?

 

 

SCÈNE II

GRISÉLIDIS, BERTRADE, puis LE DIABLE

 

GRISÉLIDIS

Bertrade, rien encore ?

 

BERTRADE

Non, mais un homme est là,

Qui dit en savoir long.

 

GRISÉLIDIS

Cet homme ?

 

BERTRADE, introduisant le Diable.

Le voilà !

 

LE DIABLE, sous le costume d’un vieux calfat du port, à part.

Cet homme, c'est le Diable.

(Salutations, haut.)

A vos ordres, madame.

 

GRISÉLIDIS

Mon enfant ? Mon enfant ? Tu sais qui le vola ?

Quel monstre ?

 

LE DIABLE, d'un air innocent.

Un amoureux.

 

GRISÉLIDIS

O ciel !

 

LE DIABLE

C'est comme ça.

Des pirates dont ce rivage,

Vous le savez, est infesté,

Le plus beau, mais le plus sauvage,

S'est épris de votre beauté.

 

GRISÉLIDIS

Dieu ! le destin m'accable.

 

LE DIABLE, pressant.

Que répondre, madame, à ce beau soupirant ?

 

GRISÉLIDIS

Hélas ! hélas ! hélas !

 

LE DIABLE, à part.

Attention ! Ça prend.

C'est le cas d'avoir un esprit du diable !

Souvenons-nous du jour où je tendis

La pomme

A madame Ève au Paradis.

(Haut.)

Le corsaire est galant, Madame, et fort bel homme,

Il demande un baiser pour rendre votre fils.

 

GRISÉLIDIS

Est-ce de mon honneur qu'il faut payer sa vie ?

 

LE DIABLE

A ce léger détail ne nous arrêtons point.

Hé ! plus d'une en serait ravie.

(A part.)

Entre nous, sans chercher plus loin,

Ma femme.

(Haut.)

Il est très bien, ce bon jeune homme, il est très bien.

Et ne demande rien

Qu'un tout petit baiser de rien du tout, madame.

 

GRISÉLIDIS

Jamais ! jamais !

 

LE DIABLE

Quand votre époux

Achète à des marchands une pécore à vendre,

Et vous trompe aux regards de tous,

Ne laissez pas échapper, vous,

L'occasion de la lui rendre.

Acceptez le marché.

Péché caché

Se pardonne.

Personne

Ne pourra vous voir. Allez donc !

 

GRISÉLIDIS

Dieu me verra du haut de son ciel qui rayonne.

 

LE DIABLE (A part.)

Allons, bon !

Toujours cet empêcheur de s'embrasser en rond !

Je le déteste !

 

GRISÉLIDIS

Si je vais, pour moi quel danger !

Quel danger pour mon fils si je reste !

 

LE DIABLE (passant derrière elle, tentateur.)

Sans vouloir vous désobliger,

L'heure est grave :

Il peut bien l'emmener esclave

En Alger.

Où le pendre à la grande hune,

Pour voir l'effet

Que cela fait

Au clair de lune.

 

GRISÉLIDIS

Soit ! j'irai donc.

 

LE DIABLE, à part.

J'ai réussi.

(Haut.)

Allez vite !

 

GRISÉLIDIS, lui arrachant un couteau qu’il porte à la ceinture.

En emportant ceci

Que pour me garder mieux,

(Elle va au bénitier du triptyque.)

Je trempe en l'eau bénite.

(Ensemble.)

 

[ GRISÉLIDIS

[ Avec moi, Dieu soit et la Vierge,

[ Ramenons mon fils en ce lieu

[ Ou mourons tous les deux. Adieu !

[ Avec moi, Dieu soit et la Vierge.

[

[ LE DIABLE, à part, sous les gouttes d'eau bénite.

[ Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Elle m'asperge.

[ O le nez ! les jambes ! le dos !

[ Je suis brûlé jusques aux os !

[ Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Elle m'asperge.

(Grisélidis sort, le couteau en main ; le Diable se débat sous les gouttes d’eau bénite qui se muent sur lui en gouttes de feu.)

 

 

SCÈNE III

 

LE DIABLE, seul, vers la fenêtre.

Elle y court ! Tout va bien

(Il descend.)

