Fortunio

 

illustration d'Eugène Lami (1883) pour le Chandelier d'Alfred de Musset [de g. à dr. : Clavaroche, Jacqueline, Maître André, Fortunio]

 

 

Comédie musicale en quatre actes et cinq tableaux (en cinq actes à l'origine), livret de Robert de FLERS et Gaston Arman de CAILLAVET, d'après le Chandelier, comédie en trois actes (1835 ; Théâtre-Historique, 10 août 1848) de Louis-Charles-Alfred de MUSSET (Paris, 11 décembre 1810 – Paris, 02 mai 1857), musique d'André MESSAGER.

 

 

   partition

 

 

       

 

 

Acte II. la Maison grise, romance extraite du Duo, version pour baryton

 

 

Acte III. Chanson de Fortunio, version pour baryton

 

 

Acte III. Chanson de Fortunio, publiée le 15 juin 1907

 

 

 

 

Création à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 05 juin 1907 ; mise en scène d’Albert Carré ; décors de Lucien Jusseaume ; costumes de Marcel Multzer.

 

77 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950.

 

 

Première à la Monnaie de Bruxelles le 04 janvier 1908.

 

 

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personnages

emplois

Opéra-Comique

05 juin 1907

(création)

Monnaie de Bruxelles

04 janvier 1908

(1re)

Monnaie de Bruxelles

29 mars 1931

 

Monnaie de Bruxelles

01 janvier 1944

 

Jacqueline soprano Mmes Marguerite CARRÉ Mmes Lillian GRENVILLE Mmes Lily LEBLANC Mme Danielle BRÉGIS
Madelon mezzo-soprano ou soprano de LA PALME Marthe SYMIANE P. CALVERLEY  
Gertrude mezzo-soprano Marguerite VILLETTE DE BOLLE Mencette GIANINI  
Maître André baryton MM. Lucien FUGÈRE MM. Maurice de CLÉRY MM. Alexis BOYER  

Fortunio

ténor

Fernand FRANCELL André MORATI Max MOUTIA MM. Robert STÉNY
Clavaroche baryton Hector DUFRANNE Jean BOURBON Emile COLONNE Francis ANDRIEN
Landry ténor ou baryton Jean PÉRIER Octave DUA Roger LEFÈVRE Francis BARTHEL
Subtil, oncle de Fortunio ténor Maurice CAZENEUVE Victor CAISSO Henri MARCOTTY  
Guillaume basse Gustave HUBERDEAU Gaston LA TASTE Pol GILSON  
D'Azincourt, lieutenant ténor Georges de POUMAYRAC Hector DOGNIES L. LAURENZ  
De Verbois, lieutenant baryton Paul GUILLAMAT Raoul DELAYE Antoine PARNY  
le Bailli          
Bourgeois, Soldats du Royal-Conti, Clercs          
Chef d'orchestre   André MESSAGER Sylvain DUPUIS Maurice BASTIN  

 

 

 

                   

 

costumes de Jacqueline pour l'acte II (à g.) et de Fortunio (à dr.), par Marcel Multzer pour la création

 

autres costumes de la création

 

 

 

 

Fernand Francell (Fortunio) lors de la création

 

 

 

personnages

Opéra-Comique

12 novembre 1910 (33e)

et 22 novembre 1910

Opéra-Comique

12 juin 1915

(43e)

Opéra-Comique

05 octobre 1920

(45e)

Opéra-Comique

28 mars 1946

(65e)

Opéra-Comique

17 mars 1948

(76e)

Jacqueline Mmes Marguerite CARRÉ Mmes VORSKA Mmes Marguerite CARRÉ Mmes Lillie GRANDVAL Mmes Nadine RENAUX
Madelon Jeanne de POUMAYRAC Renée CAMIA Andrée FAMIN Christiane GAUDEL Christiane GAUDEL
Gertrude Marguerite VILLETTE Marguerite VILLETTE Marguerite VILLETTE Marguerite VILLETTE Marinette FENOYER
Maître André MM. Jean DELVOYE M. André ALLARD MM. André ALLARD MM. Louis MUSY MM. Emile ROUSSEAU

Fortunio

Fernand FRANCELL

Mme Andrée VALLY Miguel VILLABELLA Paul DERENNE Raymond AMADE
Clavaroche Jean PÉRIER MM. Jean PÉRIER André BAUGÉ Jean VIEUILLE Roger BOURDIN
Landry Daniel VIGNEAU Pierre ANDAL Victor PUJOL Jacques HIVERT Jean DROUIN
Subtil, oncle de Fortunio Maurice CAZENEUVE Georges MESMAECKER Fernand ROUSSEL Paul PAYEN Paul PAYEN
Guillaume Louis AZÉMA Louis AZÉMA Jean CADAYÉ Jean DROUIN Julien THIRACHE
D'Azincourt, lieutenant Georges de POUMAYRAC Albert PAILLARD FAVILLA Raymond AMADE Serge RALLIER
De Verbois, lieutenant Paul GUILLAMAT Gaston LA TASTE Jean REYMOND Gustave WION Gustave WION
Chef d'orchestre Eugène PICHERAN André MESSAGER André MESSAGER Albert WOLFF Pierre DERVAUX

 

 

 

 

 

Paul Derenne (Fortunio) et Maria Branèze (Jacqueline) à Vichy le 24 juillet 1943

 

 

 

 

Résumé.

Pour masquer ses coupables amours, Jacqueline a pris un « chandelier » : Fortunio. Touchée par l'amour de celui-ci, elle finit par tomber dans ses bras.

 

Acte I. — Le Mail d'une petite ville de province.

C'est dimanche ; il est dix heures du matin. Une partie de boules est engagée ; Landry, le clerc de Maître André, se distingue. Il porte un toast à la santé de son patron et de dame Jacqueline, l'épouse de Maître André.

Maître Subtil entre, tenant par la main Fortunio qu'il va mettre en apprentissage, en dépit du peu d'enthousiasme du jeune homme, à l'étude de Maître André. Subtil le présente à son cousin Landry et se retire. Landry, joyeux vivant, fait bon accueil à Fortunio, qui demeure triste.

Des bourgeois s'approchent pour examiner les officiers qui viennent s'installer au cabaret. Parmi ceux-ci se trouve le capitaine Clavaroche qui s'inquiète des conquêtes à faire dans le pays. De Verbois et d'Azincourt, ses lieutenants, lui parlent de Jacqueline, qu'ils estiment inaccessible. Clavaroche se sent piqué au jeu.

Les bourgeois sortent de l'église ; Maître André et Jacqueline s'avancent. Profitant d'un moment où son mari la laisse seule, les officiers s'approchent et d'Azincourt présente Clavaroche, lequel se montre tout de suite entreprenant. Jacqueline lui apprend que son vieil époux n'est pour elle qu'un père et qu'ils font chambre séparée depuis toujours. Maître André, survenant, se fait présenter Clavaroche et l'invite à dîner le lendemain.

Fortunio revient avec Landry. Apercevant Jacqueline, il s'éprend tout de suite d'elle. Apprenant qu'elle est sa patronne, il déclare maintenant à son oncle qu'il est tout disposé à entrer chez Maître André. Subtil, ravi, le présente à Maître André et à Jacqueline, lesquels l'accueillent avec indifférence. Les soldats défilent.

 

Acte II. — La chambre de Jacqueline, au petit matin.

Maître André entre avec violence, un bougeoir à la main. Il réveille sa femme, car son clerc Guillaume lui a déclaré avoir vu, cette nuit même, un homme entrer par la fenêtre de sa chambre. Jacqueline réussit tellement bien à se disculper que son époux lui fait des excuses et se retire, confus.

Aussitôt, Jacqueline court ouvrir le placard, d'où sort Clavaroche. Les deux amants discutent des moyens d'endormir la méfiance du mari. Clavaroche conseille à Jacqueline de prendre Fortunio comme « chandelier » : il se contentera d'un sourire et sera seul soupçonné.

Clavaroche parti, Jacqueline appelle Madelon et la questionne au sujet des clercs, en particulier de Fortunio. On frappe : c'est Gertrude qui vient annoncer les clercs, désireux de présenter à Jacqueline leurs compliments à l'occasion de son anniversaire de mariage. Les clercs entrent et débitent leur compliment. Jacqueline ordonne qu'on leur serve à boire dans la salle basse. Elle retient toutefois Fortunio. Celui-ci n'a rien d'un courtisan et ne connaît que son village [Air de Fortunio : J'aimais la vieille maison grise...]. Il se déclare prêt à rendre à Jacqueline le service qu'elle lui demandera, tout disposé qu'il est à mourir de bon cœur pour elle. Fortunio part et Jacqueline lui fait un signe d'adieu à la fenêtre.

 

Acte III. — 1er Tableau : Le Jardin.

Landry chante, à demi couché dans l'herbe. Guillaume dessine par terre et Fortunio rêve. Puis ils sortent.

Clavaroche s'approche, rencontre Jacqueline et s'enquiert du « chandelier ». Maître André, tout joyeux, salue le capitaine, l'invite et lui présente Fortunio. Jacqueline vient annoncer que la table est mise pour le goûter. En portant le toast à Jacqueline, Maître André chante lourdement. Clavaroche propose que Fortunio se produise dans une chanson d'amour. Jacqueline l'en prie et le jeune homme s'exécute [Chanson de Fortunio : Si vous croyez que je vais dire qui j'ose aimer...]. Les hommes sortent. Jacqueline demande à Fortunio de l'attendre.

Fortunio est angoissé : l'aime-t-elle ? Jacqueline l'interroge et reçoit son aveu candide et ému. Elle le quitte, car elle l'aime aussi. Fortunio est ravi. Jacqueline et Clavaroche passent au fond, l'officier se gaussant de la chanson de Fortunio. Jacqueline est inquiète ; Clavaroche la rassure.

Fortunio, qui les a observés, comprend maintenant que Clavaroche est l'amant de celle qu'il aime !

 

Acte III. — 2e Tableau : Même décor.

Il fait nuit. Le jardin est illuminé pour le bal que donne Maître André. Des invités dansent ; d'autres sont groupés autour de Landry qui fait les honneurs. Jacqueline et Maître André reçoivent leurs hôtes. Maître André pousse la chansonnette et la danse reprend. Guillaume, s'approchant de Maître André, demande à lui parler. Inquiet, Clavaroche sort à leur suite. La fête se termine. Landry distribue des lanternes pour reconduire les invités.

Retenant Jacqueline, Clavaroche lui apprend que Maître André doit dresser une embuscade pour le surprendre cette nuit. Jacqueline a peur. Clavaroche lui fait écrire un billet, dont il s'empare pour attirer Fortunio à sa place. Epouvantée de ce qu'elle vient de faire sans s'en douter, Jacqueline dépêche Madelon pour dissuader Fortunio de venir au rendez-vous, puis elle rentre chez elle.

Maître André, accompagné de trois spadassins, dresse son embuscade.

 

Acte IV. — La chambre de Jacqueline (comme au IIe acte).

Jacqueline s'inquiète. Madelon lui annonce que sa mission a été inutile, car Fortunio est ici. Jacqueline le fait entrer. Fortunio avoue a Jacqueline qu'il avait tout entendu. S'il est venu quand même, c'est parce qu'il l'aime et qu'il veut mourir. On entend du bruit. Promptement, Jacqueline fait entrer Fortunio dans l'alcôve.

Maître André entre avec Clavaroche, en s'excusant d'avoir soupçonné encore une fois sa femme. Clavaroche fait inspecter le placard et sort, constatant que, s'il pouvait avoir l'air bête, il l'aurait sans doute en ce moment... Les deux hommes se retirent. Maître André revient en arrière pour recommander à sa femme de bien pousser son verrou.

Jacqueline s'exécute, puis revient vers l'alcôve. Fortunio paraît. Elle tombe dans ses bras.

 

 

 

autographe d'André Messager

 

 

 

L’Opéra-Comique a donné, le 5 juin, la première représentation de Fortunio, comédie musicale en 5 actes, d'après le "Chandelier" d'Alfred de Musset, poème de MM. Robert de Flers et G. A. de Caillavet, musique de M. André Messager. Le charme spirituel et savant, sans ostentation, de la musique, la fantaisie aimable du livret, le mérite de l'interprétation, l'art de la mise en scène assurent à cette œuvre nouvelle un très grand, très durable et légitime succès.

 

Messieurs Robert de Flers et G. A. de Caillavet ont sagement averti que leur Fortunio n'est que d'après le Chandelier d'Alfred de Musset. Sinon, quels reproches n'encourraient-ils point ? Il y eût eu sacrilège à dénaturer si peu que ce fût, même pour un but aussi délicieux que la musique d'André Messager, cette délectation nonpareille pour gens ironiques ou, seulement, heureux, qu'est le théâtre d'Alfred de Musset. Si j'excepte la manière de Shakespeare à laquelle on doit la Tempête, le Songe d'une Nuit d’été et Comme il vous plaira, je ne vois rien dans toutes les littératures qui puisse, avec quelque avantage, être comparé à ce théâtre, où l'esprit multiplie les grâces les plus tendres, où le sourire est comme un apaisant couchant d'automne, où les larmes ont la douceur lucide de la rosée sur les fleurs. L'esprit qui brille ici, ce n'est pas le lamentable esprit de mots qui remplit la plupart des comédies contemporaines, et qui vaut à notre théâtre une très juste indignité. C'est de l'esprit de sentiment : langage naturel d'un homme entre tous sensible et délicat, et qui ne sut guère ici-bas que bien aimer sa mie et la chanter jusqu'à en souffrir. « Celui-là n'a jamais menti », a écrit Taine à propos de Musset. Cette sincérité anime son théâtre ; elle prête à ses personnages, qui ne sont occupés que des aventures, favorables ou décevantes, de leur cœur, l'accent même de la douleur ou de la joie humaine ; et nous sommes ébahis de découvrir que tels héros ou héroïnes de Musset : — Perdican, Camille, Fortunio, Marianne, la baronne de Il ne faut jurer de rien elle même, d'autres encore, — qui ont des apparences de fantoches, sont tout pétris de notre vie, tout ardents de nos passions, qu'ils se plaisent à dissimuler sous cette pudeur aimablement hautaine : l'esprit... Théâtre de délices, vraiment, celui-ci, où la réalité se teinte de rêve au point de s'atténuer en lui ! Théâtre d'apaisement, consolant et précieux comme un ami fidèle !... On peut n'aimer point Musset comme poète, et cela moins à cause de ses œuvres propres, au mérite parfois si émouvant, que pour leur influence, qui nous a valu tant de sirupeux Murger. Peut-être, obéissant à l'apostrophe de Verlaine (le Verlaine des Poèmes saturniens) est-il « dieu d'argile, descendu de son piédestal ?... » (Mais l'asile des cœurs qui s'éveillent lui est à jamais ouvert...). Ce qui dans son œuvre s'imposait comme lyrisme autrefois, peut ne nous sembler aujourd'hui que grandiloquence. Mais, sous la forme exquise de son théâtre, Musset nous apparaît à jamais érigé dans la gloire : et c'est par lui surtout qu'il ne mourra point...

 

Ce théâtre est de ceux qui se trouvent bien de l'amplification musicale ; et je comprends qu'il ait séduit un musicien aussi tendrement spirituel, aussi gracieusement savant que M. André Messager. Lui aussi aime la fantaisie, et il s'y ingénie avec aisance ; lui aussi, se plaît à donner à son inspiration le rythme d'un cœur sensible et délicat ; il excelle à faire parler à la musique le langage d'un esprit railleur sans méchanceté, d'une ironie pleine d'indulgence. Des œuvres nous en avaient déjà fourni le charmant témoignage : Isoline, le ballet des Deux Pigeons, la Basoche, Madame Chrysanthème, les P’tites Michu, Véronique. Musset n'eût pu souhaiter un meilleur commentateur.

 

Le livret que lui ont fait MM. Robert de Flers et G. A. de Caillavet est ingénieux, amusant, rimé avec agrément. Mais je me refuse à le considérer comme une adaptation au théâtre lyrique du Chandelier de Musset ; sinon, il me faudrait blâmer ces librettistes de talent si charmant, si victorieusement éprouvé ; il me faudrait déplorer un grossissement fâcheux du caractère de Fortunio, et, aussi au troisième acte, certain duo d'amour qui enlève, par avance, toute émotion, tout imprévu, à l'explosion de tendresse de Jacqueline pour le clerc de notaire, héroïque et passionné, au dernier acte : vous vous souvenez de la touchante surprise qu'elle soulève à la fin du Chandelier de Musset. Il me faudrait déplorer l'habileté trop flagrante qu'ils ont eue de faire cinq actes avec les trois actes de Musset : trois actes divisés, à la façon shakespearienne, en scènes nécessitant chacune un décor différent. Il me faudrait même regretter la prose de Musset si pleine, souple, nuancée et rythmique, et que les vers alertes de MM. de Flers et Caillavet ne compensent point.

 

Mais non, MM. Robert de Flers et G. A. de Caillavet n'ont vu dans le Chandelier qu'une aventure aimable et très musicable : en quoi ils ont eu bien raison. Adoptant le sujet de la comédie de Musset, ils ont fait presque autre chose. Peut-être vaudrait-il mieux qu'ils eussent réalisé tout à fait autre chose : il persiste encore trop de Musset dans leur affabulation ; et cela nous obsède... contre eux.

