Fortunio
illustration d'Eugène Lami (1883) pour le Chandelier d'Alfred de Musset [de g. à dr. : Clavaroche, Jacqueline, Maître André, Fortunio]
Comédie musicale en quatre actes et cinq tableaux (en cinq actes à l'origine), livret de Robert de FLERS et Gaston Arman de CAILLAVET, d'après le Chandelier, comédie en trois actes (1835 ; Théâtre-Historique, 10 août 1848) de Louis-Charles-Alfred de MUSSET (Paris, 11 décembre 1810 – Paris, 02 mai 1857), musique d'André MESSAGER.
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Acte II. la Maison grise, romance extraite du Duo, version pour baryton |
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Acte III. Chanson de Fortunio, version pour baryton |
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Acte III. Chanson de Fortunio, publiée le 15 juin 1907 |
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Création à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 05 juin 1907 ; mise en scène d’Albert Carré ; décors de Lucien Jusseaume ; costumes de Marcel Multzer.
77 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950.
Première à la Monnaie de Bruxelles le 04 janvier 1908.
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personnages |
emplois |
Opéra-Comique 05 juin 1907 (création) |
Monnaie de Bruxelles 04 janvier 1908 (1re) |
Monnaie de Bruxelles 29 mars 1931
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Monnaie de Bruxelles 01 janvier 1944
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Jacqueline | soprano | Mmes Marguerite CARRÉ | Mmes Lillian GRENVILLE | Mmes Lily LEBLANC | Mme Danielle BRÉGIS |
Madelon | mezzo-soprano ou soprano | de LA PALME | Marthe SYMIANE | P. CALVERLEY | |
Gertrude | mezzo-soprano | Marguerite VILLETTE | DE BOLLE | Mencette GIANINI | |
Maître André | baryton | MM. Lucien FUGÈRE | MM. Maurice de CLÉRY | MM. Alexis BOYER | |
Fortunio |
ténor |
Fernand FRANCELL | André MORATI | Max MOUTIA | MM. Robert STÉNY |
Clavaroche | baryton | Hector DUFRANNE | Jean BOURBON | Emile COLONNE | Francis ANDRIEN |
Landry | ténor ou baryton | Jean PÉRIER | Octave DUA | Roger LEFÈVRE | Francis BARTHEL |
Subtil, oncle de Fortunio | ténor | Maurice CAZENEUVE | Victor CAISSO | Henri MARCOTTY | |
Guillaume | basse | Gustave HUBERDEAU | Gaston LA TASTE | Pol GILSON | |
D'Azincourt, lieutenant | ténor | Georges de POUMAYRAC | Hector DOGNIES | L. LAURENZ | |
De Verbois, lieutenant | baryton | Paul GUILLAMAT | Raoul DELAYE | Antoine PARNY | |
le Bailli | |||||
Bourgeois, Soldats du Royal-Conti, Clercs | |||||
Chef d'orchestre | André MESSAGER | Sylvain DUPUIS | Maurice BASTIN |
costumes de Jacqueline pour l'acte II (à g.) et de Fortunio (à dr.), par Marcel Multzer pour la création
autres costumes de la création
Fernand Francell (Fortunio) lors de la création
personnages |
Opéra-Comique 12 novembre 1910 (33e) et 22 novembre 1910 |
Opéra-Comique 12 juin 1915 (43e) |
Opéra-Comique 05 octobre 1920 (45e) |
Opéra-Comique 28 mars 1946 (65e) |
Opéra-Comique 17 mars 1948 (76e) |
Jacqueline | Mmes Marguerite CARRÉ | Mmes VORSKA | Mmes Marguerite CARRÉ | Mmes Lillie GRANDVAL | Mmes Nadine RENAUX |
Madelon | Jeanne de POUMAYRAC | Renée CAMIA | Andrée FAMIN | Christiane GAUDEL | Christiane GAUDEL |
Gertrude | Marguerite VILLETTE | Marguerite VILLETTE | Marguerite VILLETTE | Marguerite VILLETTE | Marinette FENOYER |
Maître André | MM. Jean DELVOYE | M. André ALLARD | MM. André ALLARD | MM. Louis MUSY | MM. Emile ROUSSEAU |
Fortunio |
Fernand FRANCELL |
Mme Andrée VALLY | Miguel VILLABELLA | Paul DERENNE | Raymond AMADE |
Clavaroche | Jean PÉRIER | MM. Jean PÉRIER | André BAUGÉ | Jean VIEUILLE | Roger BOURDIN |
Landry | Daniel VIGNEAU | Pierre ANDAL | Victor PUJOL | Jacques HIVERT | Jean DROUIN |
Subtil, oncle de Fortunio | Maurice CAZENEUVE | Georges MESMAECKER | Fernand ROUSSEL | Paul PAYEN | Paul PAYEN |
Guillaume | Louis AZÉMA | Louis AZÉMA | Jean CADAYÉ | Jean DROUIN | Julien THIRACHE |
D'Azincourt, lieutenant | Georges de POUMAYRAC | Albert PAILLARD | FAVILLA | Raymond AMADE | Serge RALLIER |
De Verbois, lieutenant | Paul GUILLAMAT | Gaston LA TASTE | Jean REYMOND | Gustave WION | Gustave WION |
Chef d'orchestre | Eugène PICHERAN | André MESSAGER | André MESSAGER | Albert WOLFF | Pierre DERVAUX |
Paul Derenne (Fortunio) et Maria Branèze (Jacqueline) à Vichy le 24 juillet 1943
Résumé. Pour masquer ses coupables amours, Jacqueline a pris un « chandelier » : Fortunio. Touchée par l'amour de celui-ci, elle finit par tomber dans ses bras.
Acte I. — Le Mail d'une petite ville de province. C'est dimanche ; il est dix heures du matin. Une partie de boules est engagée ; Landry, le clerc de Maître André, se distingue. Il porte un toast à la santé de son patron et de dame Jacqueline, l'épouse de Maître André. Maître Subtil entre, tenant par la main Fortunio qu'il va mettre en apprentissage, en dépit du peu d'enthousiasme du jeune homme, à l'étude de Maître André. Subtil le présente à son cousin Landry et se retire. Landry, joyeux vivant, fait bon accueil à Fortunio, qui demeure triste. Des bourgeois s'approchent pour examiner les officiers qui viennent s'installer au cabaret. Parmi ceux-ci se trouve le capitaine Clavaroche qui s'inquiète des conquêtes à faire dans le pays. De Verbois et d'Azincourt, ses lieutenants, lui parlent de Jacqueline, qu'ils estiment inaccessible. Clavaroche se sent piqué au jeu. Les bourgeois sortent de l'église ; Maître André et Jacqueline s'avancent. Profitant d'un moment où son mari la laisse seule, les officiers s'approchent et d'Azincourt présente Clavaroche, lequel se montre tout de suite entreprenant. Jacqueline lui apprend que son vieil époux n'est pour elle qu'un père et qu'ils font chambre séparée depuis toujours. Maître André, survenant, se fait présenter Clavaroche et l'invite à dîner le lendemain. Fortunio revient avec Landry. Apercevant Jacqueline, il s'éprend tout de suite d'elle. Apprenant qu'elle est sa patronne, il déclare maintenant à son oncle qu'il est tout disposé à entrer chez Maître André. Subtil, ravi, le présente à Maître André et à Jacqueline, lesquels l'accueillent avec indifférence. Les soldats défilent.
Acte II. — La chambre de Jacqueline, au petit matin. Maître André entre avec violence, un bougeoir à la main. Il réveille sa femme, car son clerc Guillaume lui a déclaré avoir vu, cette nuit même, un homme entrer par la fenêtre de sa chambre. Jacqueline réussit tellement bien à se disculper que son époux lui fait des excuses et se retire, confus. Aussitôt, Jacqueline court ouvrir le placard, d'où sort Clavaroche. Les deux amants discutent des moyens d'endormir la méfiance du mari. Clavaroche conseille à Jacqueline de prendre Fortunio comme « chandelier » : il se contentera d'un sourire et sera seul soupçonné. Clavaroche parti, Jacqueline appelle Madelon et la questionne au sujet des clercs, en particulier de Fortunio. On frappe : c'est Gertrude qui vient annoncer les clercs, désireux de présenter à Jacqueline leurs compliments à l'occasion de son anniversaire de mariage. Les clercs entrent et débitent leur compliment. Jacqueline ordonne qu'on leur serve à boire dans la salle basse. Elle retient toutefois Fortunio. Celui-ci n'a rien d'un courtisan et ne connaît que son village [Air de Fortunio : J'aimais la vieille maison grise...]. Il se déclare prêt à rendre à Jacqueline le service qu'elle lui demandera, tout disposé qu'il est à mourir de bon cœur pour elle. Fortunio part et Jacqueline lui fait un signe d'adieu à la fenêtre.
Acte III. — 1er Tableau : Le Jardin. Landry chante, à demi couché dans l'herbe. Guillaume dessine par terre et Fortunio rêve. Puis ils sortent. Clavaroche s'approche, rencontre Jacqueline et s'enquiert du « chandelier ». Maître André, tout joyeux, salue le capitaine, l'invite et lui présente Fortunio. Jacqueline vient annoncer que la table est mise pour le goûter. En portant le toast à Jacqueline, Maître André chante lourdement. Clavaroche propose que Fortunio se produise dans une chanson d'amour. Jacqueline l'en prie et le jeune homme s'exécute [Chanson de Fortunio : Si vous croyez que je vais dire qui j'ose aimer...]. Les hommes sortent. Jacqueline demande à Fortunio de l'attendre. Fortunio est angoissé : l'aime-t-elle ? Jacqueline l'interroge et reçoit son aveu candide et ému. Elle le quitte, car elle l'aime aussi. Fortunio est ravi. Jacqueline et Clavaroche passent au fond, l'officier se gaussant de la chanson de Fortunio. Jacqueline est inquiète ; Clavaroche la rassure. Fortunio, qui les a observés, comprend maintenant que Clavaroche est l'amant de celle qu'il aime !
Acte III. — 2e Tableau : Même décor. Il fait nuit. Le jardin est illuminé pour le bal que donne Maître André. Des invités dansent ; d'autres sont groupés autour de Landry qui fait les honneurs. Jacqueline et Maître André reçoivent leurs hôtes. Maître André pousse la chansonnette et la danse reprend. Guillaume, s'approchant de Maître André, demande à lui parler. Inquiet, Clavaroche sort à leur suite. La fête se termine. Landry distribue des lanternes pour reconduire les invités. Retenant Jacqueline, Clavaroche lui apprend que Maître André doit dresser une embuscade pour le surprendre cette nuit. Jacqueline a peur. Clavaroche lui fait écrire un billet, dont il s'empare pour attirer Fortunio à sa place. Epouvantée de ce qu'elle vient de faire sans s'en douter, Jacqueline dépêche Madelon pour dissuader Fortunio de venir au rendez-vous, puis elle rentre chez elle. Maître André, accompagné de trois spadassins, dresse son embuscade.
Acte IV. — La chambre de Jacqueline (comme au IIe acte). Jacqueline s'inquiète. Madelon lui annonce que sa mission a été inutile, car Fortunio est ici. Jacqueline le fait entrer. Fortunio avoue a Jacqueline qu'il avait tout entendu. S'il est venu quand même, c'est parce qu'il l'aime et qu'il veut mourir. On entend du bruit. Promptement, Jacqueline fait entrer Fortunio dans l'alcôve. Maître André entre avec Clavaroche, en s'excusant d'avoir soupçonné encore une fois sa femme. Clavaroche fait inspecter le placard et sort, constatant que, s'il pouvait avoir l'air bête, il l'aurait sans doute en ce moment... Les deux hommes se retirent. Maître André revient en arrière pour recommander à sa femme de bien pousser son verrou. Jacqueline s'exécute, puis revient vers l'alcôve. Fortunio paraît. Elle tombe dans ses bras.
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autographe d'André Messager
L’Opéra-Comique a donné, le 5 juin, la première représentation de Fortunio, comédie musicale en 5 actes, d'après le "Chandelier" d'Alfred de Musset, poème de MM. Robert de Flers et G. A. de Caillavet, musique de M. André Messager. Le charme spirituel et savant, sans ostentation, de la musique, la fantaisie aimable du livret, le mérite de l'interprétation, l'art de la mise en scène assurent à cette œuvre nouvelle un très grand, très durable et légitime succès.
Messieurs Robert de Flers et G. A. de Caillavet ont sagement averti que leur Fortunio n'est que d'après le Chandelier d'Alfred de Musset. Sinon, quels reproches n'encourraient-ils point ? Il y eût eu sacrilège à dénaturer si peu que ce fût, même pour un but aussi délicieux que la musique d'André Messager, cette délectation nonpareille pour gens ironiques ou, seulement, heureux, qu'est le théâtre d'Alfred de Musset. Si j'excepte la manière de Shakespeare à laquelle on doit la Tempête, le Songe d'une Nuit d’été et Comme il vous plaira, je ne vois rien dans toutes les littératures qui puisse, avec quelque avantage, être comparé à ce théâtre, où l'esprit multiplie les grâces les plus tendres, où le sourire est comme un apaisant couchant d'automne, où les larmes ont la douceur lucide de la rosée sur les fleurs. L'esprit qui brille ici, ce n'est pas le lamentable esprit de mots qui remplit la plupart des comédies contemporaines, et qui vaut à notre théâtre une très juste indignité. C'est de l'esprit de sentiment : langage naturel d'un homme entre tous sensible et délicat, et qui ne sut guère ici-bas que bien aimer sa mie et la chanter jusqu'à en souffrir. « Celui-là n'a jamais menti », a écrit Taine à propos de Musset. Cette sincérité anime son théâtre ; elle prête à ses personnages, qui ne sont occupés que des aventures, favorables ou décevantes, de leur cœur, l'accent même de la douleur ou de la joie humaine ; et nous sommes ébahis de découvrir que tels héros ou héroïnes de Musset : — Perdican, Camille, Fortunio, Marianne, la baronne de Il ne faut jurer de rien elle même, d'autres encore, — qui ont des apparences de fantoches, sont tout pétris de notre vie, tout ardents de nos passions, qu'ils se plaisent à dissimuler sous cette pudeur aimablement hautaine : l'esprit... Théâtre de délices, vraiment, celui-ci, où la réalité se teinte de rêve au point de s'atténuer en lui ! Théâtre d'apaisement, consolant et précieux comme un ami fidèle !... On peut n'aimer point Musset comme poète, et cela moins à cause de ses œuvres propres, au mérite parfois si émouvant, que pour leur influence, qui nous a valu tant de sirupeux Murger. Peut-être, obéissant à l'apostrophe de Verlaine (le Verlaine des Poèmes saturniens) est-il « dieu d'argile, descendu de son piédestal ?... » (Mais l'asile des cœurs qui s'éveillent lui est à jamais ouvert...). Ce qui dans son œuvre s'imposait comme lyrisme autrefois, peut ne nous sembler aujourd'hui que grandiloquence. Mais, sous la forme exquise de son théâtre, Musset nous apparaît à jamais érigé dans la gloire : et c'est par lui surtout qu'il ne mourra point...
Ce théâtre est de ceux qui se trouvent bien de l'amplification musicale ; et je comprends qu'il ait séduit un musicien aussi tendrement spirituel, aussi gracieusement savant que M. André Messager. Lui aussi aime la fantaisie, et il s'y ingénie avec aisance ; lui aussi, se plaît à donner à son inspiration le rythme d'un cœur sensible et délicat ; il excelle à faire parler à la musique le langage d'un esprit railleur sans méchanceté, d'une ironie pleine d'indulgence. Des œuvres nous en avaient déjà fourni le charmant témoignage : Isoline, le ballet des Deux Pigeons, la Basoche, Madame Chrysanthème, les P’tites Michu, Véronique. Musset n'eût pu souhaiter un meilleur commentateur.
