Marie-Magdeleine
affiche de Marie-Magdeleine par Antonin Chatinière
Drame sacré en trois actes et quatre tableaux de Louis GALLET, musique de Jules MASSENET.
Première exécution, le 11 avril 1873, à l'Odéon par le Concert National.
Première à l'Opéra-Comique (2e salle Favart), en oratorio, le 24 mars 1874.
Première représentation sous forme de drame lyrique, le 09 février 1903 à l'Opéra de Nice. Décors de M. Contessa. Costumes d'A. Edel.
Première à l'Opéra-Comique (3e salle Favart), en version scénique en quatre actes, le 12 avril 1906. Mise en scène d’Albert Carré. Décors et costumes de Lucien Jusseaume.
16 représentations à l’Opéra-Comique au 31 décembre 1950.
Première à la Monnaie de Bruxelles le 16 avril 1908.
=> l'Oratorio moderne : Massenet, par Louis Schneider (1909)
=> Critiques => Livret et enregistrements
personnages | emplois |
Odéon 11 avril 1873 (création) |
Odéon février 1874
|
Concerts du Châtelet décembre 1887
|
Opéra de Nice 09 février 1903
|
Monnaie de Bruxelles 16 avril 1908 (1re) |
Méryem, la Magdaléenne | soprano | Mmes Pauline VIARDOT | Mmes Pauline GUEYMARD-LAUTERS | Mmes Gabrielle KRAUSS | Mmes Lina PACARY | Mmes Lina PACARY |
Marthe, sa sœur | mezzo-soprano | Emilie VIDAL | Caroline SALLA | Emilie DURAND-ULBACH | HENDRICKX | BLANCARD |
Jésus, le Nazaréen | ténor | MM. Jules BOSQUIN | MM. Jules BOSQUIN | MM. Edmond VERGNET | MM. VERDIER | MM. VERDIER |
Judas, de Karioth | basse | Jules Emile PETIT | Jacques BOUHY | Eugène Jérôme LORRAIN | Henri LEQUIEN | ARTUS |
Servantes, Disciples, Magdaléens, Pharisiens, Scribes, Docteurs, Soldats, Prêtres, Saintes Femmes, Peuple, etc. | ||||||
Chef d'orchestre | Edouard COLONNE | DOBBELAERE |
personnages |
Opéra-Comique 24 mars 1874 (oratorio, 1re) |
Opéra-Comique 12 avril 1906 (version scénique, 1re) |
Opéra-Comique 28 mars 1907 (13e) |
Méryem, la Magdaléenne | Mmes Caroline MIOLAN-CARVALHO | Mmes Aïno ACKTÉ | Mmes Marguerite CARRÉ |
Marthe, sa sœur | Adèle FRANCK [FRANCK-DUVERNOY] | Mathilde COCYTE | Suzanne BROHLY |
les Saintes Femmes | DANGÈS, D'OLIGÉ, FAIRY, VILLEFROY, MURATET, PLA, DE POUMAYRAC | ||
Jésus, le Nazaréen | MM. Eloi DUCHESNE | MM. Thomas SALIGNAC | MM. Léon BEYLE |
Judas, de Karioth | Jacques BOUHY | Hector DUFRANNE | Hector DUFRANNE |
les Disciples | JAHN (Jean), HUBERDEAU (Jacques le majeur), Jules SIMARD (Mathieu), DE POUMAYRAC (Barnabé), LUCAZEAU (André), BERNARD (Thomas), BILLOT (Jacques le mineur), CHARDY (Philippe), LANGLOIS (Thadée), CORPAIT (Pierre), IMBERT (Simon) | ||
Servantes, Magdaléens, Pharisiens, Scribes, Docteurs, Soldats, Prêtres, Peuple, etc. | |||
Chef d'orchestre | Alexandre LUIGINI | Georges MARTY |
Thomas Salignac (Jésus) à l'Opéra-Comique le 12 avril 1906
Dédicace de Massenet en tête d'une partition imprimée de Marie-Magdeleine
Manuscrit-autographe de l'air chanté par Marie-Magdeleine
Jules Massenet dans sa propriété d'Egreville (Musica, octobre 1902)
Il faut sortir du domaine du théâtre pour trouver, en cette fin d'année 1887, d'autres faits intéressant la grande musique. On ne me suspectera pas de complaisance, malgré le lien qui m'attache à l’œuvre, si je dis ici avec quelle admiration nouvelle, avec quel heureux retour aux impressions d'autrefois, j'ai entendu Marie-Magdeleine de J. Massenet, dont l'éclatant succès vient de s'affirmer encore aux concerts du Châtelet.
Cette partition, d'une puissance et d'un charme si grands, d'une saveur si originale, d'une couleur si lumineuse, marche à la tête des œuvres déjà nombreuses de ce maître. Elle porte superbement son étendard ; elle est de celles dont la pureté inaltérable bravera les efforts du temps.
Quatre interprètes, de tempéraments bien divers, ont jusqu'ici abordé ce rôle de la Magdaléenne qui rayonne sur l'ensemble de l'œuvre : Mme Pauline Viardot, qui en était l'âme même ; Mme Gueymard, qui en était l'éclat ; Mme Miolan-Carvalho, qui en était le charme. Mme Krauss, en s'en emparant, l'a revêtu à son tour de ses qualités personnelles ; elle s'est attachée à en faire ressortir le sens intime, à donner aux mots toute leur valeur, à leur communiquer une intensité toute particulière. Elle a obtenu un superbe et légitime succès. Mme Durand-Ulbach a dit à ravir le gracieux petit rôle de Marthe ; M. Vergnet, dans Jésus, a trouvé de très beaux et de très suaves accents. M. Lorrain a bien interprété les pages consacrées au rôle, de Judas, les seules qui ne m'aient jamais donné cette impression franche que je rapporte de tout le reste d'une partition désormais classique et dont l'analyse n'apprendrait plus rien aux lecteurs.
Elle est, depuis cette pittoresque scène des Magdaléennes à la fontaine qui en forme l'introduction, jusqu'au magnifique ensemble triomphal qui la termine, une série d'enchantements pour l'oreille, en même temps qu'elle évoque impérieusement aux yeux, par la seule magie du coloris musical, une série de tableaux syriens tout poudroyants de lumière.
(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, janvier 1888)
Comme compensation à la Messe de Rossini, s'est très heureusement produite, de l'autre côté de la place du Châtelet, c'est-à-dire au concert Colonne, la quatrième audition du drame lyrique de M. J. Massenet, Marie-Magdeleine, entendu déjà trois fois, l'an dernier, dans le même milieu.
