Albert WOLFF

 

Albert Wolff par Édouard Manet (1877)

 

 

Abraham WOLFF dit Albert WOLFF

 

écrivain allemand naturalisé français le 14 mars 1887

(Cologne, Prusse Rhénane, 31 décembre 1825 Paris 8e, 22 décembre 1891*)

 

Fils de Salomon WOLFF ( Cologne, 03 juin 1830) et de Hélène OCHSÉ ( Cologne, 20 mai 1840).

Frère de Jacques WOLFF (1828 ap. 1905), négociant [père de Pierre WOLFF, auteur dramatique].

 

 

D'abord correspondant de la Gazette d'Augsbourg, il se fixa à Paris (1857), et fut quelque temps secrétaire d'Alexandre Dumas père. Il se fit naturaliser Français après la guerre de 1870-1871, et devint, en 1891, chroniqueur théâtral du Figaro. Il a écrit, seul ou en collaboration, de nombreuses pièces de théâtre : Un homme du Sud (1862), les Mystères de l'Hôtel des Ventes (1863). Il a publié, en outre, Mémoires du Boulevard (1866) et Mémoires d'un Parisien (Voyages à travers le monde, 1884 ; la Haute-Noce, 1885 ; l'Ecume de Paris, 1885 ; la Gloire à Paris, 1886 ; la Gloriole, 1888). Il a été nommé chevalier de la Légion d'honneur le 16 juillet 1888.

Il est décédé en 1891, célibataire, à soixante-quatre ans, en son domicile, 65 rue du Rocher à Paris 8e.

 

=> la Gloire à Paris, par Albert Wolff (1886) : Berthelier ; Georges Bizet ; Alphonse Daudet ; Massenet ; Louise Michel et Lisbonne ; Thérésa ; Emile Zola ; et voir ci-dessous.

 

 

 

livrets

 

Egmont, drame lyrique en 4 actes, avec Albert Millaud, musique de Gaston Salvayre (Opéra-Comique, 06 décembre 1886)

 

 

 

 

AUBER

 

M. Jules Simon, un écrivain du plus rare talent, un de ceux que nous estimons le plus, procéda en 1872 à la distribution des prix au Conservatoire. Par un de ces égarements auxquels les plus beaux esprits ne savent pas toujours se soustraire, M. Jules Simon crut le moment venu de sacrifier Auber sur l'autel de la troisième République, sous prétexte qu'Auber avait été nommé, sous l'Empire, maître de la musique des Tuileries. Ce fut une pure folie d'un bel esprit, que je rappelle sans la moindre aigreur contre M. Jules Simon. Quel crime, n'est-il pas vrai ? d'avoir fait l'honneur à l'Empire de l'illustrer par son talent ? Il fallait remonter à Haydn, maître de chapelle de l'empereur d'Autriche, pour trouver un pendant à tant de perversité chez un compositeur. On déboulonna donc Auber comme un simple Napoléon, et il se trouva quelques journalistes républicains, parmi ceux que j'aime le plus, pour affirmer que le ministre avait fort bien agi dans cette fameuse séance du Conservatoire.

La gloire de notre cher Auber ne s'en porte pas plus mal pour si peu, tant il est vrai que la passion politique, avec ses injustices et ses flagorneries, est une chose inférieure dans la vie des peuples et que l'artiste demeurera éternellement à l'abri dans sa gloire acquise.

Dix ans après sa démolition officielle du Conservatoire, la gloire d'Auber ressuscitait dans tout son éclat à l'Opéra, où l'on célébrait par une reprise solennelle de la Muette le centenaire de la naissance du grand musicien français.

C'est pendant la représentation commémorative donnée en son honneur, en 1882, à l'Opéra, que j'ai récapitulé dans ma mémoire tous les souvenirs délicieux dont je suis redevable à ce cher génie français. On jouait la Muette ; mais je suis sûr que les œuvres complètes d'Auber ont défilé dans le cerveau de tout spectateur aussi bien que dans le mien ; il n'était peut-être pas dans cette salle, au milieu de ce public nombreux, un être assez déshérité pour ne pas consacrer à Auber un souvenir attendri et reconnaissant. Le véritable anniversaire n'était pas sur la scène, mais dans les cœurs ; on se souvenait des temps passés, où pour la première fois, on avait entendu les partitions si fraîches, si spirituelles, et souvent si émues ; il n'est peut-être pas sur la surface du globe civilisé un homme dont l'âme n'ait tressailli un soir en écoutant la musique d'Auber. Ceux de ma génération sont, pour ainsi dire, entrés dans la vie avec les mélodies d'Auber ; on nous les a chantées à notre berceau, et nous les avons fredonnées avec nos premiers bégaiements ; elles sont restées gravées dans notre cerveau comme les plus chers souvenirs d'enfance, et quand nous jetons un regard dans le passé, elles reviennent dans notre esprit, malgré nous et sans que nous les évoquions. La véritable immortalité n'est-elle pas là pour un artiste ?

C'est bien pour cela que nous aimions tant le grand Auber, les uns et les autres. Par les souvenirs qui nous attachaient à son œuvre, il nous semblait que tous, plus ou moins, nous vivions dans une certaine intimité avec son esprit quand on le voyait passer au Bois, quand on le rencontrait le soir, blotti dans une stalle de théâtre, on le contemplait presque avec tendresse sans le connaître, comme un vieil ami dont on a reçu des bienfaits; on était tenté d'aller à ce vieillard, de lui serrer la main et de lui dire : Merci !

Si je ne m'étais pas fait une loi d'être toujours sincère avec mes lecteurs, je pourrais, tout aussi bien qu'un autre, leur conter quelques historiettes et mêler ma petite personnalité à une si grande mémoire. Je n'ai jamais connu Auber, quoique je lui eusse été présenté par Scribe. Mais j'étais si peu de chose sur le pavé de Paris à cette époque déjà si loin de moi, que le maître n'avait pas gardé le souvenir de cette présentation. Scribe habitait alors la rue Olivier, qui a disparu dans les démolitions ; j'étais venu chez Scribe pour solliciter un service, une place pour la première représentation des Doigts de Fée ; je ne connaissais personne, je n'avais pas d'argent : audacieusement je résolus de me présenter à Scribe.

On me fit attendre dans une antichambre. On me fit même attendre assez longtemps, comme un visiteur auquel on n'attache pas la moindre importance ; comme passe-temps j'avais là une riche bibliothèque, dont je pouvais contempler les ouvrages à travers les glaces. Tout à coup, comme dans une pièce de Scribe, la bibliothèque, qui était fausse, s'ouvrit, et un petit homme aux cheveux drus et gris me dit assez durement :

— Que me voulez-vous ?

— Je voudrais parler à M. Scribe.

— C'est moi !

Quel coup de théâtre, n'est-il pas vrai ? Et quel embarras pour un jeune homme qui avait préparé son petit discours pour l'entrée dans le cabinet du fameux auteur, et qui, tout à coup, se trouve en présence d'un homme célèbre sortant d'une fausse bibliothèque. Coquelin jouerait la scène à ravir au Théâtre-Français. Mais dans la vie réelle ces choses-là vous troublent profondément, si bien que je ne savais plus un mot de mon rôle, et que je restais là confondu comme un acteur qui aurait perdu la mémoire au moment de débiter son récit. Scribe s'aperçut de ma confusion, et avec quelque bonté il me dit :

— Allons, venez me conter cela dans mon cabinet.

Scribe, me précédant, me fit traverser un salon assez bourgeois, et nous voici dans son cabinet. J'avais retrouvé mon speech et j'allais le prononcer avec assurance quand, en entrant dans le cabinet, j'aperçus dans un grand fauteuil, devant la cheminée, un autre vieillard que je connaissais par ses portraits :

C'était Auber.

Ah ! pour le coup, c'était trop fort. Scribe avait cessé d'exister pour moi ; je n'avais plus d'yeux que pour le grand musicien. Comment ! c'était lui, en chair et en os, l'illustre compositeur dont toute l'Europe fredonnait les mélodies ? Ce fui dans ma pauvre tête comme un tourbillon d'airs variés. Je subissais le prestige de ce grand nom ; dans ma pauvre cervelle, Amour sacré de la patrie se mêlait aux mélodies populaires de Fra Diavolo, du Maçon, de la Part du Diable et du reste. Quel délicieux, mais épouvantable charivari !

Ce qui se passait en ce moment en moi était pourtant dans l'ordre voulut des choses, et si je m'y arrête, ce n'est pas par fatuité, mais pour constater un effet qui toujours se produit de la même façon. La musique est un art absorbant, envahisseur ; il agit sur les sens directement : il vous fascine, vous éblouit et vous entraîne. Prenez des illustrations diverses et réunissez-les dans un salon; je fais un choix au hasard dans Émile Augier, Pasteur, Meissonier et Octave Feuillet, c'est-à-dire un auteur, un savant, un peintre, un romancier, tous célèbres. Tout à coup M. Gounod entre, et avec la venue du musicien les mélodies de Faust bourdonnent aux oreilles des invités. Aussitôt il n'y a plus ni littérature, ni science, ni peinture, ni roman qui tiennent. Il n'y en a que pour le musicien, dont la présence évoque des sensations musicales et entraîne tout le monde dans une sorte d'hallucination.

J'ai pu observer le même phénomène, un soir, chez l'ami Alphonse Daudet. Il y avait là quelques hommes d'une certaine valeur : Tourgueniev, de Goncourt, Émile Zola, Francisque Sarcey et plusieurs autres. Mais il y avait aussi Massenet, c'est-à-dire le musicien fascinateur, et aussitôt toute l'attention se concentre sur lui ; ses mélodies bourdonnent dans les cervelles surexcitées par la musique. Tous les autres convives ne sont plus que des comparses dans cet ensemble dont le compositeur est l'astre radieux.
Car c'est de lui que viendra la sensation de la soirée. Zola ne peut pas lire son roman, Goncourt ne peut pas réciter la Faustin, Tourgueniev ne peut pas déclamer ses délicieuses nouvelles, Sarcey ne peut pas lire un feuilleton ; mais Massenet, lui, peut se mettre au piano et faire entendre les principales mélodies d'Hérodiade. Le musicien agit surtout sur les femmes : en vérité, quand un compositeur de talent entre dans un salon, les autres hommes feraient bien de s'en aller.