Le livret que lui ont fait MM. Robert de Flers et G. A. de Caillavet est ingénieux, amusant, rimé avec agrément. Mais je me refuse à le considérer comme une adaptation au théâtre lyrique du Chandelier de Musset ; sinon, il me faudrait blâmer ces librettistes de talent si charmant, si victorieusement éprouvé ; il me faudrait déplorer un grossissement fâcheux du caractère de Fortunio, et, aussi au troisième acte, certain duo d'amour qui enlève, par avance, toute émotion, tout imprévu, à l'explosion de tendresse de Jacqueline pour le clerc de notaire, héroïque et passionné, au dernier acte : vous vous souvenez de la touchante surprise qu'elle soulève à la fin du Chandelier de Musset. Il me faudrait déplorer l'habileté trop flagrante qu'ils ont eue de faire cinq actes avec les trois actes de Musset : trois actes divisés, à la façon shakespearienne, en scènes nécessitant chacune un décor différent. Il me faudrait même regretter la prose de Musset si pleine, souple, nuancée et rythmique, et que les vers alertes de MM. de Flers et Caillavet ne compensent point.
Mais non, MM. Robert de Flers et G. A. de Caillavet n'ont vu dans le Chandelier qu'une aventure aimable et très musicable : en quoi ils ont eu bien raison. Adoptant le sujet de la comédie de Musset, ils ont fait presque autre chose. Peut-être vaudrait-il mieux qu'ils eussent réalisé tout à fait autre chose : il persiste encore trop de Musset dans leur affabulation ; et cela nous obsède... contre eux.
Rappellerai-je le sujet ? Le capitaine Clavaroche, qui est l'ami aimé de dame Jacqueline, épouse trop filiale de Maître André, notaire, a été surpris alors qu'il pénétrait dans la chambre de la notairesse. Le mari, averti, soupçonne et s'encolère ; Jacqueline a vite fait de le rassurer par la plus féminine des hypocrisies. Le danger subsiste pourtant. Pour l'écarter, tout en se conservant celle qu'il aime, Clavaroche propose à Jacqueline un « chandelier ». On appelle ainsi, dans les casernes, un jeune homme empressé et neutre qui se charge ingénument de détourner sur lui les soupçons éveillés par un autre chez un époux trompé et jaloux. Ce rôle de dupe amoureuse échoit, de par le goût de Jacqueline, à Fortunio, le plus jeune et le plus romantique des clercs de Maître André. Il s'en acquitte sincèrement, aimant la dame, jolie et blonde, de tout son bon petit cœur. Il arrive qu'il surprend le secret de l'aventure où Clavaroche l'a lancé. Qu'importe ! il aime ; et l'amour ne suffit-il pas à toute la vie comme à tous les rêves ? Veut-on l'attirer et le sacrifier dans une embuscade ourdie par Maître André, dont on a réveillé les soupçons ? Il y court : il aime ! Il aime si bien qu'il suscite l'amour chez la cruelle qui l'abusait... Finalement, Clavaroche doit s'effacer devant le clerc victorieux et porter ailleurs son cynisme galant.
La musique d'André Messager épouse bien le clair esprit de Musset. Voici, vraiment, le plus léger pétillement de génie français. La mélodie y fuse sans cesse, alerte, nombreuse ; elle décèle une recherche savante sans qu'il y apparaisse ; rien de vulgaire n'y détonne ; et un sentiment très tendre y affleure délicatement.
Il y a là plus de sourire que de rire : le rire est toujours un peu grossier ; le sourire est la lueur des âmes sceptiques et indulgentes. L'art de M. Messager sourit élégamment. Il se fonde sur une méthode robuste, rebelle aux complications contrapuntiques, et qui sait tout ce que peuvent et, aussi, ce que ne peuvent pas les chanteurs : d'où une écriture excellente pour la voix, laquelle est laissée bien à découvert par l'orchestre : mérite de plus en plus rare. Cet orchestre est d'une trame solide : il est éclatant sans se forcer jamais jusqu'au bruit ; il abonde en trouvailles. Et c'est vraiment très bien de donner à tant de science tant d'apparente simplicité.
Formulerai-je des critiques ? Oui. Je relèverai, comme trop fréquente, une inclination à finir les phrases sur la dominante ; et je voudrais moins de virilité dans les accents de Fortunio au duo d'amour du 3e acte.
André Messager directeur de l'Opéra (et les vrais amis de la musique sont heureux de sa nomination) va nous priver d'André Messager chef d'orchestre. Louons celui qui nous donna de si parfaites interprétations de Fidelio, de Fervaal, de Pelléas et Mélisande. Il a dirigé l'exécution des premières représentations de sa comédie musicale avec le zèle qu'il eût mis à faire valoir l'œuvre d'un autre.
L'interprétation des chanteurs est excellente avec Mme Marguerite Carré (Jacqueline) ; MM. Dufranne (Clavaroche), Fugère (Maître André), Jean Périer (Landry) et Francell (Fortunio). M. Albert Carré demeure le meilleur metteur en scène de Paris.
Un hommage de gratitude est bien dû à l'Opéra-Comique, qui nous donne, en moins d'un an, trois œuvres durables : les Armaillis, de Gustave Doret, Fortunio, d'André Messager et, — noble incomparablement, — Ariane et Barbe-Bleue, de Paul Dukas.
(Georges Pioch, Musica, juillet 1907)
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L'audace heureuse des librettistes, qui ont osé transformer en comédie lyrique une des meilleures fantaisies d'Alfred de Musset, a fourni au compositeur un poème où l'on a eu plaisir à retrouver la grâce, la gaieté, le charme qui sont les qualités distinctives du genre de l'opéra-comique français. G. A. de Caillavet et Robert de Flers ont donné cinq actes à leur poème, tandis que le Chandelier n'en compte que trois ; le premier, à la vérité, divisé en deux parties, qui sont chacune devenues un acte du livret. Pour le cinquième, c'est une sorte d'entrée en matière sous forme de prologue, prologue dans lequel, d'une façon assez ingénieuse, les auteurs, avant d'entrer dans l'action proprement dite, ont posé et fait connaître les personnages destinés à y prendre part. Cette exposition, vive, alerte, bien en scène, se passe sur une place publique, où, au milieu d'un va-et-vient qui nous représente le mouvement d'une petite ville de province, nous voyons passer tour à tour devant nous maître André et sa femme Jacqueline, et le fringant Clavaroche, qui trouve moyen de se faire présenter à la belle et de se faire inviter à dîner par son vieil époux, et le gentil Fortunio, qu'un sien oncle accompagne pour le recommander au notaire, parmi les clercs duquel il va prendre place. Tout cet acte, plein de mouvement et d'entrain, d'enjouement et de gaieté, est une excellente préparation à la pièce.
Quant à celle-ci, les auteurs ont eu la sagesse de suivre à peu près pas à pas l'action imaginée par Musset, à un ou deux incidents près destinés à lui donner le mouvement nécessaire à une œuvre lyrique, tels que la scène où les clercs de maître André viennent, Fortunio en tête, apporter des bouquets à Jacqueline pour lui souhaiter l'anniversaire de sa naissance. Cette adaptation musicale du Chandelier a été faite avec adresse, en nous donnant le suc de l'œuvre originale, tout en opérant les coupures nécessaires pour faire place précisément à la musique.
Celle-ci est l'œuvre d'un artiste qui a fait ses preuves de compositeur dramatique, possédant le sentiment de la scène, le sens spécial du rythme, et ne se laissant pas entraîner aux complications harmoniques où tombent parfois les imitateurs trop exclusifs de Wagner.
La partition de Fortunio est franche et claire, gracieuse, élégante et légère.
Pour entrer dans le détail, il faudrait signaler d'abord tout le premier acte, celui de la place publique, qui est leste, pimpant, vivant par-dessus tout, joyeux et plein de belle humeur, avec la scène piquante de Jacqueline et de Clavaroche, la petite cantilène de Fortunio, le gentil trio où maître André lance d'une façon comique cette exclamation : Que dites-vous de ce nom : Clavaroche ? et ses chœurs pleins de mouvement. Au second : la scène amusante de Jacqueline et du vieux notaire, qui voudrait bien ne pas être André Dandin, les couplets où Clavaroche fait la définition du « chandelier », le défilé des clercs de l'étude venant apporter chacun leur bouquet à la maîtresse de céans, et le charmant couplet de Fortunio, que souligne un agréable solo de cor. On trouve au troisième la très jolie scène des clercs, le monologue mélancolique de Fortunio et son duo passionné avec Jacqueline. Au dernier acte, il faut mentionner la scène ardente où Jacqueline et Fortunio se comprennent enfin, et celle du dénouement, où Fortunio raille agréablement Clavaroche, dont le congé est absolu et définitif.
(Arthur Pougin, Larousse Mensuel Illustré, octobre 1907)
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Le Chandelier qui parut pour la première fois dans la Revue des deux Mondes le 1er novembre 1835 fait partie de cette délicieuse série de chefs-d’œuvre qu'Alfred de Musset intitula le Spectacle dans un Fauteuil. Il ne songeait point à les faire jamais représenter, mais les admirateurs du poète en décidèrent autrement et peu à peu, il se résolut à arranger pour le théâtre quelques-unes de ses adorables comédies. Le Chandelier eut l'honneur d'être mis en scène par un des maîtres de l'école de 1830. C'est, en effet, Alexandre Dumas père, directeur du Théâtre Historique en 1848 qui eut le premier l'idée de faire représenter l'ouvrage. Joué le 10 août en pleine canicule, il fut acclamé, et deux ans plus tard, il passa à la Comédie-Française. Samson qui est peut-être bien le plus grand comédien du XIXe siècle, Samson, le maître de Rachel, fut le créateur de Maître André, Mme Allan, dont la beauté éclatante émerveilla les contemporains jouait Jacqueline et deux jeunes gens, peu connus encore, interprétaient les rôles des clercs Guillaume et Fortunio — ils s'appelaient Got et Delaunay. Depuis lors, le Chandelier fut souvent repris et l'auteur en modifia plusieurs fois l'ordonnance ; la pièce a donc subi quantité de remaniements avant l'adaptation que donnent à l'Opéra-Comique, MM. G. A. de Caillavet et Robert de Flers, et dont M. André Messager a composé la musique. Fortunio est d'ailleurs un arrangement très libre du Chandelier et c'est justement parce que les nécessités musicales ont obligé les librettistes à des changements nombreux et considérables qu'ils ont cru de leur devoir de ne pas reprendre le titre choisi par Musset.
PREMIER ACTE
Le premier acte de Fortunio nous montre une petite ville provinciale au bord d'une rivière tranquille, à la fin du XVIIIe siècle. C'est un dimanche d'avril. Le printemps commence de sourire, les lilas s'entrouvrent. Sur le mail, devant l'église, les citadins promènent leur loisir, quelques-uns jouent aux boules et Landry, premier clerc de Maître André notaire de l'endroit, mène joyeusement la partie. Survient un tabellion de village, traînant par la main un petit garçon tout effaré. C'est Maître Subtil, humble confrère de Maître André, qui profita du dimanche pour amener à la ville son neveu Fortunio. Il compte le confier à son cousin Landry, car le rêve de ce bonhomme est d'avoir un jour pour neveu
Un tabellion de grande ville Ayant des écus et du style
Fortunio résiste ; il regrette son village et
dit sa peine à Landry qui le réconforte de son mieux. Clavaroche est inquiet. Parmi toutes les promeneuses qui le dévisagent, il n'en voit point de digne de lui. Mais, pourtant, il n'est point homme à laisser longtemps son cœur en friche. Les cloches annoncent la sortie de la messe et, sous le porche, apparaissent Maître André et sa femme, la délicieuse Jacqueline dont la dédaigneuse beauté découragea jusque là tous les hommages. Tout aussitôt, Clavaroche est piqué au jeu ; il fait sa cour, se présente au mari, on l'invite à dîner. Jacqueline est coquette, Clavaroche entreprenant ; ils se séparent sur un sourire tout plein de promesses. A ce moment, rentre Fortunio. Il aperçoit Jacqueline. Emerveillé, éperdu, il s'informe auprès de Landry : « Parbleu, c'est ta patronne ! », lui répond le maître clerc. Voilà la vocation de Fortunio décidée et pendant que défilent les soldats du Royal-Conti, conduits par Clavaroche, Fortunio regarde Jacqueline et reste extasié.
DEUXIÈME ACTE
La chambre de Jacqueline. Il fait nuit. On entend la voix de Maître André qui à grand fracas, monte l'escalier. Il entre, son bougeoir à la main. Il s'élance vers le lit tout fanfreluché de dentelles où, paisiblement, dort Jacqueline. Il l'éveille à grand peine. Le pauvre notaire est furieux et stupéfait. Son clerc, Guillaume est venu l'éveiller tour à l'heure pour lui dire qu'il avait aperçu une ombre se glissant par la fenêtre et pénétrant chez Jacqueline. Mais celle-ci sait son métier de femme. Bien loin de se justifier, c'est elle qui attaque et au bout d'un moment, Maître André, repentant et confus, demande humblement pardon. Il se retire après avoir ouvert la fenêtre par où entre joyeusement le soleil du matin. A peine Maître André sorti, Jacqueline s'élance vers un placard caché sous la tenture et d'où émerge tout courbaturé, le beau Clavaroche. Elle lui explique la situation : Maître André est jaloux, on l'a prévenu, que faire ? « C'est bien simple, riposte Clavaroche ; il faut choisir un Chandelier ». — « Qu'est-cela ? » demande Jacqueline. — « C'est un amoureux platonique, un cousin transi, un petit jeune homme innocent et candide qui espère tout, n'obtient rien et attire sur sa tête les soupçons du mari ». Jacqueline se prête à cette ruse, qui doit sauvegarder ses amours et Clavaroche s'évade. Comme c'est le jour anniversaire du mariage de Maître André, les clercs, conduits par Landry, viennent présenter leurs voeux à Madame. L'occasion est belle pour choisir entre eux un cavalier servant. Au hasard, Jacqueline désigne Fortunio, qui, ébloui de son bonheur, se met à ses ordres.
TROISIÈME ACTE
Voici Fortunio installé dans l'intimité de Maître André. Il est tout enivré de sa bonne chance. Mais, l'aventure de l'homme que Guillaume aperçut se glissant chez Jacqueline le préoccupe. Il se rassure pourtant à voir la confiance que lui témoigne Jacqueline. Il ne lui a rien dit encore de sa tendresse ardente et c'est presque malgré lui qu'il la laisse deviner en chantant la célèbre chanson que Musset para d'une grâce inimitable. Jacqueline commence d'être touchée de cette passion qu'elle devine. Elle interroge Fortunio qui se trouble et lui avoue son amour fervent. Elle est émue ; elle est conquise. Au moment où l'aveu échappe de ses lèvres, Clavaroche revient, Fortunio essaie de s'enfuir, mais il n'en a pas le temps ; il se cache derrière un buisson ; il entend Clavaroche et Jacqueline causer. Tout s'éclaire ; il comprend et demeure désespéré.
