Charles GARNIER
Charles Garnier [photo Adam-Salomon]
Jean Louis Charles GARNIER dit Charles GARNIER
architecte français
(264 rue Mouffetard, Paris ancien 12e, 06 novembre 1825* – Paris 5e, 03 août 1898*)
Fils de Jean André GARNIER (Challes, Sarthe, 22 août 1796 [5 fructidor an IV]* – Paris 13e, 06 mars 1865*), forgeron puis carrossier, et de Louise Françoise Félicité COLLE (Paris, 02 août 1802 – Paris ancien 10e, 21 juillet 1859*), mariés en 1824 [veuf, Jean André s'est remarié à Paris 15e le 28 août 1860 avec Marie Antoinette Adèle BARREAU (Paris ancien 12e, 12 avril 1801 – Paris 15e, 03 juin 1880)].
Epouse à Paris ancien 9e le 04 janvier 1858* Marie Louise BARY (Paris ancien 9e, 27 mai 1836* – Paris 5e, 22 avril 1919*), fille d'Émile Louis François BARY (Paris, 15 octobre 1776 – Paris 4e, 26 février 1865*), archiviste de l'empereur en 1810, et d'Augustine Julienne BARREL.
Parents de Victor Edmond Germain Daniel GARNIER (Paris 5e, 21 mars 1862* – Paris 5e, 15 janvier 1864*), et de Charles François Paul Christian GARNIER (Paris 5e, 24 juillet 1872* – Paris 5e, 04 septembre 1898*), ingénieur géographe.
Son père fut entrepreneur de location de voitures hippomobiles. Doué pour le dessin et les mathématiques, il entre à l'École des Beaux-Arts en 1842 où il est l’élève de Lebas et Leveil. Prix de Rome en 1848 avec un projet de Conservatoire des Arts et Métiers, il séjourne cinq ans à la Villa Médicis, et voyage en Italie du sud, en Turquie et en Grèce. Frappé par les architectures qu'il y découvre, il en garde le goût des marbres colorés et de la mosaïque. Il édifie la chapelle funèbre des Luynes, au château de Dampierre. Il est nommé architecte de la Ville de Paris en 1860, pour les 5e et 6e arrondissements. Il était encore inconnu quand, en 1861, Walewski, ministre d’Etat, ouvrit un concours pour la construction d’une nouvelle salle d’opéra à Paris. Le projet de Charles Garnier fut adopté à l’unanimité ; la façade était terminée en 1867 ; l’inauguration de l’Opéra de Paris eut lieu en 1875. Garnier y consacra quatorze ans. A Paris, il réalise également la décoration du Café de la Paix et du grand Salon du Grand Hôtel (1863), le cercle de la Librairie (1878) et la maison Hachette (1880), situés boulevard Saint-Germain, le tombeau de Bizet au Père Lachaise (1880), celui d'Offenbach au cimetière de Montmartre (1883), le panorama Marigny aux Champs-Élysées (1883). A Vittel, il édifie le casino (détruit) et l'établissement thermal (1883), dans l'Aisne, une église à La Chapelle-en-Thiérache. Il construit la salle de concert (1878) puis le Casino de Monte-Carlo (1881) et l'Observatoire de Nice (1880) qu'il considère, après l'Opéra, comme son œuvre la plus réussie. A Bordighera, en Italie, on lui doit deux villas, l'une pour lui-même (1872), l'autre pour Bischoffsheim (1876), une école (1874) et une église (1883-1898). Juxtaposant divers éléments empruntés aux styles traditionnels, il est le créateur de l' « Éclectisme », ce mélange de styles caractéristique de l'art du second Empire, Garnier est un artiste qui réconcilie admirablement poésie et rationalité. Son influence esthétique sera considérable sur ses contemporains. Charles Garnier, dont l’esprit était des plus cultivés, a écrit un Mémoire sur le temple d’Egine, et de nombreux articles, recueillis pour la plupart dans un volume intitulé A travers les arts (1869), une Etude sur le théâtre (1871), une monographie du Nouvel Opéra de Paris, où il commente lui-même son œuvre maîtresse. On lui doit, avec Charles Nuitter, le livret du Baron de Groschaminet, opérette en un acte, musique de Jules Duprato (1866). Il fut nommé chevalier (09 août 1864), officier (05 janvier 1875), commandeur (04 mai 1889), puis grand officier (31 décembre 1895) de la Légion d’honneur. [Académie des beaux-arts, 1874].