On sait la valeur de cet ouvrage, dont il n'y aura plus désormais qu'à constater le succès plus ou moins vif, selon que l'interprétation en aura été plus ou moins bonne. On ne saurait se l'imaginer plus considérable qu'à cette quatrième audition. Voilà un ouvrage définitivement classé. Et à ce titre il a déjà la consécration de la légende. Un biographe de M. Massenet racontait ces jours derniers, dans un article dont l'intention assurément était parfaite, comment le compositeur, modeste auteur du Poème d'Avril et du Poème du Souvenir, dont on avait eu grand’ peine à vendre cent exemplaires en trois ans, avait dû à l'initiative de M. Hartmann, son éditeur, la bonne fortune d'écrire Marie-Magdeleine. Cet éditeur, doublé d'un très fidèle ami, a eu en effet la plus décisive influence sur la destinée de M. J. Massenet ; mais en quoi la légende paraît grandement se tromper, c'est quand elle représente notre compositeur comme ayant besoin qu'on lui souffle ses idées. J'ai la preuve matérielle que ses idées sont bien siennes ; je l'ai vu assez souvent à l'œuvre pour savoir avec quelle volonté, avec quelle force, il s'attache à ce qui le tente. Marie-Magdeleine et Eve ont été, je pense, les deux figures qui ont le plus obstinément hanté son esprit de jeune homme. Je ne crois pas qu'il ait jamais écrit une œuvre avec une conviction plus profonde, avec une foi plus vive, avec un plus parfait détachement de l'opinion publique et une méthode plus absolue, que ce drame lyrique que M. Colonne vient si heureusement de nous rendre, et dont il a supérieurement dirigé l'exécution.
Et toutes les fois que je l'écoute, avec une émotion nouvelle, il me revient à l'esprit cette parole que M. Édouard Lalo, dans un élan de sincère admiration, disait au jeune compositeur, lui faisant entendre pour la première fois, en ma présence, sa partition achevée :
— Vous pourrez écrire bien des œuvres ; vous resterez l'auteur de Marie-Magdeleine.
Une cinquième audition de Marie-Magdeleine a terminé, le dimanche 28 avril, la série des concerts de l'Association artistique, que dirige depuis quinze années M. Édouard Colonne. Ce m'est une excellente occasion de dire le bien que je pense de cette institution et les services qu'elle rend à la musique française.
(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 01 mai 1889)
Un ouvrage vieux de vingt ans, bien que l'auteur soit parmi les plus jeunes de nos illustres, a reparu sur la scène des Grands Concerts [le mercredi 22 novembre 1893], ou, pour parler plus exactement, a été entendu sur cette scène, car, malgré son caractère théâtral, il n'est point encore question de le mettre en action.
C'est la Marie-Magdeleine de M. J. Massenet, une œuvre maîtresse, qui a déjà revêtu, me semble-t-il, une sorte de majesté, de sérénité classique. Les merveilleux dons natifs du compositeur s'y associent à l'intéressante recherche des formes des grands maîtres anciens. C'est une œuvre d'un art très élevé, dont le succès, considérable à l'origine, s'affirme à chaque audition nouvelle avec une force croissante. Mme Pauline Viardot, Mme Gueymard, Mme Carvalho, ont tour à tour interprété ce beau rôle de Marie-Magdeleine, chacune le signant de sa marque personnelle. Aujourd'hui, et non pour la première fois, c'est Mme Gabrielle Krauss qui nous le rend, en un style d'une impeccable pureté. A côté d'elle, ont été fort applaudis Mlle Nardi, MM. Engel et Lorrain. L'orchestre et les chœurs ont été parfaits sous la direction de M. Édouard Colonne.
(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 01 décembre 1893)
|
Jules Massenet et Albert Carré examinent les décors de Marie-Magdeleine pour l'Opéra-Comique
Marie-Magdeleine est une partition biblique, ou plutôt évangélique. Ce fut là sa première forme. Mais Massenet, à juste titre, ne pouvait se contenter d'avoir écrit une musique uniquement pour la semaine sainte. Il a transformé son oratorio en un vrai drame lyrique dont l'action divine est profondément humaine, dont les personnages sacrés vivent et vibrent. Car Massenet, il ne faut jamais l'oublier, tout en étant un de nos meilleurs musiciens, est et reste homme de théâtre. Il ne nous présente pas un tableau de primitifs dont les personnages auréolés semblent figés en des attitudes de conventionnelle sérénité ; il adapte son sentiment musical à une action dont l'intérêt est constant, et qui, tout en respectant l'histoire ou les mythes sacrés de la légende religieuse, demeure d'une modernité très raffinée, d'une réalité très positive. Voyons d'abord l'histoire véritable de Marie la Magdaléenne. Marie de Magdala emprunta son nom à une bourgade des bords du lac de Génésareth ; elle avait vécu, parait-il, en échangeant sa beauté contre des présents ; mais les miracles du Christ et la morale qu'il prêchait avaient converti la jolie pécheresse et l'avaient fait rentrer dans le droit chemin. Elle devint une des disciples les plus dévouées du Christ, et apporta dans cette carrière de repentir la même ferveur qu'elle avait manifestée en une existence auparavant troublée. Elle assista à la Passion et à l'ensevelissement de Jésus ; elle fut fidèle au Christ jusque dans la mort. Elle revint le lendemain apporter de la myrrhe, de l'encens et du cinname dans le sépulcre ; et elle ne trouva plus le corps du Christ. Elle alla prévenir les apôtres Pierre et Jean, et Jésus lui apparut pour lui révéler qu'il était ressuscité. Marie de Magdala propagea le miracle qui venait de lui être révélé et contribua à établir la croyance à la résurrection. De cette tradition historique voici le livret qui a été extrait par Louis Gallet : Au premier acte, nous sommes dans une oasis plantée de quelques bouquets d'arbres, aux abords de la ville de Magdala, qui se profile dans le lointain. Les jardins sont superbes ; au milieu des palmiers, un puits. C'est là que des femmes viennent renouveler leur provision d'eau fraîche. Des scribes, des Pharisiens, vont et viennent, causent et devisent entre eux. Les femmes parlent de la beauté du Nazaréen, les hommes parlent et discutent de Jésus qu'ils traitent d'imposteur. Mais voici Méryem la Magdaléenne, la belle courtisane que les jeunes gens recherchent et invitent au plaisir, et dont chacun espère obtenir aujourd'hui les faveurs. Méryem, autrefois si frivole, passe indifférente au milieu des hommages. Elle a dit adieu aux plaisirs de ce monde, elle a été touchée par la grâce. Elle attend Jésus qui doit venir à Magdala. Les