QUATRIÈME ACTE
Maître André pour se faire pardonner sa jalousie a confié à un petit bal bourgeois ses amis de la ville. Clavaroche qui voit le mari tout rasséréné imite Jacqueline à renvoyer le petit Fortunio dont elle n'a plus que faire. Elle refuse alléguant la prudence. Elle a raison, car Guillaume, toujours à l'affût, a découvert quelque nouvel indice et il invite Maître André à se mettre aux aguets dans le jardin la nuit prochaine. Clavaroche, informé de ce dessein, veut se servir du pauvre Fortunio pour parer le coup. Il oblige Jacqueline à lui envoyer un billet lui donnant rendez-vous pour le soir même. Celle-ci, épouvantée lorsqu'elle comprend le projet, charge sa servante Madelon, d'empêcher Fortunio d'entrer chez elle. Mais, elle n'y réussit pas et Fortunio, le cœur déchiré s'élance dans la maison malgré ses prières. A ce moment, Maître André et Clavaroche viennent poster des spadassins qui guetteront le galant toute la nuit.
CINQUIÈME ACTE
La chambre de Jacqueline. Elle est seule, elle se désole de s'être prêtée aux ruses de Clavaroche ; elle supplie Dieu de veiller sur Fortunio ; elle espère que Madelon l'aura prévenu. Mais, voici qu'il entre. Il n'essaie pas de lui cacher sa douleur mortelle. Il sait tout : que Clavaroche est l'amant de Jacqueline et qu'on le tuera tout à l'heure lorsqu'il franchira la porte. S'il est venu, c'est qu'il veut mourir. Touchée enfin par tant de passion, de tendresse et de courage, Jacqueline ouvre son cœur à Fortunio enivré. Il tombe à ses pieds. Mais on frappe à la porte. Fortunio se cache derrière les rideaux de l'alcôve. Maître André apparaît, grelottant de froid et plein de remords. Son attente a été vaine ; plus jamais il ne doutera de la vertu de sa femme et il se retire confus, accompagné de Clavaroche furieux, pendant qu'avec un grand cri d'amour, Jacqueline tombe dans les bras de Fortunio.
(programme de l'Opéra-Comique, novembre 1910)
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Alfred de Musset, dans le Chandelier, comédie en 3 actes publiée en 1835, créée avec des changements de tableaux moins... shakespeariens, en 1848, au Théâtre Historique et représentée au Théâtre Français en juin 1850 ; Ludovic Halévy et Hector Crémieux, dans la Chanson de Fortunio, partition d'Offenbach en un acte, donnée en 1861 aux Bouffes-Parisiens ; Robert de Flers et G.-A. de Caillavet dans leur nouveau livret, musique d'André Messager, interprété en 1907 par Mme Marguerite Carré, MM. Francell, Fugère et Dufranne — ont collaboré à Fortunio. La Chanson de Fortunio, raconte André Martinet (Offenbach. Sa vie et son œuvre), avait été le plus formidable succès de première dont on ait gardé le souvenir aux Bouffes-Parisiens. Telle était la fureur des bravos et des bis, que la partition entière fut jouée deux fois : après la mélodie célèbre qui eût assuré à elle seule la renommée d'un compositeur, la représentation fut suspendue quelques minutes par les acclamations enthousiastes. Meyerbeer, rencontrant Millaud le lendemain, parlait avec ravissement de la partition d'Offenbach : « J'aurais aimé l'avoir faite ! » L'acte avait été écrit et composé en huit jours, répété en une semaine... C'était le Benjamin du maestro, qui le chérit d'une tendresse sans égale, jusqu'au jour où il entendit les premiers bégaiements des Contes d'Hoffmann — le favori, qui, dans la grande famille, sait, à force de succès, faire excuser la préférence du père. Quant à la pièce, Paul de Musset, écrivant à l'un des auteurs, le remerciait de l'hommage gracieux rendu à la mémoire de son frère, dans le privilège donné à sa chanson de toucher tous les cœurs… ». Ludovic Halévy et Hector Crémieux étaient réellement allés cueillir leur inspiration sur la tombe d'Alfred de Musset... sous le saule, Offenbach a planté des roses...
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MM. de Flers et de Caillavet, secondés par M. André Messager, le délicat auteur de la Basoche et de l'exquise Véronique, si digne, elle aussi, d'être inscrite au répertoire de l'Opéra-Comique — ont habilement démarqué le Chandelier de Musset, et l'ont augmenté d'un prologue. A quelques transpositions près, dues aux nécessités de la scène lyrique, c'est le conte galant si connu : Maître André, notaire, a soupçon de l'inconduite de sa femme, la coquette Jacqueline : un homme a été vu, s'introduisant par la fenêtre. Le tabellion pénètre dans la chambre, à grand vacarme... Jacqueline, au lieu de se disculper, le couvre naturellement d'invectives — et c'est le mari qui fait des excuses et se replie en désordre. Il n'a pas plutôt disparu que le capitaine Clavaroche jaillit de l'armoire où il se cachait. Et il est de mauvaise humeur. Sans compter que voilà le jaloux en éveil... Comment faire ? « Rien de plus simple, explique Clavaroche à sa maîtresse — nous allons prendre un « chandelier » — c'est-à-dire un feint amoureux, qui se contentera de quelques menus suffrages, et sur lequel se détourneront les propos :
... parce que nous souffrons
Sans trop de déplaisir, sans rougeur à nos
fronts. Que l'on dise de nous ce qui n'est pas, tandis que Le seul soupçon du vrai nous ôte le repos (*)...
(*) Edmond Rostand, la Journée d'une Précieuse.
On choisit, pour ce rôle-là, le petit clerc Fortunio. Clavaroche aurait dû se souvenir de Mlle de La Vallière, choisie jadis par « Madame » pour égarer la médisance des courtisans pendant qu'elle-même flirtait avec le Roi-Soleil. — Dans les mêmes circonstances, ou presque, les mêmes causes vont produire les mêmes effets : Jacqueline a recommandé Fortunio à maître André qui chante son éloge à Clavaroche, et invite à dîner le petit clerc, émerveillé de sa fortune subite — de ce qu'il considère déjà comme sa bonne fortune : et il a fait des vers pour Jacqueline qui l'accable de ses bontés — en le chargeant de commissions confidentielles. — A ce jeu, les deux papillons ne tardent guère à se brûler les ailes au même « Chandelier »... Clavaroche s'agite. Il s'explique avec Jacqueline — et Fortunio, caché, entend leur conversation — il était venu pour se déclarer ; le voilà tombé du haut de son rêve. Cependant, maître André continue de se défier, et Clavaroche en a eu vent. Il exige de sa maîtresse qu'elle convoque Fortunio à un rendez-vous nocturne au jardin, espérant bien qu'il y sera surpris par le mari. Jacqueline feint d'obéir, mais le cœur n'a déjà que trop parlé en faveur de son amoureux transi — et elle lui intime l'ordre de tenir ce rendez-vous pour nul et non avenu. Le petit clerc s'incline sans mot dire, et la coquette s'en étonne. Incapable de se contenir plus longtemps, Fortunio, sans se plaindre, laisse échapper son secret : il se sait sacrifié, il accepte de mourir pour son idole... Jacqueline ne résiste pas davantage ; c'est lui qu'elle aime... Maître André, vainement guettera toute la nuit dans l'étude ; Clavaroche reste quinaud. Et le « chandelier » brûle désormais d'une flamme heureuse.
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LA CHANSON DE FORTUNIO
..... Si vous croyez que je vais dire Qui j'ose aimer. Je ne saurais, pour un empire, Vous la nommer.
Nous allons chanter à la ronde, Si vous voulez, Que je l'adore et qu'elle est blonde Comme les blés.
Je fais ce que sa fantaisie Veut m'ordonner, Et je puis, s'il lui faut ma vie, La lui donner.
Du mal qu'une amour ignorée Nous fait souffrir, J'en porte l'âme déchirée Jusqu'à mourir.
Mais j'aime trop pour que je die Qui j'ose aimer, Et je veux mourir pour ma mie Sans la nommer !
(Alfred de Musset, le Chandelier, acte II, scène III.)
(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)
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Sur un livret adroitement et spirituellement adapté à la comédie de Musset, Messager a écrit une partition pleine de grâce, de finesse et de charme, d'où l'on peut détacher notamment la scène des clercs, la chanson et le monologue de Fortunio et les deux duos de Fortunio et de Jacqueline.
(Larousse du XXe siècle, 1930)
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Acte I - le Mail d'une petite ville de province |
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Scène I | Très bien ! Très bien ! | Landry, Chœurs | Scène V | Ce sermon était excellent | Jacqueline, Maître André, Clavaroche | |
C'est un notaire | Landry | Scène VI | Vous l'avez dit, morceau de Roi ! | Jacqueline, Clavaroche | ||
Scène II | Fortunio écoute-moi | Fortunio, Landry, Subtil | Monsieur, je suis toute confuse | Jacqueline, Clavaroche | ||
Scène III | Je suis très tendre | Fortunio | Scène VII | Vous voilà donc enfin | Jacqueline, Maître André, Clavaroche | |
Le patron n'est pas un bourreau | Landry | Que dites-vous du nom de Clavaroche ! | Jacqueline, Maître André, Clavaroche | |||
Scène IV | Ah ! voici des soldats | Clavaroche, de Verbois, d'Azincourt | Scène VIII | Ah ! ciel ! que cette dame est belle ! | Jacqueline, Maître André, Clavaroche, Fortunio, Landry | |
Or ça, nous sommes entre gens de guerre | Clavaroche | Place ! Place ! | Chœurs | |||
Acte II - la Chambre de Jacqueline |
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Scène I | Holà ! Jacqueline ! | Maître André, Jacqueline | Scène III | Madame a bien dormi cette nuit ? | Jacqueline, Madelon | |
Hélas ! pour votre Jacqueline | Jacqueline | Les clercs de l'étude | Jacqueline, Landry, les Clercs | |||
Scène II | Ah ! quelle affaire | Jacqueline | Scène IV | Lorsque la dame du notaire | Landry | |
Adieu ! quand tout sourit | Clavaroche | Scène V | Monsieur, vous voyez une femme | Jacqueline, Fortunio | ||
C'est un garçon de bonne mine | Clavaroche | J'aimais la vieille maison grise | Fortunio | |||
Ah ! la singulière aventure ! | Jacqueline, Clavaroche | Il s'agit d'une amie à moi | Jacqueline | |||
Acte III (1er Tableau) - le Jardin |
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Scène I | Ah ! si j'étais femme | Fortunio, Landry, Guillaume | Scène V | Une angoisse exquise et mortelle | Fortunio seul | |
Rêver ! Boire ! Dormir ! | Fortunio, Landry, Guillaume | Scène VI | Fortunio, sommes-nous seuls ? | Jacqueline, Fortunio | ||
Scène II | Par la Saint-Sambreguoi ! | Clavaroche | Les cloches avaient l'air de sonner une aubade | Fortunio | ||
Scène III | Enfin vous voilà ma charmante ! | Jacqueline, Clavaroche | Scène VII | Elle m'aime ! | Fortunio | |
Scène IV | Capitaine, je vous salue ! | Jacqueline, Fortunio, Maître André, Clavaroche | C'est elle ! | Jacqueline, Fortunio, Clavaroche | ||
Coteaux brûlants ! | Maître André | |||||
Si vous croyez que je vais dire qui j'ose aimer ! | Fortunio | |||||
Acte III (2me Tableau) - le Jardin illuminé |
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Scène I | Dans son jardin, Maître André | Maître André, Landry, Chœurs | Scène III | Nous n'avons pas sujet de rire | Jacqueline, Clavaroche | |
Scène II | Mesdames vous êtes-vous bien ébattues ! | Jacqueline | Scène IV | Mon Dieu ! qu'as-tu fait Jacqueline ? | Jacqueline seule | |
Dans le vallon et une bergerie | Maître André | Scène V | Qui vient ? | Jacqueline, Madelon | ||
C'est exquis ! Charmant ! | Chœurs | Scène VI | Vous, là ! | Maître André, Clavaroche, les Spadassins | ||
Acte IV - Même décor qu'au deuxième acte |
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Scène I | Je ne vois rien ! | Jacqueline seule | Scène III | Mais pourquoi être venu ? | Jacqueline, Fortunio | |
Lorsque je n'étais qu'une enfant | Jacqueline | Parce que votre main frissonnait dans la mienne | Fortunio | |||
Scène II | Ah ! c'est toi, Madeleine ! | Jacqueline, Madelon | Eh ! bien, toi qui sais tout | Jacqueline | ||
Scène IV | C'est moi ! | Jacqueline, Fortunio, Maître André, Clavaroche | ||||
Allons, bonsoir, ma mie ! | Maître André |
LIVRET
Enregistrement accompagnant le livret
- Version anthologique 1961 : Liliane Berton : Jacqueline ; Michel Sénéchal : Fortunio ; Michel Dens : Clavaroche ; Jean-Christophe Benoît : Maître André ; Guy Godin : d'Azincourt ; Pierre Germain : de Verbois ; Orchestre de l'Association des Concerts Colonne dir Pierre Dervaux ; enr. du 11 au 14 septembre 1961.
Acte I - décor lors de la création
(édition de décembre 1907)
ACTE PREMIER
Le théâtre représente le mail d'une petite ville de province. Au fond à gauche, sous les arbres, l'entrée de l'église précédée d'un escalier de pierre de cinq ou six marches. Quinconces d'ormeaux, à travers lesquels on aperçoit la rivière. A droite, les bosquets d'un petit café. C'est dimanche. Il est dix heures du matin. Au fond, un jeu de boules ; des bourgeois groupés, des enfants, des femmes regardent le jeu. Une marchande de sucreries se promène ; un marchand de fil et de ciseaux ; un autre vend à boire et traîne un tonneau sur une petite charrette. Quelques buveurs sont attablés.
SCÈNE PREMIÈRE BOURGEOIS, BOURGEOISES, JOUEURS DE BOULES, LANDRY
CHŒUR Qu'il fait bon pendant que les mondes roulent, De jouer aux houles Et quel doux repos De venir ici par les beaux dimanches, Et troussant ses manches, De humer des pots ! (Au lever du rideau la partie de boules est engagée. Un joueur lance sa boule.)
VOIX DIVERSES Bravo ! Très bien ! Le coup est net ! La boule frôle le cochonnet ! A toi Landry !
LANDRY Champion de la basoche ! Donnez la boule et que je la décoche !
VOIX DIVERSES La boule ! La boule ! (La boule passe de main en main et revient à Landry.)
LANDRY Du champ ! (On s’écarte pour lui faire place.)
UN BOURGEOIS (s'approchant de lui.) Je vous conseille M'en trouvant à merveille De lancer la boule en marchant.
VOIX DIVERSES A gauche ! A droite ! Hé non ! C'est un joueur d'élite.
LANDRY Place ! Et laissez éclater mon mérite ! (Il lance la boule.)
VOIX Bravo Landry ! Il est vainqueur ! Un coup de roi !
LANDRY
Je suis vainqueur et c’est moi Holà, manant ! De ta main déloyale Verse des vins aigrelets A tous ces bourgeois replets Dont, les uns sont vilains et les autres fort laids.
UN BOURGEOIS Holà, quel ton !
UN AUTRE Folle jeunesse !
UN AUTRE Buvons toujours !
UN AUTRE A ton adresse !
LANDRY Non pas ! Je bois à maître André Mon cher patron ! C'est un notaire Méfiant, crédule et madré Mais infiniment terre à terre J'imagine que pour le faire Le Créateur en se trompant A pris du renard et du paon C'est un notaire ! Il a du savoir et du savoir-faire, Une solennelle gaité Ne cherchant point la qualité Et la préférant ordinaire... C'est un notaire !
TOUS Vivat, vivat pour maître André ! (Ils reposent leurs verres.)
LANDRY Mais j'allais, quelle pitié ! J'allais oublier sa moitié. (Il tend son verre qu'on remplit et il l'élève à ses yeux.) Je te bois, liqueur opaline En l'honneur de la plus câline De la plus aimable mâtine Qui jamais ait souri sous une capeline Je bois à dame Jacqueline !