 

Rappellerai-je le sujet ? Le capitaine Clavaroche, qui est l'ami aimé de dame Jacqueline, épouse trop filiale de Maître André, notaire, a été surpris alors qu'il pénétrait dans la chambre de la notairesse. Le mari, averti, soupçonne et s'encolère ; Jacqueline a vite fait de le rassurer par la plus féminine des hypocrisies. Le danger subsiste pourtant. Pour l'écarter, tout en se conservant celle qu'il aime, Clavaroche propose à Jacqueline un « chandelier ». On appelle ainsi, dans les casernes, un jeune homme empressé et neutre qui se charge ingénument de détourner sur lui les soupçons éveillés par un autre chez un époux trompé et jaloux. Ce rôle de dupe amoureuse échoit, de par le goût de Jacqueline, à Fortunio, le plus jeune et le plus romantique des clercs de Maître André. Il s'en acquitte sincèrement, aimant la dame, jolie et blonde, de tout son bon petit cœur. Il arrive qu'il surprend le secret de l'aventure où Clavaroche l'a lancé. Qu'importe ! il aime ; et l'amour ne suffit-il pas à toute la vie comme à tous les rêves ? Veut-on l'attirer et le sacrifier dans une embuscade ourdie par Maître André, dont on a réveillé les soupçons ? Il y court : il aime ! Il aime si bien qu'il suscite l'amour chez la cruelle qui l'abusait... Finalement, Clavaroche doit s'effacer devant le clerc victorieux et porter ailleurs son cynisme galant.

 

La musique d'André Messager épouse bien le clair esprit de Musset. Voici, vraiment, le plus léger pétillement de génie français. La mélodie y fuse sans cesse, alerte, nombreuse ; elle décèle une recherche savante sans qu'il y apparaisse ; rien de vulgaire n'y détonne ; et un sentiment très tendre y affleure délicatement.

 

Il y a là plus de sourire que de rire : le rire est toujours un peu grossier ; le sourire est la lueur des âmes sceptiques et indulgentes. L'art de M. Messager sourit élégamment. Il se fonde sur une méthode robuste, rebelle aux complications contrapuntiques, et qui sait tout ce que peuvent et, aussi, ce que ne peuvent pas les chanteurs : d'où une écriture excellente pour la voix, laquelle est laissée bien à découvert par l'orchestre : mérite de plus en plus rare. Cet orchestre est d'une trame solide : il est éclatant sans se forcer jamais jusqu'au bruit ; il abonde en trouvailles. Et c'est vraiment très bien de donner à tant de science tant d'apparente simplicité.

 

Formulerai-je des critiques ? Oui. Je relèverai, comme trop fréquente, une inclination à finir les phrases sur la dominante ; et je voudrais moins de virilité dans les accents de Fortunio au duo d'amour du 3e acte.

 

André Messager directeur de l'Opéra (et les vrais amis de la musique sont heureux de sa nomination) va nous priver d'André Messager chef d'orchestre. Louons celui qui nous donna de si parfaites interprétations de Fidelio, de Fervaal, de Pelléas et Mélisande. Il a dirigé l'exécution des premières représentations de sa comédie musicale avec le zèle qu'il eût mis à faire valoir l'œuvre d'un autre.

 

L'interprétation des chanteurs est excellente avec Mme Marguerite Carré (Jacqueline) ; MM. Dufranne (Clavaroche), Fugère (Maître André), Jean Périer (Landry) et Francell (Fortunio). M. Albert Carré demeure le meilleur metteur en scène de Paris.

 

Un hommage de gratitude est bien dû à l'Opéra-Comique, qui nous donne, en moins d'un an, trois œuvres durables : les Armaillis, de Gustave Doret, Fortunio, d'André Messager et, — noble incomparablement, — Ariane et Barbe-Bleue, de Paul Dukas.

 

(Georges Pioch, Musica, juillet 1907)

 

 

 

L'audace heureuse des librettistes, qui ont osé transformer en comédie lyrique une des meilleures fantaisies d'Alfred de Musset, a fourni au compositeur un poème où l'on a eu plaisir à retrouver la grâce, la gaieté, le charme qui sont les qualités distinctives du genre de l'opéra-comique français. G. A. de Caillavet et Robert de Flers ont donné cinq actes à leur poème, tandis que le Chandelier n'en compte que trois ; le premier, à la vérité, divisé en deux parties, qui sont chacune devenues un acte du livret. Pour le cinquième, c'est une sorte d'entrée en matière sous forme de prologue, prologue dans lequel, d'une façon assez ingénieuse, les auteurs, avant d'entrer dans l'action proprement dite, ont posé et fait connaître les personnages destinés à y prendre part. Cette exposition, vive, alerte, bien en scène, se passe sur une place publique, où, au milieu d'un va-et-vient qui nous représente le mouvement d'une petite ville de province, nous voyons passer tour à tour devant nous maître André et sa femme Jacqueline, et le fringant Clavaroche, qui trouve moyen de se faire présenter à la belle et de se faire inviter à dîner par son vieil époux, et le gentil Fortunio, qu'un sien oncle accompagne pour le recommander au notaire, parmi les clercs duquel il va prendre place. Tout cet acte, plein de mouvement et d'entrain, d'enjouement et de gaieté, est une excellente préparation à la pièce.

 

Quant à celle-ci, les auteurs ont eu la sagesse de suivre à peu près pas à pas l'action imaginée par Musset, à un ou deux incidents près destinés à lui donner le mouvement nécessaire à une œuvre lyrique, tels que la scène où les clercs de maître André viennent, Fortunio en tête, apporter des bouquets à Jacqueline pour lui souhaiter l'anniversaire de sa naissance. Cette adaptation musicale du Chandelier a été faite avec adresse, en nous donnant le suc de l'œuvre originale, tout en opérant les coupures nécessaires pour faire place précisément à la musique.

 

Celle-ci est l'œuvre d'un artiste qui a fait ses preuves de compositeur dramatique, possédant le sentiment de la scène, le sens spécial du rythme, et ne se laissant pas entraîner aux complications harmoniques où tombent parfois les imitateurs trop exclusifs de Wagner.

 

La partition de Fortunio est franche et claire, gracieuse, élégante et légère.

 

Pour entrer dans le détail, il faudrait signaler d'abord tout le premier acte, celui de la place publique, qui est leste, pimpant, vivant par-dessus tout, joyeux et plein de belle humeur, avec la scène piquante de Jacqueline et de Clavaroche, la petite cantilène de Fortunio, le gentil trio où maître André lance d'une façon comique cette exclamation : Que dites-vous de ce nom : Clavaroche ? et ses chœurs pleins de mouvement. Au second : la scène amusante de Jacqueline et du vieux notaire, qui voudrait bien ne pas être André Dandin, les couplets où Clavaroche fait la définition du « chandelier », le défilé des clercs de l'étude venant apporter chacun leur bouquet à la maîtresse de céans, et le charmant couplet de Fortunio, que souligne un agréable solo de cor. On trouve au troisième la très jolie scène des clercs, le monologue mélancolique de Fortunio et son duo passionné avec Jacqueline. Au dernier acte, il faut mentionner la scène ardente où Jacqueline et Fortunio se comprennent enfin, et celle du dénouement, où Fortunio raille agréablement Clavaroche, dont le congé est absolu et définitif.

 

(Arthur Pougin, Larousse Mensuel Illustré, octobre 1907)

 

 

 

 

 

Le Chandelier qui parut pour la première fois dans la Revue des deux Mondes le 1er novembre 1835 fait partie de cette délicieuse série de chefs-d’œuvre qu'Alfred de Musset intitula le Spectacle dans un Fauteuil. Il ne songeait point à les faire jamais représenter, mais les admirateurs du poète en décidèrent autrement et peu à peu, il se résolut à arranger pour le théâtre quelques-unes de ses adorables comédies.

Le Chandelier eut l'honneur d'être mis en scène par un des maîtres de l'école de 1830. C'est, en effet, Alexandre Dumas père, directeur du Théâtre Historique en 1848 qui eut le premier l'idée de faire représenter l'ouvrage. Joué le 10 août en pleine canicule, il fut acclamé, et deux ans plus tard, il passa à la Comédie-Française.

Samson qui est peut-être bien le plus grand comédien du XIXe siècle, Samson, le maître de Rachel, fut le créateur de Maître André, Mme Allan, dont la beauté éclatante émerveilla les contemporains jouait Jacqueline et deux jeunes gens, peu connus encore, interprétaient les rôles des clercs Guillaume et Fortunio — ils s'appelaient Got et Delaunay.

Depuis lors, le Chandelier fut souvent repris et l'auteur en modifia plusieurs fois l'ordonnance ; la pièce a donc subi quantité de remaniements avant l'adaptation que donnent à l'Opéra-Comique, MM. G. A. de Caillavet et Robert de Flers, et dont M. André Messager a composé la musique.

Fortunio est d'ailleurs un arrangement très libre du Chandelier et c'est justement parce que les nécessités musicales ont obligé les librettistes à des changements nombreux et considérables qu'ils ont cru de leur devoir de ne pas reprendre le titre choisi par Musset.

 

PREMIER ACTE

 

Le premier acte de Fortunio nous montre une petite ville provinciale au bord d'une rivière tranquille, à la fin du XVIIIe siècle. C'est un dimanche d'avril. Le printemps commence de sourire, les lilas s'entrouvrent. Sur le mail, devant l'église, les citadins promènent leur loisir, quelques-uns jouent aux boules et Landry, premier clerc de Maître André notaire de l'endroit, mène joyeusement la partie. Survient un tabellion de village, traînant par la main un petit garçon tout effaré. C'est Maître Subtil, humble confrère de Maître André, qui profita du dimanche pour amener à la ville son neveu Fortunio. Il compte le confier à son cousin Landry, car le rêve de ce bonhomme est d'avoir un jour pour neveu

 

          Un tabellion de grande ville

          Ayant des écus et du style

 

Fortunio résiste ; il regrette son village et dit sa peine à Landry qui le réconforte de son mieux.
Voici que de beaux officiers paraissent sur la place, admirés des bourgeois et lorgnés des bourgeoises. C'est, avec ses deux lieutenants, le nouveau capitaine du Royal-Conti, l'irrésistible Clavaroche, que sa renommée précéda dans cette paisible petite cité.

Clavaroche est inquiet. Parmi toutes les promeneuses qui le dévisagent, il n'en voit point de digne de lui. Mais, pourtant, il n'est point homme à laisser longtemps son cœur en friche. Les cloches annoncent la sortie de la messe et, sous le porche, apparaissent Maître André et sa femme, la délicieuse Jacqueline dont la dédaigneuse beauté découragea jusque là tous les hommages. Tout aussitôt, Clavaroche est piqué au jeu ; il fait sa cour, se présente au mari, on l'invite à dîner. Jacqueline est coquette, Clavaroche entreprenant ; ils se séparent sur un sourire tout plein de promesses. A ce moment, rentre Fortunio. Il aperçoit Jacqueline. Emerveillé, éperdu, il s'informe auprès de Landry : « Parbleu, c'est ta patronne ! », lui répond le maître clerc. Voilà la vocation de Fortunio décidée et pendant que défilent les soldats du Royal-Conti, conduits par Clavaroche, Fortunio regarde Jacqueline et reste extasié.

 

DEUXIÈME ACTE

 

La chambre de Jacqueline. Il fait nuit. On entend la voix de Maître André qui à grand fracas, monte l'escalier. Il entre, son bougeoir à la main. Il s'élance vers le lit tout fanfreluché de dentelles où, paisiblement, dort Jacqueline. Il l'éveille à grand peine. Le pauvre notaire est furieux et stupéfait. Son clerc, Guillaume est venu l'éveiller tour à l'heure pour lui dire qu'il avait aperçu une ombre se glissant par la fenêtre et pénétrant chez Jacqueline. Mais celle-ci sait son métier de femme. Bien loin de se justifier, c'est elle qui attaque et au bout d'un moment, Maître André, repentant et confus, demande humblement pardon. Il se retire après avoir ouvert la fenêtre par où entre joyeusement le soleil du matin.

A peine Maître André sorti, Jacqueline s'élance vers un placard caché sous la tenture et d'où émerge tout courbaturé, le beau Clavaroche.

Elle lui explique la situation : Maître André est jaloux, on l'a prévenu, que faire ? « C'est bien simple, riposte Clavaroche ; il faut choisir un Chandelier ». — « Qu'est-cela ? » demande Jacqueline. — « C'est un amoureux platonique, un cousin transi, un petit jeune homme innocent et candide qui espère tout, n'obtient rien et attire sur sa tête les soupçons du mari ». Jacqueline se prête à cette ruse, qui doit sauvegarder ses amours et Clavaroche s'évade.

Comme c'est le jour anniversaire du mariage de Maître André, les clercs, conduits par Landry, viennent présenter leurs voeux à Madame. L'occasion est belle pour choisir entre eux un cavalier servant. Au hasard, Jacqueline désigne Fortunio, qui, ébloui de son bonheur, se met à ses ordres.

 

TROISIÈME ACTE

 

Voici Fortunio installé dans l'intimité de Maître André. Il est tout enivré de sa bonne chance. Mais, l'aventure de l'homme que Guillaume aperçut se glissant chez Jacqueline le préoccupe. Il se rassure pourtant à voir la confiance que lui témoigne Jacqueline. Il ne lui a rien dit encore de sa tendresse ardente et c'est presque malgré lui qu'il la laisse deviner en chantant la célèbre chanson que Musset para d'une grâce inimitable. Jacqueline commence d'être touchée de cette passion qu'elle devine. Elle interroge Fortunio qui se trouble et lui avoue son amour fervent. Elle est émue ; elle est conquise. Au moment où l'aveu échappe de ses lèvres, Clavaroche revient, Fortunio essaie de s'enfuir, mais il n'en a pas le temps ; il se cache derrière un buisson ; il entend Clavaroche et Jacqueline causer. Tout s'éclaire ; il comprend et demeure désespéré.

 

QUATRIÈME ACTE

 

Maître André pour se faire pardonner sa jalousie a confié à un petit bal bourgeois ses amis de la ville. Clavaroche qui voit le mari tout rasséréné imite Jacqueline à renvoyer le petit Fortunio dont elle n'a plus que faire. Elle refuse alléguant la prudence. Elle a raison, car Guillaume, toujours à l'affût, a découvert quelque nouvel indice et il invite Maître André à se mettre aux aguets dans le jardin la nuit prochaine. Clavaroche, informé de ce dessein, veut se servir du pauvre Fortunio pour parer le coup. Il oblige Jacqueline à lui envoyer un billet lui donnant rendez-vous pour le soir même. Celle-ci, épouvantée lorsqu'elle comprend le projet, charge sa servante Madelon, d'empêcher Fortunio d'entrer chez elle. Mais, elle n'y réussit pas et Fortunio, le cœur déchiré s'élance dans la maison malgré ses prières. A ce moment, Maître André et Clavaroche viennent poster des spadassins qui guetteront le galant toute la nuit.

 

CINQUIÈME ACTE

 

La chambre de Jacqueline. Elle est seule, elle se désole de s'être prêtée aux ruses de Clavaroche ; elle supplie Dieu de veiller sur Fortunio ; elle espère que Madelon l'aura prévenu. Mais, voici qu'il entre. Il n'essaie pas de lui cacher sa douleur mortelle. Il sait tout : que Clavaroche est l'amant de Jacqueline et qu'on le tuera tout à l'heure lorsqu'il franchira la porte. S'il est venu, c'est qu'il veut mourir. Touchée enfin par tant de passion, de tendresse et de courage, Jacqueline ouvre son cœur à Fortunio enivré. Il tombe à ses pieds. Mais on frappe à la porte. Fortunio se cache derrière les rideaux de l'alcôve. Maître André apparaît, grelottant de froid et plein de remords. Son attente a été vaine ; plus jamais il ne doutera de la vertu de sa femme et il se retire confus, accompagné de Clavaroche furieux, pendant qu'avec un grand cri d'amour, Jacqueline tombe dans les bras de Fortunio.

 

(programme de l'Opéra-Comique, novembre 1910)

 

 

 

 

 

Alfred de Musset, dans le Chandelier, comédie en 3 actes publiée en 1835, créée avec des changements de tableaux moins... shakespeariens, en 1848, au Théâtre Historique et représentée au Théâtre Français en juin 1850 ; Ludovic Halévy et Hector Crémieux, dans la Chanson de Fortunio, partition d'Offenbach en un acte, donnée en 1861 aux Bouffes-Parisiens ; Robert de Flers et G.-A. de Caillavet dans leur nouveau livret, musique d'André Messager, interprété en 1907 par Mme Marguerite Carré, MM. Francell, Fugère et Dufranne — ont collaboré à Fortunio.