Mais revenons à ma visite chez Scribe.

Il était donc très naturel que le prestige du musicien opérât son influence sur le jeune homme venu pour parler à Scribe, et qui maintenant n'avait plus d'yeux que pour Auber, si bien que je finis par lui débiter mon discours et par lui demander, à lui, la place que j'étais venu solliciter de Scribe. J'ai comme une idée que je devais avoir l'air bête à ce moment.

Plus tard, quand j'avais acquis le droit de me présenter à Auber, je fus retenu par une autre considération. C'est le plus souvent au théâtre qu'on le rencontrait ; il y passait presque toutes ses soirées. Mais avec le grand âge était venu le besoin de repos ; il avait l'air de sommeiller dans sa stalle : ses grands yeux, à la vérité, restaient ouverts, mais la fixité du regard, presque immobile, disait que la pensée du maître était ailleurs. Cependant, un soir, à l'Opéra, je pus me convaincre qu'Auber ne dormait jamais que d'un œil au théâtre : ce fut en plein été; peu de spectateurs dans la salle ; on jouait le Prophète ; quand vint la marche magnifique du quatrième acte ce vieillard, âgé déjà de près de quatre-vingts ans, sortit de son apparente somnolence, prit sa tête blanche dans ses mains et murmura d'une voix frémissante d'émotion :

— Que c'est beau ! que c'est donc beau !

Il n'y a que les vraiment grands artistes pour avoir de ces élans-là devant l'œuvre d'un autre. C'est qu'Auber avait parfaitement conscience de sa gloire, qu'il jugeait assez grande pour ne pas amoindrir celle des autres. Et puis, ce qui le rendait si cher à tous, c'était de le voir sur la brèche jusqu'à la fin, et la somme de jouissances dont tout le monde lui était redevable. Auber était si vraiment populaire que ce fut comme une explosion d'enthousiasme le soir où son œuvre de vieillesse, le Premier jour de bonheur, réussit à l'Opéra-Comique. On l'attendait à la sortie des artistes pour l'acclamer. On criait : Vive Auber ! Peu s'en fallut qu'on le portât en triomphe. Et comme j'étais parmi cette foule, je puis dire que cette manifestation fut toute spontanée ; il y avait un peu de tout dans cette masse agitée : des artistes et des désœuvrés, des hommes du monde et des hommes du peuple ; c'est là la particularité et la haute valeur d'un talent réellement populaire de s'imposer à tout le monde, de charmer le profane en même temps que de satisfaire le délicat, de maintenir la popularité de son talent dans un juste milieu où l'art garde ses droits, tout en descendant dans l'extrême limite de l'aisance, de donner des sensations directes qui s'imposent, sans qu'il faille réfléchir pendant des années avant de se rendre compte de ses impressions.

Je ne veux pas ouvrir ici un cours d'esthétique musicale et entamer des discussions savantes : car rien ne me semble plus inutile que de procéder par comparaisons ; si tous les musiciens étaient sublimes de la même façon, la musique finirait par nous faire mourir d'ennui. Un artiste n'est pas plus grand parce qu'il tente des conceptions plus vastes qu'un autre. Tout homme qui arrive à la perfection dans son art particulier est un grand artiste. Et le musicien, si essentiellement français, si complètement l'expression de sa race, qu'il semble avoir dit le dernier mot d'un genre qu'on appelait l'opéra-comique et qu'il a porté si haut qu'on ne peut pas le dépasser en grâce et en esprit, ce musicien est un grandissime artiste.

Paris l'a compris ainsi en fêtant l'anniversaire d'Auber ; en même temps la ville qui a vu naître ce charmant génie de la musique française a célébré cette date. Je ne veux pas amoindrir la gloire de la ville de Caen, qui s'honorait en honorant la mémoire d'Auber ; mais c'est surtout à Paris que le compositeur de la Muette appartient. Car une gloire n'est pas toujours la propriété de la cité qui l'a vu naître, et les nombreuses maisons que j'ai vues dans mes voyages, toutes ornées de plaques commémoratives rappelant la naissance d'un grand homme, m'ont toujours laissé indifférent. La véritable patrie de l'artiste est celle où son esprit se développe à l'aise, où son talent grandit, où est la pensée de toute sa vie et où l'on retrouve les origines et les traces de toutes ses œuvres. Auber a appartenu à la ville de Caen avant d'appartenir à Paris, c'est vrai. Mais Paris le garde définitivement pour la postérité : car c'est Paris qui lui a donné la vie intellectuelle; c'est Paris qui l'a inspiré, c'est Paris qui l'a vu mourir dans toute sa gloire, et Paris se chargera de conserver à l'avenir le respect dû à cette grande mémoire.

 

 

HECTOR BERLIOZ

 

Le soleil printanier qui luisait sur Paris en mars 1879, aurait pu s'appeler le soleil de Berlioz. Tous les journaux étaient remplis de la gloire de ce grand méconnu. Il a fallu qu'il mourût pour qu'on le plaçât à son rang. L'œuvre dédaignée du vivant de son auteur devient l'apothéose du trépassé. Toutes les fois que son nom paraissait sur une affiche, la foule accourait, se passionnait et applaudissait. Le Conservatoire, les concerts Pasdeloup, MM. Colonne et Lamoureux s'arrachaient les lambeaux de cette gloire tardive : c'était à qui en aurait un morceau ; on se disputait l'honneur de fêter sa mémoire ; toutes les mains applaudissaient, toutes les bouches criaient : bravo ! tous les cœurs étaient gagnés par une même émotion. Chacun sentait qu'il avait sa part de responsabilité dans la longue souffrance de ce magnifique dédaigné, qui sortait de son tombeau, vêtu du suaire et le front ceint de lauriers. Il était bien temps ! En ce qui me concerne, je ne puis assister à ces triomphes toujours renouvelés, sans être en proie à une hallucination terrible. Il me semble toujours que la hideuse Mort conduit l'orchestre ; je la vois battre la mesure avec sa terrible faux et couvrir cette foule enthousiaste d'un regard d'inexprimable dédain.

Ce que Berlioz a dû souffrir défie la description. L'enfer du Dante n'est qu'un gai vaudeville à côté de cette vie de luttes, de défaillances et de désespoirs. Je ne pense pas qu'il y ait de douleur comparable à celle d'un homme qui mérite la gloire et ne rencontre que l'indifférence, toujours concentré en lui-même, luttant toujours avec la même ardeur et la même conviction contre l'éternelle ignorance. On le traitait de fou, ce grand esprit si solidement rivé au cerveau, qu'il n'a pas chancelé sous le dédain de ses contemporains ; on appelait vanité son noble orgueil à triompher de la foule rebelle à son œuvre. Il s'était fait sur le boulevard une légende de Berlioz qui représentait ce grand maître comme une sorte de compositeur toqué ; c'était à qui dirait son mot spirituel sur ce pauvre homme, histoire de faire rire la galerie attentive à la blague ; on l'a accablé de lazzis et conspué comme un farceur. On l'a traîné aux gémonies, lui et sa musique. Son nom sur une affiche suffisait pour faire le vide dans une salle ; on bâillait de confiance aux premières notes de ses symphonies ; dans les soirées, un loustic musical égayait toujours le public en imitant sur le piano la musique de Berlioz, comme d'autres imitaient de la voix les comiques du jour. Le dit loustic, après quelques accords préliminaires, exécutait une cacophonie entremêlée de miaulements de chats et d'aboiements de chiens auxquels il ajoutait le chant du coq, le cri de l'âne et les grognements du rhinocéros. Et l'assemblée de se tordre de rire et de s'écrier d'une seule voix.

— Comme c'est cela ! C'est du bon Berlioz !

Victor Hugo a ému son temps avec un chapitre intitulé : Une tempête sous un crâne ! Qui oserait peindre ce qui s'est passé dans le crâne de Berlioz ? Combien de fois cette grande intelligence était sur le point de s'enfouir à jamais dans la folie ! Qui nous dira son désespoir, ses révoltes, ses angoisses, et l'incommensurable mépris de son temps qu'il a dû puiser dans tous ces dédains ? De loin en il s'enfuyait au-delà de la frontière pour chercher, au milieu d'un public dont l'éducation musicale était plus avancée, ces bravos qui sont nécessaires à l'âme d'un artiste, comme la rosée bienfaisante est nécessaire à la vie d'une fleur ; et toujours il revint avec plus d'amertume que jamais dans sa patrie dédaigneuse de son génie. Maintenant, quand j'entends la foule en délire acclamer cette œuvre inappréciée, il me semble que l'ombre de Berlioz plane sur la salle et qu'elle répond à ce tardif enthousiasme par un sourire de pitié. Elle n'est pourtant pas méchante, cette foule ; elle est inconsciente dans le mal qu'elle fait, comme un enfant : elle a les cruautés du jeune âge, mais il suffit aussi de lui montrer du doigt le mal qu'elle fait pour qu'elle se repente et pour qu'elle pleure et demande pardon. En ce moment, elle demandait pardon aux mânes de Berlioz, elle jurait qu'elle ne le ferait plus jamais, et demain elle recommencera avec la même insouciance devant toute œuvre de l'esprit d'un homme qui veut l'entraîner en dehors des sentiers battus. Tel fut le lot des grands peintres que maintenant on cite avec admiration. C'est ainsi que la foule passe toujours avec indifférence devant tout ce qu'elle ne comprend pas sur l'heure. Il ne faut pas oublier que Millet, le grand peintre dont les œuvres atteignent maintenant des prix fabuleux, serait mort de faim avec ses enfants, à Barbizon, si certain soir les camarades n'avaient pas apporté un pain de quatre livres à ces désespérés.