            Mais, morbleu ! Je le dis,

Non ! depuis qu’entre époux, je sème le désordre,

Nulle ne m’a donné tant de fil à retordre

Que madame Grisélidis !

(Paraît le marquis, il est sans heaume et sans armes, le haubert entaillé de coups d’épée.)

Le marquis à présent ! L’aventure se corse.

Mon bonhomme à nous deux !

Reprenons notre jeu : dos courbé, jambe torse.

(Il reprend son allure de vieux.)

Ouf ! j’en ai chaud !

 

 

Lucien Fugère (le Diable) et Hector Dufranne (le Marquis) lors de la création

 

 

SCÈNE IV

LE DIABLE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS

Quel silence en ces lieux !

Devant moi tout s'enfuit, tout détourne les yeux,

J'interroge, on se tait. Je m'approche, on m'évite.

Ma femme ! mon enfant ! Seigneur, ôte-moi vite

Du trouble épouvantable où se perd ma raison.

Holà ! personne ici ?

 

LE DIABLE

Moi, Monseigneur et maître.

 

LE MARQUIS

Qui, toi ?

 

LE DIABLE

Pardon.

C'est vrai, nous n'avons pas l'honneur de nous connaître.

Qui cherchez-vous, seigneur, en ce logis ?

 

LE MARQUIS

La marquise.

 

LE DIABLE

Ah ! mon Dieu ! seriez-vous des amis

Du feu Marquis ?

 

LE MARQUIS

Peut-être.

 

LE DIABLE

Ah ! le digne homme !

Pourtant, puisqu'il est mort, sa femme a bien en somme

Le droit de le tromper.

 

LE MARQUIS, lui sautant à la gorge.

Tu mens !

 

LE DIABLE

Sur mon honneur !

Je ne mens pas, mon bon Seigneur.

(Le menant à la fenêtre.)

Mais plutôt, regardez vous-même,

Vers un jeune seigneur qui l'adore et qu'elle aime

Et qui sur son vaisseau l'attend

Regardez-la voler !

 

LE MARQUIS

Honte ! c'est vrai pourtant !

 

LE DIABLE, lui tendant un autre couteau de sa ceinture.

Monseigneur, vengez-vous !

Tuez la misérable !

Un bon mouvement, Tuez ! Tuez ! Sans pardon !

Allez donc ! Marchez ! Allez donc !

(Il lui met le couteau aux mains ; en le prenant le Marquis lui voit aux doigts son anneau.)

 

LE MARQUIS

A son doigt mon anneau ! Cet homme c'est le Diable.

 

LE DIABLE

Bon courage ! Tuez la femme avec l'amant.

(A part légèrement.)

Moi, je me retire, estimant

Qu'en ce cas lamentable

Entre l'arbre et l'écorce on doit

Éviter de mettre le doigt.

(Haut.)

Bon courage ! Allez ! c'est là-bas, tout droit.

Bon courage !

(Il sort.)

 

 

SCÈNE V

 

LE MARQUIS, seul.

Il ment !... Non... Ah ! le doute me ronge.

S'il n'avait pas menti, lui, l'Esprit de mensonge ?

Si je devais venger mon nom ?

(Jetant le couteau par la fenêtre.)

Non cela ! Non ! Jamais ! Non ! Non !

Dans le sort qui t'accable,

Quand tu bravas l'enfer tu fus le seul coupable.

A présent

Devant ta demeure,

Cœur agonisant,

Souffre et pleure.

 

Sous les sept glaives des douleurs,

Toi qui fis souffrir, souffre et meurs !

(Par la fenêtre il aperçoit Grisélidis qui revient.)

Elle revient ! O Dieu ! c’est elle !

Et mon cœur à jamais fidèle

Tremble comme il tremblait jadis.

 

C'est elle, avec les mêmes charmes,

Contre elle mon cœur est sans armes

Celle qui fait couler mes larmes,

Grisélidis ! Grisélidis !

 

Toi dont l’âme à moi s’est fermée,

Dont l’amour n’était que fumée,

Je meurs de t’avoir trop aimée

Grisélidis ! Grisélidis !

(Entre Grisélidis.)

 

 

SCÈNE VI

GRISÉLIDIS, LE MARQUIS

 

A la vue du Marquis immobile sur le seuil, Grisélidis fait un geste de surprise, elle va à lui, puis s’arrête. Ils échangent un regard.