La Chanson de Fortunio, raconte André Martinet (Offenbach. Sa vie et son œuvre), avait été le plus formidable succès de première dont on ait gardé le souvenir aux Bouffes-Parisiens. Telle était la fureur des bravos et des bis, que la partition entière fut jouée deux fois : après la mélodie célèbre qui eût assuré à elle seule la renommée d'un compositeur, la représentation fut suspendue quelques minutes par les acclamations enthousiastes. Meyerbeer, rencontrant Millaud le lendemain, parlait avec ravissement de la partition d'Offenbach : « J'aurais aimé l'avoir faite ! » L'acte avait été écrit et composé en huit jours, répété en une semaine... C'était le Benjamin du maestro, qui le chérit d'une tendresse sans égale, jusqu'au jour où il entendit les premiers bégaiements des Contes d'Hoffmann — le favori, qui, dans la grande famille, sait, à force de succès, faire excuser la préférence du père.

Quant à la pièce, Paul de Musset, écrivant à l'un des auteurs, le remerciait de l'hommage gracieux rendu à la mémoire de son frère, dans le privilège donné à sa chanson de toucher tous les cœurs… ». Ludovic Halévy et Hector Crémieux étaient réellement allés cueillir leur inspiration sur la tombe d'Alfred de Musset... sous le saule, Offenbach a planté des roses...

 

***

 

MM. de Flers et de Caillavet, secondés par M. André Messager, le délicat auteur de la Basoche et de l'exquise Véronique, si digne, elle aussi, d'être inscrite au répertoire de l'Opéra-Comique — ont habilement démarqué le Chandelier de Musset, et l'ont augmenté d'un prologue. A quelques transpositions près, dues aux nécessités de la scène lyrique, c'est le conte galant si connu :

Maître André, notaire, a soupçon de l'inconduite de sa femme, la coquette Jacqueline : un homme a été vu, s'introduisant par la fenêtre. Le tabellion pénètre dans la chambre, à grand vacarme... Jacqueline, au lieu de se disculper, le couvre naturellement d'invectives — et c'est le mari qui fait des excuses et se replie en désordre. Il n'a pas plutôt disparu que le capitaine Clavaroche jaillit de l'armoire où il se cachait. Et il est de mauvaise humeur. Sans compter que voilà le jaloux en éveil... Comment faire ? « Rien de plus simple, explique Clavaroche à sa maîtresse — nous allons prendre un « chandelier » — c'est-à-dire un feint amoureux, qui se contentera de quelques menus suffrages, et sur lequel se détourneront les propos :

 

... parce que nous souffrons

Sans trop de déplaisir, sans rougeur à nos fronts.
Sans que notre bonheur pense courir un risque,

Que l'on dise de nous ce qui n'est pas, tandis que

Le seul soupçon du vrai nous ôte le repos (*)...

 

(*) Edmond Rostand, la Journée d'une Précieuse.

 

On choisit, pour ce rôle-là, le petit clerc Fortunio.

Clavaroche aurait dû se souvenir de Mlle de La Vallière, choisie jadis par « Madame » pour égarer la médisance des courtisans pendant qu'elle-même flirtait avec le Roi-Soleil. — Dans les mêmes circonstances, ou presque, les mêmes causes vont produire les mêmes effets : Jacqueline a recommandé Fortunio à maître André qui chante son éloge à Clavaroche, et invite à dîner le petit clerc, émerveillé de sa fortune subite — de ce qu'il considère déjà comme sa bonne fortune : et il a fait des vers pour Jacqueline qui l'accable de ses bontés — en le chargeant de commissions confidentielles. — A ce jeu, les deux papillons ne tardent guère à se brûler les ailes au même « Chandelier »... Clavaroche s'agite. Il s'explique avec Jacqueline — et Fortunio, caché, entend leur conversation — il était venu pour se déclarer ; le voilà tombé du haut de son rêve.

Cependant, maître André continue de se défier, et Clavaroche en a eu vent. Il exige de sa maîtresse qu'elle convoque Fortunio à un rendez-vous nocturne au jardin, espérant bien qu'il y sera surpris par le mari. Jacqueline feint d'obéir, mais le cœur n'a déjà que trop parlé en faveur de son amoureux transi — et elle lui intime l'ordre de tenir ce rendez-vous pour nul et non avenu. Le petit clerc s'incline sans mot dire, et la coquette s'en étonne. Incapable de se contenir plus longtemps, Fortunio, sans se plaindre, laisse échapper son secret : il se sait sacrifié, il accepte de mourir pour son idole... Jacqueline ne résiste pas davantage ; c'est lui qu'elle aime... Maître André, vainement guettera toute la nuit dans l'étude ; Clavaroche reste quinaud. Et le « chandelier » brûle désormais d'une flamme heureuse.

 

***

 

          LA CHANSON DE FORTUNIO

 

..... Si vous croyez que je vais dire

Qui j'ose aimer.

Je ne saurais, pour un empire,

Vous la nommer.

 

Nous allons chanter à la ronde,

Si vous voulez,

Que je l'adore et qu'elle est blonde

Comme les blés.

 

Je fais ce que sa fantaisie

Veut m'ordonner,

Et je puis, s'il lui faut ma vie,

La lui donner.

 

Du mal qu'une amour ignorée

Nous fait souffrir,

J'en porte l'âme déchirée

Jusqu'à mourir.

 

Mais j'aime trop pour que je die

Qui j'ose aimer,

Et je veux mourir pour ma mie

Sans la nommer !

 

          (Alfred de Musset, le Chandelier, acte II, scène III.)

 

(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)

 

 

 

 

 

Sur un livret adroitement et spirituellement adapté à la comédie de Musset, Messager a écrit une partition pleine de grâce, de finesse et de charme, d'où l'on peut détacher notamment la scène des clercs, la chanson et le monologue de Fortunio et les deux duos de Fortunio et de Jacqueline.

 

(Larousse du XXe siècle, 1930)

 

 

 

 

 

 

Catalogue des morceaux

 

Acte I - le Mail d'une petite ville de province

Scène I Très bien ! Très bien ! Landry, Chœurs   Scène V Ce sermon était excellent Jacqueline, Maître André, Clavaroche
C'est un notaire Landry   Scène VI Vous l'avez dit, morceau de Roi ! Jacqueline, Clavaroche
Scène II Fortunio écoute-moi Fortunio, Landry, Subtil   Monsieur, je suis toute confuse Jacqueline, Clavaroche
Scène III Je suis très tendre Fortunio   Scène VII Vous voilà donc enfin Jacqueline, Maître André, Clavaroche
Le patron n'est pas un bourreau Landry   Que dites-vous du nom de Clavaroche ! Jacqueline, Maître André, Clavaroche
Scène IV Ah ! voici des soldats Clavaroche, de Verbois, d'Azincourt   Scène VIII Ah ! ciel ! que cette dame est belle ! Jacqueline, Maître André, Clavaroche, Fortunio, Landry
Or ça, nous sommes entre gens de guerre Clavaroche   Place ! Place ! Chœurs

Acte II - la Chambre de Jacqueline

Scène I Holà ! Jacqueline ! Maître André, Jacqueline   Scène III Madame a bien dormi cette nuit ? Jacqueline, Madelon
Hélas ! pour votre Jacqueline Jacqueline     Les clercs de l'étude Jacqueline, Landry, les Clercs
Scène II Ah ! quelle affaire Jacqueline   Scène IV Lorsque la dame du notaire Landry
Adieu ! quand tout sourit Clavaroche   Scène V Monsieur, vous voyez une femme Jacqueline, Fortunio
C'est un garçon de bonne mine Clavaroche   J'aimais la vieille maison grise Fortunio
Ah ! la singulière aventure ! Jacqueline, Clavaroche   Il s'agit d'une amie à moi Jacqueline

Acte III (1er Tableau) - le Jardin

Scène I Ah ! si j'étais femme Fortunio, Landry, Guillaume   Scène V Une angoisse exquise et mortelle Fortunio seul
Rêver ! Boire ! Dormir ! Fortunio, Landry, Guillaume   Scène VI Fortunio, sommes-nous seuls ? Jacqueline, Fortunio
Scène II Par la Saint-Sambreguoi ! Clavaroche   Les cloches avaient l'air de sonner une aubade Fortunio
Scène III Enfin vous voilà ma charmante ! Jacqueline, Clavaroche   Scène VII Elle m'aime ! Fortunio
Scène IV Capitaine, je vous salue ! Jacqueline, Fortunio, Maître André, Clavaroche   C'est elle ! Jacqueline, Fortunio, Clavaroche
Coteaux brûlants ! Maître André        
Si vous croyez que je vais dire qui j'ose aimer ! Fortunio        

Acte III (2me Tableau) - le Jardin illuminé

Scène I Dans son jardin, Maître André Maître André, Landry, Chœurs   Scène III Nous n'avons pas sujet de rire Jacqueline, Clavaroche
Scène II Mesdames vous êtes-vous bien ébattues ! Jacqueline   Scène IV Mon Dieu ! qu'as-tu fait Jacqueline ? Jacqueline seule
Dans le vallon et une bergerie Maître André   Scène V Qui vient ? Jacqueline, Madelon
C'est exquis ! Charmant ! Chœurs   Scène VI Vous, là ! Maître André, Clavaroche, les Spadassins

Acte IV - Même décor qu'au deuxième acte

Scène I Je ne vois rien ! Jacqueline seule   Scène III Mais pourquoi être venu ? Jacqueline, Fortunio
Lorsque je n'étais qu'une enfant Jacqueline   Parce que votre main frissonnait dans la mienne Fortunio
Scène II Ah ! c'est toi, Madeleine ! Jacqueline, Madelon   Eh ! bien, toi qui sais tout Jacqueline
        Scène IV C'est moi ! Jacqueline, Fortunio, Maître André, Clavaroche
        Allons, bonsoir, ma mie ! Maître André

 

 

 

LIVRET

 

 

Enregistrement accompagnant le livret

 

- Version anthologique 1961 : Liliane Berton : Jacqueline ; Michel Sénéchal : Fortunio ; Michel Dens : Clavaroche ; Jean-Christophe Benoît : Maître André ; Guy Godin : d'Azincourt ; Pierre Germain : de Verbois ; Orchestre de l'Association des Concerts Colonne dir Pierre Dervaux ; enr. du 11 au 14 septembre 1961.

 

 

 

 

Acte I - décor lors de la création

 

 

(édition de décembre 1907)

 

 

ACTE PREMIER

 

 

Le théâtre représente le mail d'une petite ville de province. Au fond à gauche, sous les arbres, l'entrée de l'église précédée d'un escalier de pierre de cinq ou six marches. Quinconces d'ormeaux, à travers lesquels on aperçoit la rivière. A droite, les bosquets d'un petit café.

C'est dimanche. Il est dix heures du matin.

Au fond, un jeu de boules ; des bourgeois groupés, des enfants, des femmes regardent le jeu. Une marchande de sucreries se promène ; un marchand de fil et de ciseaux ; un autre vend à boire et traîne un tonneau sur une petite charrette. Quelques buveurs sont attablés.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

BOURGEOIS, BOURGEOISES, JOUEURS DE BOULES, LANDRY

 

CHŒUR

Qu'il fait bon pendant que les mondes roulent,

De jouer aux houles

Et quel doux repos

De venir ici par les beaux dimanches,

Et troussant ses manches,

De humer des pots !

(Au lever du rideau la partie de boules est engagée. Un joueur lance sa boule.)

 

VOIX DIVERSES

Bravo !

Très bien !

Le coup est net !

La boule frôle le cochonnet !

A toi Landry !

 

LANDRY

Champion de la basoche !

Donnez la boule et que je la décoche !

 

VOIX DIVERSES

La boule !

La boule !

(La boule passe de main en main et revient à Landry.)

 

LANDRY

Du champ !

(On s’écarte pour lui faire place.)

 

UN BOURGEOIS (s'approchant de lui.)

Je vous conseille

M'en trouvant à merveille

De lancer la boule en marchant.

 

VOIX DIVERSES

A gauche !

A droite !

Hé non !

C'est un joueur d'élite.

 

LANDRY

Place ! Et laissez éclater mon mérite !

(Il lance la boule.)

 

VOIX

Bravo Landry !

Il est vainqueur !

Un coup de roi !

 

LANDRY

Je suis vainqueur et c’est moi
Qui régale

Holà, manant ! De ta main déloyale

Verse des vins aigrelets

A tous ces bourgeois replets

Dont, les uns sont vilains et les autres fort laids.

 

UN BOURGEOIS

Holà, quel ton !

 

UN AUTRE

Folle jeunesse !

 

UN AUTRE

Buvons toujours !

 

UN AUTRE

A ton adresse !

 

LANDRY

Non pas ! Je bois à maître André

Mon cher patron ! C'est un notaire

Méfiant, crédule et madré

Mais infiniment terre à terre

J'imagine que pour le faire

Le Créateur en se trompant

A pris du renard et du paon

C'est un notaire !

Il a du savoir et du savoir-faire,

Une solennelle gaité

Ne cherchant point la qualité

Et la préférant ordinaire...

C'est un notaire !

 

TOUS

Vivat, vivat pour maître André !

(Ils reposent leurs verres.)

 

LANDRY

Mais j'allais, quelle pitié !

J'allais oublier sa moitié.

(Il tend son verre qu'on remplit et il l'élève à ses yeux.)

Je te bois, liqueur opaline

En l'honneur de la plus câline

De la plus aimable mâtine

Qui jamais ait souri sous une capeline

Je bois à dame Jacqueline !

 

TOUS

Vivat pour dame Jacqueline !

 

UN BOURGEOIS

Quel drôle ! Oser insolemment

Parler d'une dame estimable !

 

VOIX DIVERSES

Quelle époque ! C'est déplorable !

 

LANDRY

Hommes sages, vous êtes fous

Car le seul beau temps, voyez-vous,

C'est celui de notre jeunesse

Pour vous, celui qui s'est enfui

Et pour nous celui d'aujourd'hui.

Le beau temps de notre jeunesse !

 

UN JOUEUR

Bravo, Landry !

 

LANDRY

Je parle bien quand je suis gris !

 

UN JOUEUR (s'approchant de Landry, la boule à la main.)

Ta revanche, Landry ?

 

LANDRY

Certe ! Et je vous défie !

 

LE MAÎTRE DU JEU

Place ! Place pour la partie.

(Tout le monde remonte au fond et la partie recommence.)

 

 

SCÈNE II
MAÎTRE SUBTIL, FORTUNIO

(Maître Subtil, petit notaire de campagne, entre, traînant son neveu Fortunio par la main. Tous deux sont endimanchés.)

 

SUBTIL

Fortunio, écoute-moi,

Voici le terme du voyage

Et je vais te dire pourquoi

Nous avons tous les deux quitté notre village.

 

FORTUNIO (désolé.)

Mon oncle, ne le dites pas

Je voudrais retourner là-bas.

 

SUBTIL

Tais-toi ! Je veux

Avoir quelque jour pour neveu

Un tabellion de grande ville

Ayant des écus et du style.

Voilà pourquoi, de bon ou mauvais gré,

Tu vas entrer chez maître André.

 

FORTUNIO (désespéré.)

Mon oncle, écoutez ma prière...

Je ne veux pas !... Je ne veux pas

Retournons tous les deux là-bas

Je ne veux pas être clerc de notaire...

 

SUBTIL

Tais-toi ! Mon parti est pris.

(Il regarde au fond.)

Hé, mais là sur la promenade

J'aperçois ton cousin Landry

Qui sera demain ton camarade.

(Il appelle.)

Landry !

 

LANDRY (se retournant.)

Quoi donc ?

 

SUBTIL.

Hé ! C'est nous !

 

LANDRY (descendant.)

Dans mes bras !

(Ils s'embrassent.)

 

SUBTIL (lui montrant Fortunio.)

Or ça, tu sauras

De ce nigaud calmer l'inquiétude

Et lui montrer congrument

Tout l'agrément

Qu'il trouvera dans votre étude

 

LANDRY

Fiez-vous à moi !

 

SUBTIL

Je te le laisse et m'en vais voir

Quelques amis en ville. A tantôt.

 

LANDRY

Au revoir.

(Subtil sort.)

 

 

 

Scène II de l'Acte I lors de la création

 

SCÈNE III

FORTUNIO, LANDRY

 

LANDRY

Eh bien ! Nous voici donc collègues.

Puisque mon oncle me délègue

Ses droits sacrés, mon garçon,

Je veux faire de toi le plus franc polisson

Et le plus profond légiste !

Ensemble on va grossoyer

Ensemble on va festoyer !

 

FORTUNIO

Ah ! Landry, je suis bien trop triste !

 

LANDRY

Ça passera, corbacque !

 

FORTUNIO

Oh ! non ! La vie

Que tu mènes, vois-tu, n'est point ce que j'envie

 

Je suis très tendre et très farouche,

Parfois je me jette à genoux,

Et je sens monter à ma bouche

Des mots inconnus et très doux.

 

Je les dis à celle que j'aime.

Et pourtant ne la connais pas.

Mais elle est bien près tout de même

Puisque je les lui dis tout bas.

 

Elle est à moi, je suis sa chose,

J'ai mêlé pour la composer

Une étoile, un lys, une rose,

Un rêve, une larme, un baiser.

 

Je l'adore et je la redoute

Elle est ma crainte et mon espoir,

Je voudrais la posséder toute,

Et pourtant j'ai peur de la voir.

 

Mais une chose me console :

C'est que sans doute je mourrai

Sans prononcer une parole

Le jour où je la connaîtrai.