Berlioz n'eut pas, comme d'autres de ses contemporains, la joie d'assister à l'apothéose finale, succédant à de si longs désespoirs. Il est descendu dans la tombe sans avoir, une seule fois, connu les ivresses de la popularité. Je me demande comment un homme de valeur peut vivre de si longues années en tête-à­-tête avec le désespoir, et comment sont façonnés ces cerveaux d'élite dont la raison ne finit pas par chanceler sous de si terribles secousses toujours renouvelées ? Et tout autour de lui on s'étonnait qu'il ne fût pas plus gai ! On lui reprochait cette attitude réservée, ce regard hautain, cette froideur marmoréenne qui éloignaient de lui les enjoués de son temps. « C'est la vanité ! » s'écriait l'opinion routinière et docile. « C'est la douleur », répondait l'écho.

La première fois que je le vis, c'était à Bade, au temps jadis où la folie parisienne passait le Rhin en été, se concentrant en un vaste camp. Chacun avait l'habitude de laisser à Paris les soucis de la vie. A l'aube, la gaieté française sonnait la diane dans la Forêt-Noire ; la journée était un long éclat de rire que répercutait l'écho dans les sapins. Au milieu de cette foule toujours souriante, je vis circuler un être à part, qui m'apparut comme la statue de la Désolation. Chacun était frappé de l'inexprimable tristesse de son regard. Ce visage maigre et anguleux semblait être taillé dans le marbre; des cheveux gris encadraient un front pensif ; il était impossible de ne pas s'arrêter devant ce singulier personnage, et de ne pas le contempler avec intérêt. Dans cette foule enjoué et prête à toutes les folies, Hector Berlioz m'apparut comme un revenant d'outre-tombe. Dans les longues amertumes de sa vie, le sourire avait fui ses lèvres ; il était attristé et attristant ; il jetait un froid dans les explosions de l'esprit parisien ; son apparition éteignait la gaieté subitement ; on eût dit le glas funèbre se mêlant tout à coup aux quadrilles d'une fête villageoise. Chacun de nous avait une oreille attentive aux valses de Strauss exécutées par l'orchestre de la Promenade, et l'autre tendue vers le bruit de l'or qui tintait joyeusement sous le râteau du croupier. Seul, Berlioz vivait à l'écart des heureux ; l'esprit tourné vers un idéal, il ne paraissait pas porter la moindre attention à la réalité. On me disait qu'il se tenait ainsi à distance par vanité, et chacun de répéter cette légende. Aucun ne pensait à la douleur qui devait ravager cet homme, dont on repoussait l'œuvre avec une si grande persistance. S'il avait consigné au jour le jour les déchirures de son âme sur un journal, quel livre il aurait laissé ! Que de fois il a dû frôler le suicide, ce pauvre méconnu !

Si Berlioz avait vécu dix ans de plus, nous aurions probablement connu un autre homme. L'artiste incompris, au regard mélancolique, se fût transformé sous le succès. Que n'eût-il donné pour entendre une seule fois les acclamations de la foule ; lui qui dut se contenter toute sa vie des encouragements de quelques délicats et des banals compliments des hommes de bonne éducation qui, par charité, lui faisaient l'aumône d'un applaudissement ; il est mort dix ans trop tôt, avant que le goût de la musique ne se fût propagé dans le public et n'eût rendu les cerveaux rebelles accessibles à son talent. Maintenant, c'est une explosion d'admiration sur toute la ligne. L'écurie du Cirque retentit des applaudissements aussi bien que l'écurie de l'Hippodrome et la maison de Rothomago, sur la place du Châtelet. Il n'y a plus de concert possible sans Berlioz ; on s'arrache les partitions dont personne ne voulait jadis ; le dédain aveugle d'autrefois a fait place à une admiration sans partage. Rien ne manque à cette gloire : succès d'acclamation, succès d'argent. A dix ans de distance, Berlioz, qui faisait le vide dans une salle, fait accourir le monde. On refuse des places à tous les guichets, Berlioz fait même de l'argent. L'anniversaire de sa mort devient une date lugubre. On s'émeut et on pleure. Chacun de nous sent qu'il y a une injustice à réparer ; on applaudit autant que jadis on sifflait, ce qui est tout dire ; les adversaires d'hier sont devenus les fanatiques du jour. On trépigne avec ardeur, on tape des pieds et on bat des mains ; on se figure que dans sa tombe Berlioz entend ce tapage, et qu'il s'en réjouit. On veut se réconcilier avec le grand mort, de peur qu'à l'heure de minuit il ne vienne tirer les oreilles à ceux qui l'ont bafoué de son vivant. Il est certain que ceux qui ont si longtemps nié son talent, et que les éminents critiques qui jugeaient avoir dit le dernier mot sur Berlioz, doivent être hantés de remords cruels ; ils n'osent plus tremper la plume dans un encrier, de peur que Berlioz n'en sorte comme le diable d'une boîte pour leur faire une grimace. Qu'ils se rassurent ! le pauvre homme est mort et enterré, et si son esprit rayonne encore dans l'inconnu, le grand martyr doit, à l'heure présente, ressentir pour ses détracteurs un sentiment de pitié.

Maintenant c'est à qui lui élèvera une statue sur les places publiques, et les générations à venir, en passant devant le bronze, ignorantes des avanies subies par Berlioz de son vivant, envieront cette gloire parisienne et diront de lui : « Quelle belle vie a dû être la sienne ! » Car c'est la fiction. Mais en réalité un autre aura déjà pris la place de Berlioz ; quelque génie primesautier et audacieux comme celui-là, musicien, peintre ou savant, et qui mourra comme lui de consomption et de douleur au milieu d'une foule indifférente mais qui, dix ans après la mort du martyr, fera cortège à sa gloire. En ce qui me concerne, je me borne à constater ce phénomène parisien, comme j'enregistre les faits et gestes de mon temps. Mais, lors même qu'il y aurait eu quelque exagération dans ces transports, qui oserait s'y arrêter et disputer à la mémoire de Berlioz la vogue qui maintenant va à lui comme jadis le dédain ? N'a-t-il pas payé cette gloire de toute une vie terrible de déboires, d'angoisses et d'ambition inassouvie ?

Ne croyez pas que la terrible leçon que ce mort est en train de nous donner nous corrige de notre fatuité à toujours dire le dernier mot sur toutes choses. Que demain un autre Berlioz surgisse au milieu de nous, et nous serons tout disposés à le traiter avec la même insouciance dédaigneuse. C'est le lot des esprits qui devancent leur temps de ne pas être reconnus par lui ; il leur est loisible d'en appeler à la postérité, qui souvent est bonne personne et rachète les fautes du passé. Ce qui arrive à Berlioz est dans l'ordre voulu ; il n'est pas une exception dans l'histoire des hommes, et on peut affirmer hardiment qu'il ne sera pas le dernier des martyrs de la pensée. A la vérité, les souffrances de leur vie sont bien peu de chose à côté de la gloire dont on couvre leur tombe. On n'achète pas trop cher la postérité au prix de toute une vie de déboires. La mémoire de Berlioz est vengée de tous les outrages.

 

 

VICTOR MASSÉ

 

Ce fut, à proprement parler, un charmeur que ce musicien si Français qui mourut en juillet 1884 ; il était bien de sa race par la grâce et l'esprit de son talent. Qui sait sa musique connaît l'homme sans l'avoir vu jamais, souriant et bon, aimé et aimant, une de ces véritables natures d'artiste concentrées en elles-mêmes, dont le premier bégaiement fut pour l'art que la bonne fée avait déposé dans son berceau et dont le dernier râle fut un dernier murmure de tendresse pour son art. On peut dire de cet ami
exquis qu'il n'avait pas un ennemi parmi ceux qui ont vécu à ses côtés dans les différentes phases de sa vie. Tous étaient groupés autour de cette tombe ; les amis de sa jeunesse, les témoins de sa vie de labeur et les respectueux de cette carrière d'artiste qui ne connaissaient pas l'homme et l'aimaient pour son œuvre. Il n'était pas nécessaire qu'on entretînt avec Victor Massé un long commerce de relations pour l'apprécier.

On passait près de lui et déjà on l'aimait ; on restait dix ans sans le voir et on l'aimait toujours ; partout où il a passé, il a laissé des traces sympathiques. Tout était également agréable en cet artiste, son inspiration comme sa personne, et tout était également respectable en lui, son labeur et ses sentiments. Certes, je n'importunerais pas mes lecteurs par mon chagrin, qui lui serait parfaitement indifférent, je le sais, si tout le Paris intellectuel, le Paris véritable, le Paris de la pensée et de l'art, à côté duquel ce qu'on appelle vulgairement le Tout-Paris n'est qu'une assemblée de comparses, n'avait été profondément ému de cette mort si longtemps prévue et qui a néanmoins mis la grande famille artistique en deuil. Depuis l'Institut, où siégeait le Maître, jusque dans les coulisses de l'Opéra, où il fut si longtemps chef des chœurs, il y a eu devant la mort de Victor Massé une explosion de regrets et de sympathies.

C'est que l'homme était excellent autant que l'ar­tiste, et ici l'amitié pour l'un et l'admiration pour l'autre se doublaient encore par le respect profond pour cette lutte mémorable que Massé a soutenue, pendant six ans, contre le mal impitoyable qui s'était abattu sur le pauvre musicien.

Il y avait plus de vingt-cinq ans que je connaissais Victor Massé. Je lui fus présenté dans une réunion d'artistes et d'écrivains, moi, l'humble débutant, à ce jeune homme, déjà glorieux. Le plus grand nombre des convives réunis ce soir-là chez Théodore Barrière nous a déjà quittés. Les Faux Bonshommes avaient placé notre amphitryon Théodore Barrière au premier rang ; Henri Murger, le chantre de la Vie de Bohème, se trouvait là à côté de Victorien Sardou, dont l'étoile se levait, et tant d'autres ; la mort a fauché cruellement dans le premier groupe d'artistes que je voyais à Paris ; Edouard Plouvier, qui fut également de cette fête, est mort misérablement. Nous avons été chercher Henri Murger à cette sinistre maison du faubourg Saint-Denis, à la maison Dubois, où tant d'artistes ont rendu le dernier soupir. Barrière, à peine guéri de la cataracte, a été enlevé en quelques jours à notre amitié. Victor Massé devait survivre à ses amis, mais comment, grand Dieu ! Après six années de souffrances inouïes à travers lesquelles sa pensée était restée debout, il est également parti !