TOUS Vivat pour dame Jacqueline !
UN BOURGEOIS Quel drôle ! Oser insolemment Parler d'une dame estimable !
VOIX DIVERSES Quelle époque ! C'est déplorable !
LANDRY Hommes sages, vous êtes fous Car le seul beau temps, voyez-vous, C'est celui de notre jeunesse Pour vous, celui qui s'est enfui Et pour nous celui d'aujourd'hui. Le beau temps de notre jeunesse !
UN JOUEUR Bravo, Landry !
LANDRY Je parle bien quand je suis gris !
UN JOUEUR (s'approchant de Landry, la boule à la main.) Ta revanche, Landry ?
LANDRY Certe ! Et je vous défie !
LE MAÎTRE DU JEU Place ! Place pour la partie. (Tout le monde remonte au fond et la partie recommence.)
SCÈNE II (Maître Subtil, petit notaire de campagne, entre, traînant son neveu Fortunio par la main. Tous deux sont endimanchés.)
SUBTIL Voici le terme du voyage Et je vais te dire pourquoi Nous avons tous les deux quitté notre village.
FORTUNIO (désolé.) Mon oncle, ne le dites pas Je voudrais retourner là-bas.
SUBTIL Tais-toi ! Je veux Avoir quelque jour pour neveu Un tabellion de grande ville Ayant des écus et du style. Voilà pourquoi, de bon ou mauvais gré, Tu vas entrer chez maître André.
FORTUNIO (désespéré.) Mon oncle, écoutez ma prière... Je ne veux pas !... Je ne veux pas Retournons tous les deux là-bas Je ne veux pas être clerc de notaire...
SUBTIL Tais-toi ! Mon parti est pris. (Il regarde au fond.) Hé, mais là sur la promenade J'aperçois ton cousin Landry Qui sera demain ton camarade. (Il appelle.) Landry !
LANDRY (se retournant.) Quoi donc ?
SUBTIL. Hé ! C'est nous !
LANDRY (descendant.) Dans mes bras ! (Ils s'embrassent.)
SUBTIL (lui montrant Fortunio.) Or ça, tu sauras De ce nigaud calmer l'inquiétude Et lui montrer congrument Tout l'agrément Qu'il trouvera dans votre étude
LANDRY Fiez-vous à moi !
SUBTIL Je te le laisse et m'en vais voir Quelques amis en ville. A tantôt.
LANDRY Au revoir. (Subtil sort.)
Scène II de l'Acte I lors de la création
SCÈNE III FORTUNIO, LANDRY
LANDRY Eh bien ! Nous voici donc collègues. Puisque mon oncle me délègue Ses droits sacrés, mon garçon, Je veux faire de toi le plus franc polisson Et le plus profond légiste ! Ensemble on va grossoyer Ensemble on va festoyer !
FORTUNIO Ah ! Landry, je suis bien trop triste !
LANDRY Ça passera, corbacque !
FORTUNIO Oh ! non ! La vie Que tu mènes, vois-tu, n'est point ce que j'envie
Je suis très tendre et très farouche, Parfois je me jette à genoux, Et je sens monter à ma bouche Des mots inconnus et très doux.
Je les dis à celle que j'aime. Et pourtant ne la connais pas. Mais elle est bien près tout de même Puisque je les lui dis tout bas.
Elle est à moi, je suis sa chose, J'ai mêlé pour la composer Une étoile, un lys, une rose, Un rêve, une larme, un baiser.
Je l'adore et je la redoute Elle est ma crainte et mon espoir, Je voudrais la posséder toute, Et pourtant j'ai peur de la voir.
Mais une chose me console : C'est que sans doute je mourrai Sans prononcer une parole Le jour où je la connaîtrai.
LANDRY Corbleu ! quelle mélancolie ! Je suis le cousin d'un saule pleureur.
FORTUNIO Oh ! oui j'ai peur... peur de la vie. Peur de l'espoir, peur du bonheur. J'ai peur de tout ce que j'envie, J'ai peur de moi-même... j'ai peur.
LANDRY Chasse cette crainte importune Toutes les femmes, mon mignon, Te consoleront d'une Et c'est ce qu'elles ont de bon Et puis au diable ta chimère Nous passerons tous deux du joli temps L'étude donne sur les champs Et disparaît sous le lierre. Le patron n'est pas un bourreau Les fenêtres sont sans barreau Une charmille les ombrage. En écoutant les sansonnets On élabore des sonnets Pour les beautés du voisinage. Il n'est pas jusqu'au petit clerc Chacun voulant une chacune Qui ne vienne rêver au clair De la lune !
FORTUNIO Non, non, je ne veux pas entrer chez ce notaire !
LANDRY (regardant à la cantonade.) Oh ! Voici des soldats ! Tirons vers la rivière. (Les bourgeois redescendent et se rapprochent.)
UN BOURGEOIS (regardant à droite.) C'est le nouveau capitaine.
UNE BOURGEOISE Il vient de Paris !
UN BOURGEOIS On le dit redoutable !
LANDRY Hé oui, pour les maris... (Il sort avec Fortunio. Apparaissent au fond, Clavaroche, et MM. de Verbois et d'Azincourt, lieutenants. Les bourgeois les regardent. Ils vont vers le cabaret.)
SCÈNE IV CLAVAROCHE, LES LIEUTENANTS, BOURGEOIS ET BOURGEOISES
UNE BOURGEOISE (regardant Clavaroche.)
UN BOURGEOIS Hum ! Je le trouve grand !
DEUXIÈME BOURGEOISE Comme le monde !
TROISIÈME BOURGEOISE Au moins !
PREMIÈRE BOURGEOISE Quelle prestance !
UNE BOURGEOISE On dit qu'il manque tout à fait de continence C'est un loup dévorant !
LES BOURGEOISES (chuchotant.) Vraiment ? Vraiment ? Vraiment ?
DEUXIÈME BOURGEOIS (entraînant sa femme.) Mais venez donc !
PREMIER BOURGEOIS (entraînant sa femme.) Ainsi toujours sur terre La femme n'aura d'yeux que pour le militaire ! (Clavaroche s'est assis et s'est frisé la moustache pendant qu'on le regarde. Les deux lieutenants s'attablent. On les sert.)
CLAVAROCHE Or ça ! nous sommes entre gens de guerre Parlons femmes ! Car d'honneur Nouveau venu dans cette ville Je ne sais où donner du cœur Guidez-moi ! Car je fais figure d'imbécile.
DE VERBOIS Vous voulez rire...
D'AZINCOURT Un tel vainqueur !
CLAVAROCHE Oui, sans forfanterie. J'ai la pratique et j'ai la théorie. Et maintenant... Parlez ! Quoi de sortable ici ? Car palsambleu, blondes ou brunes Je veux avant huit jours, mourir pour quelques-unes ! De ma gêne, prenez souci !
DE VERBOIS La Présidente est tendre Et sa taille bien prise, mais Elle la laisse un peu trop prendre.
CLAVAROCHE Fi donc !
D'AZINCOURT D'attraits La baillive est assez nantie Mais on assure qu'en amour ? Elle n'a point de répartie.
CLAVAROCHE Pouah !
DE VERBOIS Il reste encor la Sénéchale, Elle a le teint vermeil Mais des yeux dont, hélas ! chacun est sans pareil.
CLAVAROCHE Un louchon ! Mordiable ! La peste ! Ma destinée en ce séjour M'apparaît sous un sombre jour !
DE VERBOIS Je ne vois plus rien !
D'AZINCOURT Plus rien que Jacqueline.
DE VERBOIS Jacqueline ? Impossible !
CLAVAROCHE Impossible ? Voila Qui une plaît fort.
D'AZINCOURT Oh ! c'est que celle-là N'est point de la même farine, C'est la perle sans tache.
CLAVAROCHE Bien. A merveille ! Et que dit-on d'elle ?
D’AZINCOURT On ne dit rien.
CLAVAROCHE Bon ! La taille ?
D’AZINCOURT Oh ! souple comme ondine. De grands yeux clairs, couleur d’aventurine.
CLAVAROCHE Et coquette ?
DE VERBOIS J'en jurerais. Elle a parfois des regards en sourdine Et certain pli de la narine Qui promet beaucoup.
CLAVAROCHE Parfait !
D'AZINCOURT Mais avec cela des airs de béguine, Un front de pudeur revêtu, Grand étalage de vertu, Bref, on n'ose pas.
CLAVAROCHE (rêveur.) Jacqueline... Et le mari ?
DE VERBOIS Oh ! fort considéré Et très jaloux. C'est maître André.
CLAVAROCHE Le notaire ?
D'AZINCOURT Oui.
CLAVAROCHE Jacqueline...
DE VERBOIS C'est un morceau du roi.
CLAVAROCHE C'est un morceau pour moi. (Les cloches de l'église se mettent à sonner. Des bourgeois sortent de l'église.)
D'AZINCOURT Voici que l'on sort de la messe.
CLAVAROCHE Restons sous ce bosquet, messieurs, Ce petit vin n'est point de ceux Dont on se désintéresse. (Ils entrent à gauche, sous la tonnelle du cabaret. Les bourgeois sortent de l'église. Maître André sort le dernier très salué par la foule.)
DE VERBOIS (à Clavaroche.) C'est elle !
SCENE V LES MÊMES, MAÎTRE ANDRÉ, JACQUELINE
Lénifiant, édifiant ! Te semble-t-il point ma bichonne ?
JACQUELINE Oui mon ami.
MAÎTRE ANDRÉ Voyez comme de toutes parts Sur moi sont fixés les regards. Ne le vois-tu pas, ma mignonne ?
JACQUELINE Oui, mon ami.
MAÎTRE ANDRÉ Mais j'ai céans À parler affaire à nombre de gens. Tu m'attendras là, ma pouponne.
JACQUELINE. Oui, mon ami.
MAÎTRE ANDRÉ Amuse-toi, Pour charmer ce temps, à penser à moi. Car tu m'aimes bien ma pigeonne.
JACQUELINE Oui, mon ami... (Maître André remonte, cause et s'éloigne avec les bourgeois.)
SCÈNE VI JACQUELINE, CLAVAROCHE, DE VERBOIS, D'AZINCOURT
CLAVAROCHE (à d'Azincourt.) Vous dites vrai, morceau de roi ! Présentez votre capitaine, Elle en vaut certes la peine.
D'AZINCOURT (s'approchant de Jacqueline et suivi de Clavaroche.) Madame, je veux ici. Sans redouter votre reproche, Vous présenter le capitaine Clavaroche, Que voici.
CLAVAROCHE Pour moi, la faveur est immense.
JACQUELINE Souffrez que timidement, En guise de remerciement, Je vous fasse ma révérence. (Jacqueline fait une grande révérence.)
CLAVAROCHE Oh ! c'est trop de grâce vraiment Devant autant de charmes, On n'a qu'à rendre les armes... Et je les rends.
JACQUELINE Monsieur, je suis toute confuse. Et je refuse De vous écouter plus longtemps. Car de pareils propos seraient compromettants Si l'on nous entendait... Songez donc, capitaine !
CLAVAROCHE Soit ! Pourtant, je ne me résous A me taire que si vous me parlez de vous.
JACQUELINE Oh ! Parler de moi, ça n'en vaut pas la peine.
CLAVAROCHE Si fait ! D'honneur Je veux savoir, ma charmante, Ce qui vous plaît, ce qui vous tente, Où vous prenez votre bonheur. Racontez-moi votre cœur.
JACQUELINE Mon cœur, monsieur, n'a pas d'histoire. Il est très calme, assez peureux, Sans défaites et sans victoires. Libre à vous de ne point me croire, Mon cœur, monsieur, n'a pas d'histoire.
CLAVAROCHE C'est donc que monsieur votre époux Suffit tout seul à le distraire ?
JACQUELINE Pour moi, mon époux est un père. Un père bienveillant et doux, Et s'il est un peu jaloux. C'est qu'il est sexagénaire.
CLAVAROCHE Le printemps à l'hiver uni Habite donc le même nid ?
JACQUELINE Nous faisons excellent ménage Il est discret, je suis très sage. Et nous sommes très heureux, car Nous faisons tous deux nid part.
CLAVAROCHE Au moins vous avez un enfant, j'espère, Qui fait votre foyer joyeux.
JACQUELINE Comment en aurais-je, monsieur ?
Je vous l'ai dit : pour moi mon époux est
un père Qu'il n'aura jamais d'autre enfant que moi.
CLAVAROCHE Voila qui va des mieux, madame, Que je meure, sur mon âme, Si je ne deviens l’ami…
JACQUELINE De mon mari ?
CLAVAROCHE Parbleu ! oui, de votre mari. (Il lui prend la main.)
JACQUELINE Ah ! Monsieur, rendez-moi ma main. Laissez-moi passer mon chemin
CLAVAROCHE Le vôtre et le mien, c'est le même.
JACQUELINE Mon Dieu ! ne suivez point mes pas.
CLAVAROCHE Si je vous dis que je vous aime ?
JACQUELINE Monsieur, je ne vous croirai pas.
CLAVAROCHE (pressant.) Allons, rendez-moi votre main, Nous suivons le même chemin.
JACQUELINE Non, non, je ne puis vous la rendre.
CLAVAROCHE Écoutez-moi...
JACQUELINE Je ne veux rien entendre.
CLAVAROCHE Malgré, tout, Malgré vous L'Amour, ce gentil maître, Saura faire reconnaitre, Son pouvoir Quelque soir. Cette main, il me la fera rendre Et vous contraindra de m'entendre, Malgré tout, Malgré vous.
JACQUELINE Malgré tout, Malgré vous, Je ris de son caprice Et ne serai pas la complice D'un enfant Si méchant. Cette main, il ne pourra la prendre Et je saurai bien me défendre Malgré tout, Malgré vous.
CLAVAROCHE Je vous quitte, madame, et j'espère en demain.
JACQUELINE Non, non, nous ne suivons pas le même chemin.
SCÈNE VII
MAÎTRE ANDRÉ (entrant et apercevant Jacqueline.) Vous voilà donc, enfin, je vous cherche ma mie.
JACQUELINE (hypocrite.) Je vous attendais avec une amie Elle vient de partir. (Clavaroche les salue.)
MAÎTRE ANDRÉ Quel est donc Ce superbe dragon ?
JACQUELINE
C'est le nouveau capitaine
MAÎTRE ANDRÉ Vous le connaissez ?
JACQUELINE A peine.
MAÎTRE ANDRÉ Présentez-moi, mon petit.
JACQUELINE Vous y tenez ?
MAÎTRE ANDRÉ Je le désire.
CLAVAROCHE (à part.) Les maris me font toujours rire.
JACQUELINE (présentant.) Soit, mon ami ! Mon capitaine, mon mari Maître André, notaire.
MAÎTRE ANDRÉ Monsieur, je goûte fort l'élément militaire.
CLAVAROCHE Et moi, monsieur, je n’aime rien tant qu'un notaire.
MAÎTRE ANDRÉ J’étais né, je crois, pour être mousquetaire.
CLAVAROCHE Parbleu, quand je vous vis, je me dis : un lion Sommeille dans le sein de ce tabellion.
MAÎTRE ANDRÉ (à Jacqueline.) Il est charmant !
CLAVAROCHE (à Jacqueline.) Il est parfait !
MAÎTRE ANDRÉ Dès votre approche, J'ai ressenti pour vous un invincible attrait,
CLAVAROCHE
Et moi, je me suis dit : Ah ! mon Dieu,
qu'il me plaît !
MAÎTRE ANDRÉ C'est votre nom ?
CLAVAROCHE Oui.
MAÎTRE ANDRÉ (séduit.) Clavaroche ! Que dites-vous du nom de Clavaroche ? Comme un trait, cela se décoche Clavaroche !