En 1862, il habitait 8 boulevard Saint-Germain à Paris 5e ; en 1875, 90 boulevard Saint-Germain à Paris 5e, où il est décédé en 1898, à l'âge de soixante-douze ans. Il est enterré au cimetière du Montparnasse (11e division).
=> le Théâtre par Charles Garnier (1871)
=> le Nouvel Opéra de Paris par Charles Garnier : volume I (1878) ; volume II (1881)
Charles Garnier
livrets
le Baron de Groschaminet, opérette en 1 acte, avec Charles Nuitter, musique de Jules Duprato (Fantaisies-Parisiennes, 24 septembre 1866) |
Charles Garnier
Charles Garnier [photo de Eugène Pirou]
Charles Garnier [photo de Nadar]
De bonne heure, il montra de grandes dispositions pour les arts. Après avoir suivi les cours de l'école de dessin, où il étudia la ronde bosse, la sculpture et eut des succès plus particulièrement en mathématiques, M. Charles Garnier entra, en 1842, à l'Ecole des beaux-arts. Il se tourna alors vers l'architecture, eut pour maîtres Hippolyte Lebas et Leveil, et fit de tels progrès sous leur direction qu'à vingt-trois ans il remportait le grand prix d'architecture sur ce sujet : « Un conservatoire pour les arts et métiers. » Travailleur infatigable, M. Garnier mit à profit les années pendant lesquelles l'Etat lui fournissait une pension pour compléter son instruction artistique. Il visita d'abord l'Italie, séjourna à Rome et à Naples, puis se rendit en Grèce. Pendant cette période, il envoya à Paris les études suivantes : le Forum de Trajan (1849) ; le Temple de Vesta (1850) ; le Temple de Jupiter Sérapis à Pouzzoles (1851) ; Restauration polychrome du temple de Jupiter Panhellénion, dans l'île d'Egine (1852), morceau qui parut au Salon de 1853 ; Projet pour une école de dessin (1853). Il fit le voyage de Grèce avec Edmond About et le voyage de Constantinople avec Théophile Gautier, étudiant partout les types divers des monuments que nous ont légués les grands artistes de l'antiquité. En 1853, le duc de Luynes chargea M. Ch. Garnier de relever et de dessiner les tombeaux angevins, dans le royaume de Naples et en Sicile. Le jeune artiste passa à cet effet dix mois à Naples, dans la Pouille, en Sicile et dans la Calabre, et, à son retour à Paris, employa trois années à mettre au net tous ces dessins et à faire la restauration des monuments. Ce travail n'a pas été publié, M. le duc de Luynes ne trouvant pas que les procédés de la lithochromie fussent suffisants. Ces dessins sont maintenant la propriété du petit-fils du duc, et il est malheureusement douteux qu'ils sortent jamais des cartons. Revenu à Paris en 1854, M. Ch. Garnier obtint à grand' peine un petit emploi de sous-inspecteur aux travaux de restauration de la tour Saint-Jacques, avec de fort maigres appointements, puis fut attaché, en la même qualité, aux travaux exécutés par la ville aux nouvelles barrières de Paris. En 1860, il fut nommé architecte de la ville, chargé de deux arrondissements. Pendant ce temps, il avait trouvé à édifier quelques petits tombeaux, quelques maisonnettes, et, en collaboration avec M. Debay, la chapelle funèbre des de Luynes, au château de Dampierre. Malgré son rare mérite, M. Ch. Garnier était encore fort inconnu du public, lorsque, en 1861, M. Walewski, alors ministre d'Etat, ouvrit un concours pour la construction d'une nouvelle salle d'opéra à Paris. Le jeune architecte envoya un projet qui fut adopté à l'unanimité par le jury d'examen, et il se vit chargé de diriger les travaux d'un monument qui devait illustrer son nom. Grâce aux sommes immenses mises à sa disposition, M. Garnier put employer, pour réaliser sa création, les matières les plus rares et les plus précieuses et appeler selon sa fantaisie tous les arts plastiques à contribuer à sa splendeur. Après six années d'incessants travaux, l'artiste, devenu célèbre, put découvrir et montrer au public la