femmes sourient de la conversion de Méryem et raillent les bonnes résolutions de la courtisane. Judas lui dit que seul l'amour compte sur cette terre ; elle n'a qu'à rester femme, qu'à aimer, et elle dominera l'univers. Méryem reste sourde à ces provocations ; la foule la poursuit de ses brocards et de ses moqueries. Alors apparaît Jésus ; il désigne Méryem et reproche à la populace d'insulter la pécheresse repentante. Judas hypocritement se prosterne devant Jésus et bénit le nom du Seigneur. Méryem s'est agenouillée ; Jésus la relève devant la foule stupéfaite et lui dit de rentrer ; il lui annonce qu'il ira la voir chez elle. C'est dans la maison de Méryem que se passe le second acte. Des servantes ornent la demeure de la Magdaléenne, en vue de la visite annoncée du Christ. Judas entre et, d'un air doucereux et insinuant, feint d'abord de ne pas croire à la venue de Jésus dans la maison de la pécheresse repentie, et essaie d'appeler l'attention de Marthe, la sœur de Méryem, sur les commentaires malveillants des Pharisiens, sur l'interprétation fâcheuse que l'on donnera à cette entrevue. Marthe reproche à Judas d'outrager la pureté de Jésus : « Ta parole est celle d'un traître », lui dit-elle, et elle le chasse. Méryem entre ; elle exprime à sa sœur son bonheur d'avoir été sauvée par les douces paroles de Jésus ; elle attend le divin Maître, qui apparaît bientôt, salué par les hymnes de joie des deux sœurs ; toutes deux se prosternent devant lui, il les relève. Marthe sort pour aller préparer le festin. Jésus reste seul avec Méryem ; il la console, il lui parle des joies célestes qui attendent le pécheur repentant et des récompenses qui sont réservées à ceux qui pratiquent la vertu. Judas interrompt cette édifiante conversation ; il montre Jésus aux disciples qui l'accompagnent et lui reproche de prêter, par sa présence chez la Magdaléenne, des armes à ceux qui le calomnient. Tandis que Méryem se retire, Jésus prononce la phrase vaticinaire : « L'un d'entre vous me trahira ». Les disciples se prosternent. Des serviteurs ont apporté une table abondamment pourvue ; les assistants célèbrent la gloire de Dieu. C'est la Cène. Sur la fin de cette prière le rideau tombe lentement. Le troisième acte se passe au Golgotha. Le ciel est de sang, le paysage est dénudé. Au sommet d'une colline se dressent trois croix ; Jésus agonise. La foule, les Pharisiens, les scribes, au pied du gibet, le raillent et l'outragent, tandis qu'il demande à Dieu de leur pardonner. Méryem s'avance en longs habits de deuil, ses beaux cheveux dénoués. On veut l'éloigner ; elle supplie les soldats de la laisser approcher ; elle implore Jésus qui, du haut de la croix, la bénit et la console. Tout à coup le Nazaréen pousse un grand cri, la terre s'enveloppe de ténèbres, la foudre gronde, l'Univers a tremblé. Le Christ est mort. L'acte suivant nous présente le jardin de Joseph d'Arimathie, au lever du jour. Les Saintes Femmes viennent apporter de l'encens et trouvent Méryem en larmes, qui a passé la nuit auprès du tombeau. Elle est forte de la promesse du Christ, elle attend l'heure où il reviendra après sa mort ; elle l'appelle, elle l'implore. Une radieuse clarté éblouit la Magdaléenne. Jésus apparaît nimbé de lumière et lui dit : « Va enseigner au monde la loi du Christ victorieux ». Méryem s'écrie en un élan de foi : « Christ est vivant, Christ est ressuscité ! » La divine vision pâlit et s'efface ; des voix d'anges s'unissent aux voix des croyants et chantent la rédemption qui s'est accomplie : Gloria in excelsis Deo. *** Ce sujet, qui évoque la légende religieuse en un égal mélange de foi et de voluptueux lyrisme, devait tenter Massenet ; cette piété, qui couronne une carrière tout d'abord vouée à la passion charnelle, devait, par sa teinte poétique et séduisante, où miroitent à la fois le sacré et le profane, inspirer le musicien de la femme. Massenet avait écrit la partition de Marie-Magdeleine lorsqu'il était pensionnaire de la Villa Médicis. Il a enveloppé ce poème de toute son inspiration juvénile, il l'a drapé du manteau le plus orchestralement coloré. Il a écrit une partition très vibrante, sans oublier toutefois qu'il fallait laisser aux scènes du drame leur côté mystique. Massenet était loin, à ce moment, de voir s'ouvrir devant lui les portes des directeurs et des chefs d'orchestre. Il lui fallut l'aide très efficace de Félix Duquesnel, l'avisé directeur de l'Odéon, pour obtenir de Pasdeloup une audition de la partition de Marie-Magdeleine. Félix Duquesnel a raconté [Le Gaulois, n° du 14 mars 1900] le triste accueil réservé au jeune musicien qui s'était fait chaperonner et pour ainsi dire traîner par son éditeur Hartmann, au n° 18 du boulevard Bonne-Nouvelle, où demeurait le redoutable Pasdeloup. La scène se passe le 13 mars 1872, par un de ces temps gris et pluvieux qui ne sont pas précisément faits pour réconforter les timides :
« Vous tenez à me faire entendre votre machine ? fit Pasdeloup indifférent et résigné. — Oui, monsieur. — Ça sera bien long, hein ? — Le moins long possible,... répliqua Massenet suppliant. — Comment est-ce que ça s'appelle ? — Marie-Magdeleine. — Ah !... Voilà le piano, allez-y. » Massenet déplia sa partition, s’assit au piano, préluda, rejeta ses cheveux en arrière, et attaqua cette admirable ouverture de Marie-Magdeleine, un chef-d’œuvre. Pasdeloup, l'inventeur des concerts populaires qui portèrent son nom, était, vous en souvient-il, un petit homme épais, court, large d'épaules, au dos bombé, bedonnant sans retenue, avec une face un peu congestionnée d'hercule blond, plantée sur un cou trop court. Il avait la bouche cachée dans une grande barbe d'un jaune fauve striée de fils blancs, et l'on n'entendait guère sa parole. Il mangeait avidement la moitié des mots, tandis que l'autre moitié se perdait dans la brousse. Des cheveux hérissés complétaient ce visage falot qu’éclairaient deux yeux d’un bleu fauve bordés d’anchois. Il s'accola dans un fauteuil, levant les yeux au ciel, écoutant d'un air distrait, humant l'air, avec quelques soupirs de symphonie asthmatique. *** Il y avait, dans la cheminée, une de ces bûches de chêne qui résistent à toutes les attaques de la flamme, aimant mieux fumer que brûler. Elle fuma si bien, en effet, qu'un nuage âcre envahit le salon saturé bientôt d'oxyde de carbone. Pasdeloup se leva, courut à la fenêtre, qu'il ouvrit brutalement. L'air pénétra, fit tourbillonner la fumée et