 

GRISÉLIDIS

Avant de vous parler, suis-je encore votre épouse ?

 

LE MARQUIS

Avant de vous parler, puis-je encor croire en vous ?

 

GRISÉLIDIS

Quel soupçon passe donc dans votre âme jalouse ?

 

LE MARQUIS

Pourquoi doutez-vous donc que je sois votre époux ?

 

GRISÉLIDIS

Une autre femme ici, mon Maître, a pris ma place.

 

LE MARQUIS

Une autre ? Qui l'y mit ?

 

GRISÉLIDIS

Un envoyé de vous.

 

LE MARQUIS

Femme, il en a menti.

 

GRISÉLIDIS

Jurez-le.

 

LE MARQUIS, en serment.

Sur mon âme,

Sur mon Salut et sur la Croix,

Je n'ai jamais voulu que toi pour femme.

 

GRISÉLIDIS, vers lui.

Dieu soit béni, mon Maître ! Je vous crois.

 

LE MARQUIS

O piège infâme !

Je comprends. Voilà donc pourquoi

Grisélidis est parjure à sa foi !

 

GRISÉLIDIS, avec indignation.

Qui vous a dit cela ?

 

LE MARQUIS

Celui qui vint vers toi.

 

GRISÉLIDIS

Maître ! il en a menti. Grisélidis fidèle

Resta digne de vous, en restant digne d'elle.

 

LE MARQUIS

Jure-le.

 

GRISÉLIDIS, en serment.

Par le Ciel, mon Salut et la Croix !

 

LE MARQUIS, lui tendant les bras.

Dieu soit béni, chère âme ! Je te crois.

Grisélidis pardon ! Innocente victime,

Toi qui portes le faix injuste de mon crime.

Car moi j'ai mérité tout ce que j'ai souffert,

Car j'ai tenté le Ciel croyant braver l'Enfer.

 

GRISÉLIDIS

Que veux-tu dire ?

 

LE MARQUIS

Une chose effroyable :

Celui qui nous mentit à tous deux, c'est le Diable.

Le Diable que j'avais défié, comprends-tu ?

De lutter contre ta vertu.

 

GRISÉLIDIS, dans ses bras.

O mon Maître, merci ! Loin qu’elle te pardonne,

Grisélidis heureuse en tes bras s'abandonne.

Oui, laisse bien longtemps

Sur ton épaule ainsi mes longs cheveux flottants,

Laisse auprès de ton cœur mon chagrin s'apaiser.

 

LE MARQUIS

Comme au bord des ruisseaux après l'aride plaine

Laisse-moi bien longtemps boire dans ton haleine

Le parfum rajeuni de ton premier baiser.

 

 

SCÈNE VII

LES MÊMES, LE DIABLE

 

LE DIABLE, apparaissant dans le chapiteau d’une des colonnes de la muraille.

Eh bien ! c'est du joli !

 

GRISÉLIDIS

Vision effroyable !

 

LE MARQUIS

O ma Grisélidis, regarde, c'est le Diable !

Mais de l'Esprit Malin mon amour est vainqueur

Et ma femme, Démon, garde toujours mon cœur.

 

LE DIABLE

Ton cœur, soit ! mais demande à l'épouse fidèle

De te montrer l'enfant qu'elle gardait près d'elle.

 

LE MARQUIS

Mon enfant ?

 

GRISÉLIDIS

O douleur ! volé !

 

LE MARQUIS

Mais c'est affreux !

Loys ?

 

LE DIABLE

Et maintenant, bonsoir ! Soyez heureux !

(Il disparaît avec un rire de triomphe.)

 

 

SCÈNE VIII

GRISÉLIDIS, LE MARQUIS

 

GRISÉLIDIS

L'heure cruelle, hélas !

 

LE MARQUIS

Hélas ! l'heure cruelle !

Dans le nid aux chaudes caresses,

Après des dangers infinis,

Croyant retrouver leurs tendresses,

Les oiseaux étaient réunis.

Mais hélas ! adieu toute joie !

Sous les coups d'un oiseau de proie

L'oiselet est tombé du nid.

 

GRISÉLIDIS

Adieu la forêt éveillée

A l'aube des printemps bénis !