façade du nouvel Opéra (15 août 1867), et, depuis lors, il n'a cessé d'enrichir l'extérieur de son monument de groupes de statues, de sculptures et de toutes sortes d'ornementations. Lors du Salon de 1863, il avait obtenu une médaille de 1re classe. L'année suivante, il reçut la croix de la Légion d'honneur. En 1861, il avait été nommé correspondant de l'Institut royal des architectes anglais. On doit à cet artiste, dont l'esprit est des plus cultivés, un Mémoire explicatif sur le temple d'Egine, inséré dans la Revue archéologique (1856) ; de nombreux articles dans la Science pour tous, la Revue de l'Orient, la Revue de l'architecture, le Dictionnaire encyclopédique ; des comptes rendus d'expositions architecturales dans le Moniteur universel, le Temps et la Gazette des beaux-arts, recueillis pour la plupart dans un volume de causeries intitulé A travers les arts (1869, in-18), et une Etude sur le théâtre (1871, in-8°), sur laquelle il convient d'insister un peu, à cause de la compétence exceptionnelle de l'auteur. Ce livre est un manuel complet, ex professo, qui, à l'avenir, devra servir de guide à tout architecte chargé de la construction d'un théâtre. M. Ch. Garnier en a traité toutes les parties avec un soin rigoureux et s'est appliqué, en faisant abstraction de tous les styles, de toutes les fantaisies architecturales, à rechercher quelle était la formule des besoins, soit de la scène, soit de la salle, soit de la circulation intérieure et extérieure, et à trouver les dispositions qui les satisfaisaient le plus sûrement. Son livre est une sorte d'enquête faite sur les nécessités d'un édifice de ce genre, beaucoup plus qu'une description éclectique de ce qui a été fait de mieux jusqu'à notre époque. L'auteur y recherche la théorie architecturale du théâtre, indépendamment des questions de lieu, de climat, d'habitudes, qui doivent forcément modifier les combinaisons de l'artiste, et il en donne la formule générale La multitude de problèmes à résoudre, la complexité des besoins à satisfaire étonnent au premier abord. Il n'est pas une seule question que l'auteur n'ait abordée et résolue ; du moins, si quelques-unes de ses solutions peuvent être contestées, l'auteur garde-t-il le mérite d'avoir mis en pleine lumière le but à atteindre. Il est inutile d'ajouter que cette étude sur le théâtre n'est que la partie théorique d'une science dont M. Ch. Garnier a fait l'application dans la construction du Grand-Opéra ; le livre et l'œuvre sont solidaires, et nul doute que le public, lorsqu'il sera admis dans la salle, n'applaudisse aux idées ingénieuses et neuves du brillant artiste. (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1876)
Membre correspondant de 17 Académies étrangères, il a été élu, au mois de mars 1874, membre de l'Académie des beaux-arts, en remplacement de Baltard. Au mois de janvier 1875, il remplaça Lance, décédé, comme architecte du Conservatoire de musique. Le 5 janvier de cette année eut lieu l'inauguration de l'œuvre à laquelle, depuis quatorze ans, il avait consacré sa vie, le grand Opéra. Ce jour même il reçut la croix d'officier de la Légion d'honneur. Depuis lors, l'éminent architecte a dressé le plan du théâtre de Monaco, et il a commencé la publication d'un ouvrage plein d'intérêt, le Nouvel Opéra de Paris (l876-1877), dans lequel il fait l'historique et donne la description de ce monument. Il est impossible de traiter des questions sérieuses avec plus de science aimable, de finesse et de bonne humeur. M. Garnier est un homme d'infiniment d'esprit, d'une dévorante activité et d'une extrême vivacité d'imagination. Au physique, il est un véritable type. « Tous les Parisiens de Paris, dit un journaliste, connaissent, pour l'avoir vue maintes fois, cette tête brune au profil anguleux, chargée d'une forêt crépue