répandit dans le salon un froid glacial. Le pauvre Massenet, qui sentait sa voix se prendre, voulut interrompre. « Continuez, continuez, je vous entends ! », fit Pasdeloup, les yeux fixés sur la pendule. La fumée ayant été faire son tour de boulevard, il se leva et courut fermer la fenêtre. La bûche ne se tint pas pour battue et se reprit à fumer de plus belle. Il rebondit à la fenêtre et la rouvrit. Le manège de l'ouverture et de la fermeture dura ainsi deux heures d'horloge, temps nécessaire pour l'audition. L'auditeur n'avait d'ailleurs pas soufflé mot. Il n'avait eu pas un cri, pas un geste, pas une parole d'encouragement, il n'y eut pas même une expression fugitive sur sa face pileuse. Massenet était pâle, les yeux rougis de fatigue, les tempes ruisselantes de sueur au moment où, après les émotions du Golgotha, il frappa la dernière note. « Alors, c'est fini ? dit Pasdeloup indifférent. « C'est fini ! », répondit Massenet accablé, désespéré, et réunissant péniblement les feuillets épars de sa partition. Il se leva donc, salua, et, sa serviette remise sous son bras, il se disposa à partir. Arrivé sur le pas de la porte, il revint, dolent, humilié, et, prenant son courage à deux mains : « Eh bien ! vous connaissez ma partition, dit-il d'une voix étranglée, me jouerez-vous le vendredi saint ? — Vous jouer… jamais de la vie ! » répondit Pasdeloup dont la voix stridente siffla à travers les broussailles de sa barbe. « Vous jouer… mais, mon cher, il y a un endroit où vous faites dire en parlant du Christ... « J'entends ses pas... »… les pas du Christ !!! » Et il le poussa doucement dehors, grommelant entre ses dents : « J'entends ses pas... ». « J'entends ses pas !... » C'est tout ce qu'il avait retenu de la partition. *** Massenet, le sang à la tête, énervé, désespéré, fit quelques pas et tomba, accablé, sur un des bancs du boulevard, la serviette bourrée de papiers roulant à ses pieds dans la boue, car la pluie tombait fine et drue. « C'est fini ! disait-il, c'est bien fini. Je croyais avoir fait quelque chose, et ce que j'ai fait n'est rien ! j'ai mis quatre ans à écrire une partition informe ;... sans valeur... puisqu'on la repousse. » Et se prenant le visage entre ses mains, il pleura à chaudes larmes. « Venez-vous dîner ? lui dit Hartmann très ému lui-même, il est neuf heures passées. » Massenet ne dîna pas ce jour-là ; il avait, comme disent les bonnes gens, la barre sur l'estomac. Il rentra dans sa chambre, s'enferma et pleura toute la nuit. L'année suivante, au mois de mars 1873, Marie-Magdeleine fut jouée à l'Odéon, le vendredi saint, presque jour pour jour un an après l'audition épique du boulevard Bonne-Nouvelle. — Et avec quel succès ! — L'orchestre était conduit par un gros garçon, à la barbe blonde, à la figure aimable et souriante, un inconnu qui faisait ses débuts comme chef d'orchestre et s'appelait Edouard Colonne.
Massenet, est-il utile de le dire, est mieux accueilli maintenant, quand il demande audience à un directeur. *** Mais revenons à la partition et voyons par le menu la musique de Marie-Magdeleine, cet oratorio dont les qualités scéniques ont assuré le succès au théâtre et dont la critique elle-même a reconnu l'étonnante solidité lors de la reprise à l'Opéra-Comique en 1906, c'est-à-dire trente-trois ans après l'apparition première de l'œuvre. Combien de partitions peuvent résister à ces épreuves après une évolution de plus de trente ans ! Au premier acte, le chœur des Magdaléennes : « Le soleil effleure la plaine », d'une belle simplicité et d'une exquise fraîcheur ; l'air de Méryem : « O mes sœurs, je veux fuir loin des bruits de la terre », qui a de l'expression ; l'air de Judas : « Ecoute, Méryem », qui laisse deviner dans la symphonie orchestrale la traitrise du personnage ; la phrase de Jésus : « Vous qui flétrissez les erreurs des autres » ; et le final : « Va, sois illuminée », tout à fait bien traité et se terminant en un mouvement de beau lyrisme ; tout cela mérite d'être retenu pour sa tenue mélodique et pour le coloris instrumental dont Massenet a revêtu sa pensée. Au deuxième acte, il faut citer le joli chœur des servantes (à trois voix) : « Le seuil est paré de fleurs rares », qui est d'une suavité toute printanière ; puis le duo de Méryem et Jésus : « Marthe, va, fais préparer le festin », devenu tout à fait classique, une des pages capitales de la partition ; enfin la prière sans accompagnement : « Notre Père, loué soit ton nom glorieux », d'un effet à la fois simple et impressionnant. Le troisième tableau comprend le chœur du supplice ; entrecoupé, tragique : « Celui-là, c'est Jésus » ; l'air de la Magdaléenne, avec la scène et le chœur qui suit, est d'une mélancolie poignante. L'introduction du quatrième tableau, avec ses sourdines à l'orchestre, est d'une puissance à la fois mystérieuse et sereine ; les strophes : « Qu'elle est lente à venir, la douloureuse aurore ! » et le chœur des Saintes Femmes : « Magdeleine pleure », sont d'une profonde et sincère inspiration. Enfin, le chœur des chrétiens, qui termine l'œuvre, est un bel élan de religiosité émue. La partition de Marie-Magdeleine combine la déclamation selon les traditions modernes avec les anciennes subdivisions en airs, duos et ensembles, avec aussi les développements symphoniques de l'orchestre. Il ne faut pas oublier que cette œuvre date du moment où Massenet était prix de Rome et qu'à cette époque l'Institut — pas plus qu'aujourd'hui du reste — n'aurait toléré qu'un jeune pensionnaire de la Villa Médicis se permit de modifier la forme froidement majestueuse de l'oratorio ou le moule suranné de la musique des prix de Rome. Massenet a pourtant eu ce courage par moments dans Marie-Magdeleine ; il l'a fait avec une fraîcheur d'inspiration, une élégance et une hauteur de pensée rares. Quant à l'orchestration, elle est déjà d'une exceptionnelle virtuosité. Tout cela décelait un enchanteur, un tempérament. Massenet avait alors trente ans ; il avait déjà de la maîtrise. (Louis Schneider, Massenet, 1908)
|
le ténor Thomas Salignac dans le rôle de Jésus de Marie-Magdeleine, de Massenet, qu'il vient de créer avec grand succès à l'Opéra-Comique
Marie-Magdeleine à l'Opéra-Comique
L’Opéra-Comique a joué Marie-Magdeleine, l'admirable oratorio de Massenet, dont l’adaptation à la scène avait déjà triomphé ailleurs, à Nice notamment. L'article de notre collaborateur J.-L. Croze est un historique très curieux de l'oratorio de Massenet.