CLAVAROCHE Clavaroche !!!
JACQUELINE Clavaroche !
TOUS LES TROIS Clavaroche !
CLAVAROCHE Il est sans peur et sans reproche, Il ne connaît point d’anicroche. Clavaroche !
MAÎTRE ANDRÉ Clavaroche !
JACQUELINE Clavaroche !
TOUS LES TROIS Clavaroche !
MAÎTRE ANDRÉ Cela tinte comme une cloche
CLAVAROCHE Entendez-vous ?
JACQUELINE Non.
CLAVAROCHE Cœur de roche !
JACQUELINE (répétant le nom avec satisfaction.) Clavaroche !
MAÎTRE ANDRÉ Clavaroche !
CLAVAROCHE Clavaroche !
TOUS LES TROIS Clavaroche !
JACQUELINE Mais de belle en belle il ricoche Et cela fait manquer le coche, Clavaroche !
MAÎTRE ANDRÉ Clavaroche !
CLAVAROCHE Clavaroche!
TOUS LES TROIS Clavaroche !
MAÎTRE ANDRÉ Ah ! mon cher monsieur Clavaroche ! Désormais à vous je m'accroche, Venez dîner chez nous demain.
CLAVAROCHE C’est dit !
MAÎTRE ANDRÉ C’est dit !
CLAVAROCHE (baisant la main de Jacqueline et tout bas.) Nous suivons le même chemin.
MAÎTRE ANDRÉ Nous sommes amis ?
CLAVAROCHE Nous le sommes. Mais voici le moment de rassembler mes hommes. (Il prend congé et sort.)
MAÎTRE ANDRÉ (à Jacqueline.) Venez, pour voir ces soldats défiler, Je daigne, au peuple me mêler. (Maître André et Jacqueline remontent lentement. Fortunio descend avec Landry et aperçoit Jacqueline.)
SCÈNE VIII FORTUNIO, JACQUELINE, MAÎTRE ANDRÉ, LANDRY, puis MAÎTRE SUBTIL, puis CLAVAROCHE ET LE DÉTACHEMENT DU ROYAL-CONTI, LES BOURGEOIS, LES CLERCS ET LES JOUEURS DE BOULES
FORTUNIO (apercevant Jacqueline, très ému et chancelant.) Ah ! ciel, que cette dame est belle !
LANDRY Eh ! bien ! Qu'as-tu ? Quoi tu chancelles !
FORTUNIO Landry, que cette dame est belle ! Quel est son nom ? Comme elle semble bonne !
LANDRY Mais mon mignon, C'est la patronne !
FORTUNIO La femme de maître André.
LANDRY Te voilà tout effaré.
MAÎTRE SUBTIL (entrant.) Ah ! me voilà, j'ai fini mes affaires.
FORTUNIO (se jetant dans ses bras.) Ah ! mon oncle, je veux être clerc de notaire, Quoi que vous en disiez, je le veux, je le veux !...
LANDRY Prenez l'occasion, parbleu ! Par les cheveux ! Voici maître André !
FORTUNIO Vite ! Vite ! (Maître André et Jacqueline redescendent. Jacqueline tient dans ses bras une gerbe de roses.)
SUBTIL (à maître André.) Cher confrère, mes compliments.
MAÎTRE ANDRÉ Mon cher Subtil, je vous les rends.
SUBTIL Mon cher confrère, donnant suite Au projet que je vous ai dit, Je vous présente mon neveu.
MAÎTRE ANDRÉ (indifférent.) Bonjour, petit !
LANDRY (à Jacqueline.) Moi, connaissant votre bonne âme, Je vous recommande, madame, Ce pauvre enfant, tout interdit. C'est Fortunio qu'on l'appelle. Il vous offre ses vœux.
JACQUELINE Bonjour, petit...
FORTUNIO Mon Dieu, que cette dame est belle ! (Les bourgeois, les femmes, les joueurs de boules, rentrent en tumulte. La musique des fifres et des tambours se fait entendre.)
VOIX DIVERSES Place ! Les soldats ! Garez-vous ! Le Royal-Conti ! Rangeons-nous ! (Fifres et tambours en tête, le Royal-Conti défile. Les bourgeois se placent. Maître André et Jacqueline sont au premier plan. Fortunio ne la quitte pas des yeux. Jacqueline, elle, regarde avec extase Clavaroche. En passant devant elle, il la salue de l'épée. Très troublée, elle laisse tomber les roses qu'elle porte. Fortunio met un genou en terre, et les lui rend sans qu'elle le regarde.) (Rideau.)
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Acte II - décor lors de la création
ACTE DEUXIÈME
La Chambre de Jacqueline. Porte au fond. Fenêtre à droite. A gauche au fond, le lit. A gauche, premier plan, porte d'un placard. A droite second plan, porte dérobée.
SCÈNE PREMIÈRE JACQUELINE, couchée, MAÎTRE ANDRÉ (entre avec violence, un bougeoir à la main.)
MAÎTRE ANDRÉ (s'approchant du lit de Jacqueline.) Holà ! Jacqueline ! Madame ! Éveillez-vous ! Holà ! Hou ! Hou ! Ma femme ! Ma femme ! Ma femme ! C'est moi, maître André votre époux. La peste soit de l'endormie ! Hé là ! Vertu de ma mie, Voulez-vous bien ouvrir les yeux !
JACQUELINE (s'éveillant.) Quoi ? Quelle heure est-il donc ?
MAÎTRE ANDRÉ Enfin, c'est fort heureux ! Ecoutez-moi bien, Jacqueline. Mon clerc Guillaume...
JACQUELINE Je devine. Vous êtes malade, mon cœur ! Mais je vais vous soigner...
MAÎTRE ANDRÉ Je vous dis que Guillaume...
JACQUELINE Je veux que vous preniez, sur le champ de ce baume Souverain contre vos douleurs.
MAÎTRE ANDRÉ Corbleu ! Voudrez-vous me permettre A la fin de placer un mot : Guillaume un clerc qui n'est point sot Et qui prend soin de l'honneur de son maître A vu cette nuit par votre fenêtre Un homme se glisser chez nous. Voilà le fait, que direz-vous pour vous défendre !
JACQUELINE (sortant du lit et venant s'étendre sur la chaise longue.) Hélas ! rien qu’un mot : Vous ne m'aimez plus !
MAÎTRE ANDRÉ Moi !
JACQUELINE Où sont-ils ces jours si tendres Les jours heureux où je vous plus ? Hélas ! pour votre Jacqueline Vous étiez alors tout amour Quand on est jeune on s'imagine Que le bonheur n'est pas si court. Mais vous êtes homme et volage, De mon amour vous voici las, Je le sens, ne le niez pas Un autre en ses liens vous engage, De votre cœur elle m'exclut. Non ! Maître André ! non vous ne m'aimez plus.
MAÎTRE ANDRÉ Que les femmes sont enrageantes !
JACQUELINE Dieu que les hommes sont trompeurs !
MAÎTRE ANDRÉ J'en serai malade, méchante.
JACQUELINE Oh ! j'en mourrai, n'ayez pas peur.
MAÎTRE ANDRÉ Voyez comme elle me tourmente !
JACQUELINE Comme il brise mon pauvre cœur !
[ MAÎTRE ANDRÉ [ Que les femmes sont enrageantes ! [ [ JACQUELINE [ Dieu que les hommes sont trompeurs !
MAÎTRE ANDRÉ La défaite est merveilleuse.
JACQUELINE Seigneur ! Que je suis malheureuse !
MAÎTRE ANDRÉ Elle pleure à présent ? Elle me rendra fou ! Mais corbleu ! justifiez-vous, Jacqueline, voyons, arrêtez ce déluge. Expliquez-vous... explique-toi. Je ne suis pas un méchant juge, Quelqu'un est-il entré ? Réponds de bonne foi.
JACQUELINE L'avez-vous vu ?
MAÎTRE ANDRÉ Non pas, mais c'est tout comme.
JACQUELINE Allez, vous êtes un pauvre homme.
MAÎTRE ANDRÉ Je le veux bien, pourtant...
JACQUELINE Ai-je donc l'air D'une femme qui vous trahit ?
MAÎTRE ANDRÉ Non, mais ce clerc...
JACQUELINE Il était gris et la nuit noire. Peut-être il vous a conté cette histoire Pour se moquer de vous.
MAÎTRE ANDRÉ Ah ! si j'en étais sûr.
JACQUELINE Ou bien il a pris pour un homme L'ombre des rosiers sur le mur ; Ou bien c'était quelque voleur de pommes, Ou bien l'amant de ma servante Madelon.
MAÎTRE ANDRÉ Hé ! parbleu ! voilà cent bonnes raisons Ah ! Je savais bien, moi, que tu m'étais fidèle Et je te demande pardon.
JACQUELINE (lui laissant baiser sa main.) Je suis trop faible, et vous ne le méritez guère. Vous qui choisissez pour me faire Cet affront injurieux Le jour anniversaire De notre mariage.
MAÎTRE ANDRÉ Ah ! je suis odieux Et, tu dis vrai, ma jalousie est outrageante. Mais sache du moins, pour m'être indulgente, Que je t'aime bien plus, cent fois plus à présent De t'avoir soupçonnée et te voir innocente Et je veux par un beau présent Réparer tous mes torts ! C'est dit, tu me pardonnes ?
JACQUELINE Avouez que je suis trop bonne !
MAÎTRE ANDRÉ Mille fois ! Rendors-toi !
JACQUELINE Après un tel réveil Le pourrai-je ! Tirez les rideaux !
MAÎTRE ANDRÉ Oui, bichonne. Seigneur ! le ciel est déjà tout vermeil. Je succombe au remords et tombe de sommeil. Adieu, pouponne !
JACQUELINE Adieu, tigre !
MAÎTRE ANDRÉ Adieu, bijou sans pareil ! (Il sort.)
SCÈNE II JACQUELINE, CLAVAROCHE
(A peine maître André est-il sorti que Jacqueline va ouvrir le placard. Clavaroche en sort.)
CLAVAROCHE
JACQUELINE Ciel ! Quelle affaire ! Clavaroche, qu'allons-nous faire ?
Voilà maître André jaloux !
CLAVAROCHE Je dis que je ne pouvais croire Qu'on fût si mal dans une armoire ! Ah ! ces maris, quels animaux ! Donnez-oui vite un verre d'eau. (Jacqueline va lui chercher un verre d'eau.)
JACQUELINE Oh ! Quelle histoire !
CLAVAROCHE Ah ! Quelle armoire ! (Il boit le verre d'eau d'un trait.)
JACQUELINE Vous avez entendu, Il faut nous dire adieu ! Tout est perdu !
CLAVAROCHE (galant.) Adieu, quand tout sourit à notre flamme, Lorsque je tiens dans mes bras La plus femme d'entre les femmes ! Jacqueline, n'y comptez pas. Adieu, quand l'effroi te rend plus jolie Et que fleurissent les lilas, Et que ta robe se délie ! Jacqueline, n'y compte pas.
JACQUELINE Vous parlez en célibataire !
CLAVAROCHE Le danger sied aux gens de guerre.
JACQUELINE Hélas ! vous ne pensez qu'à vous. Comment détourner sa colère ?
CLAVAROCHE Ce n'est qu'un jeu d'enfant, ma chère, Pour apaiser ce digne époux, Il est trois bons moyens...
JACQUELINE. Par grâce, dites vite.
CLAVAROCHE Premier moyen : on se quitte.
JACQUELINE Vite ! Vite ! Quittons-nous.
CLAVAROCHE Tout doux ! Tout doux ! Sépare-t-on d'une façon si cavalière Le bel ormeau du tendre lierre ?
JACQUELINE C'est vous le bel ormeau ?
CLAVAROCHE Vous avez dit le mot, Je suis le bel ormeau. C'est vous le tendre lierre. Le second moyen sur le pré Serait d'occire maître André.
JACQUELINE C'est affreux ! Seigneur ! Quelle épreuve ! Voudriez-vous me rendre veuve ?
CLAVAROCHE Le noir vous irait à ravir, Mais nous perdrions le plaisir Toujours vif pour un militaire, De cocufier un notaire.
JACQUELINE Alors ?...
CLAVAROCHE Eh bien...
JACQUELINE Eh bien ?
CLAVAROCHE Reste le dernier moyen. C'est le plus sage, Le moins sauvage. Afin de tout concilier Il faut choisir un chandelier.
JACQUELINE Un chandelier ?
CLAVAROCHE Un chandelier.
JACQUELINE Et qu'est-ce donc qu'un chandelier ?
CLAVAROCHE C'est un garçon de bonne mine. Timide, naïf, emprunté, Qui sur votre chemin chemine, En rêvant à votre côté. Il porte le chien ou la mante. Il est un peu du mobilier, Et c'est presque une gouvernante. Voilà ce qu'est un chandelier.
Il se contente d'un sourire, Il a tout ce qu'on voit de vous Et rien de ce qu'on en désire. Il reste au seuil du rendez-vous. Cependant c'est lui que soupçonne L'époux prompt à se défier. Qui ne surveille plus personne, Hormis le pauvre chandelier.
Qu'en dites-vous ma chère ?
JACQUELINE Je ne dis rien.
CLAVAROCHE Ce n'est guère. Songez-y. Les soupçons d'un mari jaloux Volent sur nous à tire-d'aile. Il faut les fixer n'importe où. Prenons garde à ces hirondelles.
JACQUELINE Ne craignez-vous pas cependant Qu'ainsi je ne me compromette ?
CLAVAROCHE Il vous suffira d'être un peu coquette. Qui dit amoureux ne dit pas amant.
JACQUELINE Je serai donc un peu coquette.
CLAVAROCHE Au galant sans vous exposer, Ne songez pas à refuser Votre main pour quelque baiser.
JACQUELINE Oui, ma main pour quelque baiser.
CLAVAROCHE Et si jamais il vous propose, S'enhardissant, quelque autre chose, Baissez tout doucement les yeux.
JACQUELINE Ainsi, je baisserai les yeux.
CLAVAROCHE Bravo ! Divin ! On ne peux mieux...
JACQUELINE Oh ! la singulière aventure.
CLAVAROCHE Glisser toujours, mais sans tomber, Se promettre et se dérober.
JACQUELINE Oh ! la singulière aventure : Toujours glisser...
CLAVAROCHE Mais sans tomber.
JACQUELINE Se promettre...
CLAVAROCHE Et se dérober.
CLAVAROCHE et JACQUELINE Oh ! la singulière aventure !...
JACQUELINE Mais, pour jouer ce personnage, Je n'ai pas le moindre cousin.
CLAVAROCHE (allant à la fenêtre et désignant le jardin.) Que dites-vous ? Sous ces feuillages, Les clercs de l'étude au jardin S'en vont rêvant à la voisine. Choisissez vite l’un des trois Et, pour l'amour de moi, Devenez sa cousine Jacqueline.
JACQUELINE Bien, mon ami, j'y tâcherai En tout je vous obéirai.
CLAVAROCHE Mais comme je suis de semaine, Il faut m'en aller au quartier.
N'épargnez point votre peine,
JACQUELINE et CLAVAROCHE Oh ! la singulière aventure ! Toujours glisser mais sans tomber, Se promettre et se dérober. Oh ! la singulière aventure ! (Clavaroche sort.)
SCÈNE III JACQUELINE, MADELON, puis GERTRUDE
JACQUELINE (va ouvrir la porte de gauche.) Madelon ! Viens m'apprêter.
MADELON (entrant.) Madame a bien dormi cette nuit ?
JACQUELINE A merveille ! (Elle s'assied, Madelon la coiffe.)
MADELON On n'en saurait douter, Madame est ce matin de fraîcheur sans pareille.