de cheveux noirs, que l'on dirait empruntée à un tableau de Ribeira. Chacun se demande en le voyant si l'homme qui la porte n'est pas un fils du désert ou tout au moins un descendant des Abencérages les plus basanés. Hélas ! Charles Garnier est, comme l'indique son nom, le fils d'un bon bourgeois de Paris. Mais il n'en a pas moins le tempérament d'un péninsulaire de la plus belle époque. Regardez-le dix minutes, écoutez-le parler. Le geste est vif comme l'éclair, la parole abondante, au point qu'elle se change presque en bredouillement. » Une des œuvres les plus originales de M. Garnier est la villa qu’il a construite non loin de Menton, sur la route de la Corniche. Outre les ouvrages qu'il a fait paraître, il a publié des articles dans la Revue d'Orient, la Revue d'architecture, la Science pour tous, la Gazette des beaux-arts, le Temps, le Moniteur universel, le Dictionnaire encyclopédique, etc. (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1er supplément, 1878)
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Charles Garnier, buste en plâtre patiné par Jean-Baptiste Carpeaux [musée de Dijon, don de Mme Carpeaux, 1933] [photo ALF, 2011]
Charles Garnier, buste en bronze par Jean-Baptiste Carpeaux, salon de 1869 [musée d'Orsay, legs de Mme Carpeaux, 1922] [photo ALF, 2015]
Charles Garnier au Palais Garnier.
De toute évidence, dans ce nouveau Paris que rebâtissait fougueusement Haussmann, il convenait de prévoir un autre Opéra, digne de la grande capitale, digne de la France... Autre chose, bien sûr, que cette sordide construction de la rue Le Peletier. A cet effet, Napoléon III décida d'ouvrir un concours. On disait tout bas que l'instigatrice de cette mesure était l'impératrice elle-même, car elle nourrissait secrètement le projet, paraît-il, de voir triompher, en la circonstance, son professeur de dessin, M. Viollet-le-Duc, grand rafistoleur de cathédrales, comme on sait, et, à cette époque, au faîte de sa gloire. Le 31 janvier 1861, cent soixante-quinze projets ont été déposés. La plupart décevants. A la première éliminatoire, le plan de Viollet-le-Duc (pas de chance pour l'impératrice !) est écarté : son style est vraiment trop moyenâgeux ; la façade proposée pour un théâtre conviendrait mieux pour un hôtel de ville. N'avait-il pas placé, dans la salle de spectacle, au sommet des colonnes, des chapiteaux qui, à s'y méprendre, ressemblaient à ceux de Notre-Dame de Paris ? Déformation professionnelle... Après des épurations successives, dramatiques, douloureuses, le jury se trouva enfin un beau matin, devant cinq projets. Il fallait décider. Ce fut assez facile, l'un de ces cinq s'imposait de lui-même. Ainsi donc, le 6 juin 1861, S. E. le Ministre d'Etat comte Walewski était à même de notifier à un jeune et famélique architecte que son plan avait été retenu, à l'unanimité, par les membres du jury ; en conséquence, il était chargé de construire le nouvel Opéra. Cet architecte — à la vérité, presque inconnu, bien qu'ayant obtenu le grand prix de Rome treize ans auparavant — se nommait Charles Garnier. Il avait, à cette époque, trente-six ans. 1861-1961 : il y a un siècle que se déroulaient ces événements. A l'occasion de ce centenaire, le théâtre de l'Opéra a ouvert, du 15 décembre au 13 janvier dernier, une exposition d'un intérêt passionnant, consacrée à Charles Garnier et à son chef-d'œuvre architectural. La « bataille pour l'Opéra » s'y trouvait évoquée de manière suggestive. Au travers des tableaux et des images d'Epinal, avec des plans immenses et de minuscules croquis, et avec l'aide également d'anciennes affiches et de vieilles photographies, on arrivait aisément à reconstituer sinon la vie, du moins la physionomie morale et physique de Charles Garnier. Et croyez-moi : le bonhomme n'est pas banal, il en vaut la peine !