Après avoir dit d'une œuvre pareille, tour à tour charmante et émouvante, profondément humaine et sincèrement religieuse, évocatrice des voluptés terrestres et fervente d'amour divin — qu'elle s'impose jeune toujours, admirable et de tous admirée, rien ne reste à ajouter. Où la critique perd ses droits, l'anecdote s'amuse et s'intéresse : l'histoire de Marie-Magdeleine, page éblouissante de la vie du compositeur, vaut d'être connue ; elle a son enseignement. Racontons-la.
L'idée de mettre en musique la passion de la pécheresse magdaléenne pour le beau Nazaréen vint à M. Massenet alors que celui-ci était à Rome, élève de l'Institut de France. L'éminent graveur, Chaplain, camarade de l'auteur de Manon pendant son séjour à la Ville Médicis, a quelque part écrit :
« Un jour, c'était en été, sur le chemin de Tivoli à Subiacco, une petite caravane de pensionnaires parcourait à pied ces admirables montagnes qui s'étagent en amphithéâtre autour de Rome. Nous nous étions arrêtés pour contempler à loisir ce merveilleux panorama de la campagne romaine qui se déroulait devant nous. Tout à coup, au bas du sentier que nous venions de gravir, un berger se mit à jouer sur son chalumeau, un air doux et lent dont les notes s'éteignaient dans le silence du soir. Tout en l’écoutant, je cherchai des yeux l'un de nous qui était musicien, curieux de lire ses impressions sur son visage ; il notait l’air du pâtre sur son carnet de voyageur... L’air du pâtre de Subiacco servit au compositeur pour écrire la belle introduction de Marie-Magdeleine.
Revenu à Paris, sa partition presque totalement écrite sur un poème de sa façon M. Massenet rencontra peu après, dans le cabinet de son éditeur Hartmann, Louis Gallet ; on causa vers et livrets d'opéra ; poète et musicien, très gais l'un et l’autres, sympathisèrent et se donnèrent rendez-vous le lendemain pour collaborer. »
« J'allai voir Gallet, ce bon Gallet, à l'Assistance Publique où il était expéditionnaire, me disait l'autre jour le compositeur. Mon futur librettiste d'Eve, du Roi de Lahore, du Cid, de Thaïs appartenait déjà à cette administration dont il devait, d'échelon en échelon, devenir un des plus importants fonctionnaires. Il tire de dessous ses paperasses de jolies strophes qu'il me lut. J'exposai mon scenario de Marie-Magdeleine et tout aussitôt nous nous mîmes d'accord pour que ce rond-de-cuir poète rima au plus vite les deux premiers tableaux auxquels il ajouta un troisième. Comme j'allais prendre congé, un jeune homme apparut sur la porte du bureau voisin : — Edouard Blau mon collaborateur, présenta Gallet, — il ne dit pas « mon collègue » ; et pourtant Edouard Blau lui aussi comptait et compta longtemps à l'A. P. Nous devions nous retrouver tous les trois pour écrire le Cid. »
Il s'agissait de produire ce drame sacré qui ne fut jamais dans la pensée de ses auteurs, du moins au début, destiné au théâtre.
Mme Pauline Viardot, ayant eu l'occasion de connaître l'ouvrage, voulut l’interpréter, et le vendredi saint de l'année 1873, à l'Odéon, la grande cantatrice créait avec son ampleur et sa maîtrise habituelles le personnage de Méryem. Un succès accueillit Mme Viardot et l'oratorio ; quant au compositeur, s'il eut les bravos des spectateurs, en revanche il ne toucha sur la recette que la forte somme de 33 francs 75 centimes. En fait de droits d'auteurs, M. Massenet s'est rattrapé depuis !...
Mme Gabrielle Krauss, en 1887, au Châtelet, ressuscita la partition qui semblait oubliée depuis les auditions de l'Opéra-Comique en 1874 (avec Mme Miolan-Carvalho). En 1893, à l'Eden-Théâtre, Mme Krauss chantait une autre fois Méryem.
Voici Marie-Magdeleine, qui, conçue Rome, en 1868, commencée à l'automne de 1871, terminée à la fin de janvier 1873 (la Grand’Tante avait été composée et avait vu le jour dans l’intervalle) aura mis près de trente ans pour entrer au répertoire régulier d'un théâtre. M. Saugey eut à Nice la primeur de ce drame sacré réalisé scéniquement. Après tant d'autres cantatrices, Mme Emma Calvé fut une admirable Magdaléenne. Pour la série de représentations que M. Albert Carré nous offre, avec une mise en scène lumineuse, précise, souriante ou sombre — chef-d'œuvre encadrant un chef-d’œuvre, — Mme Ackté succède dans le rôle de la pécheresse à Mmes Viardot, Krauss, Calvé ; Mme Ackté y a déployé de curieuses qualités personnelles, donnant à certains côtés un relief spécial. M. Dufranne fait un Judas très acclamé, acclamations totalement méritées par un talent considérable. On a justement applaudi M. Salignac dans le rôle de Jésus.