Avez-vous remarqué combien l'image des personnes que nous avons réellement aimées reste vivante et jeune dans notre souvenir ? L'âge les transforme, la maladie les abat et notre tendresse ne veut pas les concevoir autrement qu'au premier jour. Tel que j'aperçus Victor Massé pour la première fois, resplendissant de santé, au teint frais et rose, à l'abondante chevelure blonde, aux yeux bleus, doux et pensifs, tel que je le vis pour la première fois chez Barrière, je le vois encore en ce moment. Quand, il y a quatre ans, au Pavillon Henri IV, à Saint-Germain, je suis allé m'asseoir pour la dernière fois au chevet de cet ami, déjà terrassé par le mal, à côté du malade qui souffrait le martyre, condamné par la science sans retour, une image consolante se dressa aussitôt dans mon esprit: celle de l'artiste plus jeune de vingt ans, plein de vie, nous chantant des mélodies d'une voix fraiche et nous donnant une heure d'émotion artistique qui est restée gravée au cœur des survivants.

Cette hallucination, devant l'œuvre de la mort qui allait son train, évoquait en notre esprit le fantôme de l'artiste d'il y a vingt ans. Elle se trouvait alimentée par la pensée du musicien qui était resté debout, jeune et plein d'enthousiasmes, dans ce pauvre corps amaigri et condamné à l'immobilité ; la main, crispée par le mal, courait sur la partition de la Nuit de Cléopâtre, dans l'inquiétude de l'artiste, possédé non de la peur de mourir, mais de la peur de ne pouvoir écrire la dernière note de la partition qu'il savait être la dernière. A l'autre bout de l'hôtel, Jacques Offenbach, pour qui l'agonie commençait deux fois par jour, se cramponnait, avec ce qui lui restait de vie, à ses Contes d'Hoffmann, comme un artiste qui voit la mort accoudée sur son piano, grimaçante à travers les angoisses du musicien qui lui semblait demander un répit, non pour lui, mais pour son œuvre. Nous allions ainsi, Henri Meilhac et moi, de l'un à l'autre, toujours surpris de les voir encore de ce monde. La vie parisienne allait son train ; les landaus et les victorias amenaient joyeuse compagnie, les postillons faisaient claquer leur fouet, au tournant, sous la porte cochère, à travers les grelots des chevaux ; les mail-coach arrivaient de Paris avec de jeunes femmes et de jeunes hommes resplendissants de santé et d'insouciance, et, au milieu de tous ces jeunes fous, respirant à pleins poumons, les deux moribonds du Pavillon se trouvaient être plus vivants que les autres par l'ardeur de leur âme, luttant contre les corps dévastés.

Les artistes seuls savent mourir de la sorte à la peine, parce que toute leur vie a été échafaudée sur leur art et qu'ils ne croient rien avoir perdu de leur vitalité tant que la pensée créatrice ne les abandonne pas. Les dernières années de Victor Massé ne peuvent se comparer qu'à l'effroyable agonie d'Henri Heine. Je n'ai pas connu le grand poète, mais je puis me faire une idée de ce qu'il a pu être dans ses dernières années, d'après le spectacle, à la fois plein d'épouvantes et de consolations, que m'a donné Victor Massé ; il était paralysé comme le poète et en proie aux plus abominables douleurs comme lui ; mais aucune de ses facultés intellectuelles ne lui faisait défaut ; entre deux commencements d'agonie, l'un et l'autre songeaient à leur art ; du matelas sur lequel il gisait, de cette fameuse tombe du matelas dont parle Heine, sa pensée s'envolait, quelquefois avec une légère teinte de mélancolie, mais, le plus souvent, souriante, d'un sourire de jeunesse plein de grâce. Ainsi, Victor Massé, cloué sur son lit à Saint-Germain, envoyait à Paris, qu'il apercevait au fond du paysage ensoleillé, un salut de remerciements pour les succès passés et un sourire plein de promesses pour les succès à venir. Seulement, chez Heine, aux accès de gaieté même se mêlait le trait d'une ironie incisive ; peut-être pensait-il à l'abus qu'on ferait plus tard de son nom en lançant sur le marché toutes sortes de Mémoires sans le moindre intérêt, et qui ne peuvent rien ajouter à la gloire d'un si grand poète.

A part cela, l'artiste de la musique avait pour la mort le même mépris que l'artiste en littérature. Le calme admirable avec lequel Victor Massé a prévu tous les détails de la cérémonie suprême, rappellent les boutades d'Henri Heine mourant et plaisantant l'adversaire à la faux. C'est que les grands artistes véritables font de tout temps la part entre ce qui disparaîtra avec eux et ce qui leur survivra. Cette fameuse théorie, toujours mystérieuse, sur les fonctions du corps et de l'âme, ne se présente jamais d'une façon plus troublante que chez les hommes qui vivent par la pensée, alors qu'ils sont atteints, comme Victor Massé, de l'impitoyable mal lui brise une à une toutes les forces, mais qui semble ne pas pouvoir venir à bout de leur cervelle. Il y a là une lutte suprême entre ce qu'il y a de plus élevé chez l'homme, son esprit, et ce qu'il y a de plus bas en lui, la boue, d'où la légende le fait venir et vers laquelle il redescend. L'homme est vaincu, mais l'artiste ne veut pas se rendre : les membres sont brisés, mais l'intelligence reste debout. A travers les cris arrachés par la souffrance physique, et jusqu'à travers les spasmes de la mort, la pensée va de l'avant, occupée d'hier et de demain, jamais du moment.

Il ne peut y avoir de spectacle plus lamentable que celui d'un grand artiste réduit à l'état d'une chose immobile ; il n'en est pas de plus consolant que de le voir conserver toute son ambition et toute sa passion pour son art dans le cruel effondrement de son corps. Je ne connaissais pas une note de cette Nuit de Cléopâtre que Massé a laissée après lui. Mais, aux tressaillements de l'âme de ce très grand artiste, quand il parlait de cette dernière œuvre à travers ses souffrances, je devinais qu'il devait avoir mis dans cette partition son talent tout entier ; quand il parlait de cette œuvre, pour laquelle il désirait vivre encore, son teint livide reprenait peu à peu les rougeurs de la fièvre de jeunesse, qui fait bouillonner le sang ; l'œil, que le mal avait refoulé au fond de l'orbite, s'éclairait de ce rayonnement de la pensée qui, détachée de tout ce qui est indigne d'elle, s'enfuit vers l'idéal ; la voix, souvent voilée par les cris de douleur, reprenait son charme de jadis aussitôt que le pauvre malade avait un moment de calme : il parlait de son passé sans excès d'orgueil comme sans fausse modestie, tout en caressant de sa main amaigrie, aux doigts de squelette, la partition de Cléopâtre, comme s'il lui confiait ses plus secrètes sensations et son renom devant l'avenir ; de temps à autre, il reprenait les Saisons, ce chef-d'œuvre de grâce incompris au théâtre, mais que tous les délicats savent par cœur ; il passait les mains dans les feuillets de la partition comme un père qui se sent mourir laisse errer ses doigts dans la chevelure de son enfant, en se demandant ce que l'être préféré entre tout va devenir après lui. Ce spectacle faisait mal et réconfortait l'âme ; quand on avait envie de pleurer en voyant Massé étendu de la sorte, presque sans mouvement, l'admiration pour le grand artiste, luttant jusqu'au dernier souffle, séchait aussitôt la larme comme le soleil boit la rosée ; on éprouvait une certaine fierté devant cet exemple d'héroïsme moral ; il témoignait d'une âme d'artiste fière et hautaine qui ne voulait pas se laisser abattre tant que ce misérable corps contenait encore une seule inspiration. Car ce serait offenser la mémoire de ce pauvre ami que d'affirmer que l'espoir d'une guérison le tenait debout dans le désastre. Victor Massé savait parfaitement qu'il ne se relèverait plus ; il s'était mis en règle avec le Destin qui le frappait si cruellement, et ne lui demandait que le sursis nécessaire pour dire le dernier mot de ce qui était au fond de sa pensée.

L'artiste, et je parle ici, bien entendu, de l'homme vraiment digne de ce nom, est un être privilégié ; la vie ne finit pas pour lui comme pour le commun des mortels, quand la maladie le saisit et le cloue sur un lit de douleur. L'homme qui vit par la pensée n'est jamais vaincu tant qu'il se sent en pleine possession de l'esprit sur lequel repose sa vie. La paralysie, chez Heine ou chez Victor Massé, peut torturer un à un tous les membres du corps sans que, pour si peu, l'artiste songe à se rendre. Des souffrances physiques qui le brisent, l'artiste, pourvu que la pensée reste entière, se réfugie dans son art, comme le condamné à mort dans un asile sacré ; il y respire à pleins poumons l'air vivifiant de son art, à ce point qu'il ne s'aperçoit plus qu'il va mourir.

C'est cruel à dire, mais les six dernières années de Victor Massé, ce long temps marqué par des crises de chaque jour, furent peut-être les plus heureuses de sa vie ; il ne courait plus le cachet comme au temps de sa jeunesse, où il lui fallut chasser l'inspiration pour conquérir le pain quotidien ; il n'était plus contraint à tenir l'emploi de chef des chœurs à l'Opéra, poste honorifique tant que vous voudrez, puisque Hérold l'avait illustré de son génie, mais qui, néanmoins, condamne un grand musicien à une triste servitude. Le mal, en l'arrachant violemment à toutes ces fonctions envahissantes, avait rendu pour ainsi dire Massé à lui-même : il pouvait enfin dépenser tout ce qui lui restait de vie pour son art. A mesure que le corps s'écroulait, la pensée, plus libre que jadis, s'élevait vers les hauteurs sereines; aucun souci de la vie matérielle ne venait plus l'arracher à ses rêves d'artiste, ils le soutenaient et le consolaient de tous ses maux.