Charles Garnier, qui êtes-vous ? En cette année 1861, il nous apparaît sous les traits d'un grand échalas, maigre, dégingandé, les cheveux en broussaille. Avec cela, un teint mat, éclairé par des yeux de braise. Et un appendice nasal vraiment remarquable qui l'apparente, de manière inattendue, à la physionomie de Condé, sculpté par Coysevox. Ajoutez à cela qu'il avait une manière bien à lui de s'habiller. Il semblait s'obstiner à brosser son chapeau à rebrousse-poil. Autour du cou, une cravate nouée avec la négligence que vous devinez. Un col rabattu qui ressemble de manière inquiétante à celui d'une chemise de nuit. La vareuse d'atelier, boutonnée jusqu'au col. Bref, une allure de vrai bohème. En fait, le brave Garnier avait été marqué par la misère. Jusqu'à la fin de ses jours, son visage conservera les stigmates indélébile de l'extrême pauvreté où il a vécu si longtemps. Son père était un humble charron de la rue Mouffetard ; et sa mère, une dentellière. Lorsque le père Garnier s'installa à son compte, rue Mazarine, on vit le fils de la maison, alors âgé de treize ans, tirer le soufflet de la forge. Mais le gosse était faible, maigre, blême. Il n'était vraiment pas fait pour travailler du marteau sur l'enclume. Comme il avait du goût pour le dessin, on l'envoya dans un atelier d'architecture. Admis à l'Ecole des Beaux-Arts, il fut obligé de travailler en dehors des heures de cours pour assurer sa maigre pitance. Par bonheur, il a pu dénicher un petit emploi dans un atelier où règne un grand artiste, nommé Viollet-le-Duc : là, Charles Garnier gagne soixante-quinze centimes l'heure à recopier les dessins du Moyen Age. Quelle aubaine ! En 1847, il monte en loge, et rate son prix de Rome. En 1848, il le décroche. L'Italie, puis la Grèce, puis la Turquie... Il travaille dans l'enthousiasme, il s'emballe pour l'architecture. Tout cela pour connaître à nouveau, dès son retour à Paris, la sombre misère. Il vivote, n'obtenant que de pauvres commandes, indignes de lui. Qu'importe ! Il lui reste la joie du cœur, l'amour du métier. Toujours gai, spirituel. Et très bon. Une âme d'enfant. Très fier, tout de même. A tout hasard, il a concouru — en compagnie de cent soixante-quatorze concurrents, et, parmi eux, des artistes cotés, décorés, chargés d'honneurs —, oui, il a concouru pour la construction de l'Opéra. Le voilà choisi, élu ; son nom est proclamé. C'est la fortune, la gloire. Dans le Tout-Paris, on s'interroge : Garnier ? Connais pas ! — On va le connaître.