(J.-L. Croze, Musica, juin 1906)
Aïno Ackté, interprète du rôle de Marie-Magdeleine le baryton Dufranne, acclamé dans le rôle de Judas le ténor Thomas Salignac, qui a fait du rôle du Christ une admirable composition
|
Acte I. la Magdaléenne à la Fontaine | |||
01 | Introduction | ||
Chœur | Le soleil effleure la plaine | Femmes, Jeunes Magdaléens, Scribes | |
02 | Air et Chœur | Méryem la Magdaléenne... C'est ici même, à cette place | Méryem, Femmes, Pharisiens |
03 | Air | Ecoute, Méryem, écoute | Judas |
04 | Chœur de l'Insulte | Raillez ma douleur | Méryem, Femmes, Pharisiens, Scribes |
05 | Air et Trio | Vous qui flétrissez les erreurs des autres | Méryem, Jésus, Judas |
06 | Finale | Femme, relève-toi ! Va, sois illuminée | Méryem, Jésus, Judas, Femmes, Pharisiens, Scribes |
Acte II. Jésus chez la Magdaléenne | |||
07 | Introduction | ||
Chœur des Servantes | Le seuil est paré de fleurs rares | Marthe, Servantes de Méryem | |
08 | Duo | Marthe, on m'a dit | Marthe, Judas |
09 | Récit et Alléluia | Voici que le soleil descend... Toi qu'un esprit sublime éclaire | Méryem, Marthe, Jésus |
10 | Duo | Marthe, va, fais préparer le festin... Heureux ceux qui vivront dans l'amour | Méryem, Jésus |
11 | Scène et Prière | Maître, ah ! combien tu nous causes d'alarmes !... Notre Père, loué soit ton nom radieux ! | Jésus, Judas, les Disciples |
Acte III. 1er Tableau. le Golgotha — la Magdaléenne à la Croix | |||
12 | Chœur du Supplice | Celui-là, c'est Jésus ! | Jésus, Pharisiens, Docteurs, Princes des Prêtres, Soldats romains, Exécuteurs, la Foule |
13 | Récit, Air, Scène et Chœur | Femme, éloigne-toi !... O Bien-aimé, ô Bien-aimé | Méryem, Jésus, Chœurs |
2e Tableau. le Tombeau de Jésus et la Résurrection | |||
14 | Introduction | ||
Récit, Strophes et Chœur | Qu'elle est lente à venir la douloureuse aurore ! | Méryem, les Saintes Femmes | |
15 | Apparition et Chœur des Chrétiens | Méryem, Jésus, les Disciples, Chœur invisible, Chœur des Chrétiens |
LIVRET
(édition d'octobre 1893)
PREMIÈRE PARTIE — LA MAGDALÉENNE À LA FONTAINE
Aux portes de Magdala, auprès d'une fontaine sur laquelle s'étend l'ombre de quelques palmiers. Le soleil à son déclin empourpre l'horizon. Des femmes et des publicains, des pharisiens et des scribes vont et viennent sur le chemin qui conduit à Magdala ; d'autres sont assis à l'ombre et s'entretiennent par groupes. Au loin, dans un lumineux nuage de sable, chemine lentement une caravane, avec son cortège de chameliers, de marchands vêtus de couleurs vives et de soldats aux armes étincelantes.
FEMMES, à la fontaine. Le soleil effleure la plaine, L'ombre des palmiers frémissants Glisse sur la claire fontaine Avec des souffles caressants. C'est l'heure du repos, l'heure délicieuse Où, parlant au bord du chemin A la foule silencieuse, Nous apparaît Jésus, le beau Nazaréen.
JEUNES MAGDALÉENS. C'est l'heure où, conduisant de longues caravanes, Passent ici les chameliers, L'heure où les folles courtisanes Viennent chercher l'amour des riches cavaliers.
SCRIBES. Nous allons voir encor, peut-être, Cet étranger ; cet imposteur, Que les siens appellent : le Maître, Et nous : Jésus, le faux docteur !
FEMMES, à la fontaine. Le soleil effleure la plaine, L'ombre des palmiers frémissants Glisse sur la claire fontaine Avec des souffles caressants.
PREMIER GROUPE DE PHARISIENS, observant. Méryem la Magdaléenne Vers nous s'avance...
DEUXIÈME GROUPE DE PHARISIENS. Heureux celui Qui saura lui plaire aujourd'hui ! Paraît la Magdaléenne suivie de quelques femmes. Elle marche lentement sans regarder personne. Près de la fontaine, elle s'arrête.
LA MAGDALÉENNE, à ses compagnes. O mes sœurs, je veux fuir loin des bruits de la terre, Et demander à la prière Le repos que j'attends. Laissez au remords salutaire S'abandonner mon cœur égaré si longtemps.
C'est ici même, à cette place, Qu'il daigna m'apparaître un jour, Celui dont je cherche la trace Et dont j'implore le retour. Avez-vous entendu sa parole bénie ? La clémence divine est inscrite en sa loi. Quand vous en comprendrez la douceur infinie, Ah ! vous maudirez votre vie, Et vous pleurerez comme moi
Qu'il vienne encor, je veux lui dire, Epanchant mon cœur dans le sien, Quelle souffrance me déchire, Quel espoir nouveau me soutient.
DES FEMMES, riant méchamment. La belle pécheresse oublie Ses joyeux discours d'autrefois Et sa folie ! Du repentir entend-elle la voix ? Judas, qui a paru sur les pas de la Magdaléenne, se glisse vers elle.
JUDAS. Écoute, Méryem ; écoute Le conseil de Judas, le conseil d'un ami : Chasse la tristesse et le doute, Et réveille l'amour en ton sein endormi.
Est-il une voix qui te blâme, Un bonheur comparable au tien ? Aime encor, Méryem ; sois femme ! L'univers t'appartient !
LA MAGDALÉENNE, résignée.
Raillez ma douleur,
voix inexorables ! Et sous le fardeau de mes jours coupables, Je courbe le front !
LA FOULE, FEMMES, PHARISIENS et SCRIBES, entourant la Magdaléenne. Vainement tu pleures ! Nul ne te croira. Aux riches demeures On te reverra. Ton passé te condamne, La débauche est ta loi. Courtisane, Honte sur toi ! Paraît Jésus.
JÉSUS, d'un ton calme, à la foule, lui montrant la Magdaléenne accablée.
Vous qui flétrissez
les erreurs des autres, En votre orgueilleuse ignorance, Disposer ainsi de l'offense Et du pardon ?
Hommes de peu de foi, dont les lèvres maudites Détournent le pécheur du royaume des cieux, Pharisiens menteurs et femmes hypocrites, Qu'êtes-vous pour parler ainsi, cœurs vicieux? La Magdaléenne et Judas s'agenouillent devant Jésus. La foule, dominée par la parole de Jésus, s'éloigne de Méryem.
JÉSUS. Du pécheur qui s'incline, Brisé par la douleur, La parole divine Raffermira le cœur. Lorsque tout l'abandonne, O bonheur infini ! Mon père lui pardonne ; Que son nom soit béni !
LA MAGDALÉENNE Devant toi je m'incline, O Jésus, ô Seigneur ! Ta parole divine A rassuré mon cœur. Quand chacun m'abandonne, O bonheur infini ! Ta bonté me pardonne ; Sois béni ! sois béni !
JUDAS, avec affectation. Comme elle je m'incline, O Jésus, ô Seigneur ! Ta parole divine A raffermi son cœur. Quand chacun l'abandonne, O bonheur infini ! Ta bonté lui pardonne ; Doux maître, sois béni !
JÉSUS. Femme, relève-toi. — Va, sois illuminée Par la grâce d'en haut, Et qu'à l'amour divin ton âme destinée Soit comme un vase d'or sans tache et sans défaut.
SCRIBES et PHARISIENS, se montrant Jésus avec une crainte haineuse. Il nous maudit, il nous offense, Et nous nous taisons devant lui !... Pourquoi ce trouble en sa présence ?... Cet homme a-t-il donc la puissance Que Dieu nous refuse aujourd'hui ?...
