OPÉRA DE MONTE-CARLO
l'Opéra de Monte-Carlo en 1910
Opéra de Monte-Carlo
L'Opéra de Monte-Carlo ou Salle Garnier est une salle de spectacle attenante au Casino de Monte-Carlo, dans la principauté de Monaco. Il a été conçu par Charles Garnier sous l'impulsion de Marie Blanc (veuve de François Blanc, fondateur de la Société des bains de mer de Monaco) et inauguré le 25 janvier 1879. Sa construction, qui débuta en mai 1878, se fit en un temps record de huit mois, nécessitant néanmoins la fermeture provisoire du casino pendant la durée des travaux. Raoul Gunsbourg en fut le directeur de 1893 à 1951.
=> programme de la saison 1913
Le nouveau théâtre de Monte-Carlo, de Ch. Garnier.
Mon cher sous-directeur, L’année est féconde en œuvres d’art dans le petit coin de terre ensoleillé où je me suis réfugié contre les bises du nord. A Nice, l’exposition des beaux-arts vient de s’ouvrir ; je ne l’ai pas encore vue ; mais si la Semaine était un journal de boulevard parisien, ce serait peut-être une bonne raison pour en parler longuement, l’imagination, en pareil cas, ne rencontrant aucune contradiction brutale devant elle. Un théâtre d’opéra-comique vient aussi de s’ouvrir et de faire concurrence au théâtre italien ; je ne l’ai pas encore visité non plus ; c’est l’œuvre de M. Chevallier ; j’en parlerai peut-être un de ces jours. Mais la grande nouvelle du moment, c’est l’ouverture, à Monte-Carlo, de la salle de théâtre et de concert que notre confrère, Ch. Garnier, vient de construire à l’établissement des Jeux. C’est rutilant, vigoureux, viril, riche, puissant, étonnant. L’Opéra de Paris a été un prélude, un essai d’entraînement avant la course, une préparation ; la salle de concert de Monte-Carlo, c’est l’œuvre mûre, venue à point ; c’est l’élan, d’une étourdissante vigueur, d’une idée longtemps retenue et qui brise ses liens, l’élan d’un tempérament vaillant dont la forte vitalité éclate en un chant hardi ; c’est un rude morceau ; étudié et exécuté en six mois ! Prix : deux, peut-être trois millions, je ne sais pas, mais c’est pour rien. A Monte-Carlo, en effet, malheureusement, — oui, je dis : malheureusement, — cela rapportera mille pour cent ; car l’Europe voyageuse, et l’Amérique plus voyageuse encore, voudront voir cela ; et qui dira le nombre de ces visiteurs qui, en traversant les salles de la roulette ou du rouge et noir, y laisseront leur fortune, emportant pour toute consolation le souvenir d’un pays féerique, d’une mer d’azur, et d’un théâtre sans rival ? A Monte-Carlo, à un rendez-vous de luxe incontestable, d’élégance intermittente et de plaisir constant, pour une société mêlée de gens du monde et de gens de plaisir, et surtout de gens passionnés et de gentilles qui exploitent les passions, il fallait un style d’art nourri, opulent, cossu, débordant même ; il fallait l’éclat sans fatigue, le soleil sans éblouissement, la chaleur sans accablement, à la fois l’excitation et le repos. Autant que ce problème complexe et parfois contradictoire se pouvait résoudre, M. Garnier l’a résolu. La salle est un salon carré, de vingt mètres de côté et d’environ vingt mètres de hauteur, exactement 19m.50, du milieu du sol, qui est en pente, au trou du lustre. L’ouverture de la scène a 12 mètres de largeur sur 9 mètres environ de hauteur. Le plan carré est coupé aux angles par des pans de près de 4 mètres de large. Du sol au sommet de la corniche, on mesure 11m.80, ce qui laisse aux voussures qui raccordent les murs avec le plafond une hauteur de 7m.50 environ, proportion considérable par rapport aux dimensions de la salle et dont l’effet est excellent. A l’œil, c’est-à-dire vu en perspective, il semble que le développement des voussures opposées et la partie horizontale du plafond forment un total divisé ensuite en trois parties à peu près égales : deux pour les deux voussures et la troisième pour le plafond, qui est richement encadré, avec des guirlandes tombant verticalement et bien détachées du plafond. Il existe une grande ouverture circulaire pour le lustre, que ferme une grille dorée d’un agréable dessin. Aux quatre pans coupés des angles de la salle ou salon sont accrochés d’élégants balcons ou loges saillantes, de forme elliptique, ayant 3m.80 de largeur, la largeur formant le grand axe de l’ellipse ; vis-à-vis de la scène et dans l’axe de la salle, est la loge du prince de Monaco, en saillie circulaire et s’avançant plus avant dans la salle que les loges d’angle, bien que de 3m.20 seulement de diamètre. La loge du prince et celles des angles se raccordent par deux loges ouvertes à l’aplomb du mur. Les pans coupés jouent un rôle important dans la composition. Au-dessous des loges elliptiques s’ouvrent de larges niches basses, un peu trop basses même et qu’il serait facile d’allonger , qui reçoivent de grands vases remplis de fleurs et de lumières ; au-dessus des loges règne la corniche, portant des génies tenant des guirlandes et que séparent de grands cartouches, et au-dessus encore, dans l’angle des voussures et les raccordant entre elles, s’élèvent de grandes Renommées, les bras étendus et de longues palmes à la main. Se reposant sur la corniche des quatre faces de la salle, trois œils-de-bœuf, très vigoureusement traités, forment un opulent