esquisse pour la façade de l'Opéra (premier projet), dessin exécuté entre 1860 et 1862 par Charles Garnier
Séance orageuse avec l'impératrice. L'impératrice, on le devine, se montrait ulcérée par la décision du jury qui avait si brutalement éliminé son poulain, M. Viollet-le-Duc, habitué des Tuileries et commensal à Compiègne. Elle se promit bien de faire sentir son humeur au vainqueur du tournoi. Evidemment, elle ne se doutait pas qu'elle allait avoir affaire à forte partie. Quelques jours après la proclamation, Charles Garnier fut mandé aux Tuileries. M. de Cardillac, directeur des Bâtiments civils, fut chargé de le présenter ; et comme il connaissait bien le caractère mordant du jeune architecte, il l'accabla de recommandations. De fait, il redoutait un éclat ; il avait bien raison. L'impératrice fit son entrée dans le salon, hautaine, distraite, distante. Devant la maquette, Napoléon III lissait sa moustache : « C'est bien, murmurait-il, c'est beau, c'est très beau ! » La souveraine ouvrit alors les hostilités : « Qu'est-ce que c'est que ce style-là ? D'ailleurs, ce n'est pas un style ! Ce n'est ni du grec ni du Louis XVI, pas même du Louis XV ! — Non, répliqua vertement Garnier, ces styles-là ont fait leur temps... C'est du Napoléon III ! Et vous vous plaignez ! » La discussion tourna promptement à l'aigre. L'impératrice fit alors une observation derrière laquelle on sentait un peu trop la présence de Viollet-le-Duc : « Les anciens, remarqua la souveraine, ne redoublaient pas ainsi leurs points d'appui ! — Mais ils n'allaient pas non plus en chemin de fer ! » répliqua l'architecte. Un long silence. « La scène est trop grande, la salle trop petite », observa l'impératrice. Elle se fit mettre à sa place avec des arguments techniques, assez rudement exprimés. L'empereur s'amusait beaucoup. Le pauvre M. de Cardillac était sur des charbons ardents. il tirait Charles Garnier par la manche : « Calmez-vous ! » » lui murmurait-il. L'empereur s'approcha subrepticement de Garnier et lui glissa dans l'oreille : « Ne vous tourmentez pas, elle n'y entend rien du tout ! » Cardillac estima qu'il était prudent de battre en retraite. Il plia les plans, il salua : puis, poussant Garnier devant lui, il quitta la pièce. Après quoi le haut fonctionnaire gronda paternellement l'architecte de l'Opéra : « Est-ce qu'on parle ainsi à une souveraine ! — Mais pourquoi dit-elle des bêtises ? » s'étonna naïvement Garnier. En 1867, Charles Garnier fut invité au château de Compiègne, où résidait de temps à autre la cour impériale. La souveraine l'accueillit avec un sourire charmant : « Avouez, dit-elle, que j'ai été désagréable pour vous, monsieur Garnier, lorsque vous êtes venu me montrer vos plans. Je le regrette, maintenant. » Et Garnier — qui n'a jamais su cacher ses sentiments — de lui répondre : « Oui, Madame, vous avez été odieuse ! » On en resta là.
La construction de l'Opéra (1867-1875). A l’époque du concours, on avait prévu, pour la construction de l'Opéra, une dépense globale de huit millions. Bientôt on se trouva devant des devis dont le total se situait entre trente-deux et trente-trois millions. Le ministre donna son accord à Charles Garnier. Mais, à la Chambre, ledit ministre annonça froidement que le coût du nouveau théâtre ne dépasserait pas les quinze millions. On devine, en pareille conjoncture, les angoisses de Garnier, qui n'était vraiment pour rien dans ce mensonge administratif ; et pourtant, d'un moment à l'autre, il aurait pu être accusé de complicité pour avoir habilement travesti la vérité. Or, ce fut d'un autre côté que survinrent, de manière plutôt inattendue, drames et catastrophes. J'ai raconté ici même, il y a déjà quelque temps, les avatars romantiques du bâtiment et les dures épreuves morales que dut traverser l'infortuné architecte : de 1867 à 1870, diminution progressive des crédits ; puis, la guerre ; ensuite, la Commune et ses atrocités ; une paix douloureuse ; un nouveau régime, dont la forme restait encore incertaine, et une caisse vide... Heureusement, il y avait là... Charles Garnier, qui sut défendre son œuvre avec une foi inébranlable, avec un courage de lion. Soutenu par tous ses ouvriers (maçons, plombiers, bronziers), épaulé par tous les artistes collaborant au monument (sculpteurs, peintres, mosaïstes), magnifiquement suivi par les entrepreneurs (qui lui consentaient des ouvertures de crédit), Garnier apparaissait à tous comme l'âme du chantier, et il menait le travail comme un capitaine conduit ses hommes à l'assaut. Il s'était engagé à « livrer » l'Opéra à la date du 5 janvier 1875. On ne peut point dire, évidemment, que, ce jour-là, le bâtiment se trouvait entièrement terminé. Toutefois, il était possible de procéder à l'inauguration officielle. Une belle manifestation, qui allait réserver, on s'en doute, quelques surprises.