JÉSUS, à Méryem. Prie, attends, espère ! Retourne en ta maison. — Bientôt le jour viendra Où Jésus la visitera. Aux scribes et aux pharisiens. Pharisiens, songez à l'éternel salaire. Tous seront appelés, bien peu seront élus. Allez, aimez-vous et ne péchez plus ! Il s'éloigne. La Magdaléenne remonte lentement la route ; la foule s'écarte silencieusement devant elle.
|
DEUXIÈME PARTIE — JÉSUS CHEZ LA MAGDALÉENNE
La maison de Méryem la Magdaléenne. — Grande salle richement ornée. — Fleurs et parfums. Au fond, entre des colonnes, on aperçoit un jardin. — C'est par ce jardin que viennent Judas, Jésus et plus tard les disciples.
LES SERVANTES DE LA MAGDALÉENNE. Le seuil est paré de fleurs rares, La myrrhe parfume les airs ; Sur les nébels, sur les cithares, Réveillons nos plus doux concerts. La maison est prête, En un chant de fête Nos voix vont s'unir, Car le beau prophète Ce soir va venir.
MARTHE. Plus puissant qu'un roi de la terre Est celui que nous attendons. Il vient, couronné de lumière, Apportant, au nom de son Père, Tous les amours, tous les pardons.
LES SERVANTES. La maison est prête, En un chant de fête Nos voix vont s'unir, Car le beau prophète Ce soir va venir.
MARTHE, les congédiant. Devant Jésus on doit s'incliner en silence. Allez, car il n'est pas comme ces étrangers Que séduisent vos chants et vos discours légers. Les servantes s'éloignent. Paraît Judas ; il salue Marthe et l'aborde mystérieusement.
JUDAS. Marthe, on m'a dit — on s'est trompé, je pense — Que le Nazaréen allait venir.
MARTHE. C'est vrai ! Il ne dédaigne pas une humble pécheresse, Et Méryem a reçu sa promesse.
JUDAS, avec une compassion hypocrite. A quel démon, hélas ! est-il livré ?
MARTHE. Quelle est ta crainte ?
JUDAS. Ah ! tu sais que je l'aime Plus que moi-même ! Les pharisiens sont puissants ;
Contre Jésus leur
haine est déchaînée, Je crains les perfides accents.
MARTHE. Judas, tu mens ! Rien ne doit ternir l'auréole Que ton maître porte à son front Et ta parole Est un affront.
Il peut, bravant les yeux des hommes, S'arrêter en cette maison. Je redoute, à l'heure où nous sommes, Les discours des méchants, moins que ta trahison.
JUDAS. Marthe, ma sœur, c'est méconnaître L'amour qui me conduit ici ! Je parle pour le bien du Maître ; Pourquoi donc m'outrager ainsi ?
MARTHE. Ta parole est celle d'un traître ; Ton regard la dément ici. Toi qui prétends aimer ton Maître, Pourquoi donc l'outrager ainsi ?
JUDAS. Ecoute-moi.
MARTHE. Va -t'en, je te l'ordonne ; Va-t'en et que Dieu te pardonne. Judas sort confus. Paraît la Magdaléenne.
LA MAGDALÉENNE, rêveuse.
Marthe, voici que
le soleil descend
MARTHE. Il va venir celui que notre cœur attend.
LA MAGDALÉENNE. Je ne vis que par sa pensée, Et de trop de honte lassée, Mon âme implore son retour, Comme, languissante et brisée, La fleur appelle la rosée Et les premiers baisers du jour.
MARTHE. Heureuse est celle qui l'écoute ! Louons le ciel, qui vers nous l'a conduit, Et qui te plaça sur sa route !
LA MAGDALÉENNE, émue. Marthe, j'entends des pas ! — C'est lui !... Paraît Jésus. — Les deux femmes vont au-devant de lui et se prosternent.
MARTHE et LA MAGDALÉENNE. Toi qu'un esprit sublime éclaire, Tu daignes venir jusqu'à nous ! Notre place est à tes genoux Dans la poussière. Alleluia !
Notre indignité se confie A la clémence de ton cœur. Parle, et que ton souffle, ô Seigneur, Nous purifie. Alleluia !
JÉSUS, les bénissant. Que le salut de Dieu soit sur vous, humbles femmes ! Elles se relèvent.
LA MAGDALÉENNE, à Marthe qui sort aussitôt. Marthe, va ; fais préparer le festin !
JÉSUS, doux et calme. Le repentir console et rafraîchit les âmes, Car le repentir est divin ! Et voici ce qu'a dit mon Père : « Heureux ceux qui vivront dans l'amour de mon fils, Mon royaume leur est promis ! »
LA MAGDALÉENNE, humblement. Mon cœur tremble en songeant au Dieu juste et sévère ; A ta parole il est soumis.
JÉSUS. Va ! mon Père bénit la brebis égarée Qui revient vers le bon pasteur !
LA MAGDALÉENNE. Ta voix est comme un baume à mon âme ulcérée, Il la guérit de sa douleur !
JÉSUS.
Sa gloire est
réservée aux humbles dont la vie
LA MAGDALÉENINE. Cette route du ciel par les humbles suivie, Ah! j'y veux marcher avec toi !
JÉSUS.
Dieu saura
t'appeler. — Voici, Magdaléenne,
LA MAGDALÉENNE.
Maître, tu me
verras, si tard que mon jour vienne,
JUDAS, entrant vivement. Maître, ah ! combien tu nous causes d'alarmes ! Aux disciples qui sont sur le seuil et qu'il fait entrer ; leur montrant Jésus. Le voici ; venez tous ! A Jésus. Eux ne te trouvaient pas ; Mais vers toi mon cœur a guidé leurs pas. Bas, d'un ton perfide, en désignant la Magdaléenne qui se retire. Maître, à tes ennemis pourquoi fournir des armes ?
JÉSUS. Judas, ton cœur n'a pu te guider vers Jésus, Car ton cœur ne t'appartient plus. Aux disciples. En vérité, je vous le dis, mes frères, Le temps est proche où l'un de vous me trahira. Simplement. La nuit vient. — Récitons en ce lieu nos prières, Le Seigneur les accueillera.
Pourvu qu'elle soit
fervente et sincère,
La voix du pécheur
monte vers mon Père, Tous se prosternent à l'exception de Jésus. — La nuit est venue. Une seule lampe brûle, pendue au centre de la salle.
JÉSUS et LES DISCIPLES. Dieu d'Israël, notre Père, Loué soit ton nom radieux ! Vienne ton règne glorieux ! Et que ta volonté soit faite sur la terre Et dans les cieux !
Que ta main, sur nous étendue, Nous verse la manne attendue En ce jour comme aux jours passés. Pardonne-nous, toi qui nous aimes, Nos offenses et nos blasphèmes, Comme nous pardonnons nous-mêmes A ceux qui nous ont offensés !