Le malade faisait pitié à voir, mais le musicien offrait un spectacle admirable de volonté et de passion. On peut plaindre la famille qu'il a si tendrement aimée; on peut pleurer l'ami, non le compositeur à qui le Destin, à travers ses coups cruels, avait conservé le plus précieux des biens pour un artiste: la plénitude de la pensée.

 

 

ROSSINI ET MEYERBEER

 

En novembre 1868, l'église de la Trinité était bondée comme un théâtre le soir d'une première représentation... Depuis trois jours on s'était arraché les billets : la foule panachée, chamarrée, avait dès dix heures du matin occupé toutes les places réservées.

Ceux qui de bonne heure avaient envahi l'église sans autorisation préalable ont été expulsés au dernier moment ; seule une dame entre deux âges a résisté ; sommée de s'éloigner, elle s'est réfugiée dans un confessionnal en jurant qu'elle était venue là pour avoir un entretien avec le curé; cette fausse dévotion n'a pas eu de succès.

— Vous reviendrez dans l'après-midi, lui a-t-on répondu.

La pauvre dame s'est éloignée en maudissant ses juges ; quand on s'est levé de bonne heure pour entendre une messe en musique chantée par les premiers artistes de Paris et qu'on vous remplace ce délicieux programme à la dernière heure par un solo de sergent de ville, on a bien le droit de se plaindre. Aux alentours de l'église stationnait une foule compacte, mais indifférente. Dans les rues circulaient les voyous, qui criaient :

— Demandez la biographie de mossieu Rossini et les dernières paroles qu'il a prononcées sur son lit de mort.

Ces paroles, vous les avez lues dans toutes les gazettes :

« Celui qui a écrit le Stabat avait la foi ! » aurait dit Rossini à son curé.

Cette confession, avec le portrait et la biographie, se vendait dix centimes le tas. Ce n'est vraiment pas cher.

Quand après avoir traversé la foule à grand'peine, j'ai enfin pu pénétrer dans l'église, elle était déjà envahie par le tout Paris qui était venu là, autant pour la rentrée de l'Alboni que pour la sortie de Rossini.

Ce n'est que de très loin que j'ai pu voir le catafalque où gisait le cercueil. La Nilsson chantait, l'Alboni aussi. Faure emplissait l'église de sa voix puissante.

On écoutait avec bonheur. On était ravi, transporté, mais point ému, car de ce génie musical qui reposait sous ce catafalque l'âme avait fui depuis le jour où l'auteur des chefs-d'œuvre que vous savez avait renoncé à la vie d'artiste.

Il était étranger aux dernières générations, qui se vengeaient de son dédain par l'indifférence. Que ceux pour qui il écrivait ses grandes œuvres se morfondent dans les souvenirs et les regrets ; mais qu'il nous soit permis à nous, pour qui il ne daignait plus faire que des calembours, de garder notre douleur pour des deuils plus grands et plus sincères.

Rossini ne voulut pas se contenter du plus pur de la gloire parisienne ; il ne lui suffisait pas d'être le premier compositeur de son temps, il en voulait encore être le seul et, comme Paris lui refusait cette concession, il se retira dans la renommée acquise et avec sa retraite, entra tout vivant dans son tombeau. Sa demeure devint un temple élevé à son immortalité. L'Opéra plaça la statue de l'illustre Italien sous son péristyle, comme on fait pour un mort. Rossini ne vivant plus pour nous, quoi d'étonnant à ce que son souvenir s'effaçât peu à peu de nos cœurs ? Pour Paris, Rossini était déjà entré depuis trente ans dans l'éternité, quand on apprit un matin avec surprise qu'il venait de disparaître définitivement. On lui fit des funérailles grandioses, mais la foule ne fut pas émue. Nous pouvions toujours admirer le maître, mais sa mort ne laissait pas de vide, car il nous avait dédaigné dans les dernières trente années de sa vie.

Il faut bien en prendre son parti et se dire avec une sincérité féroce que la douleur de ceux qui restent se mesure sur le vide que le défunt laisse après lui. Quand un grand artiste tombe dans la plénitude de son travail, la foule est frappée au cœur ; elle se dit qu'avec celui qui est parti se sont envolées des jouissances inconnues et que le cercueil qui renferme le cadavre a englouti aussi les œuvres à venir. Quand mourut Meyerbeer, au moment où, avec l'ardeur du jeune âge, il faisait répéter l'Africaine à l'Opéra, ce fut un deuil profond pour tous ceux qui, espérant en l'énergie du vieux maître, songeaient avec émotion aux œuvres que son cerveau, toujours en ébullition, eût pu enfanter encore. Le chemin de fer du Nord emporta avec le cadavre une partie de notre propre intelligence. Meyerbeer était des nôtres ; il vivait au milieu de nous ; il travaillait pour nous ; nous assistions pour ainsi dire à ses luttes de chaque jour ; sa dernière pensée fut pour sa dernière œuvre. Peu de jours avant, on l'avait encore vu accroupi à l'avant-scène de l'Opéra, enfoui dans sa partition, cherchant le mieux, rêvant le beau ; c'est ainsi que sont morts Beethoven, Mozart et les autres ; c'est ainsi que meurent les grands hommes... sur la brèche.

Ceux de ma génération ont tous plus ou moins éprouvé la même désillusion, quand pour la première fois ils rencontrèrent Rossini : il se promenait au boulevard des Italiens comme un rentier retiré des affaires, détaché de son propre génie ; tout vivant il était parvenu au rang de dieu, d'un dieu en marbre ; il se mirait dans sa gloire ; autour de ses lèvres ce sourire narquois de l'homme qui ne juge plus l'époque digne de son attention. On allait chez lui le dimanche soir comme on va à l'église. Le dieu de la musique consentait à se laisser aduler ; on ne jouait ou chantait chez lui que ses propres œuvres. Pour ses fidèles, rien n'existait en dehors de lui ; le XVIIIe siècle avait eu Mozart ; le XIXe possédait Rossini : que pouvions-nous demander de plus ? L'immortel auteur de Guillaume Tell et du Barbier n'était plus possédé par cette fièvre du créateur qui ne doit quitter un artiste qu'au dernier souffle ; son silence obstiné dénotait le vaste orgueil d'un homme de génie dédaignant la génération qui osait adorer un autre dieu à côté de lui ; il attendait, pour revenir à l'Opéra, que, selon sa parole téméraire, les juifs Meyerbeer et Halévy eussent fini ce qu'il appelait si dédaigneusement leur sabbat. La postérité avait commencé pour Rossini de son vivant, et cette apothéose ambulante eut le don de m'agacer horriblement ; quand je le voyais circuler sur le boulevard, sans fièvre, sans passion, détaché de tout ce qui soutient et fait vibrer une âme d'artiste, tout mon être se révoltait contre celui que les flatteurs ont appelé le sublime paresseux.

Puis en voyant passer l'autre, celui dont la critique fanatique déchiquetait les incessants efforts, tout en s'inclinant devant le silence de Rossini, quand je rencontrais sur le boulevard ce travailleur acharné, ce penseur infatigable — celui-là aussi un grand artiste, mais passionné pour son art jusqu'au dernier râle — je me sentais envahi par un profond respect pour le lutteur indomptable. Pour moi, partitions à part, le vrai artiste était celui-là, inquiet, tourmenté, passionné, en un mot, vivant. A travers ses lunettes bleues, on voyait l'étincelle briller dans ses yeux, et de l'autre côté de la chaussée on entendait battre son cœur. Celui-ci était une âme ; l'autre n'était plus qu'un corps. On se réchauffait au contact de Meyerbeer ; l'aspect de Rossini vous faisait froid dans le dos ; ce n'était plus un homme vivant de notre vie, de nos passions, de nos aspirations ; c'étaient en quelque sorte les restes mortels d'un homme de génie qui circulaient sur le trottoir.

Paris a fait aux deux grands compositeurs les funérailles qu'ils méritaient. Pour le sublime paresseux il a organisé une solennité musicale dans une église, après quoi chacun est retourné à ses affaires. Pour le travailleur à outrance, pour Meyerbeer qui mourut sur la brèche, Paris a improvisé une des plus belles journées dont le souvenir nous soit resté. Toute la ville était sur le parcours du cortège funéraire ; les illustres et les humbles marchaient derrière le corbillard, l'Institut et les sociétés chorales. Avant de conduire Meyerbeer à la gare du Nord, on voulait faire repasser ses dépouilles mortelles devant ses champs de bataille. Quand, devant l'Opéra-Comique, les musiciens, renforcés par les chanteurs, entonnèrent, la prière du Pardon de Ploërmel, une même émotion s'empara de tous les cœurs ; rue Drouot, à l'entrée des artistes de l'ancien Opéra, tous les chanteurs étaient groupés ; au moment où le char funèbre passait, tous les yeux se remplirent de larmes ; cent mille personnes se pressaient autour de la gare du Nord pour dire un dernier adieu à ce musicien allemand de naissance, mais Français dans l'âme, car son génie s'était envolé des rives de la Seine. La mort devait le surprendre sur sa dernière œuvre. Peu de jours avant sa fin il s'était encore occupé de l'Africaine à l'Opéra ; nous étions jusqu'au dernier moment resté en contact avec son génie.

C'est pourquoi la mort de Meyerbeer a produit une si grande émotion, tandis que la fin de Rossini n'a été pour le monde artistique qu'une nouvelle à sensation. L'un a été arraché à la vie au milieu de la lutte, comme meurent les artistes ; leur dernier râle est pour l'art et, quand ceux-là disparaissent, un frémissement parcourt les veines de la foule.

Meyerbeer est mort de la mort héroïque du soldat sur le champ de bataille ; Rossini, avec tout son génie, est décédé comme un glorieux invalide dans un bureau de tabac !