 

 

 

 

Je suis très tendre

Miguel Villabella (Fortunio) et Orch. dir Gustave Cloëz

Odéon 188.598, mat. KI 1777, enr. le 09 juillet 1928

 

 

 

LANDRY

Corbleu ! quelle mélancolie !

Je suis le cousin d'un saule pleureur.

 

FORTUNIO

Oh ! oui j'ai peur... peur de la vie.

Peur de l'espoir, peur du bonheur.

J'ai peur de tout ce que j'envie,

J'ai peur de moi-même... j'ai peur.

 

LANDRY

Chasse cette crainte importune

Toutes les femmes, mon mignon,

Te consoleront d'une

Et c'est ce qu'elles ont de bon

Et puis au diable ta chimère

Nous passerons tous deux du joli temps

L'étude donne sur les champs

Et disparaît sous le lierre.

Le patron n'est pas un bourreau

Les fenêtres sont sans barreau

Une charmille les ombrage.

En écoutant les sansonnets

On élabore des sonnets

Pour les beautés du voisinage.

Il n'est pas jusqu'au petit clerc

Chacun voulant une chacune

Qui ne vienne rêver au clair

De la lune !

 

FORTUNIO

Non, non, je ne veux pas entrer chez ce notaire !

 

LANDRY (regardant à la cantonade.)

Oh ! Voici des soldats ! Tirons vers la rivière.

(Les bourgeois redescendent et se rapprochent.)

 

UN BOURGEOIS (regardant à droite.)

C'est le nouveau capitaine.

 

UNE BOURGEOISE

Il vient de Paris !

 

UN BOURGEOIS

On le dit redoutable !

 

LANDRY

Hé oui, pour les maris...

(Il sort avec Fortunio. Apparaissent au fond, Clavaroche, et MM. de Verbois et d'Azincourt, lieutenants. Les bourgeois les regardent. Ils vont vers le cabaret.)

 

 

SCÈNE IV

CLAVAROCHE, LES LIEUTENANTS, BOURGEOIS ET BOURGEOISES

 

UNE BOURGEOISE (regardant Clavaroche.)

Comment le trouvez-vous ?

 

UN BOURGEOIS

Hum ! Je le trouve grand !

 

DEUXIÈME BOURGEOISE

Comme le monde !

 

TROISIÈME BOURGEOISE

Au moins !

 

PREMIÈRE BOURGEOISE

Quelle prestance !

 

UNE BOURGEOISE

On dit qu'il manque tout à fait de continence

C'est un loup dévorant !

 

LES BOURGEOISES (chuchotant.)

Vraiment ?

Vraiment ?

Vraiment ?

 

DEUXIÈME BOURGEOIS (entraînant sa femme.)

Mais venez donc !

 

PREMIER BOURGEOIS (entraînant sa femme.)

Ainsi toujours sur terre

La femme n'aura d'yeux que pour le militaire !

(Clavaroche s'est assis et s'est frisé la moustache pendant qu'on le regarde. Les deux lieutenants s'attablent. On les sert.)

 

 

 

 

Scène IV. Or ça, nous sommes entre gens de guerre

anthologie 1961 (01)

Distribution

 

 

 

CLAVAROCHE

Or ça ! nous sommes entre gens de guerre

Parlons femmes ! Car d'honneur

Nouveau venu dans cette ville

Je ne sais où donner du cœur

Guidez-moi ! Car je fais figure d'imbécile.

 

DE VERBOIS

Vous voulez rire...

 

D'AZINCOURT

Un tel vainqueur !

 

CLAVAROCHE

Oui, sans forfanterie.

J'ai la pratique et j'ai la théorie.

Et maintenant... Parlez ! Quoi de sortable ici ?

Car palsambleu, blondes ou brunes

Je veux avant huit jours, mourir pour quelques-unes !

De ma gêne, prenez souci !

 

DE VERBOIS

La Présidente est tendre

Et sa taille bien prise, mais

Elle la laisse un peu trop prendre.

 

CLAVAROCHE

Fi donc !

 

D'AZINCOURT

D'attraits

La baillive est assez nantie

Mais on assure qu'en amour ?

Elle n'a point de répartie.

 

CLAVAROCHE

Pouah !

 

DE VERBOIS

Il reste encor la Sénéchale,

Elle a le teint vermeil

Mais des yeux dont, hélas ! chacun est sans pareil.

 

CLAVAROCHE

Un louchon ! Mordiable ! La peste !

Ma destinée en ce séjour

M'apparaît sous un sombre jour !

 

DE VERBOIS

Je ne vois plus rien !

 

D'AZINCOURT

Plus rien que Jacqueline.

 

DE VERBOIS

Jacqueline ? Impossible !

 

CLAVAROCHE

Impossible ? Voila

Qui une plaît fort.

 

D'AZINCOURT

Oh ! c'est que celle-là

N'est point de la même farine,

C'est la perle sans tache.

 

CLAVAROCHE

Bien.

A merveille ! Et que dit-on d'elle ?

 

D’AZINCOURT

On ne dit rien.

 

CLAVAROCHE

Bon ! La taille ?

 

D’AZINCOURT

Oh ! souple comme ondine.

De grands yeux clairs, couleur d’aventurine.

 

CLAVAROCHE

Et coquette ?

 

DE VERBOIS

J'en jurerais.

Elle a parfois des regards en sourdine

Et certain pli de la narine

Qui promet beaucoup.

 

CLAVAROCHE

Parfait !

 

D'AZINCOURT

Mais avec cela des airs de béguine,

Un front de pudeur revêtu,

Grand étalage de vertu,

Bref, on n'ose pas.

 

CLAVAROCHE (rêveur.)

Jacqueline...

Et le mari ?

 

DE VERBOIS

Oh ! fort considéré

Et très jaloux. C'est maître André.

 

CLAVAROCHE

Le notaire ?

 

D'AZINCOURT

Oui.

 

CLAVAROCHE

Jacqueline...

 

DE VERBOIS

C'est un morceau du roi.

 

CLAVAROCHE

C'est un morceau pour moi.

(Les cloches de l'église se mettent à sonner. Des bourgeois sortent de l'église.)

 

D'AZINCOURT

Voici que l'on sort de la messe.

 

CLAVAROCHE

Restons sous ce bosquet, messieurs,

Ce petit vin n'est point de ceux

Dont on se désintéresse.

(Ils entrent à gauche, sous la tonnelle du cabaret. Les bourgeois sortent de l'église. Maître André sort le dernier très salué par la foule.)

 

DE VERBOIS (à Clavaroche.)

C'est elle !

 

 

SCENE V

LES MÊMES, MAÎTRE ANDRÉ, JACQUELINE


MAÎTRE ANDRÉ (descendant.)

Ce sermon était excellent

Lénifiant, édifiant !

Te semble-t-il point ma bichonne ?

 

JACQUELINE

Oui mon ami.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Voyez comme de toutes parts

Sur moi sont fixés les regards.

Ne le vois-tu pas, ma mignonne ?

 

JACQUELINE

Oui, mon ami.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Mais j'ai céans

À parler affaire à nombre de gens.

Tu m'attendras là, ma pouponne.

 

JACQUELINE.

Oui, mon ami.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Amuse-toi,

Pour charmer ce temps, à penser à moi.

Car tu m'aimes bien ma pigeonne.

 

JACQUELINE

Oui, mon ami...

(Maître André remonte, cause et s'éloigne avec les bourgeois.)

 

 

SCÈNE VI

JACQUELINE, CLAVAROCHE, DE VERBOIS, D'AZINCOURT

 

CLAVAROCHE (à d'Azincourt.)

Vous dites vrai, morceau de roi !

Présentez votre capitaine,

Elle en vaut certes la peine.

 

D'AZINCOURT (s'approchant de Jacqueline et suivi de Clavaroche.)

Madame, je veux ici.

Sans redouter votre reproche,

Vous présenter le capitaine Clavaroche,

Que voici.

 

CLAVAROCHE

Pour moi, la faveur est immense.

 

JACQUELINE

Souffrez que timidement,

En guise de remerciement,

Je vous fasse ma révérence.

(Jacqueline fait une grande révérence.)

 

CLAVAROCHE

Oh ! c'est trop de grâce vraiment

Devant autant de charmes,

On n'a qu'à rendre les armes...

Et je les rends.

 

 

 

 

Scène VI. Monsieur, je suis toute confuse

anthologie 1961 (02)

Distribution

 

 

 

JACQUELINE

Monsieur, je suis toute confuse.

Et je refuse

De vous écouter plus longtemps.

Car de pareils propos seraient compromettants

Si l'on nous entendait... Songez donc, capitaine !

 

CLAVAROCHE

Soit ! Pourtant, je ne me résous

A me taire que si vous me parlez de vous.

 

JACQUELINE

Oh ! Parler de moi, ça n'en vaut pas la peine.

 

CLAVAROCHE

Si fait ! D'honneur

Je veux savoir, ma charmante,

Ce qui vous plaît, ce qui vous tente,

Où vous prenez votre bonheur.

Racontez-moi votre cœur.

 

JACQUELINE

Mon cœur, monsieur, n'a pas d'histoire.

Il est très calme, assez peureux,

Sans défaites et sans victoires.

Libre à vous de ne point me croire,

Mon cœur, monsieur, n'a pas d'histoire.

 

CLAVAROCHE

C'est donc que monsieur votre époux

Suffit tout seul à le distraire ?

 

JACQUELINE

Pour moi, mon époux est un père.

Un père bienveillant et doux,

Et s'il est un peu jaloux.

C'est qu'il est sexagénaire.

 

CLAVAROCHE

Le printemps à l'hiver uni

Habite donc le même nid ?

 

JACQUELINE

Nous faisons excellent ménage

Il est discret, je suis très sage.

Et nous sommes très heureux, car

Nous faisons tous deux nid part.

 

CLAVAROCHE

Au moins vous avez un enfant, j'espère,

Qui fait votre foyer joyeux.

 

JACQUELINE

Comment en aurais-je, monsieur ?

Je vous l'ai dit : pour moi mon époux est un père
Et pour dire vrai, je crois

Qu'il n'aura jamais d'autre enfant que moi.

 

CLAVAROCHE

Voila qui va des mieux, madame,

Que je meure, sur mon âme,

Si je ne deviens l’ami…

 

JACQUELINE

De mon mari ?

 

CLAVAROCHE

Parbleu ! oui, de votre mari.

(Il lui prend la main.)

 

JACQUELINE

Ah ! Monsieur, rendez-moi ma main.

Laissez-moi passer mon chemin

 

CLAVAROCHE

Le vôtre et le mien, c'est le même.

 

JACQUELINE

Mon Dieu ! ne suivez point mes pas.

 

CLAVAROCHE

Si je vous dis que je vous aime ?

 

JACQUELINE

Monsieur, je ne vous croirai pas.

 

CLAVAROCHE (pressant.)

Allons, rendez-moi votre main,

Nous suivons le même chemin.

 

JACQUELINE

Non, non, je ne puis vous la rendre.

 

CLAVAROCHE

Écoutez-moi...

 

JACQUELINE

Je ne veux rien entendre.

 

CLAVAROCHE

Malgré, tout,

Malgré vous

L'Amour, ce gentil maître,

Saura faire reconnaitre,

Son pouvoir

Quelque soir.

Cette main, il me la fera rendre

Et vous contraindra de m'entendre,

Malgré tout,

Malgré vous.

 

JACQUELINE

Malgré tout,

Malgré vous,

Je ris de son caprice

Et ne serai pas la complice

D'un enfant

Si méchant.

Cette main, il ne pourra la prendre

Et je saurai bien me défendre

Malgré tout,

Malgré vous.

 

CLAVAROCHE

Je vous quitte, madame, et j'espère en demain.

 

JACQUELINE

Non, non, nous ne suivons pas le même chemin.

 

 

SCÈNE VII
MAÎTRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, JACQUELINE

 

MAÎTRE ANDRÉ (entrant et apercevant Jacqueline.)

Vous voilà donc, enfin, je vous cherche ma mie.

 

JACQUELINE (hypocrite.)

Je vous attendais avec une amie

Elle vient de partir.

(Clavaroche les salue.)

 

MAÎTRE ANDRÉ

Quel est donc

Ce superbe dragon ?

 

JACQUELINE

C'est le nouveau capitaine
Du Royal-Conti.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Vous le connaissez ?

 

JACQUELINE

A peine.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Présentez-moi, mon petit.

 

JACQUELINE

Vous y tenez ?

 

MAÎTRE ANDRÉ

Je le désire.

 

CLAVAROCHE (à part.)

Les maris me font toujours rire.

 

JACQUELINE (présentant.)

Soit, mon ami !

Mon capitaine, mon mari

Maître André, notaire.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Monsieur, je goûte fort l'élément militaire.

 

CLAVAROCHE

Et moi, monsieur, je n’aime rien tant qu'un notaire.

 

MAÎTRE ANDRÉ

J’étais né, je crois, pour être mousquetaire.

 

CLAVAROCHE

Parbleu, quand je vous vis, je me dis : un lion

Sommeille dans le sein de ce tabellion.

 

MAÎTRE ANDRÉ (à Jacqueline.)

Il est charmant !

 

CLAVAROCHE (à Jacqueline.)

Il est parfait !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Dès votre approche,

J'ai ressenti pour vous un invincible attrait,

 

CLAVAROCHE

Et moi, je me suis dit : Ah ! mon Dieu, qu'il me plaît !
Vrai ! foi de Clavaroche !

 

MAÎTRE ANDRÉ

C'est votre nom ?

 

CLAVAROCHE

Oui.

 

MAÎTRE ANDRÉ (séduit.)

Clavaroche !

Que dites-vous du nom de Clavaroche ?

Comme un trait, cela se décoche

Clavaroche !

 

CLAVAROCHE

Clavaroche !!!

 

JACQUELINE

Clavaroche !

 

TOUS LES TROIS

Clavaroche !

  

CLAVAROCHE

Il est sans peur et sans reproche,

Il ne connaît point d’anicroche.

Clavaroche !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Clavaroche !

 

JACQUELINE

Clavaroche !

 

TOUS LES TROIS

Clavaroche !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Cela tinte comme une cloche

 

CLAVAROCHE

Entendez-vous ?

 

JACQUELINE

Non.

 

CLAVAROCHE

Cœur de roche !

 

JACQUELINE (répétant le nom avec satisfaction.)

Clavaroche !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Clavaroche !

 

CLAVAROCHE

Clavaroche !

 

TOUS LES TROIS

Clavaroche !

 

JACQUELINE

Mais de belle en belle il ricoche

Et cela fait manquer le coche,

Clavaroche !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Clavaroche !

 

CLAVAROCHE

Clavaroche!

 

TOUS LES TROIS

Clavaroche !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Ah ! mon cher monsieur Clavaroche !

Désormais à vous je m'accroche,

Venez dîner chez nous demain.

 

CLAVAROCHE

C’est dit !

 

MAÎTRE ANDRÉ

C’est dit !

 

CLAVAROCHE (baisant la main de Jacqueline et tout bas.)

Nous suivons le même chemin.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Nous sommes amis ?

 

CLAVAROCHE

Nous le sommes.

Mais voici le moment de rassembler mes hommes.

(Il prend congé et sort.)

 

MAÎTRE ANDRÉ (à Jacqueline.)

Venez, pour voir ces soldats défiler,

Je daigne, au peuple me mêler.

(Maître André et Jacqueline remontent lentement. Fortunio descend avec Landry et aperçoit Jacqueline.)

 

 

SCÈNE VIII

FORTUNIO, JACQUELINE, MAÎTRE ANDRÉ, LANDRY, puis MAÎTRE SUBTIL, puis CLAVAROCHE ET LE DÉTACHEMENT DU ROYAL-CONTI, LES BOURGEOIS, LES CLERCS ET LES JOUEURS DE BOULES

 

FORTUNIO (apercevant Jacqueline, très ému et chancelant.)

Ah ! ciel, que cette dame est belle !

 

LANDRY

Eh ! bien ! Qu'as-tu ? Quoi tu chancelles !

 

FORTUNIO

Landry, que cette dame est belle !

Quel est son nom ?

Comme elle semble bonne !

 

LANDRY

Mais mon mignon,

C'est la patronne !

 

FORTUNIO

La femme de maître André.

 

LANDRY

Te voilà tout effaré.

 

MAÎTRE SUBTIL (entrant.)

Ah ! me voilà, j'ai fini mes affaires.

 

FORTUNIO (se jetant dans ses bras.)

Ah ! mon oncle, je veux être clerc de notaire,

Quoi que vous en disiez, je le veux, je le veux !...

 

LANDRY

Prenez l'occasion, parbleu !

Par les cheveux !

Voici maître André !

 

FORTUNIO

Vite ! Vite !

(Maître André et Jacqueline redescendent. Jacqueline tient dans ses bras une gerbe de roses.)

 

SUBTIL (à maître André.)

Cher confrère, mes compliments.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Mon cher Subtil, je vous les rends.

 

SUBTIL

Mon cher confrère, donnant suite

Au projet que je vous ai dit,

Je vous présente mon neveu.

 

MAÎTRE ANDRÉ (indifférent.)

Bonjour, petit !

 

LANDRY (à Jacqueline.)