JACQUELINE Hé ! tu me fais mal ! Dis-moi, Madelon ?
MADELON Madame ?
JACQUELINE Un peu de poudre là.... rien qu’un nuage. Dis-moi... Quels sont ces jeunes garçons Que j'aperçois près du treillage ?
MADELON Madame ne les connaît pas ? Ce sont nos clercs. Voyez, ils vont à petits pas Le long de la charmille.
JACQUELINE La mouche, là... Tu les connais, toi, Madelon ?
MADELON C'est selon...
JACQUELINE Ne rougis pas, ma chère, Et dis-moi plutôt lequel tu préfères. Est-ce Landry ?
MADELON Fi donc !
JACQUELINE Alors, ce grand qui rit Là-bas ?
MADELON Oh ! non !
JACQUELINE Ou celui qui se vautre En bâillant sur le foin ?
MADELON Non point.
JACQUELINE Mais je n'en vois pas d'autre.
MADELON
Madame, regardez mieux, Qui, sans le laisser paraître, Se coulent vers votre fenêtre. Des yeux clairs comme des fleurs d'eau Et candides comme un Credo.
JACQUELINE
Hé, là, Madelon, tout beau !
MADELON C'est Fortunio qu'on le nomme. Il va musant, lisant, rêvant, C'est un enfant !
JACQUELINE Tu m'en parles bien tendrement !
MADELON J'aime beaucoup les enfants.
JACQUELINE (riant.) Voyez cela !
MADELON Mais je suppose. Que si celui-ci. Madame, est amoureux ici, Ce n'est pas de si peu de chose.
JACQUELINE Que voulez-vous dire ?
MADELON Oh rien !
JACQUELINE Allons, c'est bien ! (On frappe à la porte.) Qui frappe ?
MADELON (Allant ouvrir.) C’est Gertrude !
JACQUELINE Qu'y a-t-il ?
GERTRUDE (Entrant.) Les clercs de l'étude Demandent à venir vous présenter leurs vœux. Madame, en l'honneur de l'anniversaire.
JACQUELINE Ah oui !
GERTRUDE Que faut-il faire ?
JACQUELINE Faites entrer... Mon éventail !... Dieu, quel ennui !
SCÈNE IV
(Landry et les clercs entrent et saluent. Le deuxième clerc porte un bouquet.)
LES CLERCS
C'est, madame, l'habitude. Quittent leurs chères éludes Comme l'éclair,
Lorsque revient la journée Jadis un doux hyménée Nimba le front
JACQUELINE Croyez, messieurs, que j'apprécie, Vos courtoises façons, et vous en remercie.
DEUXIÈME CLERC (en présentant ses fleurs.) Daignez, madame, accueillir Ce bouquet que pour vous nous venons de cueillir.
LANDRY Lorsque la dame du notaire Ne brille que d'appas austères, On lui fait un long compliment, Plein de respectueux hommages Et de poussiéreuses images, Qui, comme tout compliment, ment.
Mais pour votre grâce madame, Pour vous de qui la beauté dame A toutes nos beautés le pion, J'ai pensé que des roses roses Diraient bien mieux que moi les choses Qui semblent en situation.
Ecoutez donc ces violettes Et ces beaux lilas, cassolettes D'où monte un doux encens léger, Vous saluer, non de paroles Mais de l'hymne de leurs corolles Et de leurs parfums mélangés.
JACQUELINE On ne saurait, messieurs, avoir meilleure grâce. Je suis confuse, en vérité, Et veux que maître André vous fasse Cadeau d'un jour de liberté.
LES CLERCS Vive madame !
JACQUELINE Et dans la salle basse, Vous allez boire à ma santé. Madelon, conduis-les.
LES CLERCS (Saluant.) Madame.
JACQUELINE Mais j'oublie... Messieurs, je voudrais... non… non, c'est une folie !
LANDRY
Madame, parlez. Si
JACQUELINE Peut-être...
LANDRY Nous voici. A l'épreuve daignez nous mettre : D'abuser n'ayez point souci. Je suis à vous
DEUXIÈME CLERC J'y suis de même.
TROISIÈME CLERC Comptez sur moi.
QUATRIÈME CLERC Sur moi, madame aussi.
JACQUELINE Mon embarras est extrême D’ailleurs, un seul de vous suffit.
LANDRY Choisissez donc.
JACQUELINE (Montrant Fortunio.) Eh bien, celui qui n'a rien dit.
LANDRY Fortunio ? Vrai Dieu, petit, Je ne te pardonnerai de ma vie Cette faveur par toi ravie Et que j'envie. Adieu, madame.
JACQUELINE Adieu, messieurs.
LANDRY Nous demeurons vos serviteurs respectueux. (Ils sortent.)
SCENE V JACQUELINE, FORTUNIO
JACQUELINE Monsieur, vous voyez une femme Qui d'abord vous demande un grand secret.
FORTUNIO Je vous en fais serment, madame, Usez de moi comme il vous plaît. Si c'est votre caprice, Je mourrai de bon cœur pour vous rendre service.
JACQUELINE Vous vous exprimez bravement. A la ville, Assurément, On parle d'un autre style.
FORTUNIO
Oh ! je n'ai rien d'un courtisan,
JACQUELINE C'est dommage.
FORTUNIO J'y vivais calme et sans souci.
JACQUELINE Ciel, comment peut-on vivre ainsi ?
FORTUNIO J'aimais la vieille maison grise Où j'ai grandi près du foyer, Les jours y coulaient sans surprise Sous les branches du vieux noyer.
Les choses m'y sont familières, Elles m'accueillaient, doucement Et dans leurs réseaux les lierres Enlaçaient mon âme d'enfant.
Hélas ! mon âme s'est reprise, D'autres pensers m'ont envahi, Déjà s'efface dans l’oubli Ma pauvre vieille maison grise !
JACQUELINE Monsieur Fortunio, vous parlez tendrement ; Mais puis-je me fier à vos bons sentiments ?
FORTUNIO Madame, je l'ai dit, si c'est votre caprice
Je mourrai de bon cœur pour vous rendre
service
JACQUELINE (Surprise.) Quoi ? Vous ne me connaissez pas.
FORTUNIO L'étoile qui scintille au fond du ciel sans voile Ne connaît pas celui qui regarde si haut, Mais le plus petit berger du coteau Connaît l'étoile !
JACQUELINE Le compliment est fort galant, Mais ce sont là propos d'enfant.
FORTUNIO Je suis un enfant peut-être Mais je vous dis la vérité ; Mon cœur, Dieu peut le connaître Il en voit la sincérité.
JACQUELINE Vous me donnez confiance. Écoutez donc ma confidence.
FORTUNIO J’écoute.
JACQUELINE Il s'agit d'une amie à moi Assez jolie, un peu coquette, Frivole et pourtant très honnête, Aimant la vertu comme on doit, Mais aimant aussi la toilette. Or, la pauvrette a pour époux Un bourgeois avare et jaloux. — Je vous parle de nom amie — Qui l'oblige à faire en secret L'achat du moindre affiquet Que convoite sa fantaisie.
FORTUNIO Ah ! combien je plains votre amie.
JACQUELINE Alors, il lui faudrait Un serviteur discret, Pour le charger en cachette De ses petites emplettes. Souvent à l'oreille, elle lui dirait De quelle façon, lui rendre service. Il serait son ami, peut-être son complice.
FORTUNIO Il en sera Ce que voudra Madame, votre amie.
JACQUELINE En son nom, je vous remercie. Il faudrait la voir chaque jour.
FORTUNIO Je la verrai.
JACQUELINE A ses volontés souscrire.
FORTUNIO J'y souscrirai.
JACQUELINE Faire tout ce qu'elle désire, Et le faire avec un sourire.
FORTUNIO Je sourirai.
JACQUELINE Il faudrait encor savoir taire Ce que vous ferez pour lui plaire.
FORTUNIO Je me tairai.
JACQUELINE Et si jamais la médisance Suspectait tant de complaisance, Il faudrait souffrir en silence.
FORTUNIO Je souffrirai.
JACQUELINE Vraiment c'est trop de gentillesse ; Votre grâce, votre jeunesse, Votre crainte, votre embarras Me laissent surprise et ravie. Mon secret, je vous le confie, Fortunio, ne le dites pas : C'est moi qui suis mon amie.
FORTUNIO Vous ?
JACQUELINE Moi. Répondez-moi De bonne foi.
FORTUNIO Je mourrais de bon cœur pour vous.
JACQUELINE Taisez-vous. Taisez-vous.
FORTUNIO Je mourrais de bon cœur pour vous.
JACQUELINE Taisez-vous, je vous en prie.
FORTUNIO Disposez de ma vie : Elle est à vous. Je mourrais de bon cœur pour vous !
JACQUELINE On peut venir, partez Fortunio.
FORTUNIO Adieu, madame.
JACQUELINE A bientôt. (Fortunio sort.) (Jacqueline seule.) Pauvre petit. (Rideau.)
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Acte III - 1er Tableau - décor lors de la création
ACTE TROISIÈME
Premier Tableau.
Le Jardin de Maître André. A droite, la maison ; au premier plan, l'entrée de l’étude ; au second plan, entrée des appartements et fenêtre de Jacqueline. Au milieu, un banc séparé de la maison par un berceau de feuillage.
SCÈNE PREMIÈRE
(Au lever du rideau, Landry chante assis sur le banc ; Guillaume, dort étendu sur l'herbe ; Fortunio rêve.)
LANDRY « Ah ! si j'étais femme aimable et jolie, Je voudrais, ma mie, Faire comme vous, Sans peur ni pitié, sans choix ni mystère, A toute la terre Faire les yeux doux. « Je voudrais garder pour toute science Cette insouciance Qui vous va si bien ; Joindre, comme vous, à l'étourderie Cette rêverie Qui ne pense à rien. »
FORTUNIO (S'approchant de Guillaume.) Guillaume !
GUILLAUME Quoi ?
FORTUNIO Est-ce vrai, ce qu'on dit : Que tu crus voir l'autre nuit Par cette fenêtre Un homme entrer là ?
GUILLAUME Oui. Ne parlons plus de cela.
FORTUNIO Ah ! quel qu'il puisse être, C'est un homme heureux.
GUILLAUME Tais-toi !
LANDRY (Frappant sur l'épaule de Fortunio.)
Il faut toujours rester coi,
Sur son prochain, sur le roi
FORTUNIO J'aurais voulu être avec toi Dans l'étude.
GUILLAUME Pourquoi ? Aurais-tu fait mieux que moi Je suis allé prévenir notre maître.
FORTUNIO Chacun fait Ce qu'il lui plaît. Que Roméo possède Juliette. Je voudrais être l'alouette Qui les avertit du danger.
LANDRY Sornettes !
FORTUNIO Si j'avais été Cette nuit, Guillaume, à ta place Je serais resté Jusqu'au jour.
GUILLAUME Grand bien te fasse !
LANDRY Jusqu'au jour ! Nigaud, penses-tu donc avoir ton tour ? N'en crois rien, petit. Nos belles coquettes Ne goûtent que l'épaulette, Peu leur importe si la garnison
Change. Ce sont toujours mêmes
moustaches, Mêmes pamoisons !
Tous ces guerriers sont de pareils
modèles S'y trompent de bonne foi.
FORTUNIO On ne peut causer avec toi, Tu ne sais que railler.
LANDRY Et toi que gémir...
FORTUNIO J'aime à rêver.
LANDRY J'aime à boire.
GUILLAUME J'aime à dormir.
[ FORTUNIO [ Rêver sans formuler son rêve. [ Poursuivre dans le ciel changeant [ Le vol des nuages fuyants, [ Que la brise chasse ou soulève. [ Rêver sans formuler son rêve. [ [ GUILLAUME [ Dormir toujours, dormir sans trêve, [ Toute la nuit dans les draps blancs, [ Tout le jour sur les calmes bancs. [ Adam dormait quand naquit Ève. [ Dormir toujours, dormir sans trêve. [ [ LANDRY [ Boire pour faire l'heure brève, [ Vider les pots aux larges flancs, [ Chercher le fol enchantement [ Au fond des tonneaux que l'on crève. [ Boire pour faire l'heure brève !
LANDRY
Sur ce, rentrons travailler...
Et doutons de tout avec certitude.
GUILLAUME Je te suis. (Ils sortent.)
FORTUNIO Je voudrais avoir été cette nuit Dans l'étude. (Il sort.)
Acte III - 1er Tableau - Scène première lors de la création [de g. à dr. : Jean Périer (Landry), Gustave Huberdeau (Guillaume), Fernand Francell (Fortunio)]
SCÈNE II
CLAVAROCHE (Il regarde la fenêtre de Jacqueline, s'impatiente, frappe du pied, puis se promène de long en large.)
Par la saint-Sambreguoi, Que celui d'homme à bonnes fortunes : Se cacher, raser les murs, Attendre l'heure opportune, En piétinant sous la lune, Vivre dans le clair-obscur Et la crainte du mélodrame, Ménager le repos d'un ennuyeux barbon. Morbleu ! Que serait-ce, mesdames, Si l'on vous aimait pour de bon ? (Jacqueline entre.)
SCÈNE III CLAVAROCHE, JACQUELINE
CLAVAROCHE Enfin, vous voilà, ma charmante ! Eh bien, faut-il que je vous complimente. Et le danger s'est-il évanoui ?
JACQUELINE Oui.
CLAVAROCHE Vous avez suivi ma méthode ?
JACQUELINE Oui.
CLAVAROCHE Vous le voyez, rien n'est plus commode. Est-ce un des clercs que vous avez choisi Pour attirer la foudre ?
JACQUELINE Oui.
CLAVAROCHE Le jeune homme a-t-il pris son poste ? Est-il docile à la riposte ?... Nous nous divertirons de lui.
JACQUELINE Oui.
CLAVAROCHE Qu'avez-vous ? Vous êtes rêveuse. Vous avez l'air tout interdit !
JACQUELINE J'ai fait ce que vous m'avez dit.
CLAVAROCHE Alors, morbleu ! Jacqueline, Pourquoi cette mine ? Si j'inventai ce joli tour, N'était-ce pas pour sauver notre amour ?
JACQUELINE Oui, pour notre amour.
JACQUELINE et CLAVAROCHE Si nous fîmes ce joli tour, C'était pour sauver notre amour.
CLAVAROCHE Souvenez-vous ma belle.
JACQUELINE Oui, je me le rappelle, C'était hier au petit jour. Ah ! le joli tour Qui sauve notre amour.
CLAVAROCHE Chut ! J'aperçois maître André qui s'avance Avec la prestance D'un époux satisfait. Ce gamin qui le suit Serait-ce notre homme ?
JACQUELINE C'est lui.
Scène IV : Maître André présente l'un à l'autre le capitaine Clavaroche et le clerc de notaire Fortunio [de g. à dr. : Hector Dufranne (Clavaroche), Lucien Fugère (Maître André), Fernand Francell (Fortunio) ; en médaillon, Marguerite Carré (Jacqueline)]
SCÈNE IV CLAVAROCHE, JACQUELINE, FORTUNIO, MAÎTRE ANDRÉ
MAÎTRE ANDRÉ Vous me voyez tout heureux, Je me sens léger, leste, généreux, Et la bienveillance en mon cœur afflue.
CLAVAROCHE Mes compliments.
MAÎTRE ANDRÉ Croiriez-vous Qu'hier au soir, j'eus la berlue Et me mêlai d'être jaloux ! Ah ! que ne l'être plus m'est doux ! Je suis content, la vie est bonne Et Jacqueline me pardonne.
JACQUELINE Ne parlons plus de cela, je vous prie.
MAÎTRE ANDRÉ Si, si, Je veux que nul n'ignore ici La fin de notre brouillerie.