 

 

JACQUES OFFENBACH

 

La gloire parisienne est restée fidèle à Jacques Offenbach jusqu'à la fin de sa vie ; à peine a-t-il connu quelques moments de défaillance, aussitôt rachetés par de nouveaux succès ; pendant trente ans, il a tenu le monde sous le charme de sa gaieté et de son esprit. De cette tête d'oiseau sur un corps frêle se dégageaient le flot des mélodies, tantôt joyeuses, tantôt émues, qui ont fait le tour du monde et dont un grand nombre restera comme l'une des plus brillantes incarnations de ce qu'on appelle l'esprit parisien : son talent n'avait pas de devancier; il était primesautier autant que fécond. L'artiste admirait en Offenbach la prodigieuse somme de travail et l'inépuisable abondance de sa fantaisie. On lui a reproché souvent d'avoir gaspillé ses merveilleuses qualités dans ce que la routine appelle un genre inférieur. Rien n'est inférieur dans un art quelconque quand l'artiste y atteint la plénitude de son genre.

On peut dire que son profond amour pour la gloire, qui depuis trente ans l'avait bercé, a fait résister Offenbach pendant de longs mois à la mort qui l'étreignait. Nous autres, qui avons assisté à la dernière année de cet artiste, nous étions seuls à connaître l'énergie suprême avec laquelle Jacques Offenbach se cramponnait à la vie, non seulement pour la prolonger de quelques mois, mais pour achever sa dernière œuvre que, depuis des années, il caressait comme le couronnement de sa carrière.

Il y avait déjà cinq ou six ans que la mort avait saisi Jacques Offenbach à la gorge quand, pendant l'été de 1880, la lutte entra dans sa phase définitive. J'habitais avec Meilhac le pavillon Henri IV, à Saint-Germain, où Offenbach, agonisant, occupait un appartement du rez-de-chaussée. Le docteur, venu pour ausculter le malade, nous avait dit : « C'est effroyable, dans ce corps, détruit par l'épuisement, il n'y a plus rien. »

Mais nous, ses amis, nous savions qu'il y avait encore quelque chose que le docteur ne voyait point. Appelez cette chose l'âme, la flamme ou l'ambition de l'artiste, comme vous voudrez ; mais, toujours est-il que cette force invisible soutenait le corps abandonné par la force physique, à ce point qu'il fallait le plus souvent porter le pauvre malade de son appartement jusqu'au restaurant, quand nous réunissions quelques amis communs à notre table. Les beautés du paysage qui nous environnait étaient fermées ou à peu près pour Offenbach ; toujours condamné à garder la chambre, il ne voyait plus des magnificences de l'été que les buissons devant ses fenêtres du rez-de-chaussée, qui lui barraient la vue sur la terrasse et la forêt. Au cœur du mois de juillet, vêtu d'une robe de chambre garnie de fourrures, le malheureux était forcé de fermer la fenêtre, car le moindre courant d'air lui était fatal. De plus, une nouvelle maladie était venue se greffer sur les autres. Quand vers quatre heures, après le travail quotidien, Meilhac, Halévy et moi nous descendions chez Jacques pour faire son whist, dans cette température de serre chaude, nous le trouvions souvent étendu presque sans mouvement et nous nous demandions avec inquiétude : — Sera-ce pour aujourd'hui ?

Si habitué que fût Offenbach à toutes les souffrances, le dernier été le découragea. Quand, vers le soir, une chaise de poste vint nous prendre, Meilhac et moi, et que le musicien dut décliner notre invitation, répétée chaque jour pour la forme, de nous accompagner dans nos courses à travers les bois, il ne pouvait maîtriser son émotion ni cacher sa tristesse; sa pensée était, plus souvent que par le passé, dans l'infini ; elle se manifestait par ces mots, toujours les mêmes, qui revenaient dans sa conversation comme un lugubre refrain :

— Quel bel article me fera Wolff quand je serai mort !

Et puis le lendemain, quand la veille, en rentrant, nous nous étions demandé si nous trouverions encore Offenbach en vie, ding ! ding ! le piano retentissait au rez-de-chaussée ; le maestro était ressuscité ; à la première heure, il s'était installé devant son travail ; il m'envoyait de ses nouvelles par les graves et belles mélodies des Contes d'Hoffmann, entrecoupées de quart d'heure en quart d'heure par des accès effroyables d'une toux sans pitié. C'était la symphonie de la Mort qui se mêlait aux inspirations du musicien. Alors Henri Meilhac, qui sous son enveloppe de sceptique est bien le meilleur cœur que je sache, ouvrait la porte de communication de nos deux appartements et me disait :

— L'entendez-vous ? Ding ! ding ! Le musicien d'en bas est à la besogne ! Quel artiste !

Quel artiste ! Ces deux mots disaient l'admiration profonde que nous avions pour cette volonté de fer, ce travailleur infatigable, ce lutteur étonnant dont la belle intelligence, soutenue par l'ambition, défiait la mort. Il faut avoir vu de près cette lutte suprême pour comprendre le respect qu'elle nous inspirait. Ding ! ding ! ding ! Attendris, nous nous regardions : Ding ! ding ! ding ! « Quand il sera mort, on lui rendra justice ! » fit Meilhac. Ding ! ding ! ding ! Comme une protestation contre nos appréhensions, le maestro nous envoyait les rythmes entraînants ! « Étonnant », concluait Meilhac, « faisons comme lui ! Travaillons ! »

Au milieu des souffrances multiples des derniers mois, de cet affaiblissement toujours grandissant, notre pauvre ami eut des moments de bonheur ineffable. L'excellente femme qui maintenant est veuve, était à Étretat avec une partie de la famille, mais sa fille, Mme Tournai, cette créature d'élite faite de bonté et de tendresse, vint tenir compagnie à son père, qu'elle entourait de la plus touchante affection filiale qu'on puisse rêver. Le dimanche, c'était le tour du fils, qui, échappé ce jour-là du collège, venait s'enfermer dans la chambre aux fenêtres closes et déchiffrer les nouvelles compositions de la semaine. Ce jeune homme, mort peu de temps après son père, savait par cœur toutes les partitions du père et notamment celle des Contes d'Hoffmann, qui contient cinq ou six morceaux de premier ordre. Souvent, je descendais au rez-de-chaussée pour me faire rejouer mes morceaux de prédilection. Au commencement, Offenbach protestait toujours avec la coquetterie d'un artiste qui sait bien qu'il va se rendre. Il fallait le menacer en riant « d'un bon éreintement dans le Figaro » pour qu'il cédât ; puis une fois parti, le maestro ne s'arrêtait plus, et après chaque morceau, il concluait, en réponse à mes applaudissements : « Oui, c'est vraiment bon ! » Quand on le poussait un peu, il ajoutait : « C'est admirable ! » Et il avait raison.

C'est que dans cette partition des Contes d'Hoffmann, le maestro avait mis toute son âme ; elle devait être dans sa pensée le couronnement de sa vie, le dernier mot de son art comme elle est sa dernière œuvre. On ne peut dire définitivement ce que sera un ouvrage dramatique avant de l'avoir vu aux feux de la rampe. Mais ce fut un étonnement général quand Offenbach fit exécuter chez lui des fragments de son opéra ; il caressait cette partition comme son enfant de prédilection ; il disait naïvement : « C'est admirable ! » mais au fond il n'en pensait pas un mot ; pas un jour ne se passait sans que le compositeur retournât, au milieu d'autres préoccupations, à cette œuvre chérie pour chercher à l'améliorer encore ; il sentait fort bien que ses derniers travaux n'avaient rien pu ajouter à l'éclat de son nom et qu'il lui fallait frapper un grand coup. C'est pour cela que, ravagé par toutes les maladies imaginables qui s'acharnaient sur ce pauvre corps si frêle qu'on eût pu le croire à la merci d'un souffle, ce beau lutteur, penché sur son œuvre, résista si longtemps à la mort, et c'est pour cela qu'en le voyant à la besogne, chacun de nous, saisi à la fois de pitié et d'admiration, se disait : Quel artiste !

Quel artiste ! C'est la seule oraison funèbre qui convienne pour Offenbach ; elle dit tout dans sa brièveté. On a vu des musiciens plus magnifiques que celui-ci sans doute, mais nul n'a jamais mérité plus ce titre glorieux que Jacques Offenbach. C'était un artiste dans la plus belle acception du mot, et tout ce que je pourrais ajouter n'en dira pas plus long. De cette vie d'artiste, si enviée du profane, il a connu toutes les joies, mais aussi toutes les amertumes : les commencements humbles et laborieux, le combat pour le pain quotidien, le succès, la renommée, la popularité et les défaillances après les triomphes. Tant que la tête haute, ivre de ses lauriers, — on aurait pu le devenir à moins, — il s'était promené en vainqueur de théâtre en théâtre, portant ombrage à tout le monde, envié de chacun, on trouvait cela tout naturel. C'est à l'heure des désastres et non à l'heure du triomphe que l'artiste devait se montrer dans tout son éclat et répandre autour de lui le respect qu'on avait marchandé au vainqueur. Atteint dans sa prospérité perdue dans la direction de la Gaîté, chancelant sous les secousses de ses successeurs et de ses imitateurs, l'artiste se redressa et entreprit contre le Destin un combat à outrance. Au lendemain du désastre qui engloutit sa fortune, il était à l'œuvre où l'appelaient le devoir et l'ambition, ces deux admirables soutiens de l'homme autour de qui tout semble devoir s'écrouler à jamais.

Ce combat fut long, acharné, cruel, et il est à croire que le pauvre ami a dû en souffrir plus qu'il ne voulait le laisser paraître ; l'excessive tendresse que le musicien avait pour son propre talent, et qu'on lui a si souvent reprochée, le tint debout dans la tourmente. La nature a décidément bien arrangé toutes choses, puisqu'elle a donné à ceux qui vivent de la gloire d'artiste, la confiance en leur étoile ; l'homme qui ne s'attelle pas à la besogne avec la conviction de réussir mieux que les autres, perd le meilleur de son talent dans le doute de soi-même. Jamais Offenbach n'eût écrit cent partitions s'il avait perdu son temps à se discuter. Le Destin lui avait donné pour compagne une Muse aimable qui, au lieu de faire des scènes à l'artiste, lui passait les mains dans les cheveux et lui disait : « Tu es le plus beau et le plus grand ! » Offenbach le croyait, ni plus ni moins que tous ceux qui existent par l'intelligence et le succès. Seulement ce que ses rivaux, qui ne le valent pas, se répètent devant la glace où se reflète leur image et leur idole, Offenbach le disait à haute voix à qui voulait l'entendre ; chez lui la vanité était plus naïve que chez les autres, voilà tout !