Moi, connaissant votre bonne âme,

Je vous recommande, madame,

Ce pauvre enfant, tout interdit.

C'est Fortunio qu'on l'appelle.

Il vous offre ses vœux.

 

JACQUELINE

Bonjour, petit...

 

FORTUNIO

Mon Dieu, que cette dame est belle !

(Les bourgeois, les femmes, les joueurs de boules, rentrent en tumulte. La musique des fifres et des tambours se fait entendre.)

 

VOIX DIVERSES

Place ! Les soldats ! Garez-vous !

Le Royal-Conti ! Rangeons-nous !

(Fifres et tambours en tête, le Royal-Conti défile. Les bourgeois se placent. Maître André et Jacqueline sont au premier plan. Fortunio ne la quitte pas des yeux. Jacqueline, elle, regarde avec extase Clavaroche. En passant devant elle, il la salue de l'épée. Très troublée, elle laisse tomber les roses qu'elle porte. Fortunio met un genou en terre, et les lui rend sans qu'elle le regarde.)

(Rideau.)

 

 

 

 

 

 

Acte II - décor lors de la création

 

 

 

 

ACTE DEUXIÈME

 

 

La Chambre de Jacqueline.

Porte au fond. Fenêtre à droite. A gauche au fond, le lit. A gauche, premier plan, porte d'un placard. A droite second plan, porte dérobée.

 

 

 

 

Scène I. Holà ! Jacqueline !

anthologie 1961 (03)

Distribution

 

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

JACQUELINE, couchée, MAÎTRE ANDRÉ (entre avec violence, un bougeoir à la main.)

 

MAÎTRE ANDRÉ (s'approchant du lit de Jacqueline.)

Holà ! Jacqueline ! Madame !

Éveillez-vous ! Holà ! Hou ! Hou !

Ma femme ! Ma femme ! Ma femme !

C'est moi, maître André votre époux.

La peste soit de l'endormie !

Hé là ! Vertu de ma mie,

Voulez-vous bien ouvrir les yeux !

 

JACQUELINE (s'éveillant.)

Quoi ? Quelle heure est-il donc ?

 

MAÎTRE ANDRÉ

Enfin, c'est fort heureux !

Ecoutez-moi bien, Jacqueline.

Mon clerc Guillaume...

 

JACQUELINE

Je devine.

Vous êtes malade, mon cœur !

Mais je vais vous soigner...

 

MAÎTRE ANDRÉ

Je vous dis que Guillaume...

 

JACQUELINE

Je veux que vous preniez, sur le champ de ce baume

Souverain contre vos douleurs.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Corbleu ! Voudrez-vous me permettre

A la fin de placer un mot :

Guillaume un clerc qui n'est point sot

Et qui prend soin de l'honneur de son maître

A vu cette nuit par votre fenêtre

Un homme se glisser chez nous.

Voilà le fait, que direz-vous pour vous défendre !

 

JACQUELINE

(sortant du lit et venant s'étendre sur la chaise longue.)

Hélas ! rien qu’un mot : Vous ne m'aimez plus !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Moi !

 

JACQUELINE

Où sont-ils ces jours si tendres

Les jours heureux où je vous plus ?

Hélas ! pour votre Jacqueline

Vous étiez alors tout amour

Quand on est jeune on s'imagine

Que le bonheur n'est pas si court.

Mais vous êtes homme et volage,

De mon amour vous voici las,

Je le sens, ne le niez pas

Un autre en ses liens vous engage,

De votre cœur elle m'exclut.

Non ! Maître André ! non vous ne m'aimez plus.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Que les femmes sont enrageantes !

 

JACQUELINE

Dieu que les hommes sont trompeurs !

 

MAÎTRE ANDRÉ

J'en serai malade, méchante.

 

JACQUELINE

Oh ! j'en mourrai, n'ayez pas peur.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Voyez comme elle me tourmente !

 

JACQUELINE

Comme il brise mon pauvre cœur !

 

[ MAÎTRE ANDRÉ

[ Que les femmes sont enrageantes !

[

[ JACQUELINE

[ Dieu que les hommes sont trompeurs !

 

MAÎTRE ANDRÉ

La défaite est merveilleuse.

 

JACQUELINE

Seigneur ! Que je suis malheureuse !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Elle pleure à présent ? Elle me rendra fou !

Mais corbleu ! justifiez-vous,

Jacqueline, voyons, arrêtez ce déluge.

Expliquez-vous... explique-toi.

Je ne suis pas un méchant juge,

Quelqu'un est-il entré ? Réponds de bonne foi.

 

JACQUELINE

L'avez-vous vu ?

 

MAÎTRE ANDRÉ

Non pas, mais c'est tout comme.

 

JACQUELINE

Allez, vous êtes un pauvre homme.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Je le veux bien, pourtant...

 

JACQUELINE

Ai-je donc l'air

D'une femme qui vous trahit ?

 

MAÎTRE ANDRÉ

Non, mais ce clerc...

 

JACQUELINE

Il était gris et la nuit noire.

Peut-être il vous a conté cette histoire

Pour se moquer de vous.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Ah ! si j'en étais sûr.

 

JACQUELINE

Ou bien il a pris pour un homme

L'ombre des rosiers sur le mur ;

Ou bien c'était quelque voleur de pommes,

Ou bien l'amant de ma servante Madelon.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Hé ! parbleu ! voilà cent bonnes raisons

Ah ! Je savais bien, moi, que tu m'étais fidèle

Et je te demande pardon.

 

JACQUELINE (lui laissant baiser sa main.)

Je suis trop faible, et vous ne le méritez guère.

Vous qui choisissez pour me faire

Cet affront injurieux

Le jour anniversaire

De notre mariage.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Ah ! je suis odieux

Et, tu dis vrai, ma jalousie est outrageante.

Mais sache du moins, pour m'être indulgente,

Que je t'aime bien plus, cent fois plus à présent

De t'avoir soupçonnée et te voir innocente

Et je veux par un beau présent

Réparer tous mes torts ! C'est dit, tu me pardonnes ?

 

JACQUELINE

Avouez que je suis trop bonne !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Mille fois ! Rendors-toi !

 

JACQUELINE

Après un tel réveil

Le pourrai-je ! Tirez les rideaux !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Oui, bichonne.

Seigneur ! le ciel est déjà tout vermeil.

Je succombe au remords et tombe de sommeil.

Adieu, pouponne !

 

JACQUELINE

Adieu, tigre !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Adieu, bijou sans pareil !

(Il sort.)

 

 

 

 

Scène II. Ah ! quelle affaire !

anthologie 1961 (04)

Distribution

 

 

 

SCÈNE II

JACQUELINE, CLAVAROCHE

 

(A peine maître André est-il sorti que Jacqueline va ouvrir le placard. Clavaroche en sort.)

 

CLAVAROCHE

Ouf !

 

JACQUELINE

Ciel ! Quelle affaire !

Clavaroche, qu'allons-nous faire ?

Voilà maître André jaloux !
Ah ! mon ami, qu'en dites-vous ?

 

CLAVAROCHE

Je dis que je ne pouvais croire

Qu'on fût si mal dans une armoire !

Ah ! ces maris, quels animaux !

Donnez-oui vite un verre d'eau.

(Jacqueline va lui chercher un verre d'eau.)

 

JACQUELINE

Oh ! Quelle histoire !

 

CLAVAROCHE

Ah ! Quelle armoire !

(Il boit le verre d'eau d'un trait.)

 

JACQUELINE

Vous avez entendu,

Il faut nous dire adieu ! Tout est perdu !

 

CLAVAROCHE (galant.)

Adieu, quand tout sourit à notre flamme,

Lorsque je tiens dans mes bras

La plus femme d'entre les femmes !

Jacqueline, n'y comptez pas.

Adieu, quand l'effroi te rend plus jolie

Et que fleurissent les lilas,

Et que ta robe se délie !

Jacqueline, n'y compte pas.

 

JACQUELINE

Vous parlez en célibataire !

 

CLAVAROCHE

Le danger sied aux gens de guerre.

 

JACQUELINE

Hélas ! vous ne pensez qu'à vous.

Comment détourner sa colère ?

 

CLAVAROCHE

Ce n'est qu'un jeu d'enfant, ma chère,

Pour apaiser ce digne époux,

Il est trois bons moyens...

 

JACQUELINE.

Par grâce, dites vite.

 

CLAVAROCHE

Premier moyen : on se quitte.

 

JACQUELINE

Vite ! Vite ! Quittons-nous.

 

CLAVAROCHE

Tout doux ! Tout doux !

Sépare-t-on d'une façon si cavalière

Le bel ormeau du tendre lierre ?

 

JACQUELINE

C'est vous le bel ormeau ?

 

CLAVAROCHE

Vous avez dit le mot,

Je suis le bel ormeau.

C'est vous le tendre lierre.

Le second moyen sur le pré

Serait d'occire maître André.

 

JACQUELINE

C'est affreux ! Seigneur ! Quelle épreuve !

Voudriez-vous me rendre veuve ?

 

CLAVAROCHE

Le noir vous irait à ravir,

Mais nous perdrions le plaisir

Toujours vif pour un militaire,

De cocufier un notaire.

 

JACQUELINE

Alors ?...

 

CLAVAROCHE

Eh bien...

 

JACQUELINE

Eh bien ?

 

CLAVAROCHE

Reste le dernier moyen.

C'est le plus sage,

Le moins sauvage.

Afin de tout concilier

Il faut choisir un chandelier.

 

JACQUELINE

Un chandelier ?

 

CLAVAROCHE

Un chandelier.

 

JACQUELINE

Et qu'est-ce donc qu'un chandelier ?

 

 

 

 

C'est un garçon de bonne mine

Ninon Vallin (Jacqueline), Roger Bourdin (Clavaroche) et Orchestre dir Gustave Cloëz

Odéon 188.541, enr. en 1927

 

 

 

CLAVAROCHE

C'est un garçon de bonne mine.

Timide, naïf, emprunté,

Qui sur votre chemin chemine,

En rêvant à votre côté.

Il porte le chien ou la mante.

Il est un peu du mobilier,

Et c'est presque une gouvernante.

Voilà ce qu'est un chandelier.

 

Il se contente d'un sourire,

Il a tout ce qu'on voit de vous

Et rien de ce qu'on en désire.

Il reste au seuil du rendez-vous.

Cependant c'est lui que soupçonne

L'époux prompt à se défier.

Qui ne surveille plus personne,

Hormis le pauvre chandelier.

 

Qu'en dites-vous ma chère ?

 

JACQUELINE

Je ne dis rien.

 

CLAVAROCHE

Ce n'est guère.

Songez-y. Les soupçons d'un mari jaloux

Volent sur nous à tire-d'aile.

Il faut les fixer n'importe où.

Prenons garde à ces hirondelles.

 

JACQUELINE

Ne craignez-vous pas cependant

Qu'ainsi je ne me compromette ?

 

CLAVAROCHE

Il vous suffira d'être un peu coquette.

Qui dit amoureux ne dit pas amant.

 

JACQUELINE

Je serai donc un peu coquette.

 

CLAVAROCHE

Au galant sans vous exposer,

Ne songez pas à refuser

Votre main pour quelque baiser.

 

JACQUELINE

Oui, ma main pour quelque baiser.

 

CLAVAROCHE

Et si jamais il vous propose,

S'enhardissant, quelque autre chose,

Baissez tout doucement les yeux.

 

JACQUELINE

Ainsi, je baisserai les yeux.

 

CLAVAROCHE

Bravo ! Divin ! On ne peux mieux...

 

JACQUELINE

Oh ! la singulière aventure.

 

CLAVAROCHE

Glisser toujours, mais sans tomber,

Se promettre et se dérober.

 

JACQUELINE

Oh ! la singulière aventure :

Toujours glisser...

 

CLAVAROCHE

Mais sans tomber.

 

JACQUELINE

Se promettre...

 

CLAVAROCHE

Et se dérober.

 

CLAVAROCHE et JACQUELINE

Oh ! la singulière aventure !...

 

JACQUELINE

Mais, pour jouer ce personnage,

Je n'ai pas le moindre cousin.

 

CLAVAROCHE (allant à la fenêtre et désignant le jardin.)

Que dites-vous ? Sous ces feuillages,

Les clercs de l'étude au jardin

S'en vont rêvant à la voisine.

Choisissez vite l’un des trois

Et, pour l'amour de moi,

Devenez sa cousine

Jacqueline.

 

JACQUELINE

Bien, mon ami, j'y tâcherai

En tout je vous obéirai.

 

CLAVAROCHE

Mais comme je suis de semaine,

Il faut m'en aller au quartier.

N'épargnez point votre peine,
Cherchez-nous vite un chandelier.

 

JACQUELINE et CLAVAROCHE

Oh ! la singulière aventure !

Toujours glisser mais sans tomber,

Se promettre et se dérober.

Oh ! la singulière aventure !

(Clavaroche sort.)

 

 

SCÈNE III

JACQUELINE, MADELON, puis GERTRUDE

 

JACQUELINE (va ouvrir la porte de gauche.)

Madelon ! Viens m'apprêter.

 

MADELON (entrant.)

Madame a bien dormi cette nuit ?

 

JACQUELINE

A merveille !

(Elle s'assied, Madelon la coiffe.)

 

MADELON

On n'en saurait douter,

Madame est ce matin de fraîcheur sans pareille.

 

JACQUELINE

Hé ! tu me fais mal ! Dis-moi, Madelon ?

 

MADELON

Madame ?

 

JACQUELINE

Un peu de poudre là.... rien qu’un nuage.

Dis-moi... Quels sont ces jeunes garçons

Que j'aperçois près du treillage ?

 

MADELON

Madame ne les connaît pas ?

Ce sont nos clercs. Voyez, ils vont à petits pas

Le long de la charmille.

 

JACQUELINE

La mouche, là... Tu les connais, toi, Madelon ?

 

MADELON

C'est selon...

 

JACQUELINE

Ne rougis pas, ma chère,

Et dis-moi plutôt lequel tu préfères.

Est-ce Landry ?

 

MADELON

Fi donc !

 

JACQUELINE

Alors, ce grand qui rit

Là-bas ?

 

MADELON

Oh ! non !

 

JACQUELINE

Ou celui qui se vautre

En bâillant sur le foin ?

 

MADELON

Non point.

 

JACQUELINE

Mais je n'en vois pas d'autre.

 

MADELON

Madame, regardez mieux,
Regardez, vous verrez des yeux

Qui, sans le laisser paraître,

Se coulent vers votre fenêtre.

Des yeux clairs comme des fleurs d'eau

Et candides comme un Credo.

 

JACQUELINE

Hé, là, Madelon, tout beau !
Ah ! oui ! je le vois ! Quel est ce jeune homme ?

 

MADELON

C'est Fortunio qu'on le nomme.

Il va musant, lisant, rêvant,

C'est un enfant !

 

JACQUELINE

Tu m'en parles bien tendrement !

 

MADELON

J'aime beaucoup les enfants.

 

JACQUELINE (riant.)

Voyez cela !

 

MADELON

Mais je suppose.

Que si celui-ci.

Madame, est amoureux ici,

Ce n'est pas de si peu de chose.

 

JACQUELINE

Que voulez-vous dire ?

 

MADELON

Oh rien !

 

JACQUELINE

Allons, c'est bien !

(On frappe à la porte.)

Qui frappe ?

 

MADELON (Allant ouvrir.)

C’est Gertrude !

 

JACQUELINE

Qu'y a-t-il ?

 

GERTRUDE (Entrant.)

Les clercs de l'étude

Demandent à venir vous présenter leurs vœux.

Madame, en l'honneur de l'anniversaire.

 

JACQUELINE

Ah oui !

 

GERTRUDE

Que faut-il faire ?

 

JACQUELINE

Faites entrer... Mon éventail !... Dieu, quel ennui !

 

 

SCÈNE IV
LES MÊMES, LANDRY, LES CLERCS, FORTUNIO

 

(Landry et les clercs entrent et saluent. Le deuxième clerc porte un bouquet.)

 

LES CLERCS

C'est, madame, l'habitude.
Que tous les clercs

Quittent leurs chères éludes

Comme l'éclair,

Lorsque revient la journée
Où du patron

Jadis un doux hyménée

Nimba le front

 

JACQUELINE

Croyez, messieurs, que j'apprécie,

Vos courtoises façons, et vous en remercie.

 

DEUXIÈME CLERC (en présentant ses fleurs.)

Daignez, madame, accueillir

Ce bouquet que pour vous nous venons de cueillir.

 

LANDRY

Lorsque la dame du notaire

Ne brille que d'appas austères,

On lui fait un long compliment,

Plein de respectueux hommages

Et de poussiéreuses images,

Qui, comme tout compliment, ment.

 

Mais pour votre grâce madame,

Pour vous de qui la beauté dame

A toutes nos beautés le pion,

J'ai pensé que des roses roses

Diraient bien mieux que moi les choses

Qui semblent en situation.

 

Ecoutez donc ces violettes

Et ces beaux lilas, cassolettes

D'où monte un doux encens léger,

Vous saluer, non de paroles

Mais de l'hymne de leurs corolles

Et de leurs parfums mélangés.

 

JACQUELINE

On ne saurait, messieurs, avoir meilleure grâce.