CLAVAROCHE C'est agir en digne époux.
MAÎTRE ANDRÉ Vous dînerez, capitaine, avec nous.
CLAVAROCHE C’est trop d'honneur que vous me faites.
MAÎTRE ANDRÉ Je prépare ce soir une petite fête. J'aurai les violons, j'ai mandé nos amis Et convié ces dames à la danse.
CLAVAROCHE Peste ! quelle magnificence !
MAÎTRE ANDRÉ En attendant le grand couvert, Qu'on serve à goûter. (Jacqueline est remontée pour donner des ordres ; on apporte un plateau servi.) Le bonheur m'affame. (Fortunio sort de l'étude.)
CLAVAROCHE Fort bonne idée.
MAÎTRE ANDRÉ Au fait, mon cher.
Je vous présente un nouvel ami ; c'est un
clerc Une belle âme, Et sans pudeur, je le proclame, Il fait la cour à ma femme.
CLAVAROCHE Monsieur, je suis à vous.
FORTUNIO, saluant. Monsieur...
CLAVAROCHE Peut-on Vous demander votre nom ?
MAÎTRE ANDRÉ Fortunio. Ses parents ont du bien. Il est le cavalier de Jacqueline Sans que je m'en fâche en rien. D'un Othello je n'entends plus avoir la mine.
JACQUELINE, revenant du fond. La table est mise.
MAÎTRE ANDRÉ Enfin. (à Clavaroche.) Donnez à madame la main.
CLAVAROCHE, bas à Jacqueline. Ses soupçons sont calmés, ma chère, Nous n'avons plus que faire De ce petit. Renvoyez-le.
JACQUELINE Je fais ce que vous m'avez dit. (Elle montre un siège à Fortunio.)
MAÎTRE ANDRÉ Fortunio, servez votre voisine.
FORTUNIO Oui, monsieur.
MAÎTRE ANDRÉ Je suis enchanté Que mon vin de vous soit goûté, Capitaine.
CLAVAROCHE Mais il sied de porter La gracieuse santé De madame.
MAÎTRE ANDRÉ Hé parbleu ! oui ; (Il lève son verre.) A Jacqueline ! (Il boit.) Coteaux brûlants, Terre des champs, Et des verdures. C'est votre sang Qui monte dans Les vignes mûres.
Cieux empourprés, Couchants dorés, Des soirs d'automne, Tout votre éclat Tient ici-bas Dans une tonne.
CLAVAROCHE Cette chanson-là est trop vieille ; Chantez donc, monsieur Fortunio.
FORTUNIO Si madame le veut.
MAÎTRE ANDRÉ Bravo ! A merveille ! Ce garçon Sait son monde ; il a des façons.
JACQUELINE Eh bien, chantez donc, je vous prie.
CLAVAROCHE Et surtout que ce soit une chanson D'amour. Le reste est simple fantaisie. Il faut, madame, l'en prier.
JACQUELINE, à Fortunio. Je vous en prie.
FORTUNIO I « Si vous croyez que je vais dire Qui j'ose aimer, Je ne saurais pour un empire Vous la nommer. II Nous allons chanter à la ronde, Si vous voulez, Que je l'adore et qu'elle est blonde Comme les blés. III Je fais ce que sa fantaisie Veut m'ordonner, Et je puis, s'il lui faut ma vie, La lui donner. IV Du mal qu'une amour ignorée Nous fait souffrir, J'en porte l’âme déchirée Jusqu'à mourir. V
Mais j'aime trop pour que je die Et je veux mourir pour ma mie Sans la nommer. »
MAÎTRE ANDRÉ Hé ! ce petit a les larmes aux yeux Il est, ma parole, amoureux Comme il le dit. Qui donc alluma cette flamme Quelque grisette, j'en suis sûr.
CLAVAROCHE Et vous, madame, Qu'en pensez-vous ?
JACQUELINE Je ne sais.
MAÎTRE ANDRÉ Hé, mais, Capitaine, pour que la fête Soit véritablement complète, Je vous propose un piquet.
CLAVAROCHE, à part. Sacrebleu !
MAÎTRE ANDRÉ N'est-ce pas ? C'est un noble jeu. Venez.
CLAVAROCHE Mais…
MAÎTRE ANDRÉ Venez, je suis un hôte aimable, Et rien ne me coûte vraiment Pour vous être agréable. Jacqueline, viens-t’en nous préparer la table. Ils sortent.
JACQUELINE, bas à Fortunio, en sortant. Attendez-moi, je vous rejoins dans un moment. Elle sort.
SCÈNE V
FORTUNIO, seul. I Une angoisse exquise et mortelle Torture et déchire mon cœur. Jacqueline m'aime-t-elle ? Je ne veux pas savoir ; j'ai peur. Vers l'espoir mon âme s'incline. Vais-je défaillir de bonheur Ou bien succomber de douleur Pour Jacqueline ! II Tout en moi l'accueille et l’appelle, Tout lui fait place et lui sourit. Jacqueline m’aime-t-elle ? Elle me nomme « son petit ». Entendre sa voix qui câline, L'aimer, la suivre, la servir, La voir encore et puis mourir Pour Jacqueline !
SCÈNE VI FORTUNIO, JACQUELINE
JACQUELINE Seuls ?
FORTUNIO Oui.
JACQUELINE Je suis contente de vous. Contente de vos services.
FORTUNIO Que toujours votre désir s'accomplisse.
JACQUELINE Vous parlez doucement, Simplement, Tendrement. Vous allez et venez légèrement, Discret et sage. Vous êtes un gentil page. Tout le monde vous aime ici… Mon mari, le capitaine Clavaroche aussi. Il me le disait à l’instant même, Vous le voyez, tout le monde vous aime.
FORTUNIO Tout le monde est trop bon.
JACQUELINE Et puis j'aime aussi votre nom. Fortunio. Ça sonne comme un air de flûte Qui pleure et qui sourit en la même minute. C'est un nom d'oiselet, de printemps, Un nom qu'on ne dit qu'en chantant. C'est un nom tout fleuri d'aurore et d'aubépine.
FORTUNIO C'est un nom beaucoup moins joli que Jacqueline.
JACQUELINE Et dites-moi, votre chanson Est-elle de votre façon,
FORTUNIO Oui, madame.
JACQUELINE Vous l'avez écrite pour une femme ?
FORTUNIO Oui, madame.
JACQUELINE Et, s'il vous plaît Cette femme, je la connais ?
FORTUNIO C'est vous, mal lame.
JACQUELINE Sans doute en dites-vous autant A la première grisette Lorsqu'elle est coquette Et qu'il fait beau temps.
FORTUNIO Oh ! madame !
JACQUELINE A votre âge Un caprice prend souvent le visage De l'amour. Et l'on oublie en un seul jour, Tant est brève la fantaisie, Ce qui devait durer au moins toute la vie.
FORTUNIO Oh ! madame !
JACQUELINE L'herbe est tendre et le soir joli. On a fraîche et douce figure, On est très jeune et très poli, Et l'on rêve d'une aventure. Ce n'est point là l'amour fervent, Que rien ne rebute et ne lasse. C'est tout simplement Un désir qui passe.
FORTUNIO Mon cœur est de ceux où rien ne s'efface. Je fus à vous du jour où je vous vis. Dieu m'avait mis sur votre route. Je restais tremblant et ravi, Vous l'avez oublié sans doute.
JACQUELINE. Non, je ne l'ai pas oublié.
FORTUNIO L'office finissait.
JACQUELINE Je sortais de la messe.
FORTUNIO Vous étiez belle ainsi qu'une promesse.
JACQUELINE Vous avez pris des roses à mes pieds.
FORTUNIO Les cloches avaient l'air de sonner une aubade.
JACQUELINE Des clergeons en riant passaient sur l'esplanade.
FORTUNIO La brise caressait devant vous le chemin.
JACQUELINE Le printemps nous était arrivé le matin.
FORTUNIO Vos yeux profonds étaient couleur d'eau dormante Une boucle glissait au bord de votre mante.
JACQUELINE Vous étiez un peu pâle et candide et charmant, Et vous m'avez souri délicieusement.
FORTUNIO Depuis ce jour-là je suis vôtre Et je vous jure que jamais Je n'eus de pensers pour une autre. Ce que vous aimiez je l'aimais Et chaque soir je m'endormais En m'enivrant, tendre et farouche De tout ce qui le jour passait sur votre bouche.
JACQUELINE Non ! non, ne parlez pas ainsi. Il ne faut pas dire ces choses Je pourrais les croire... et je n'ose. Dieu ! dans quel trouble me voici ! J'ai peur des paroles trop douces Ah ! laissez-moi toujours douter ! De mon cœur je vous repousse, Je ne veux pas vous écouter !
FORTUNIO Jacqueline ! Laissez-moi vous aimer tout bas.
JACQUELINE Non, non, si vous m'aimez, ne me le dites pas.
FORTUNIO Je n'en puis plus, pardonnez-moi. Je meurs d'espoir et d’effroi Jacqueline : croyez-moi.
JACQUELINE Non, non…
FORTUNIO Je n'ai jamais aimé que vous, Tenez, je suis à vos genoux.
JACQUELINE Adieu…
[ FORTUNIO [ Oh ! restez... je vous en supplie. [ Je vous donne toute ma vie. [ [ JACQUELINE [ Laissez-moi, je vous en supplie... [ D'angoisses non finie est remplie. [ Adieu...
FORTUNIO Restez...
JACQUELINE Non, non, je ne suis plus moi-même
FORTUNIO Vous ne m'aimez donc pas ?
JACQUELINE Hélas ! si je pars c'est que je vous aime ! (Elle lui fait signe de s'enfuir et sort, après avoir laissé tomber la rose qu'elle tient à la main.)
SCÈNE VII
FORTUNIO (seul, avec un grand élan, ramassant la rose et la serrant sur son cœur.) Je puis vivre ou mourir, que m'importe ? Un bonheur inouï me transporte. Elle m'aime ! Tout est rayon, amour, beauté. Tout est lumière et vérité. Elle m'aime ! (Apercevant Jacqueline qui repasse avec Clavaroche.) C’est elle ! (Il se dissimule à droite.)
SCÈNE VIII CLAVAROCHE, JACQUELINE, FORTUNIO, caché. (Clavaroche et Jacqueline traversent lentement la scène.)
CLAVAROCHE
Corbleu ! votre mari devient par trop
mari.
JACQUELINE Qu'y puis-je faire ?
CLAVAROCHE Lui tenir compagnie est l'affaire Du petit. Il m'a fort amusé, ce dadais. Avec sa chanson niaise.
FORTUNIO, à part. Mon Dieu !
CLAVAROCHE D'ailleurs, à quoi bon désormais Conserver près de vous ce diseur de fadaises, Puisque de maître André l'inquiétude s’apaise.
JACQUELINE Sait-on jamais ?
CLAVAROCHE Renvoyez-le.
JACQUELINE Je ne saurais Comment lui dire. Et puis j'ai peur.
CLAVAROCHE Tu me fais rire.
FORTUNIO, à part. Ciel !
JACQUELINE Oh ! n'avez-vous pas entendu quelque chose.
CLAVAROCHE C'est la brise du soir qui caresse les roses. Moins roses que ton front charmant. (Ils sortent.)
FORTUNIO, seul. Sang du Christ, il est son amant ! (Il tombe accablé sur le banc, jette avec fureur la rose que Jacqueline lui a donnée, puis fond en larmes.)
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ACTE TROISIÈME
Deuxième Tableau.
Même décor qu'au premier tableau. Il fait nuit. Le jardin est festonné et illuminé pour le bal que donne Maître André : guirlandes, quinquets de couleurs. Clair de lune. Musique dans le jardin. Au lever du rideau, des invités sont groupés autour de Landry qui fait les honneurs.
SCÈNE PREMIÈRE LE CHŒUR Dans son jardin tout paré Maître André, En l’honneur de Jacqueline, Pour la galamment fêter, Fait chanter Guitares et mandolines.
LANDRY Il constella ses bosquets De quinquets Dont l’éclat chaste et timide Figure fort bien les feux Vertueux D'un époux tendre et placide.
LE CHŒUR L'air semble tout argenté De clartés. La nuit se poudre d’étoiles, Et le long des églantiers Des sentiers, Accroche un pan de ses voiles.
LANDRY Méfiez-vous, bons bourgeois, Dans les bois Glissent les flèches agiles Qu’Eros tire, archer narquois, Du carquois Fatal à nos cœurs fragiles.
SCÈNE II
LES CHŒURS, JACQUELINE, MAÎTRE ANDRÉ JACQUELINE Mesdames, vous êtes-vous bien ébattues, Loin d'ici Chagrins et soucis, Puisque, ce soir, chez moi les Grâces sont venues.
LES DAMES Chère belle, Nos compliments, Vraiment, vraiment, vraiment C'est un éblouissement, Et votre visage charmant Trahit la paix d'un cœur fidèle.
JACQUELINE Promenez-vous, chères beautés, Parmi les bocages bleutés, Pleins de l'odeur des roses-thé Dont les tendres parfums enivrent. Allez, tels Nicette et Colin. Robe rose, habit zinzolin, Échanger des propos câlins Et goûter la douceur de vivre !
LES DAMES Vraiment, vraiment, vraiment, On ne peut recevoir aussi divinement !
MAÎTRE ANDRÉ Ne manquez pas surtout, De bien admirer tout. Les feuillages en portique
Et les jets d'eau mécaniques. Est, je pense, assez magnifique. Sachez que je la donne en expiation.
LES DAMES Est-ce possible ?
MAÎTRE ANDRÉ Oui, belles dames. J'offre cette fête à ma femme Pour me punir d'avoir été trompé.
LA BAILLIVE Par elle ?
MAÎTRE ANDRÉ Hé non, ma bonne,
Par les méchants propos d'un clerc râpé
LES DAMES Oh ! maître André, vous méritez une couronne, Mari sans prix. O perle des maris !
MAÎTRE ANDRÉ Et maintenant, pour rythmer vos danses, Je veux vous dire un air de mon enfance De ce temps où déjà fripon J'étais un ravissant poupon.
LES DAMES Chantez, chantez, nous danserons.
MAÎTRE ANDRÉ I Dans le vallon est une bergerie Où trois bergères gardent leurs agneaux. Agnelets blancs et bergères jolies, Rires légers, musettes et pipeaux Oh ! oh ! oh ! oh ! Un loup, passant dedans ce paysage, Sentit soudain un féroce appétit, Et se glissa par-dessous le treillage Lorsque le ciel mit son bonnet de nuit.
Au loup ! au loup ! Prenez bien garde au loup ! Oh ! bergères ! bergerettes ! Bergeronnettes ! Méfiez-vous du loup. Fariloula, fariloulette, Qui sait, ce qu'il fera Fariloulette, fariloula ! Le joli guilledou Doux, doux, doux, doux, Pour le méchant loup
II Deux jours entiers dedans la bergerie Le loup resta pour croquer à sa faim. Le tierce jour, quand vint l'aube fleurie, On l'aperçut qui ressortait enfin Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! Les bergères étaient couleur de roses Mais pâle et maigre était le pauvre loup Tout épuisé, chancelant et morose Il s'en alla mourir au fond d'un trou.
Au loup ! au loup ! Prends garde, pauvre loup, Aux bergères, bergerettes, Bergeronnettes,
Méfie-t-en, pauvre loup. Qui sait ce qu'ell’s te feront ? Fariloulette, fariloulon ! Le joli guilledou Doux, doux, doux, doux, Pour le pauvre loup !
VOIX DIVERSES Exquis… Charmant… Délicieux… Fête pour l'esprit, fête pour les yeux.