5 janvier 1875. Charles Garnier et le président-maréchal Mac-Mahon. Deux jours avant la soirée d'inauguration, le directeur de l'Opéra se trouva devant ce petit problème d'arithmétique : ayant une salle de deux mille cent places et seulement quatre cents billets de faveur à distribuer, comment donner satisfaction à cinq mille solliciteurs qui voudraient assister, sans payer, à la représentation du 5 janvier ? Pour la location, il n'y avait point, en vérité, de problème. Car tout se racheta, se revendit au marché noir. Un Anglais avait, dit-on, payé quinze mille francs une avant-scène. Sous le manteau, les fauteuils d'orchestre se négociaient à cinq louis. L'administration du théâtre ayant — tout simplement — « oublié » d'inviter l'architecte Charles Garnier, ce dernier, sans élever la moindre protestation, dut payer, chez un revendeur de la rue, cent vingt francs pour une petite loge de deuxième galerie. Il n'était pas assez riche pour s'offrir une meilleure place. A huit heures moins le quart arrivent le président Mac-Mahon et la présidente, par la rue Auber : par bonheur, ceux-là, on n'avait point oublié de les prier de venir... Ils empruntent un passage provisoire, où de belles tapisseries des Gobelins masquent habilement quelques murs encore en construction. Bientôt après, le lord-maire de Londres fait son entrée : il est précédé de massiers, suivi de shérifs en robe rouge ; cette délégation haute en couleur monte lentement le grand escalier, jusqu'au foyer. Par ce même grand escalier, arrivent également S.M. le roi Alphonse XII d'Espagne et sa mère Isabelle ; S. M. le roi de Hanovre ; le bourgmestre d'Amsterdam. Et, aussi, très simplement, M. Garnier, donnant le bras à Mme Garnier : à ces deux personnages souriants, la foule réserve une ovation délirante, le couple passe entre deux haies de curieux et gagne la petite loge que le constructeur du bâtiment a louée, pour ce soir-là, de ses deniers. Le maréchal Mac-Mahon est, on s'en doute, entouré, dans sa loge, de tous les hauts fonctionnaires, de tous les ministres — dont personne, aujourd'hui, ne se rappelle même plus les noms. Mais le vieux soldat est un réaliste. Et, tout à coup, il lance cette bombe : « Mais où donc est M. Garnier ? » M. Garnier ? Mais personne, bien entendu, ne sait où il se trouve. Certains l'ont aperçu, tout à l'heure, bien par hasard, dans la foule. Comme on a « négligé » de lui réserver un strapontin, il va être bien difficile de l'identifier, dans cette cohue, dans cette salle comble. Or, voilà que le maréchal s'entête : oui, il veut avoir à ses côtés M. Garnier. Drôle d'idée ! Le président insiste : n'est-ce point M. Garnier qui a conçu, réalisé, édifié, décoré cette salle splendide ? Il tient à voir M. Garnier, à lui parler, à le féliciter... A grand-peine, on a pu enfin dénicher l'artiste dans son poulailler. Avec une déférence subite, on l'amène dans la loge présidentielle. Mac-Mahon l'accueille avec sa charmante bonhomie : « Venez, Monsieur, lui dit-il en souriant. J'ai, comme vous, l'horreur des ovations. Mais, à nous deux, nous aurons peut-être plus de courage ! » Et puis, non, le maréchal ne veut pas que les collaborateurs de Garnier lui soient présentés par les ministres. C'est Garnier lui-même qui procédera, séance tenante, à cette opération, en donnant tous les détails sur les hommes, sur leurs travaux, sur les difficultés qu'ils ont eu à vaincre. De sa poche, le président sort des croix. En voilà une sur le revers du veston de Garnier. « Donnée sur le champ de bataille, après la victoire, la croix a double valeur, lui dit le maréchal. C'est pourquoi j'ai tenu à vous la remettre ici. » La distribution continue, le président est en verve, il épingle des rubans rouges sur les poitrines des sculpteurs, des maçons, des décorateurs. Pauvre Garnier : d'un coup, il oubliait les quatorze années épuisantes qu'il venait de vivre.