Adieu les chants sous la feuillée !

Qu'importent les bois rajeunis,

Qu’importent les feuilles nouvelles !

Taisons nos voix, fermons nos ailes,

L'oiselet est tombé du nid.

 

LE MARQUIS, s’arrachant à elle.

Des armes ! des armes ! que j'aille

L'arracher à ces vils scélérats !

 

GRISÉLIDIS, indiquant des armes pendues à la muraille en ex-voto.

Là !

(Subitement les armes disparaissent.)

Tout a disparu !

 

LE MARQUIS

Soit ! Quand même bataille !

Faudrait-il étouffer ces bandits dans mes bras,

Je reprendrai mon fils ou ne reviendrai pas !

 

GRISÉLIDIS

Revenez tous les deux ou je meurs dans les larmes.

 

LE MARQUIS

Dieu m'aide ! Dieu m'aide ! En avant !

 

GRISÉLIDIS, l’arrêtant.

Oui, Dieu ! Prions d'un cœur fervent.

A l'heure où le Malin accumule ses charmes,

Au Ciel seul demandons des armes.

(Elle s'approche de l'autel les mains jointes ; le Marquis de l'autre côté de l'autel dans le même geste de prière ; l'un et l'autre tournés vers la croix placée sur l'autel du triptyque fermé.)

 

GRISÉLIDIS et LE MARQUIS, en alternant les voix.

O Croix sainte, immortelle flamme,

Qui dans les ténèbres de l'âme

Fais passer un sillon de feu.

Qui, du ciel même descendue,

Fais ruisseler dans l'étendue

Les larmes et le sang d'un Dieu ;

A tes pieds pleure ma souffrance ;

Rallume en mon cœur l'espérance.

Toi vers qui mon bras s'est levé,

Sèche enfin mes larmes amères.

Toi qui rends les enfants aux mères,

O Spes unica, Crux, ave !

 

GRISÉLIDIS, montrant la Croix qui, subitement transmuée en garde flamboyante d'épée, resplendit.

O miracle ! Voyez ! Voyez ! contre l'Infâme

Le Ciel entre vos mains met un glaive de flamme.

 

LE MARQUIS, saisissant l'arme de lumière.

Par cette Croix qui nous défend,

Par Saint-Georges, vainqueur du dragon, par les armes

Dont le Seigneur arma l'ange vainqueur de charmes

Et le fit triomphant

Je jure de reprendre au voleur mon enfant.

(Il brandit l’épée flamboyante.)

 

GRISÉLIDIS, se jetant à genoux au pied du triptyque fermé.

O sainte Agnès, reviens et rends-nous notre enfant !

(Éclair et violent coup de tonnerre. Toutes les lampes, tous les cierges de l'oratoire s'allument d'eux-mêmes à la fois. Au dehors toutes les cloches d'alentour d'elles-mêmes sonnent d'allégresse. L'oratoire étincelle et d'un coup le triptyque s'ouvre. La Sainte est de nouveau présente, ayant seulement, au lieu de l'agnelet blanc qu'elle tenait près d'elle, l'enfant. Aux portes sont les gens du château, les femmes immobiles aux seuils, mains jointes, en extase.)

 

VOIX INVISIBLES, tout en haut des cieux.

Magnificat anima mea Dominum.

Amen !

(Le chœur continue en lointaine douceur.)

 

LE MARQUIS, il reprend l'enfant aux mains de la Sainte.

O Sainte Agnès, merci !

 

GRISÉLIDIS

Mon Loys, sur mon cœur !

 

LE MARQUIS

De l'Esprit Infernal l'Esprit Saint est vainqueur.

(Avec l'enfant entre eux.)

Grisélidis, mon cœur contre vos cœurs palpite.

Je t’aime encore plus, ô femme que j’aimais !

 

GRISÉLIDIS

Le Diable des ces lieux est chassé pour jamais.

 

LE DIABLE, apparaissant dans la muraille, visible au pied d'un ermitage ; il a le froc et le bourdon.

[Réplique figurant dans la version de la reprise de 1905-1906 à l'Opéra-Comique.]

Pas si vite !

Mais comme il se sent vieux, il va se faire ermite.

 

 

 

 

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