Je suis confuse, en vérité,

Et veux que maître André vous fasse

Cadeau d'un jour de liberté.

 

LES CLERCS

Vive madame !

 

JACQUELINE

Et dans la salle basse,

Vous allez boire à ma santé.

Madelon, conduis-les.

 

LES CLERCS (Saluant.)

Madame.

 

JACQUELINE

Mais j'oublie...

Messieurs, je voudrais... non… non, c'est une folie !

 

LANDRY

Madame, parlez. Si
Nous pouvons vous servir ?

 

JACQUELINE

Peut-être...

 

LANDRY

Nous voici.

A l'épreuve daignez nous mettre :

D'abuser n'ayez point souci.

Je suis à vous

 

DEUXIÈME CLERC

J'y suis de même.

 

TROISIÈME CLERC

Comptez sur moi.

 

QUATRIÈME CLERC

Sur moi, madame aussi.

 

JACQUELINE

Mon embarras est extrême

D’ailleurs, un seul de vous suffit.

 

LANDRY

Choisissez donc.

 

JACQUELINE (Montrant Fortunio.)

Eh bien, celui qui n'a rien dit.

 

LANDRY

Fortunio ? Vrai Dieu, petit,

Je ne te pardonnerai de ma vie

Cette faveur par toi ravie

Et que j'envie.

Adieu, madame.

 

JACQUELINE

Adieu, messieurs.

 

LANDRY

Nous demeurons vos serviteurs respectueux.

(Ils sortent.)

 

 

 

 

Scène V. Monsieur, vous voyez une femme - la Maison grise

anthologie 1961 (05)

Distribution

 

 

 

SCENE V

JACQUELINE, FORTUNIO

 

JACQUELINE

Monsieur, vous voyez une femme

Qui d'abord vous demande un grand secret.

 

FORTUNIO

Je vous en fais serment, madame,

Usez de moi comme il vous plaît.

Si c'est votre caprice,

Je mourrai de bon cœur pour vous rendre service.

 

JACQUELINE

Vous vous exprimez bravement.

A la ville,

Assurément,

On parle d'un autre style.

 

FORTUNIO

Oh ! je n'ai rien d'un courtisan,
Je suis presque un paysan.
Qui ne connaît que son village.

 

JACQUELINE

C'est dommage.

 

FORTUNIO

J'y vivais calme et sans souci.

 

JACQUELINE

Ciel, comment peut-on vivre ainsi ?

 

FORTUNIO

J'aimais la vieille maison grise

Où j'ai grandi près du foyer,

Les jours y coulaient sans surprise

Sous les branches du vieux noyer.

 

Les choses m'y sont familières,

Elles m'accueillaient, doucement

Et dans leurs réseaux les lierres

Enlaçaient mon âme d'enfant.

 

Hélas ! mon âme s'est reprise,

D'autres pensers m'ont envahi,

Déjà s'efface dans l’oubli

Ma pauvre vieille maison grise !

 

 

 

 

la Maison grise

Fernand Francell (Fortunio, créateur) et Orchestre

enr. vers 1909

 

 

    

 

la Maison grise

Albert Vaguet (Fortunio) et Orchestre

Pathé 90t n° 4966, réédité sur 80t n° 106, enr. en 1906/1908

 

 

    

 

la Maison grise

David Devriès (Fortunio) et Orchestre de l'Opéra-Comique dir. Gustave Cloëz

Odéon 188.525, mat. KI 1212-1, enr. le 01 mai 1927

 

 

    

 

la Maison grise

Miguel Villabella (Fortunio) et Orchestre de l'Opéra-Comique dir. Gustave Cloëz

Odéon 188.603, mat. KI 1941-2, enr. en 1929

 

 

    

 

la Maison grise

Georges Thill (Fortunio), P. Krabansky (violoncelle) et Orchestre dir. Pierre Chagnon

Columbia LF 104, mat. L 3388-1, enr. le 01 décembre 1931

 

 

    

 

la Maison grise

Robert Buguet (Fortunio) et Orchestre dir. Edouard Bervily

Gramophone K 7230, mat. 50-3569, enr. en juin 1934

 

 

    

 

la Maison grise

André Noël (Fortunio) et Orchestre dir. G. Bailly

Edison Bell FS 834, mat. PK 132, enr. vers 1934

 

 

 

la Maison grise

Marcel Huylbrock (Fortunio) et Orchestre dir. Robert Benedetti

enr. en 1959

 

 

 

JACQUELINE

Monsieur Fortunio, vous parlez tendrement ;

Mais puis-je me fier à vos bons sentiments ?

 

FORTUNIO

Madame, je l'ai dit, si c'est votre caprice

Je mourrai de bon cœur pour vous rendre service
En vous disant : merci, tout bas.

 

JACQUELINE (Surprise.)

Quoi ? Vous ne me connaissez pas.

 

FORTUNIO

L'étoile qui scintille au fond du ciel sans voile

Ne connaît pas celui qui regarde si haut,

Mais le plus petit berger du coteau

Connaît l'étoile !

 

JACQUELINE

Le compliment est fort galant,

Mais ce sont là propos d'enfant.

 

FORTUNIO

Je suis un enfant peut-être

Mais je vous dis la vérité ;

Mon cœur, Dieu peut le connaître

Il en voit la sincérité.

 

JACQUELINE

Vous me donnez confiance.

Écoutez donc ma confidence.

 

FORTUNIO

J’écoute.

 

JACQUELINE

Il s'agit d'une amie à moi

Assez jolie, un peu coquette,

Frivole et pourtant très honnête,

Aimant la vertu comme on doit,

Mais aimant aussi la toilette.

Or, la pauvrette a pour époux

Un bourgeois avare et jaloux.

— Je vous parle de nom amie —

Qui l'oblige à faire en secret

L'achat du moindre affiquet

Que convoite sa fantaisie.

 

FORTUNIO

Ah ! combien je plains votre amie.

 

JACQUELINE

Alors, il lui faudrait

Un serviteur discret,

Pour le charger en cachette

De ses petites emplettes.

Souvent à l'oreille, elle lui dirait

De quelle façon, lui rendre service.

Il serait son ami, peut-être son complice.

 

FORTUNIO

Il en sera

Ce que voudra

Madame, votre amie.

 

JACQUELINE

En son nom, je vous remercie.

Il faudrait la voir chaque jour.

 

FORTUNIO

Je la verrai.

 

JACQUELINE

A ses volontés souscrire.

 

FORTUNIO

J'y  souscrirai.

 

JACQUELINE

Faire tout ce qu'elle désire,

Et le faire avec un sourire.

 

FORTUNIO

Je sourirai.

 

JACQUELINE

Il faudrait encor savoir taire

Ce que vous ferez pour lui plaire.

 

FORTUNIO

Je me tairai.

 

JACQUELINE

Et si jamais la médisance

Suspectait tant de complaisance,

Il faudrait souffrir en silence.

 

FORTUNIO

Je souffrirai.

 

JACQUELINE

Vraiment c'est trop de gentillesse ;

Votre grâce, votre jeunesse,

Votre crainte, votre embarras

Me laissent surprise et ravie.

Mon secret, je vous le confie,

Fortunio, ne le dites pas :

C'est moi qui suis mon amie.

 

FORTUNIO

Vous ?

 

JACQUELINE

Moi.

Répondez-moi

De bonne foi.

 

FORTUNIO

Je mourrais de bon cœur pour vous.

 

JACQUELINE

Taisez-vous. Taisez-vous.

 

FORTUNIO

Je mourrais de bon cœur pour vous.

 

JACQUELINE

Taisez-vous, je vous en prie.

 

FORTUNIO

Disposez de ma vie :

Elle est à vous.

Je mourrais de bon cœur pour vous !

 

JACQUELINE

On peut venir, partez Fortunio.

 

FORTUNIO

Adieu, madame.

 

JACQUELINE

A bientôt.

(Fortunio sort.)

(Jacqueline seule.)

Pauvre petit.

(Rideau.)

 

 

 

 

 

 

Acte III - 1er Tableau - décor lors de la création

 

 

 

 

ACTE TROISIÈME

 

 

Premier Tableau.

 

Le Jardin de Maître André.

A droite, la maison ; au premier plan, l'entrée de l’étude ; au second plan, entrée des appartements et fenêtre de Jacqueline. Au milieu, un banc séparé de la maison par un berceau de feuillage.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE
LANDRY, GUILLAUME, FORTUNIO

 

(Au lever du rideau, Landry chante assis sur le banc ; Guillaume, dort étendu sur l'herbe ; Fortunio rêve.)

 

LANDRY

« Ah ! si j'étais femme aimable et jolie,

Je voudrais, ma mie,

Faire comme vous,

Sans peur ni pitié, sans choix ni mystère,

A toute la terre

Faire les yeux doux.

« Je voudrais garder pour toute science

Cette insouciance

Qui vous va si bien ;

Joindre, comme vous, à l'étourderie

Cette rêverie

Qui ne pense à rien. »

 

FORTUNIO (S'approchant de Guillaume.)

Guillaume !

 

GUILLAUME

Quoi ?

 

FORTUNIO

Est-ce vrai, ce qu'on dit :

Que tu crus voir l'autre nuit

Par cette fenêtre

Un homme entrer là ?

 

GUILLAUME

Oui. Ne parlons plus de cela.

 

FORTUNIO

Ah ! quel qu'il puisse être,

C'est un homme heureux.

 

GUILLAUME

Tais-toi !

 

LANDRY (Frappant sur l'épaule de Fortunio.)

Il faut toujours rester coi,
Je le clame,

Sur son prochain, sur le roi
Et les femmes!

 

FORTUNIO

J'aurais voulu être avec toi

Dans l'étude.

 

GUILLAUME

Pourquoi ?

Aurais-tu fait mieux que moi

Je suis allé prévenir notre maître.

 

FORTUNIO

Chacun fait

Ce qu'il lui plaît.

Que Roméo possède Juliette.

Je voudrais être l'alouette

Qui les avertit du danger.

 

LANDRY

Sornettes !

 

FORTUNIO

Si j'avais été

Cette nuit, Guillaume, à ta place

Je serais resté

Jusqu'au jour.

 

GUILLAUME

Grand bien te fasse !

 

LANDRY

Jusqu'au jour !

Nigaud, penses-tu donc avoir ton tour ?

N'en crois rien, petit. Nos belles coquettes

Ne goûtent que l'épaulette,

Peu leur importe si la garnison

Change. Ce sont toujours mêmes moustaches,
Mêmes sabretaches,

Mêmes pamoisons !

Tous ces guerriers sont de pareils modèles
Peut-être même que nos belles

S'y trompent de bonne foi.

 

FORTUNIO

On ne peut causer avec toi,

Tu ne sais que railler.

 

LANDRY

Et toi que gémir...

 

FORTUNIO

J'aime à rêver.

 

LANDRY

J'aime à boire.

 

GUILLAUME

J'aime à dormir.

 

[ FORTUNIO

[ Rêver sans formuler son rêve.

[ Poursuivre dans le ciel changeant

[ Le vol des nuages fuyants,

[ Que la brise chasse ou soulève.

[ Rêver sans formuler son rêve.

[

[ GUILLAUME

[ Dormir toujours, dormir sans trêve,

[ Toute la nuit dans les draps blancs,

[ Tout le jour sur les calmes bancs.

[ Adam dormait quand naquit Ève.

[ Dormir toujours, dormir sans trêve.

[

[ LANDRY

[ Boire pour faire l'heure brève,

[ Vider les pots aux larges flancs,

[ Chercher le fol enchantement

[ Au fond des tonneaux que l'on crève.

[ Boire pour faire l'heure brève !

 

LANDRY

Sur ce, rentrons travailler...
Et bâiller,

Et doutons de tout avec certitude.
Tu viens, Guillaume.

 

GUILLAUME

Je te suis.

(Ils sortent.)

 

FORTUNIO

Je voudrais avoir été cette nuit

Dans l'étude.

(Il sort.)

 

 

 

Acte III - 1er Tableau - Scène première lors de la création [de g. à dr. : Jean Périer (Landry), Gustave Huberdeau (Guillaume), Fernand Francell (Fortunio)]

 

 

 

 

Scènes II et III. Par la saint-Sambreguoi

anthologie 1961 (06)

Distribution

 

 

 

SCÈNE II

 

CLAVAROCHE

(Il regarde la fenêtre de Jacqueline, s'impatiente, frappe du pied, puis se promène de long en large.)

Par la saint-Sambreguoi,
C'est un pauvre métier, ma foi,

Que celui d'homme à bonnes fortunes :

Se cacher, raser les murs,

Attendre l'heure opportune,

En piétinant sous la lune,

Vivre dans le clair-obscur

Et la crainte du mélodrame,

Ménager le repos d'un ennuyeux barbon.

Morbleu ! Que serait-ce, mesdames,

Si l'on vous aimait pour de bon ?

(Jacqueline entre.)

 

 

SCÈNE III

CLAVAROCHE, JACQUELINE

 

CLAVAROCHE

Enfin, vous voilà, ma charmante !

Eh bien, faut-il que je vous complimente.

Et le danger s'est-il évanoui ?

 

JACQUELINE

Oui.

 

CLAVAROCHE

Vous avez suivi ma méthode ?

 

JACQUELINE

Oui.

 

CLAVAROCHE

Vous le voyez, rien n'est plus commode.

Est-ce un des clercs que vous avez choisi

Pour attirer la foudre ?

 

JACQUELINE

Oui.

 

CLAVAROCHE

Le jeune homme a-t-il pris son poste ?

Est-il docile à la riposte ?...

Nous nous divertirons de lui.

 

JACQUELINE

Oui.

 

CLAVAROCHE

Qu'avez-vous ? Vous êtes rêveuse.

Vous avez l'air tout interdit !

 

JACQUELINE

J'ai fait ce que vous m'avez dit.

 

CLAVAROCHE

Alors, morbleu ! Jacqueline,

Pourquoi cette mine ?

Si j'inventai ce joli tour,

N'était-ce pas pour sauver notre amour ?

 

JACQUELINE

Oui, pour notre amour.

 

JACQUELINE et CLAVAROCHE

Si nous fîmes ce joli tour,

C'était pour sauver notre amour.

 

CLAVAROCHE

Souvenez-vous ma belle.

 

JACQUELINE

Oui, je me le rappelle,

C'était hier au petit jour.

Ah ! le joli tour

Qui sauve notre amour.

 

CLAVAROCHE

Chut ! J'aperçois maître André qui s'avance

Avec la prestance

D'un époux satisfait. Ce gamin qui le suit

Serait-ce notre homme ?

 

JACQUELINE

C'est lui.

 

 

 

Scène IV : Maître André présente l'un à l'autre le capitaine Clavaroche et le clerc de notaire Fortunio [de g. à dr. : Hector Dufranne (Clavaroche), Lucien Fugère (Maître André), Fernand Francell (Fortunio) ; en médaillon, Marguerite Carré (Jacqueline)]

 

 

 

 

Scène IV. Capitaine, je vous salue

anthologie 1961 (07)

Distribution

 

 

 

SCÈNE IV

CLAVAROCHE, JACQUELINE, FORTUNIO, MAÎTRE ANDRÉ

 

MAÎTRE ANDRÉ

Capitaine, je vous salue.

Vous me voyez tout heureux,

Je me sens léger, leste, généreux,

Et la bienveillance en mon cœur afflue.

 

CLAVAROCHE

Mes compliments.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Croiriez-vous

Qu'hier au soir, j'eus la berlue

Et me mêlai d'être jaloux !

Ah ! que ne l'être plus m'est doux !

Je suis content, la vie est bonne

Et Jacqueline me pardonne.

 

JACQUELINE

Ne parlons plus de cela, je vous prie.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Si, si,

Je veux que nul n'ignore ici

La fin de notre brouillerie.

 

CLAVAROCHE

C'est agir en digne époux.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Vous dînerez, capitaine, avec nous.

 

CLAVAROCHE

C’est trop d'honneur que vous me faites.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Je prépare ce soir une petite fête.

J'aurai les violons, j'ai mandé nos amis

Et convié ces dames à la danse.

 

CLAVAROCHE

Peste ! quelle magnificence !

 

MAÎTRE ANDRÉ

En attendant le grand couvert,

Qu'on serve à goûter.

(Jacqueline est remontée pour donner des ordres ; on apporte un plateau servi.)

Le bonheur m'affame.

(Fortunio sort de l'étude.)

 

CLAVAROCHE

Fort bonne idée.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Au fait, mon cher.

Je vous présente un nouvel ami ; c'est un clerc
De mon étude ; il a bon air,

Une belle âme,

Et sans pudeur, je le proclame,

Il fait la cour à ma femme.

 

CLAVAROCHE

Monsieur, je suis à vous.

 

FORTUNIO, saluant.

Monsieur...

 

CLAVAROCHE

Peut-on

Vous demander votre nom ?

 

MAÎTRE ANDRÉ

Fortunio. Ses parents ont du bien.

Il est le cavalier de Jacqueline

Sans que je m'en fâche en rien.

D'un Othello je n'entends plus avoir la mine.

 

JACQUELINE, revenant du fond.

La table est mise.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Enfin.

(à Clavaroche.)

Donnez à madame la main.

 

CLAVAROCHE, bas à Jacqueline.