Jacques Offenbach, après avoir connu les misères de la jeunesse et les ivresses du succès de l'âge mûr, eût certainement sombré dans la crise où il perdit sa fortune et une partie de la situation acquise, sans cette confiance absolue en sa valeur. Et pourquoi, en somme, ne l'aurait-il pas eue ? Aucun musicien n'a eu des succès plus nombreux et plus populaires que celui-ci ! Aux adulations du dehors se joignait, pour embellir la vie de l'artiste, l'affection du foyer. Une femme, vénérée de tous ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher, dirigeait cette maison douce et honnête où le maestro en rentrant retrouvait, avec le calme et le recueillement, la sincérité de son talent que tant d'autres perdent dans les joyeusetés du Paris sceptique. Sur le grand fauteuil, dans lequel il se plongeait en revenant au logis, se penchaient des enfants tendres qui inventaient pour leur père les noms les plus caressants, ceux qui, à la fois, pouvaient flatter son amour-propre d'artiste et son orgueil de père ; jamais on ne vit d'homme plus gâté, plus entouré que celui-ci. Aux grandes soirées, après les premières, tout Paris affluait dans sa demeure pour le féliciter ; après boire, on reprenait une à une toutes les mélodies que le public avait acclamées dans la soirée et qui, dans le trajet du théâtre à la maison d'Offenbach, étaient déjà devenues populaires, et le tout se terminait ordinairement par un cortège triomphal à travers l'appartement ; quelques jeunes gens hissaient Offenbach avec son fauteuil sur leurs épaules et tous les autres dansaient en rond autour du vainqueur de la soirée. L'ancien appartement de la rue Laffitte étant trop petit pour l'enthousiasme, souvent on promenait de la sorte Offenbach dans les escaliers. Quelle charmante maison et combien on y a dépensé de verve, d'humour, d'esprit et de gaieté !

Cette adulation perpétuelle et légitime se reflétait dans les allures du maestro au dehors. Aucune admiration ne lui semblait trop grande, aucun hommage rendu à son nom ne lui paraissait démesuré. Ainsi, cinq ou six ans avant sa mort (il avait loué sa villa), Offenbach vint passer quelques jours à Étretat, à l'hôtel. « Faisons-lui une réception magnifique », disait-on. Aussitôt cette idée émise, elle fut exécutée. A la hâte, on dépouilla la collection d'armes d'un ami et on équipa douze hallebardiers d'opéra-comique, rangés en bataille devant l'hôtel ; mon jeune neveu, représentant la cavalerie, se tenait sur un âne, agitant le drapeau tricolore du Casino ; un artificier de bonne volonté fut posté sur le balcon de l'hôtel avec la mission de tirer un feu d'artifice à trois heures de l'après-midi en l'honneur d'Offenbach. Au moment où la voiture entre dans la rue, les fusées partent, les soleils se mettent à tourner ; un tambour bat aux champs, les hallebardiers présentent les armes et je m'avance vers le maestro pour lui présenter les clés de l'hôtel sur un plat en ruolz. Habitué à toutes les excentricités de la popularité, Offenbach ne comprit pas la plaisanterie ; il eut la larme à l'œil et me dit d'une voix émue : « C'est trop ! c'est trop ! »

On peut croire que je n'évoque pas ces fantômes d'un temps heureux de gaîté de cœur pour donner à cette étude un ton enjoué qui ne s'expliquerait pas en présence de la profonde tristesse qui m'envahit, tandis que la plume court sur le papier ; je le fais pour expliquer la naïveté enfantine de ce grand artiste et de ce bien cher ami, dont on a si souvent dénaturé le caractère ; elle a soutenu le travailleur acharné à l'heure où le succès devint rebelle pour aller à d'autres dont je ne nie pas le talent, mais qui très certainement ne valaient pas l'inventeur d'un genre dont ils n'avaient ni l'émotion, ni la grâce, ni l'esprit. L'artiste ne se tint jamais pour vaincu ; ni les maladies, ni les tristesses, ni l'injustice ne purent le terrasser ; dans cette crise terrible, il fut tout simplement admirable de ténacité, de confiance et de labeur. En le voyant ainsi à l'œuvre, toujours sur la brèche, courant d'une bataille perdue à une autre bataille, dans l'espoir d'y trouver la victoire, Paris eut un remords. Après s'être lassé d'entendre appeler Aristide « un Juste », il se dit qu'il avait été injuste ; il guettait une occasion de faire remonter Jacques sur le pavois, et, quand enfin le succès lui revint avec Madame Favart d'abord, avec la Fille du Tambour-Major, ensuite ce fut comme un cri de soulagement qui sortit des poitrines oppressées, par la vue de ce beau spectacle d'un artiste déjà âgé, et qui, avec une énergie toute juvénile, soutenait ce long combat contre la malechance !

Il n'eût pas été logique, il n'eût pas été moral que ce grand enchanteur mourût à la peine sans voir un retour de la Fortune. Depuis plusieurs années, la Mort le tenait à la gorge, décidée à ne plus lâcher sa victime, mais elle s'est montrée relativement clémente en permettant à Offenbach de finir sa carrière en pleine possession de la situation reconquise, tandis que sa dernière opérette avait dépassé la trois-centième représentation, pendant que l'Opéra-Comique répétait les Contes d'Hoffmann et que le théâtre de la Renaissance, le théâtre de Lecocq lui venait demander une partition. Cette dernière satisfaction donnée à son amour-propre a été, je crois, un des plus grands bonheurs de sa vie. Comme un souverain vaincu et revenu maintenant à sa puissance d'autrefois, Offenbach accueillit les ouvertures avec une joie secrète, c'est certain, mais aussi avec une grande hauteur :

— Enfin, dit-il au directeur, on entendra donc de la musique dans votre théâtre !

Paroles injustes, si vous voulez, mais ce fut le cri de délivrance d'une ambition d'artiste, après de longues et cruelles angoisses. Eh bien, mon cher Meilhac, vous qui, malgré les accidents qui séparent souvent des collaborateurs, aviez conservé une si grande affection pour cet artiste, une si profonde estime pour ce laborieux, voici l'heure où on lui rendra justice après sa mort. Vous souvenez-vous de ce que nous disions l'été d'avant, dans nos promenades champêtres, quand nous n'étions pas bien sûrs de retrouver Offenbach vivant en rentrant ? Nous disions que le jour de sa mort on s'apercevrait de ce qu'il fut en récapitulant ses œuvres nombreuses, primesautières, originales, qu'il n'a prises à personne et dont ses imitateurs se sont inspirés avec bonheur ; nous disions qu'avec Offenbach disparaîtrait un des plus beaux tempéraments d'artiste qu'on puisse voir et que sa vie de labeur appellerait tous les respects sur sa tombe. Eh bien, soyons sans crainte : le nom d'Offenbach est inscrit à jamais dans l'histoire artistique de ce siècle. La Postérité verra ce qu'elle devra retenir de ces cent deux partitions ; elle fera un choix, mais quel qu'il soit, il suffira pour qu'en feuilletant l'œuvre qui restera, ceux qui survivent à Offenbach disent de lui : Quel artiste !

 

 

ERNEST REYER

 

Avant d'aller aux compositeurs de musique, la gloire parisienne en fait des martyrs, comme cet homme de grand talent, et ce malgré d'éclatants débuts. Quarante ans après la venue de la Statue, opéra qui eut le plus vif succès à l'ancien Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple, les directeurs qui se sont succédé à l'Académie nationale de musique l'ont berné comme un jeune homme. A soixante ans, ce membre de l'Institut, ce critique musical du Journal des Débats, a été forcé de faire jouer Sigurd à Bruxelles. Ce n'est qu'après le très grand succès obtenu par l'œuvre en Belgique, qu'il s'est trouvé enfin un directeur de l'Opéra pour la monter à Paris, et ce en plein mois de juillet, alors que le tout Paris est à la campagne.

Toutefois, on peut plaider les circonstances atténuantes en faveur des nombreux directeurs de Paris qui ont refusé Sigurd. Ernest Reyer a tout fait pour s'aliéner les sympathies ; il avait trop d'esprit pour parvenir agréablement ; en flattant les vanités bien placées, il eût forcé toutes les portes ; en les massacrant sans pitié dans le feuilleton des Débats, il les a toutes verrouillées devant son œuvre. C'est pour ce motif que Reyer, ne pouvant pas faire jouer ses opéras à Paris, a été forcé de les exporter. En 1862, Bade vit la première représentation d'Érostrate, repris ensuite sans succès à Paris ; en 1884, Bruxelles eut la première de Sigurd, qui, par la force des choses, opéra plus tard une rentrée triomphale dans la patrie. On verra par la suite combien, le plus souvent, on achète chèrement ce qui s'appelle la gloire à Paris.

Le cas de Reyer est certainement un des plus extraordinaires ; il ne s'agit plus ici d'un débutant plein de promesses qu'on lanterne d'année en année pour lui confier à la fin un ballet en un acte, qui, en moyenne, est joué onze fois. Il s'agit de l'auteur de la Statue et d'un membre de l'Institut qui a dû passer la frontière avec son œuvre, aussi bien que Massenet, auteur du Roi de Lahore et également membre de l'Institut. Sans les directeurs belges, Hérodiade, applaudi maintenant aux quatre coins du monde, excepté à Paris, n'aurait jamais vu le feu de la rampe. Je ne veux pas entrer ici dans une discussion sur la nécessité d'un théâtre italien dont on reparle au début de chaque saison d'hiver ; en un mot, je ferai connaître mon opinion : je me moque de Bellini, Cherubini et de plusieurs autres comme d'une guigne. Un seul musicien de talent de l'école française me semble plus intéressant que toutes ces vieilles gloires italiennes qui nous touchent si fort. A part Verdi, qui s'est dérangé en personne pour nous faire entendre sa Messe et puis Aïda, et qui surtout a écrit une œuvre, Don Carlos, pour notre première scène lyrique, je ne vois pas la nécessité de renvoyer nos compositeurs de talent au-delà de la frontière pour reprendre, trois fois par semaine, la Sonnambula et autres tralalas de la même valeur d'art.