LA BAILLIVE Je doute qu'à Versaille on fasse mieux. (Les invités vont vers Jacqueline et la félicitent. Guillaume s'approche de maître André.)
GUILLAUME Maître…
Quoi drôle ? Vous ici ?
GUILLAUME Je voudrais sans témoin Vous parler.
MAÎTRE ANDRÉ Non !
GUILLAUME C'est grave.
MAÎTRE ANDRÉ Point !
GUILLAUME Il y va de votre honneur peut-être !
MAÎTRE ANDRÉ Je n'écouterai rien... Pourtant, viens par ici.
CLAVAROCHE (qui s'est approché.) Que veux dire ceci ? (Ils sortent à droite suivis de Clavaroche. Landry et les petits clercs sont entrés avec des lanternes qu'ils distribuent aux invités.)
VOIX DIVERSES Adieu… Bonsoir… C'est fini... Quel dommage !
CHŒUR DES INVITÉS Jamais, dans tout le voisinage, On ne vit bal mieux réussi. Plus de gaîté, plus d'éclairage Et jamais, surtout, assemblage De société mieux choisi. Adieu… Bonsoir... C'est fini... Quel dommage !
LANDRY (achevant de distribuer des lanternes.) Or çà, lanternez-vous tous. Sans lanterner davantage, Nous allons, suivant l'usage, Vous mener jusque chez vous. Ces tremblotantes étoiles, De qui l'éclat nous conduit, Vont pailleter d'or les voiles, Les voiles bleus de la nuit.
BIS EN CHŒUR POUR LA SORTIE
Or ça, lanternons-nous tous... (Jacqueline reste seule, Clavaroche rentre et s'approche d'elle.)
SCÈNE III
CLAVAROCHE Restez, j'ai deux mots à vous dire.
JACQUELINE Qu'est-ce donc ?
CLAVAROCHE Nous n'avons point sujet de rire. Maître André a revu ce clerc maudit : Ils vont dresser une embuscade cette nuit.
JACQUELINE Ah ! mon Dieu !
CLAVAROCHE Je l'entendis Moi-même. Point de cris. Prenez cette feuille. (Il lui tend son carnet.)
JACQUELINE Pourquoi ?
CLAVAROCHE (lui donnant une feuille de carnet.) De grâce, fiez-vous à moi. Ce n'est qu'un adroit stratagème. Prenez et m'écrivez ceci : (Jacqueline obéit.) « Chez moi ce soir à minuit. » (Lui prenant la feuille.) Là, c'est fort bien.
JACQUELINE Qu’allez-vous faire ?
CLAVAROCHE Parbleu, ma chère, Je fais tenir ce billet A notre greluchon, lequel l’âme embrasée Accourt au renflez-vous Et tombe sur votre époux A l'affût dans la rosée.
JACQUELINE Ciel ! c'est un guet-apens ! Je ne veux pas ! Pauvre petit ! Il m'aime tant ! Il est faible… C'est un enfant. Rendez-moi ce billet…
CLAVAROCHE Y pensez-vous, ma chère !
JACQUELINE Je vous en prie... Oh non ! je ne veux pas.
CLAVAROCHE A la guerre comme à la guerre ! (Il lui baise la main et sort.)
SCÈNE IV
JACQUELINE, seule. Mon Dieu ! Mon Dieu !... Qu'as-tu fait, Jacqueline ? Je me jouais d'un pauvre enfant Dévoué, fidèle, charmant, Dont l’âme claire était divine. Mon Dieu, qui voyez tout d'en haut, Frappez l'oiseleur, mais sauvez l'oiseau. Brisez le cœur de Jacqueline, Mais veillez sur Fortunio !
SCÈNE V JACQUELINE, MADELON (Madelon rentre.)
JACQUELINE
MADELON Moi ! J'ai porté le billet.
JACQUELINE Oh ! mon Dieu. Il va venir. Écoute Madeleine. Il ne faut pas, il ne faut pas qu'il vienne. Vois-tu, c'est un piège qu'on veut Lui tendre...
MADELON A qui donc, madame ?
JACQUELINE A Fortunio ! Sur mon âme J'en fais serment : je ne savais pas ! Madelon ! Je t'en prie. Peut-être il y va de sa vie. Tu le promets ? Tu l'empêcheras De venir ! Cours !
MADELON Jésus ! Marie ! Je vous obéirai. J'y vais... Mais vous... Rentrez Ma pauvre dame… Oh ! je devine... (Elle remonte.)
JACQUELINE Oh ! Seigneur, frappez Jacqueline, Mais veillez sur Fortunio ! (Elle rentre chez elle, Madelon redescend et va sortir quand Fortunio rentre.)
SCÈNE VI MADELON, FORTUNIO
(Au moment où Madelon va sortir,
Fortunio entre.) MADELON Ciel, c'est-vous, monsieur ! Fuyez, il le faut.
FORTUNIO Moi fuir ? Pourquoi donc ?
MADELON Il se passe Quelque chose de grave... Un danger vous menace.
FORTUNIO J’obéis à l’ordre reçu. Jacqueline m'a dit : Venez. Je suis venu.
MADELON Mais le péril est grand ! Fuyez, car l’heure passe.
FORTUNIO Je ne partirai pas !
MADELON Seigneur, c’est fait de vous. Ce rendez-vous Où cette lettre vous convie Est un piège où l’on veut vous attirer.
FORTUNIO J’irai !
MADELON Hélas ! Mais c’est une folie.
FORTUNIO J’irai.
MADELON Vous voulez donc vous perdre sans merci.
FORTUNIO J'irai ! J'irai ! (Il marche vers la porte, Madelon s’élance et lui barre le chemin.)
MADELON Oh ! Dieu ! Pas par ici. Je vous supplie. Au moins laissez-moi tenter De vous sauver.
FORTUNIO Qu'importe !
MADELON Si ce côté n’est pas cerné Peut-être on peut entrer par la petite porte. Venez ! (Elle l’entraîne.)
SCÈNE VII MAÎTRE ANDRÉ, CLAVAROCHE (Ils entrent, suivis de trois spadassins.)
MAÎTRE ANDRÉ (leur désignant les deux côtés de la maison.)
Vous là. Vous là. Vous de ce côté-ci. (Les spadassins se placent à l’entrée des allées. Maître André s’éloigne avec Clavaroche. Au loin on entend Landry et les clercs qui repassent en reprenant la fin de leur couplet.)
LE CHŒUR Ces tremblotantes étoiles, De qui l’éclat nous conduit, Vont pailleter d'or les voiles, Les voiles bleus de la nuit. (Rideau.)
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ACTE QUATRIÈME
Même décor qu'au deuxième acte éclairé par des bougies.
SCÈNE PREMIÈRE
JACQUELINE, seule.
(Elle va à la fenêtre, regarde au
dehors, inquiète et nerveuse.) Que Madelon l'ait prévenu... Oh, sauvez-le, mon Dieu ! Hélas, je fus cruelle Et faible, et lâche ; et je me fis un jeu De son amour... mais, mon Dieu, Ne me faites pas criminelle. (Elle s'assied auprès de la coiffeuse.)
Lorsque je n'étais qu'une enfant, Je courais au matin riant, Dans mon jardin plein de rosée, Je savais choisir en jouant Le plus blanc d'entre les lis blancs Et des roses, la plus rosée.
Je savais trouver le plus clair Des beaux œillets couleur de chair, La plus odorante verveine. Des iris le mieux irisé Et je rentrais les yeux grisés Les mains de parfums toutes pleines.
Et maintenant que me voici Une femme au cœur indécis, Je n'ai pas su dans ma faiblesse Choisir l'amour le plus aimant, Le plus noble et le plus charmant Et la plus pure des tendresses.
SCÈNE II MADELON, JACQUELINE
MADELON Madame...
JACQUELINE Ah ! c’est toi, Madeleine ! Eh bien, tu l’as rejoint ? Il t’a bien obéi ?
MADELON Hélas ! j'y ai perdu ma peine. Excusez-moi, madame, il est ici.
JACQUELINE Mon Dieu !
MADELON Par la petite porte Il est entré, nul ne l’a vu.
Seulement, à présent, il ne faut pas
qu'il sorte
JACQUELINE Ah ! Oui... c'est bien.
MADELON Faut-il que je l'amène ? (De la tête Jacqueline fait signe que oui. Madelon fait entrer Fortunio et sort.)
SCÈNE III
JACQUELINE Oh ! pourquoi donc être venu ?
FORTUNIO Votre billet, Madame, me l’ordonnait.
JACQUELINE Mais Madeleine Devait vous expliquer...
FORTUNIO Ne prenez plus la peine De me tromper, je sais tout.
JACQUELINE Quoi donc ?
FORTUNIO Hier, lorsque le capitaine Vous parlait, j'étais là, caché, tout près de vous. J'ai tout entendu.
JACQUELINE (à part.) Ciel ! (Elle s’approche de lui.) Puisque vous savez tout, Votre droit est d'être sévère. Je connais mes torts envers vous.
Votre pardon n'est point de ceux que l'on
espère,
FORTUNIO Ne craignez rien. De mon silence soyez sûre, Je ne troublerai pas votre bonheur, Nul ne connaîtra la blessure Que je porte au cœur !
JACQUELINE Ecoutez-moi, je vous en prie…
FORTUNIO Au cœur ! Au cœur ! Et pour la vie ! Oui, j'avais fait ce rêve fou ! Je me croyais aimé de vous, Parce que votre main frissonne dans la mienne, Le soir quand nous allons doucement tous les deux Et que vous l'y laissez sans que je la retienne, Et que vos grands yeux doux semblent chercher mes yeux, Oui, j'avais fait ce rêve fou, Je me croyais aimé de vous !
JACQUELINE Pardon !
FORTUNIO Et vous riiez de ma tendresse ardente, O cruelle, lâche, méchante. Ciel, qu'ai-je dit !
JACQUELINE Fortunio !
FORTUNIO Non... non ! Je perds la raison. Pardon... pardon !
JACQUELINE Hélas ! ce n’est pas à moi de pardonner !
FORTUNIO J'ose me plaindre ! * Et vous vouliez bien me donner Le droit de frôler votre robe, De surprendre un regard furtif qui se dérobe, D'écarter sous vos pieds les ronces du chemin, De vous dire des vers, de baiser votre main. J'étais dans le rayon de votre révérence, Je comptais dans votre existence * Et j'ose blasphémer ! Ah ! faites encore semblant de m'aimer. Faites encor semblant. Ah ! soyez bonne. Mon Dieu ! la force m'abandonne... Ah ! faites que je puisse encor souffrir... Il me semble que mon cœur va mourir. (Il s'évanouit.)
JACQUELINE Fortunio, c'est moi... Jacqueline... Il se pâme…
FORTUNIO, revenant à lui. Pardon. Adieu... (Il se lève et se dirige vers la porte.)
JACQUELINE, le retenant. Restez.
FORTUNIO Non, non... je veux partir. Écartez-vous.
JACQUELINE Il ne faut pas sortir.
FORTUNIO Si, puisque je veux mourir ! Adieu, madame.
JACQUELINE Qu’avez-vous dit ? Quoi, vous saviez Qu’on vous guette ?...
FORTUNIO Je le savais.
JACQUELINE Et vous partiez ? Vous saviez, en venant, cette ruse infâme Que ce billet n'était qu'un piège ?...
FORTUNIO Oui, madame, Je vous ai juré sur mon âme Que ma vie était à vous. Je tiens parole !...
JACQUELINE, avec élan. Ainsi, vous saviez tout ! Que j’étais indigne et menteuse Et lâche, et vile, et trompeuse, Que je vous envoyais à la mort par plaisir, Vous le saviez et vous veniez mourir ! (Il baisse la tête sans répondre, elle va à lui.) Eh bien, toi qui sais tout, le sais-tu que je t’aime ? Le sais-tu, le vois-tu que je sens en moi-même L’amour s’épanouir comme un matin d’été Dans la splendeur, dans la ferveur, dans la clarté ? Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !
FORTUNIO Dieu ! je rêve, être aimé de vous !
JACQUELINE Ce n’était pas un rêve fou !
FORTUNIO Que dites-vous, que dites-vous ?
JACQUELINE Oui, ma main frissonna bien souvent dans la tienne. Le soir quand nous allons doucement tous les deux Je te la laisserai sans que tu la retiennes, Mes yeux n’auront plaisir qu’à regarder tes yeux. [ Non, ce n’est pas un rêve fou… [ [ FORTUNIO [ Elle m’aime ! [ [ JACQUELINE [ Oui, je t’aime. (Ils s’étreignent. On entend au-dehors la voix de maître André et des pas dans l’escalier.)
JACQUELINE On vient… C’est Clavaroche… et mon époux. Cachez-vous là… (Elle l’entraîne vers l’armoire où Clavaroche était caché au deuxième acte, puis, se ravisant soudain.) Non, pas là… non, pas vous… Entrez ici… (Elle le fait entrer dans l’alcôve.)
SCÈNE IV
MAÎTRE ANDRÉ, entrant avec Clavaroche. C’est moi… Je suis un grand coupable… Et je viens faire amende honorable. Figure-toi, J’étais jaloux encore, Et nous avons, le capitaine et moi, Guetté jusqu’à l’aurore Sans rien prendre (Il éternue.) qu’un rhume affreux. (Clavaroche éternue.) Ou même deux… Sans parler de diverses courbatures. Morbleu ! Je jure Qu’on ne me reprendra plus A douter de tes vertus !
JACQUELINE Je l’espère.
CLAVAROCHE (qui, depuis son entrée, regarde avec méfiance autour de lui.) Il faut pourtant que l’on sache Si personne ici ne se cache.
MAÎTRE ANDRÉ Fi donc !
CLAVAROCHE (indiquant le placard où il était caché au deuxième acte.) Là, là… dans ce placard.
JACQUELINE Eh bien ?
CLAVAROCHE Il faut voir.
JACQUELINE Voyez donc…
MAÎTRE ANDRÉ Parbleu, rien…
CLAVAROCHE, dépité. C’est vrai. Rien.
MAÎTRE ANDRÉ Et, pour me punir de ma défiance, Je vais jeter dehors, et de quelle façon, Mon cher Guillaume, auteur de ce méchant soupçon. Ah ! le gueux ! le pendard ! la vile engeance ! Fortunio prendra sa place simplement Il mérite bien cet avancement.
CLAVAROCHE, à part. Déjà ! (Haut.) Parbleu ! ma chère, Il me semble qu’ici je n’ai plus rien à faire.
JACQUELINE, ironiquement. Il fait sombre dans l’escalier, On pourrait s’y rompre la tête. Prenez donc ce chandelier. (Elle tend un bougeoir à Clavaroche.)
CLAVAROCHE, à part. Si je pouvais avoir l’air bête, Je l’aurais probablement En ce moment.
MAÎTRE ANDRÉ, à Jacqueline. Allons, bonsoir, ma mie. Qu’auprès de vous, Belle endormie, Les blonds amours accourent tous. Que la nuit vous soit douce et brève Et que jusqu’au jour vermeil, La couronne des rêves Parfume votre sommeil. Bonne nuit !
CLAVAROCHE Bonne nuit !
JACQUELINE Bonne nuit !
TOUS LES TROIS Bonne nuit ! (Ils sortent, puis maître André rentre aussitôt.)
MAÎTRE ANDRÉ Et surtout mon cher bijou… Poussez bien votre verrou.
JACQUELINE Vous êtes la bonté même.
MAÎTRE ANDRÉ Comme elle m’aime ! (Il sort. Jacqueline pousse le verrou. Fortunio paraît.)
FORTUNIO Jacqueline !
JACQUELINE Fortunio ! (Elle tombe dans ses bras.) (Rideau.)
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