Ses soupçons sont calmés, ma chère,

Nous n'avons plus que faire

De ce petit.

Renvoyez-le.

 

JACQUELINE

Je fais ce que vous m'avez dit.

(Elle montre un siège à Fortunio.)

 

MAÎTRE ANDRÉ

Fortunio, servez votre voisine.

 

FORTUNIO

Oui, monsieur.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Je suis enchanté

Que mon vin de vous soit goûté,

Capitaine.

 

CLAVAROCHE

Mais il sied de porter

La gracieuse santé

De madame.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Hé parbleu ! oui ;

(Il lève son verre.)

A Jacqueline !

(Il boit.)

Coteaux brûlants,

Terre des champs,

Et des verdures.

C'est votre sang

Qui monte dans

Les vignes mûres.

 

Cieux empourprés,

Couchants dorés,

Des soirs d'automne,

Tout votre éclat

Tient ici-bas

Dans une tonne.

 

CLAVAROCHE

Cette chanson-là est trop vieille ;

Chantez donc, monsieur Fortunio.

 

FORTUNIO

Si madame le veut.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Bravo !

A merveille !

Ce garçon

Sait son monde ; il a des façons.

 

JACQUELINE

Eh bien, chantez donc, je vous prie.

 

CLAVAROCHE

Et surtout que ce soit une chanson

D'amour. Le reste est simple fantaisie.

Il faut, madame, l'en prier.

 

JACQUELINE, à Fortunio.

Je vous en prie.

 

FORTUNIO

I

« Si vous croyez que je vais dire

Qui j'ose aimer,

Je ne saurais pour un empire

Vous la nommer.

II

Nous allons chanter à la ronde,

Si vous voulez,

Que je l'adore et qu'elle est blonde

Comme les blés.

III

Je fais ce que sa fantaisie

Veut m'ordonner,

Et je puis, s'il lui faut ma vie,

La lui donner.

IV

Du mal qu'une amour ignorée

Nous fait souffrir,

J'en porte l’âme déchirée

Jusqu'à mourir.

V

Mais j'aime trop pour que je die
Qui j'ose aimer,

Et je veux mourir pour ma mie

Sans la nommer. »

 

 

 

 

Chanson "Si vous croyez que je vais dire"

Fernand Francell (Fortunio, créateur) et Orchestre

Odéon X 97395, mat. xP 4754, enr. le 01 avril 1909

 

 

 

Scène IV.

Chanson "Si vous croyez que je vais dire"

anthologie 1961 (08)

Distribution

 

 

    

 

Chanson "Si vous croyez que je vais dire"

Albert Vaguet (Fortunio) et Orchestre

Pathé 90t n° 4967, réédité sur 80t n° 106, enr. en 1906/1908

 

 

    

 

Chanson "Si vous croyez que je vais dire"

Miguel Villabella (Fortunio) et Grand Orchestre dir Gustave Cloëz

Odéon 188.638, mat. KI 2196-2, enr. le 20 février 1929

 

 

 

Chanson "Si vous croyez que je vais dire"

Leila Ben Sedira (Fortunio) et Orchestre dir P. Devred

Ultraphone BP 1565, enr. vers 1935

 

 

 

Chanson "Si vous croyez que je vais dire"

Michel Cadiou (Fortunio) et Grand Orchestre Symphonique dir Jean Laforge

enr. en 1960

 

 

 

MAÎTRE ANDRÉ

Hé ! ce petit a les larmes aux yeux

Il est, ma parole, amoureux

Comme il le dit. Qui donc alluma cette flamme

Quelque grisette, j'en suis sûr.

 

CLAVAROCHE

Et vous, madame,

Qu'en pensez-vous ?

 

JACQUELINE

Je ne sais.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Hé, mais,

Capitaine, pour que la fête

Soit véritablement complète,

Je vous propose un piquet.

 

CLAVAROCHE, à part.

Sacrebleu !

 

MAÎTRE ANDRÉ

N'est-ce pas ? C'est un noble jeu.

Venez.

 

CLAVAROCHE

Mais…

 

MAÎTRE ANDRÉ

Venez, je suis un hôte aimable,

Et rien ne me coûte vraiment

Pour vous être agréable.

Jacqueline, viens-t’en nous préparer la table.

Ils sortent.

 

JACQUELINE, bas à Fortunio, en sortant.

Attendez-moi, je vous rejoins dans un moment.

Elle sort.

 

 

SCÈNE V

 

FORTUNIO, seul.

I

Une angoisse exquise et mortelle

Torture et déchire mon cœur.

Jacqueline m'aime-t-elle ?

Je ne veux pas savoir ; j'ai peur.

Vers l'espoir mon âme s'incline.

Vais-je défaillir de bonheur

Ou bien succomber de douleur

Pour Jacqueline !

II

Tout en moi l'accueille et l’appelle,

Tout lui fait place et lui sourit.

Jacqueline m’aime-t-elle ?

Elle me nomme « son petit ».

Entendre sa voix qui câline,

L'aimer, la suivre, la servir,

La voir encore et puis mourir

Pour Jacqueline !

 

 

SCÈNE VI

FORTUNIO, JACQUELINE

 

JACQUELINE

Fortunio, sommes-nous

Seuls ?

 

FORTUNIO

Oui.

 

JACQUELINE

Je suis contente de vous.

Contente de vos services.

 

FORTUNIO

Que toujours votre désir s'accomplisse.

 

JACQUELINE

Vous parlez doucement,

Simplement,

Tendrement.

Vous allez et venez légèrement,

Discret et sage.

Vous êtes un gentil page.

Tout le monde vous aime ici…

Mon mari, le capitaine Clavaroche aussi.

Il me le disait à l’instant même,

Vous le voyez, tout le monde vous aime.

 

FORTUNIO

Tout le monde est trop bon.

 

JACQUELINE

Et puis j'aime aussi votre nom.

Fortunio. Ça sonne comme un air de flûte

Qui pleure et qui sourit en la même minute.

C'est un nom d'oiselet, de printemps,

Un nom qu'on ne dit qu'en chantant.

C'est un nom tout fleuri d'aurore et d'aubépine.

 

FORTUNIO

C'est un nom beaucoup moins joli que Jacqueline.

 

JACQUELINE

Et dites-moi, votre chanson

Est-elle de votre façon,

 

FORTUNIO

Oui, madame.

 

JACQUELINE

Vous l'avez écrite pour une femme ?

 

FORTUNIO

Oui, madame.

 

JACQUELINE

Et, s'il vous plaît

Cette femme, je la connais ?

 

FORTUNIO

C'est vous, mal lame.

 

JACQUELINE

Sans doute en dites-vous autant

A la première grisette

Lorsqu'elle est coquette

Et qu'il fait beau temps.

 

FORTUNIO

Oh ! madame !

 

JACQUELINE

A votre âge

Un caprice prend souvent le visage

De l'amour.

Et l'on oublie en un seul jour,

Tant est brève la fantaisie,

Ce qui devait durer au moins toute la vie.

 

FORTUNIO

Oh ! madame !

 

JACQUELINE

L'herbe est tendre et le soir joli.

On a fraîche et douce figure,

On est très jeune et très poli,

Et l'on rêve d'une aventure.

Ce n'est point là l'amour fervent,

Que rien ne rebute et ne lasse.

C'est tout simplement

Un désir qui passe.

 

FORTUNIO

Mon cœur est de ceux où rien ne s'efface.

Je fus à vous du jour où je vous vis.

Dieu m'avait mis sur votre route.

Je restais tremblant et ravi,

Vous l'avez oublié sans doute.

 

JACQUELINE.

Non, je ne l'ai pas oublié.

 

FORTUNIO

L'office finissait.

 

JACQUELINE

Je sortais de la messe.

 

FORTUNIO

Vous étiez belle ainsi qu'une promesse.

 

JACQUELINE

Vous avez pris des roses à mes pieds.

 

FORTUNIO

Les cloches avaient l'air de sonner une aubade.

 

JACQUELINE

Des clergeons en riant passaient sur l'esplanade.

 

FORTUNIO

La brise caressait devant vous le chemin.

 

JACQUELINE

Le printemps nous était arrivé le matin.

 

FORTUNIO

Vos yeux profonds étaient couleur d'eau dormante

Une boucle glissait au bord de votre mante.

 

JACQUELINE

Vous étiez un peu pâle et candide et charmant,

Et vous m'avez souri délicieusement.

 

FORTUNIO

Depuis ce jour-là je suis vôtre

Et je vous jure que jamais

Je n'eus de pensers pour une autre.

Ce que vous aimiez je l'aimais

Et chaque soir je m'endormais

En m'enivrant, tendre et farouche

De tout ce qui le jour passait sur votre bouche.

 

JACQUELINE

Non ! non, ne parlez pas ainsi.

Il ne faut pas dire ces choses

Je pourrais les croire... et je n'ose.

Dieu ! dans quel trouble me voici !

J'ai peur des paroles trop douces

Ah ! laissez-moi toujours douter !

De mon cœur je vous repousse,

Je ne veux pas vous écouter !

 

FORTUNIO

Jacqueline ! Laissez-moi vous aimer tout bas.

 

JACQUELINE

Non, non, si vous m'aimez, ne me le dites pas.

 

FORTUNIO

Je n'en puis plus, pardonnez-moi.

Je meurs d'espoir et d’effroi

Jacqueline : croyez-moi.

 

JACQUELINE

Non, non…

 

FORTUNIO

Je n'ai jamais aimé que vous,

Tenez, je suis à vos genoux.

 

JACQUELINE

Adieu…

 

[ FORTUNIO

[           Oh ! restez... je vous en supplie.

[ Je vous donne toute ma vie.

[

[ JACQUELINE

[ Laissez-moi, je vous en supplie...

[ D'angoisses non finie est remplie.

[ Adieu...

 

FORTUNIO

Restez...

 

JACQUELINE

Non, non, je ne suis plus moi-même

 

FORTUNIO

Vous ne m'aimez donc pas ?

 

JACQUELINE

Hélas ! si je pars c'est que je vous aime !

(Elle lui fait signe de s'enfuir et sort, après avoir laissé tomber la rose qu'elle tient à la main.)

 

 

 

 

Scène VII. Elle m'aime

anthologie 1961 (09)

Distribution

 

 

 

SCÈNE VII

 

FORTUNIO

(seul, avec un grand élan, ramassant la rose et la serrant sur son cœur.)

Elle m'aime !

Je puis vivre ou mourir, que m'importe ?

Un bonheur inouï me transporte.

Elle m'aime !

Tout est rayon, amour, beauté.

Tout est lumière et vérité.

Elle m'aime !

(Apercevant Jacqueline qui repasse avec Clavaroche.)

C’est elle !

(Il se dissimule à droite.)

 

 

SCÈNE VIII

CLAVAROCHE, JACQUELINE, FORTUNIO, caché.

(Clavaroche et Jacqueline traversent lentement la scène.)

 

CLAVAROCHE

Corbleu ! votre mari devient par trop mari.
Je suis rompu, perclus d’ennui.

 

JACQUELINE

Qu'y puis-je faire ?

 

CLAVAROCHE

Lui tenir compagnie est l'affaire

Du petit. Il m'a fort amusé, ce dadais.

Avec sa chanson niaise.

 

FORTUNIO, à part.

Mon Dieu !

 

CLAVAROCHE

D'ailleurs, à quoi bon désormais

Conserver près de vous ce diseur de fadaises,

Puisque de maître André l'inquiétude s’apaise.

 

JACQUELINE

Sait-on jamais ?

 

CLAVAROCHE

Renvoyez-le.

 

JACQUELINE

Je ne saurais

Comment lui dire.

Et puis j'ai peur.

 

CLAVAROCHE

Tu me fais rire.

 

FORTUNIO, à part.

Ciel !

 

JACQUELINE

Oh ! n'avez-vous pas entendu quelque chose.

 

CLAVAROCHE

C'est la brise du soir qui caresse les roses.

Moins roses que ton front charmant.

(Ils sortent.)

 

FORTUNIO, seul.

Sang du Christ, il est son amant !

(Il tombe accablé sur le banc, jette avec fureur la rose que Jacqueline lui a donnée, puis fond en larmes.)

 

 

 

 

 

 

 

ACTE TROISIÈME

 

 

Deuxième Tableau.

 

Même décor qu'au premier tableau. Il fait nuit. Le jardin est festonné et illuminé pour le bal que donne Maître André : guirlandes, quinquets de couleurs. Clair de lune. Musique dans le jardin. Au lever du rideau, des invités sont groupés autour de Landry qui fait les honneurs.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE
LANDRY, LES CHŒURS
 

LE CHŒUR

Dans son jardin tout paré

Maître André,

En l’honneur de Jacqueline,

Pour la galamment fêter,

Fait chanter

Guitares et mandolines.

 

LANDRY

Il constella ses bosquets

De quinquets

Dont l’éclat chaste et timide

Figure fort bien les feux

Vertueux

D'un époux tendre et placide.

 

LE CHŒUR

L'air semble tout argenté

De clartés.

La nuit se poudre d’étoiles,

Et le long des églantiers

Des sentiers,

Accroche un pan de ses voiles.

 

LANDRY

Méfiez-vous, bons bourgeois,

Dans les bois

Glissent les flèches agiles

Qu’Eros tire, archer narquois,

Du carquois

Fatal à nos cœurs fragiles.

 

 

SCÈNE II

LES CHŒURS, JACQUELINE, MAÎTRE ANDRÉ
 

JACQUELINE

Mesdames, vous êtes-vous bien ébattues,

Loin d'ici

Chagrins et soucis,

Puisque, ce soir, chez moi les Grâces sont venues.

 

LES DAMES

Chère belle,

Nos compliments,

Vraiment, vraiment, vraiment

C'est un éblouissement,

Et votre visage charmant

Trahit la paix d'un cœur fidèle.

 

JACQUELINE

Promenez-vous, chères beautés,

Parmi les bocages bleutés,

Pleins de l'odeur des roses-thé

Dont les tendres parfums enivrent.

Allez, tels Nicette et Colin.

Robe rose, habit zinzolin,

Échanger des propos câlins

Et goûter la douceur de vivre !

 

LES DAMES

Vraiment, vraiment, vraiment,

On ne peut recevoir aussi divinement !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Ne manquez pas surtout,

De bien admirer tout.

Les feuillages en portique

Et les jets d'eau mécaniques.
La réception

Est, je pense, assez magnifique.

Sachez que je la donne en expiation.

 

LES DAMES

Est-ce possible ?

 

MAÎTRE ANDRÉ

Oui, belles dames.

J'offre cette fête à ma femme

Pour me punir d'avoir été trompé.

 

LA BAILLIVE

Par elle ?

 

MAÎTRE ANDRÉ

Hé non, ma bonne,

Par les méchants propos d'un clerc râpé
Qui de chez moi va décamper.

 

LES DAMES

Oh ! maître André, vous méritez une couronne,

Mari sans prix.

O perle des maris !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Et maintenant, pour rythmer vos danses,

Je veux vous dire un air de mon enfance

De ce temps où déjà fripon

J'étais un ravissant poupon.

 

LES DAMES

Chantez, chantez, nous danserons.

 

MAÎTRE ANDRÉ

I

Dans le vallon est une bergerie

Où trois bergères gardent leurs agneaux.

Agnelets blancs et bergères jolies,

Rires légers, musettes et pipeaux

Oh ! oh ! oh ! oh !

Un loup, passant dedans ce paysage,

Sentit soudain un féroce appétit,

Et se glissa par-dessous le treillage

Lorsque le ciel mit son bonnet de nuit.

 

Au loup ! au loup !

Prenez bien garde au loup !

Oh ! bergères ! bergerettes !

Bergeronnettes !

Méfiez-vous du loup.

Fariloula, fariloulette,

Qui sait, ce qu'il fera

Fariloulette, fariloula !

Le joli guilledou

Doux, doux, doux, doux,

Pour le méchant loup

 

II

Deux jours entiers dedans la bergerie

Le loup resta pour croquer à sa faim.

Le tierce jour, quand vint l'aube fleurie,

On l'aperçut qui ressortait enfin

Tiens ! tiens ! tiens ! tiens !

Les bergères étaient couleur de roses

Mais pâle et maigre était le pauvre loup

Tout épuisé, chancelant et morose

Il s'en alla mourir au fond d'un trou.

 

Au loup ! au loup !

Prends garde, pauvre loup,

Aux bergères, bergerettes,

Bergeronnettes,

Méfie-t-en, pauvre loup.
Fariloulou, fariloulette.

Qui sait ce qu'ell’s te feront ?

Fariloulette, fariloulon !

Le joli guilledou

Doux, doux, doux, doux,

Pour le pauvre loup !

 

VOIX DIVERSES

Exquis…

Charmant…

Délicieux…

Fête pour l'esprit, fête pour les yeux.

 

LA BAILLIVE

Je doute qu'à Versaille on fasse mieux.

(Les invités vont vers Jacqueline et la félicitent. Guillaume s'approche de maître André.)

 

GUILLAUME

Maître…


MAÎTRE ANDRÉ

Quoi drôle ? Vous ici ?

 

GUILLAUME

Je voudrais sans témoin

Vous parler.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Non !

 

GUILLAUME

C'est grave.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Point !