L'abonné qui, en 1884, a lu dans son journal la relation de la première soirée de Sigurd à Paris, se figure que rien dans la vie ne vaut la situation d'un compositeur de musique qui remporte un succès sur notre première scène lyrique : dans sa pensée, il a dû entrevoir Reyer buvant toutes les ivresses dans les coulisses de l'Opéra ; le cher abonné a dû croire que Reyer, entouré du corps diplomatique et de la fine fleur du high-life, recevait, lui, des félicitations délirantes, tandis que le corps de ballet exécutait autour du groupe une ronde d'allégresse. C'est là un pur rêve d'opium. La réalité est sombre, on pourrait même dire sinistre.

Cet artiste a mis plusieurs années de sa vie à écrire la partition de Sigurd. Que de pénibles illusions pendant ce long et pénible travail ; de son piano, il a entrevu l'accueil enthousiaste du directeur, les soins dont on entourait l'œuvre si tendrement caressée ; il n'a pas passé une fois devant l'Opéra sans se dire : Ce sera pour l'année prochaine ! Enfin, la partition est prête, entièrement orchestrée. Alors, l'artiste se trouve en présence d'un directeur qui, froidement, lui dit : « Vous avez mis trois ans à faire votre opéra. Moi, en cinq minutes, je vous déclare que je ne veux pas le jouer. » L'artiste ne dit rien, prend son chapeau et sa partition et rentre chez lui ; devant ce piano d'où l'inspiration s'est envolée aux heures douces du travail, l'artiste, maintenant, pense à la réalité des choses humaines ; il serre l'œuvre dans son armoire et se dit : « J'attendrai qu'un autre directeur arrive ou qu'on crée enfin un nouveau Théâtre-Lyrique, soutenu par l'État. Quelques années se passent dans l'attente. Tout à coup, une grande rumeur sur les boulevards : Halanzier s'en va et Vaucorbeil est nommé. Ah ! ah ! se dit l'artiste, mon heure est venue ! Nouvelles tentatives et nouveaux déboires, et, à la fin, écœuré, cet artiste, bafoué quoique membre de l'Institut de France, se jette sur la poitrine de deux directeurs belges qui consentent à le jouer. La presse parisienne est appelée à Bruxelles, et à sa fierté de constater le succès d'un compositeur français se mêle aussitôt, et très naturellement, le remords et même un peu de honte qu'on en soit réduit à confier l'avenir de la musique française à un pays étranger.

Enfin le pauvre M. Vaucorbeil meurt. Il est toujours agréable pour un nouveau directeur de jouer une œuvre refusée par son prédécesseur. M. Ritt décrète l'amnistie pour Sigurd, condamné à la déportation. L'exilé rentre. On le met à l'étude. L'artiste a vieilli de dix ans, il a perdu toute la grande maturité de l'âge dans des démarches inutiles, suivies de refus blessants. Mais enfin, pense-t-il, celle fois, je serai récompensé de tout. Me voici à l'Opéra. On me joue en pleine canicule et alors que le tout Paris s'apprête à quitter la ville après le Grand-Prix. Mais enfin, se dit-il encore, j'aurai cette belle première soirée devant toutes les intelligences de mon pays ! C'est toujours cela !

Voilà ce que se dit cet artiste qui a attendu ce moment pendant dix ans. Et alors quelques jours avant la première, froidement on lui fait cette communication cruelle : « Il y a une heure de musique de trop dans votre œuvre ; il faut couper une heure de musique. » De même on dit à son tailleur : « Les manches de mon veston sont un peu trop longues, il faut les raccourcir de deux centimètres. » Qui dit cela à l'artiste ? C'est le cinquième ou sixième directeur qui a passé sur son œuvre en dix années. Vous entendez bien : il faut couper une heure de musique afin que l'abonné ait le temps de fumer son cigare après son dîner et d'arriver vers les huit heures et demie, satisfait de son repas et de son cigare. Voilà à quelles misères est réduite la question d'art au théâtre. Le directeur, cette fois, n'est pas coupable ; une partie de sa fortune est engagée dans l'entreprise ; il est forcé de tenir compte du goût de ses abonnés. Si Meyerbeer avait à recommencer sa carrière, il lui faudrait couper une heure de musique dans chacune de ses œuvres. Rossini ne pourrait plus faire jouer Guillaume Tell dans sa version première. Maintenant, le directeur lui dirait d'un ton enjoué :

— Cher maître ! il ne faut pas compter sur les dilettanti de nos jours avant huit heures et demie ou neuf heures moins un quart. Comme entrée de jeu, nous allons couper l'ouverture. Le trio fait longueur aussi, de même que la conjuration des cantons. En coupant ces trois morceaux, nous élaguerons l'heure de musique, qui, réellement, est de trop dans votre partition, et tout marchera comme sur des roulettes.

Voilà ce qu'on dirait aujourd'hui à Rossini.

Je ne sais pas ce que Rossini aurait répondu à ces ouvertures, mais Reyer, au bout de dix années d'attente, a protesté ; il avait assez trimé, assez souffert de mille blessures d'amour-propre. On lui imposait, entre autres mutilations, le sacrifice de l'ouverture de Sigurd, une belle page cent fois applaudie dans nos concerts. Inutile d'expliquer à mes lecteurs quel désarroi la suppression de cette ouverture a jetée dans le premier acte. C'est que le monsieur qui n'avait pas encore pris son café eût été très vexé si l'on avait joué l'ouverture avant son arrivée. Mieux valait donc la jeter au panier. Quelles misères, grand Dieu, dans cette carrière ! Quels froissements d'orgueil il faut subir, à quels échecs humiliants il faut s'exposer pour arriver, au bout de dix ans, à faire jouer un opéra à Paris! Alors l'écœurement de l'artiste est à son comble ! Il lui faut consentir à la mutilation de son œuvre si longtemps et si injustement dédaignée, ou il n'y a rien de fait. Dans le dernier cas, Ernest Reyer rentrerait chez lui avec sa partition ; il recommencerait à courir pendant dix ans ; il emploierait ce qui lui reste à vivre à de nouvelles démarches ; il attendrait la venue successive de six autres directeurs dont aucun peut-être ne jouera l'ouvrage tel qu'il est sorti de la pensée de l'artiste.

Que lui reste-t-il à faire ? Rien, sinon de tolérer qu'on représente Sigurd dans la coupe agréable au monsieur qui ne peut pas arriver avant neuf heures moins dix. Abreuvé d'amertume, frappé dans sa fierté, atteint dans ses convictions d'artiste, il n'est pas, le soir de la première représentation, au milieu de ses interprètes. Vous l'auriez pu voir, ce soir-là, à l'entresol d'une brasserie voisine de l'Opéra, où, ignoré des consommateurs qui jouaient leurs bocks au domino à quatre, il attendait que se décidât le sort de cette œuvre évincée pendant dix ans, refusée par deux directeurs de l'Opéra, exportée à Bruxelles, puis ramenée en France pour y être dépouillée d'une heure de musique qui avait peut-être coûté une année de fièvre à l'artiste. Voilà, cher lecteur, ce qu'est en réalité, de nos jours, cette carrière de compositeur de musique ; voilà sa vie pleine de tristesses, de déboires et de découragements, et voilà tout au juste comment on achète ce qu'on appelle la gloire parisienne, c'est-à-dire à peine quelques heures de satisfaction d'artiste, après trente années d'une carrière qui est, en réalité, le pire des enfers !

Pour chercher la gloire dans cette carrière aride, il faut ou être riche de naissance, comme le fut Meyerbeer, ou se résigner à une vie modeste. Aujourd'hui encore, malgré ses succès considérables, Massenet donne toujours des leçons pour pouvoir travailler avec une entière indépendance d'esprit. Ernest Reyer, lui, a façonné sa vie de telle sorte que, n'ayant pas de grands besoins, il peut se passer de tout le monde. Son feuilleton des Débats, son siège à l'Institut, qui lui rapporte quinze cents francs par an en jetons de présence, et sa place de bibliothécaire à peu près honoraire à l'Opéra, une véritable sinécure offerte par l'État avec trois mille francs d'appointement, suffisent à cet entêté et à ce modeste de la vie. Ce membre de l'Institut est installé dans un tout petit appartement de garçon au cinquième étage de la rue de La Tour-d'Auvergne ; on y arrive par un escalier qu'un laquais de bonne maison rougirait d'escalader. Demeure modeste mais logis d'artiste s'il en fut, arrangé avec un goût parfait et où le musicien s'entoure des partitions préférées. Autour de lui, pas le moindre signe de cabotinage ; ni couronnes offertes par un orphéon de province en délire, ni médailles frappées à son effigie par une petite ville où il aurait dirigé l'exécution d'une de ses œuvres ; la vie modeste, laborieuse, des débuts, continue tranquillement sans un regret, sans un découragement. S'il est parfois au fond de l'âme, Reyer ne le laisse pas voir : dans sa carrière déjà longue, il a assisté à bien des triomphes, qui l'ont laissé froid, et à bien des chutes, qui lui ont fait hausser les épaules : le succès de ceux dont il abhorre l'art, ne l'a pas abattu ; il n'a pas le goût du luxe ; donc il se moque de la fortune ; il est content de lui, donc il se moque de l'opinion des autres ; il se suffit et cela lui suffit. Si le découragement le saisit parfois, ce que j'ignore, Reyer pense à son ami Berlioz, si longtemps dédaigné, et dont l'art a surgi de la tombe pour s'élancer dans une apothéose qui aura prochainement sa consécration dans la statue qu'on érigera sur une place publique à ce grand conspué de jadis.

 

(Albert Wolff, la Gloire à Paris, 1886)

 

 

 

 

 

 

 

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