Le monument de Charles Garnier, élevé à l'angle des rues Auber et Scribe, auprès de l'Opéra, a été inauguré en 1903. L'architecture est due à Pascal ; l'œuvre composite réunit, sur un bloc de marbre rouge, un buste de Charles Garnier par Carpeaux à des figures allégoriques en bronze doré par le sculpteur J. Germain.
Pour les obsèques de M. Charles Garnier : cinq cents francs. Lorsque, en 1861, commencèrent les études d'exécution de l'Opéra, personne ne pensait que Charles Garnier — de corps si chétif, de santé toujours chancelante — verrait la fin de son ouvrage. Il faut se méfier du corps humain. Garnier a vécu jusqu'à soixante-treize ans, narguant continuellement ses souffrances, les combattant par sa bonne humeur, et continuant à travailler jour et nuit. Cet homme qui, durant toute son existence, avait fait si peu de cas de l'argent, et qui, à chaque instant, donnait de si valeureux exemples de désintéressement, cet homme s'éteignit en 1898. Aussitôt, ses ouvriers, ses anciens collaborateurs, ses élèves s'unirent dans une même pensée : demander au gouvernement l'hommage officiel des obsèques nationales. Ingénument, les amis du disparu estimaient que Garnier avait rendu assez de services au pays pour avoir droit à cette ultime récompense. Ce fut alors la course à travers les ministères. Mais les bureaux eurent des réponses tout administratives : ici, le directeur était absent ; ailleurs, il était en vacances. On palabrait, on discutait, devant des fonctionnaires hésitants : tout dernièrement, n'avait-on pas rendu ces honneurs à Meissonier, à Gounod ? Charles Garnier était, lui aussi, une gloire nationale... Enfin, on obtint une réponse. La voici. Le représentant du ministre expliqua : « Encore, si c'était un peintre... Mais un architecte, voyons ! » Pour réparer cette belle gaffe, le ministre assista, en personne, aux obsèques. Mais voilà qu'on tombe de Charybde en Scylla : aux seules fins de s'excuser du refus d'obsèques nationales, le gouvernement décida de participer aux frais de funérailles ; il envoya... cinq cents francs à la famille de son vieux et dévoué serviteur. Christian Garnier, le fils du disparu, eut assez d'esprit pour ne pas bondir sous l'outrage. Pour éviter « les histoires », il accepta. Et personne ne parla plus de rien.
L'Opéra, dit « Palais Garnier ». Garnier et son chef-d'œuvre ne se portent pas plus mal — tout au moins aujourd'hui — des mesquineries administratives dont ils furent abreuvés. Actuellement, dans le monde des musiciens, on dit (ou plutôt on écrit) assez couramment « Palais Garnier », pour désigner le Théâtre National de l'Opéra. C'est fort bien ainsi. Trop de noms de grands artistes se trouvent aujourd'hui éclipsés par leur œuvre même. Associer étroitement ou, tout au moins, épisodiquement le souvenir d'un créateur à sa géniale réalisation nous apparaît une formule juste. D'autant plus que, dans l'état actuel des choses, la valeur esthétique de l'Opéra est en hausse nette, constante, à la bourse des valeurs architecturales parisiennes. Après avoir été honni et critiqué, bafoué et calomnié, l'Opéra est devenu insensiblement, sur le plan de la critique artistique, un véritable « placement de père de famille ». Non seulement cet élément d'urbanisme fait partie intégrante de la capitale (que pourrait-on imaginer, en vérité, à sa place, face à son avenue ?), mais il apparaît comme un des échantillons les plus typiques, les plus vivants de la fin du XIXe siècle. Sans doute restera-t-il comme le seul exemplaire valable et parfaitement réussi de ce « style Napoléon III » auquel n'avait rien compris l'impératrice.
(Henri Gaubert, Musica disques, avril 1962)
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portrait-charge de Charles Garnier par Eugène Giraud, 1865