 

GUILLAUME

Il y va de votre honneur peut-être !

 

MAÎTRE ANDRÉ

Je n'écouterai rien... Pourtant, viens par ici.

 

CLAVAROCHE (qui s'est approché.)

Que veux dire ceci ?

(Ils sortent à droite suivis de Clavaroche. Landry et les petits clercs sont entrés avec des lanternes qu'ils distribuent aux invités.)

 

VOIX DIVERSES

Adieu…

Bonsoir…

C'est fini...

Quel dommage !

 

CHŒUR DES INVITÉS

Jamais, dans tout le voisinage,

On ne vit bal mieux réussi.

Plus de gaîté, plus d'éclairage

Et jamais, surtout, assemblage

De société mieux choisi.

Adieu… Bonsoir... C'est fini... Quel dommage !

 

LANDRY (achevant de distribuer des lanternes.)

Or çà, lanternez-vous tous.

Sans lanterner davantage,

Nous allons, suivant l'usage,

Vous mener jusque chez vous.

Ces tremblotantes étoiles,

De qui l'éclat nous conduit,

Vont pailleter d'or les voiles,

Les voiles bleus de la nuit.

 

BIS EN CHŒUR POUR LA SORTIE

Or ça, lanternons-nous tous...
Etc.

(Jacqueline reste seule, Clavaroche rentre et s'approche d'elle.)

 

 

SCÈNE III
CLAVAROCHE, JACQUELINE

 

CLAVAROCHE

Restez, j'ai deux mots à vous dire.

 

JACQUELINE

Qu'est-ce donc ?

 

CLAVAROCHE

Nous n'avons point sujet de rire.

Maître André a revu ce clerc maudit :

Ils vont dresser une embuscade cette nuit.

 

JACQUELINE

Ah ! mon Dieu !

 

CLAVAROCHE

Je l'entendis

Moi-même.

Point de cris. Prenez cette feuille.

(Il lui tend son carnet.)

 

JACQUELINE

Pourquoi ?

 

CLAVAROCHE (lui donnant une feuille de carnet.)

De grâce, fiez-vous à moi.

Ce n'est qu'un adroit stratagème.

Prenez et m'écrivez ceci :

(Jacqueline obéit.)

« Chez moi ce soir à minuit. »

(Lui prenant la feuille.)

Là, c'est fort bien.

 

JACQUELINE

Qu’allez-vous faire ?

 

CLAVAROCHE

Parbleu, ma chère,

Je fais tenir ce billet

A notre greluchon, lequel l’âme embrasée

Accourt au renflez-vous

Et tombe sur votre époux

A l'affût dans la rosée.

 

JACQUELINE

Ciel ! c'est un guet-apens !

Je ne veux pas ! Pauvre petit ! Il m'aime tant !

Il est faible… C'est un enfant.

Rendez-moi ce billet…

 

CLAVAROCHE

Y pensez-vous, ma chère !

 

JACQUELINE

Je vous en prie... Oh non ! je ne veux pas.

 

CLAVAROCHE

A la guerre comme à la guerre !

(Il lui baise la main et sort.)

 

 

SCÈNE IV

 

JACQUELINE, seule.

Mon Dieu ! Mon Dieu !... Qu'as-tu fait, Jacqueline ?

Je me jouais d'un pauvre enfant

Dévoué, fidèle, charmant,

Dont l’âme claire était divine.

Mon Dieu, qui voyez tout d'en haut,

Frappez l'oiseleur, mais sauvez l'oiseau.

Brisez le cœur de Jacqueline,

Mais veillez sur Fortunio !

 

 

SCÈNE V

JACQUELINE, MADELON

(Madelon rentre.)

 

JACQUELINE

Qui vient ?

 

MADELON

Moi ! J'ai porté le billet.

 

JACQUELINE

Oh ! mon Dieu.

Il va venir. Écoute Madeleine.

Il ne faut pas, il ne faut pas qu'il vienne.

Vois-tu, c'est un piège qu'on veut

Lui tendre...

 

MADELON

A qui donc, madame ?

 

JACQUELINE

A Fortunio ! Sur mon âme

J'en fais serment : je ne savais pas !

Madelon ! Je t'en prie.

Peut-être il y va de sa vie.

Tu le promets ? Tu l'empêcheras

De venir ! Cours !

 

MADELON

Jésus ! Marie !

Je vous obéirai.

J'y vais... Mais vous... Rentrez

Ma pauvre dame… Oh ! je devine...

(Elle remonte.)

 

JACQUELINE

Oh ! Seigneur, frappez Jacqueline,

Mais veillez sur Fortunio !

(Elle rentre chez elle, Madelon redescend et va sortir quand Fortunio rentre.)

 

 

SCÈNE VI

MADELON, FORTUNIO

(Au moment où Madelon va sortir, Fortunio entre.)
 

MADELON

Ciel, c'est-vous, monsieur ! Fuyez, il le faut.

 

FORTUNIO

Moi fuir ? Pourquoi donc ?

 

MADELON

Il se passe

Quelque chose de grave... Un danger vous menace.

 

FORTUNIO

J’obéis à l’ordre reçu.

Jacqueline m'a dit : Venez. Je suis venu.

 

MADELON

Mais le péril est grand ! Fuyez, car l’heure passe.

 

FORTUNIO

Je ne partirai pas !

 

MADELON

Seigneur, c’est fait de vous.

Ce rendez-vous

Où cette lettre vous convie

Est un piège où l’on veut vous attirer.

 

FORTUNIO

J’irai !

 

MADELON

Hélas ! Mais c’est une folie.

 

FORTUNIO

J’irai.

 

MADELON

Vous voulez donc vous perdre sans merci.

 

FORTUNIO

J'irai ! J'irai !

(Il marche vers la porte, Madelon s’élance et lui barre le chemin.)

 

MADELON

Oh ! Dieu ! Pas par ici.

Je vous supplie.

Au moins laissez-moi tenter

De vous sauver.

 

FORTUNIO

Qu'importe !

 

MADELON

Si ce côté n’est pas cerné

Peut-être on peut entrer par la petite porte.

Venez !

(Elle l’entraîne.)

 

 

SCÈNE VII

MAÎTRE ANDRÉ, CLAVAROCHE

(Ils entrent, suivis de trois spadassins.)

 

MAÎTRE ANDRÉ (leur désignant les deux côtés de la maison.)

Vous là. Vous là. Vous de ce côté-ci.
Et s'il paraît, pas de merci !

(Les spadassins se placent à l’entrée des allées. Maître André s’éloigne avec Clavaroche. Au loin on entend Landry et les clercs qui repassent en reprenant la fin de leur couplet.)

 

LE CHŒUR

Ces tremblotantes étoiles,

De qui l’éclat nous conduit,

Vont pailleter d'or les voiles,

Les voiles bleus de la nuit.

(Rideau.)

 

 

 

 

 

 

 

ACTE QUATRIÈME

 

 

Même décor qu'au deuxième acte éclairé par des bougies.

 

 

 

 

Scène I. Lorsque je n'étais qu'une enfant

anthologie 1961 (10)

Distribution

 

 

 

Lorsque je n'étais qu'une enfant

Ninon Vallin (Jacqueline) et Orchestre dir Gustave Cloëz

Odéon 188.521, mat. KI 1337, enr. le 24 octobre 1927

 

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

JACQUELINE, seule.

(Elle va à la fenêtre, regarde au dehors, inquiète et nerveuse.)
Je ne vois rien. Tout est sombre. Pourvu

Que Madelon l'ait prévenu...

Oh, sauvez-le, mon Dieu ! Hélas, je fus cruelle

Et faible, et lâche ; et je me fis un jeu

De son amour... mais, mon Dieu,

Ne me faites pas criminelle.

(Elle s'assied auprès de la coiffeuse.)

 

Lorsque je n'étais qu'une enfant,

Je courais au matin riant,

Dans mon jardin plein de rosée,

Je savais choisir en jouant

Le plus blanc d'entre les lis blancs

Et des roses, la plus rosée.

 

Je savais trouver le plus clair

Des beaux œillets couleur de chair,

La plus odorante verveine.

Des iris le mieux irisé

Et je rentrais les yeux grisés

Les mains de parfums toutes pleines.

 

Et maintenant que me voici

Une femme au cœur indécis,

Je n'ai pas su dans ma faiblesse

Choisir l'amour le plus aimant,

Le plus noble et le plus charmant

Et la plus pure des tendresses.

 

 

SCÈNE II

MADELON, JACQUELINE

 

MADELON

Madame...

 

JACQUELINE

Ah ! c’est toi, Madeleine !

Eh bien, tu l’as rejoint ? Il t’a bien obéi ?

 

MADELON

Hélas ! j'y ai perdu ma peine.

Excusez-moi, madame, il est ici.

 

JACQUELINE

Mon Dieu !

 

MADELON

Par la petite porte

Il est entré, nul ne l’a vu.

Seulement, à présent, il ne faut pas qu'il sorte
Ou bien il est perdu.

 

JACQUELINE

Ah ! Oui... c'est bien.

 

MADELON

Faut-il que je l'amène ?

(De la tête Jacqueline fait signe que oui. Madelon fait entrer Fortunio et sort.)

 

 

SCÈNE III
JACQUELINE, FORTUNIO

 

JACQUELINE

Oh ! pourquoi donc être venu ?

 

FORTUNIO

Votre billet,

Madame, me l’ordonnait.

 

JACQUELINE

Mais Madeleine

Devait vous expliquer...

 

FORTUNIO

Ne prenez plus la peine

De me tromper, je sais tout.

 

JACQUELINE

Quoi donc ?

 

FORTUNIO

Hier, lorsque le capitaine

Vous parlait, j'étais là, caché, tout près de vous.

J'ai tout entendu.

 

JACQUELINE (à part.)

Ciel !

(Elle s’approche de lui.)

Puisque vous savez tout,

Votre droit est d'être sévère.

Je connais mes torts envers vous.

Votre pardon n'est point de ceux que l'on espère,
Je ne puis qu'attendre et me taire,
Puisque vous savez tout.

 

FORTUNIO

Ne craignez rien. De mon silence soyez sûre,

Je ne troublerai pas votre bonheur,

Nul ne connaîtra la blessure

Que je porte au cœur !

 

JACQUELINE

Ecoutez-moi, je vous en prie…

 

FORTUNIO

Au cœur ! Au cœur ! Et pour la vie !

Oui, j'avais fait ce rêve fou !

Je me croyais aimé de vous,

Parce que votre main frissonne dans la mienne,

Le soir quand nous allons doucement tous les deux

Et que vous l'y laissez sans que je la retienne,

Et que vos grands yeux doux semblent chercher mes yeux,

Oui, j'avais fait ce rêve fou,

Je me croyais aimé de vous !

 

JACQUELINE

Pardon !

 

FORTUNIO

Et vous riiez de ma tendresse ardente,

O cruelle, lâche, méchante.

Ciel, qu'ai-je dit !

 

JACQUELINE

Fortunio !

 

FORTUNIO

Non... non !

Je perds la raison.

Pardon... pardon !

 

JACQUELINE

Hélas ! ce n’est pas à moi de pardonner !

 

FORTUNIO

J'ose me plaindre ! * Et vous vouliez bien me donner

Le droit de frôler votre robe,

De surprendre un regard furtif qui se dérobe,

D'écarter sous vos pieds les ronces du chemin,

De vous dire des vers, de baiser votre main.

J'étais dans le rayon de votre révérence,

Je comptais dans votre existence *

Et j'ose blasphémer !

Ah ! faites encore semblant de m'aimer.

Faites encor semblant. Ah ! soyez bonne.

Mon Dieu ! la force m'abandonne...

Ah ! faites que je puisse encor souffrir...

Il me semble que mon cœur va mourir.

(Il s'évanouit.)

 

JACQUELINE

Fortunio, c'est moi... Jacqueline... Il se pâme…

 

FORTUNIO, revenant à lui.

Pardon. Adieu...

(Il se lève et se dirige vers la porte.)

 

JACQUELINE, le retenant.

Restez.

 

FORTUNIO

Non, non... je veux partir.

Écartez-vous.

 

JACQUELINE

Il ne faut pas sortir.

 

FORTUNIO

Si, puisque je veux mourir !

Adieu, madame.

 

JACQUELINE

Qu’avez-vous dit ? Quoi, vous saviez

Qu’on vous guette ?...

 

FORTUNIO

Je le savais.

 

JACQUELINE

Et vous partiez ?

Vous saviez, en venant, cette ruse infâme

Que ce billet n'était qu'un piège ?...

 

FORTUNIO

Oui, madame,

Je vous ai juré sur mon âme

Que ma vie était à vous.

Je tiens parole !...

 

JACQUELINE, avec élan.

Ainsi, vous saviez tout !

Que j’étais indigne et menteuse

Et lâche, et vile, et trompeuse,

Que je vous envoyais à la mort par plaisir,

Vous le saviez et vous veniez mourir !

(Il baisse la tête sans répondre, elle va à lui.)

Eh bien, toi qui sais tout, le sais-tu que je t’aime ?

Le sais-tu, le vois-tu que je sens en moi-même

L’amour s’épanouir comme un matin d’été

Dans la splendeur, dans la ferveur, dans la clarté ?

Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

 

FORTUNIO

Dieu ! je rêve, être aimé de vous !

 

JACQUELINE

Ce n’était pas un rêve fou !

 

FORTUNIO

Que dites-vous, que dites-vous ?

 

JACQUELINE

Oui, ma main frissonna bien souvent dans la tienne.

Le soir quand nous allons doucement tous les deux

Je te la laisserai sans que tu la retiennes,

Mes yeux n’auront plaisir qu’à regarder tes yeux.

[ Non, ce n’est pas un rêve fou…

[

[ FORTUNIO

[ Elle m’aime !

[

[ JACQUELINE

[ Oui, je t’aime.

(Ils s’étreignent. On entend au-dehors la voix de maître André et des pas dans l’escalier.)

 

JACQUELINE

On vient… C’est Clavaroche… et mon époux.

Cachez-vous là…

(Elle l’entraîne vers l’armoire où Clavaroche était caché au deuxième acte, puis, se ravisant soudain.)

Non, pas là… non, pas vous…

Entrez ici…

(Elle le fait entrer dans l’alcôve.)

 

 

SCÈNE IV
MAÎTRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, JACQUELINE

 

MAÎTRE ANDRÉ, entrant avec Clavaroche.

C’est moi… Je suis un grand coupable…

Et je viens faire amende honorable.

Figure-toi,

J’étais jaloux encore,

Et nous avons, le capitaine et moi,

Guetté jusqu’à l’aurore

Sans rien prendre

(Il éternue.)

qu’un rhume affreux.

(Clavaroche éternue.)

Ou même deux…

Sans parler de diverses courbatures.

Morbleu ! Je jure

Qu’on ne me reprendra plus

A douter de tes vertus !

 

JACQUELINE

Je l’espère.

 

CLAVAROCHE

(qui, depuis son entrée, regarde avec méfiance autour de lui.)

Il faut pourtant que l’on sache

Si personne ici ne se cache.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Fi donc !

 

CLAVAROCHE

(indiquant le placard où il était caché au deuxième acte.)

Là, là… dans ce placard.

 

JACQUELINE

Eh bien ?

 

CLAVAROCHE

Il faut voir.

 

JACQUELINE

Voyez donc…

 

MAÎTRE ANDRÉ

Parbleu, rien…

 

CLAVAROCHE, dépité.

C’est vrai. Rien.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Et, pour me punir de ma défiance,

Je vais jeter dehors, et de quelle façon,

Mon cher Guillaume, auteur de ce méchant soupçon.

Ah ! le gueux ! le pendard ! la vile engeance !

Fortunio prendra sa place simplement

Il mérite bien cet avancement.

 

CLAVAROCHE, à part.

Déjà !

(Haut.)

Parbleu ! ma chère,

Il me semble qu’ici je n’ai plus rien à faire.

 

JACQUELINE, ironiquement.

Il fait sombre dans l’escalier,

On pourrait s’y rompre la tête.

Prenez donc ce chandelier.

(Elle tend un bougeoir à Clavaroche.)

 

CLAVAROCHE, à part.

Si je pouvais avoir l’air bête,

Je l’aurais probablement

En ce moment.

 

MAÎTRE ANDRÉ, à Jacqueline.

Allons, bonsoir, ma mie.

Qu’auprès de vous,

Belle endormie,

Les blonds amours accourent tous.

Que la nuit vous soit douce et brève

Et que jusqu’au jour vermeil,

La couronne des rêves

Parfume votre sommeil.

Bonne nuit !

 

CLAVAROCHE

Bonne nuit !

 

JACQUELINE

Bonne nuit !

 

TOUS LES TROIS

Bonne nuit !

(Ils sortent, puis maître André rentre aussitôt.)

 

MAÎTRE ANDRÉ

Et surtout mon cher bijou…

Poussez bien votre verrou.

 

JACQUELINE

Vous êtes la bonté même.

 

MAÎTRE ANDRÉ

Comme elle m’aime !

(Il sort. Jacqueline pousse le verrou. Fortunio paraît.)

 

FORTUNIO

Jacqueline !

 

JACQUELINE

Fortunio !

(Elle tombe dans ses bras.)

(Rideau.)

 

 

 

 

 

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