Dieu d'Israël, notre Père, Loué soit ton nom radieux ! Vienne ton règne glorieux ! Et que ta volonté soit faite sur la terre Et dans les cieux !
|
TROISIÈME PARTIE — LE GOLGOTHA
Jésus sur la croix, entre les deux voleurs. Au pied de la croix sont accroupis les soldats et les exécuteurs. La foule à distance. Entre la foule et les soldats, un groupe formé par les docteurs de la loi, les princes des prêtres et quelques pharisiens.
HOMMES et FEMMES DU PEUPLE, se montrant mutuellement le Crucifié. Celui-là, c'est Jésus ! — C'est le plus criminel ! Il a blasphémé Dieu ! — Sur la croix il expie Les fautes de sa vie ; Il meurt abandonné du ciel !
LES DOCTEURS et LES PRÊTRES, avec raillerie. Roi des Juifs, qu'as-tu fait de ta toute-puissance ? Toi qui te vantais, en ton impudence, D'abattre le temple en trois jours Et de le relever d'un signe,
Parle à présent,
trompeur insigne,
PHARISIENS. Christ, toi qui sauvais les autres, Sauve-toi donc aujourd'hui ! Ceux qu'on nommait les apôtres, Cherche-les tous. — Ils ont fui !
LA FOULE. S'il est le vrai Messie, à la mort il commande, Eh bien ! que de la croix à nos yeux il descende, Et nous croirons en lui !
SOLDATS ROMAINS, jouant aux dés les vêtements de Jésus et riant.
Fais un prodige,
exauce leur prière,
LA VOIX DE JÉSUS SUR LA CROIX.
Pardonne-leur, mon
Père, La foule s'éloigne et se disperse un instant. Paraît la Magdaléenne ; elle s'approche de la croix.
LA MAGDALÉENNE, avec douceur, aux soldats qui la repoussent. Aux pieds de l'innocent que le monde abandonne, Soldats, par pitié, laissez-moi !
SOLDATS ROMAINS, à la Magdaléenne, brutalement. Non ! femme, éloigne-toi ! Elle fait un geste suppliant. — Les soldats cèdent et la laissent s'approcher de la croix. — Là, elle se prosterne et pleure. — Après un instant seulement, elle ose regarder Jésus.
LA MAGDALÉENNE. O bien-aimé, sous ta sombre couronne, Ton front sanglant rayonne Plus que le front d'un roi !
La gloire éternelle Déjà t'illumine et le ciel t'appelle ! Maître ! ne m'abandonne pas !
La promesse que tu m'as faite Je m'en souviens ! Et je suis prête A te suivre où tu t'en vas !
LA VOIX DE JÉSUS SUR LA CROIX, calme et douce, mais très affaiblie.
Ne pleure point,
car l'heure est accomplie ;
LA MAGDALÉENNE, avec une sorte de vague espérance. Un sourire a brillé sur sa face pâlie !
JÉSUS, avec un cri terrible. Ah ! tout est consommé ! Il meurt. La Magdaléenne, désespérée, tombe évanouie.
LA FOULE, avec une joie féroce. Voyez, il incline la tête ! Il est mort ; vainement il implorait le ciel, Il est mort, l'orgueilleux prophète, Lui qui se disait immortel. Le ciel s'est couvert subitement de ténèbres. — La terre tremble. — Les ombres des saints apparaissent sur les chemins à la foule éperdue, qui se débat au milieu de ce trouble immense.
|
ACTE TROISIÈME
QUATRIÈME PARTIE — LE TOMBEAU DE JÉSUS
Le jardin de
Joseph d'Arimathie. — Premières lueurs de l'aube.
LA MAGDALÉENNE. Qu'elle est lente à venir la douloureuse aurore ! Rallume-toi, soleil ! je veux encore Voir dans son blanc linceul le Maître qui n'est plus. Je veux, comme autrefois, l'adorant en silence, Chercher un rayon d'espérance Sur le front pâle de Jésus ! Elle s'approche du tombeau. Sa lèvre, d'où tombait une parole aimée, L'ange noir, hélas ! l'a fermée Dans cette ombre d'où rien ne sort !
LES SAINTES FEMMES, avec douleur. Ah ! le maître est mort !...
LA MAGDALÉENNE.
Il allait consolant
toute faiblesse humaine ; Pour briser ce cœur plein d'amour.
LES SAINTES FEMMES. Maudit soit ce jour !...
LA MAGDALÉENNE. Il m'avait dit : Prie, attends l'heure !... L'heure ne viendra pas et je l'attends en vain.
LES SAINTES FEMMES. Pleure, Magdaléenne, pleure, Au souvenir du temps lointain
Où le Maître adoré
vint bénir ta demeure. Nous ne le verrons plus, le Prophète divin !
Les Saintes
Femmes se dirigent vers le tombeau.
LA MAGDALÉENNE. Rien ne répond à ma voix désolée ; Tu n'entends pas mes cris !... Frissonnante. Et cependant... malgré l'espérance envolée... Ton souffle... sur moi… passe... et murmure : Je vis. Avec une exaltation croissante. * Oui, mon âme ici te devine, * Je vois dans la splendeur divine * Rayonner ton front calme et doux ; j'entends tes pas. * Tu sors vivant de la tombe... Il me semble * Que ta main va presser ma main qui tremble... Ah ! le maître est là ! [Les vers qui sont précédés d'un * sont supprimés à l'exécution.]
Elle a vu Jésus
debout devant elle, environné de lumière. Elle tend les mains vers lui.
JÉSUS, doucement. Ne me touche pas !... Femme, j'aime ta foi sincère ! Va ; dis aux miens d'enseigner à la terre La loi du Christ victorieux. Voici l'heure où je dois remonter vers mon Père Car mon royaume est dans les cieux !
LA MAGDALÉENNE, avec une ivresse infinie. O mystère ineffable ! O consolante vérité ! Ah ! mon âme succombe au bonheur qui l'accable ! Christ est vivant ! Christ est ressuscité ! Les disciples et les amis de Jésus paraissent, se dirigeant vers le tombeau.
VOIX D'ANGES, dans les profondeurs du ciel. Gloria in excelsis Deo ! Jésus disparaît lentement dans une nuée éclatante.
LA MAGDALÉENNE, rayonnante, appelant les disciples, les Saintes Femmes, les amis de Jésus, qui s'empressent de l'entourer. Accourez tous ; soyez heureux ! Le Maître Triomphe de la mort et vient de m'apparaître ! Proclamez sa doctrine et sa divinité ! Christ est vivant ! Christ est ressuscité !
CHŒUR DES CHRÉTIENS. Christ est vivant, Christ est ressuscité ! Vivons, mourons pour affirmer sa gloire ! Comme nous, l'univers doit croire A sa divinité ! Christ est vivant ! Christ est ressuscité !
|