couronnement. Chaque voussure, entre les Renommées, les œils-de-bœuf couronnant la corniche, et l’encadrement du plafond, forme le champ d’un tableau. Il y en a donc quatre, qui représentent : celui de gauche, de M. Clairin, la Danse, et celui de droite, de M. Lix, la Comédie ; tandis que la Musique, de M. Boulanger, surmonte l’ouverture de la scène, et le Chant, de M. Feyen-Perrin, lui fait face. Les quatre tableaux ont chacun leur mérite : celui de M. Boulanger est peut-être le mieux réussi comme tableau, mais celui de M. Clairin est le plus décoratif des quatre. A ce propos, nous ferons remarquer combien les peintres les plus éminents se trompent souvent lorsqu’il s’agit de faire de la peinture murale ; ils ne considèrent que leur tableau ; tandis que souvent, comme dans le théâtre de Garnier, à Monte-Carlo, le tableau doit être aussi, et même surtout, un décor, un complément et un auxiliaire précieux de l’effet architectural ; et c’est ce que M. Clairin semble avoir bien compris. Il n’a pas hésité à introduire dans les costumes des touches d’or qui effaroucheront certainement bien des peintres, mais qui n’en ont pas moins pour résultat de créer entre le tableau et l’architecture une harmonie et une unité des plus heureuses, et, disons-le, très rare à rencontrer. M. Clairin sera probablement critiqué par plus d’un de ses confrères ; mais quant à moi, je l’approuve complètement. Je dirai plus : il y a là, la promesse, l’indication précieuse d’une nouvelle école de peinture décorative dont le concours faisait défaut à l’architecture. La gamme de l’art décoratif au service de l’architecture s’en trouvera élargie. Les côtés de la salle sont occupés par trois arcades qui surmontent la corniche et les trois œils-de-bœuf de l’entablement. A droite, du côté de la mer, elles sont vitrées, et à gauche, en face, elles sont remplies par d’énormes glaces. Des deux côtés l’arrangement est complété par d’amples draperies. La mer, vue directement à travers les baies vitrées de droite, se voit encore par reflet dans les glaces de gauche, de sorte que les spectateurs dans la salle pourraient se croire en pleine mer, et même sentir à de certains moments, sous l’influence des ondes sonores de la musique, comme un doux balancement. Ils auront les charmes de la mer, sans avoir à en redouter le « mal ». Le ton général de la salle est fauve, avec des touches, des plaques et des traînées d’ors verts, jaunes et rouges, si habilement distribués que l’effet général est doux ; nulle part l’œil n’est blessé par le dur reflet du métal, et il serait cependant difficile d’obtenir une plus grande richesse d’aspect. C’est réellement une grosse difficulté vaincue que cet effet de repos associé à tant de luxe, que cette dominance des lignes principales et des masses avec des détails d’un relief aussi vigoureux. Je ne veux pas allonger outre mesure cette lettre, écrite à la diable, et je ne dirai rien par conséquent de la façade du nouveau monument, qu’on débarrasse partiellement de son échafaudage en ce moment ; mais ce que j’en ai vu me laisse croire que l’extérieur et l’intérieur se vaudront bien. J’ajouterai seulement que Garnier a appelé à lui deux de ses anciens collaborateurs de l’Opéra de Paris, qui paraissent lui être tout dévoués : MM. J. Bernard et E. Larche ont apporté au secours de leur chef un zèle égal à leur talent. Le conducteur général des travaux, M. Bulgheruni Angelo, un Italien qui parle à peine quelques mots de français, s’est monté aussi habile et zélé praticien qu’inhabile linguiste ; son concours actif a été précieux. Les masques scéniques et les petites figures très réussies de l’intérieur, sont du sculpteur Chabaud. Les Renommées, un peu fortes peut-être, mais satisfaisantes cependant, sont de M. Thomas. Les caryatides bronzées de la porte d’entrée, du côté gauche à l’intérieur de la salle, sont de MM. Aizelin et Bayard de la Vingterie ; elles ont du caractère. Cordier, enfin, qui passe maintenant ses hivers à Nice, et qui s’est fait construire un joli atelier de style arabe, avec vue sur la mer, où il a réuni une série des spécimens de ses plus belles créations de sculpture polychrome reproduisant des types d’hommes et de femmes des races diverses qui peuplent la terre, Cordier a fait les deux grandes figures qui accostent le cartouche couronnant l’entrée réservée au prince de Monaco. Ces figures, développées, auraient environ 2m.60 de hauteur. Elles sont dignes de l’habile sculpteur. En deux mots, envisageant le public pour lequel cette salle a été créée, le site si pittoresque où elle s’élève, son but, etc., je considère l’œuvre de Garnier comme un très beau succès. A mon avis, au seul point de vue de la maturité du talent, le théâtre de Monte-Carlo vaut mieux que l’Opéra de Paris ; et de fait, je ne connais pas de théâtre, les proportions de grandeur et les circonstances spéciales considérées, qui vaille le théâtre de Monte-Carlo. La Revue en donnera les dessins et tous nos lecteurs en jugeront. C’est si pénible d’avoir à condamner et surtout à éplucher l’œuvre d’un confrère, — et cependant il faut bien le faire, lorsque la conscience le demande, — que je me sens franchement reconnaissant lorsqu’on me donne l’occasion de crier : bravo ! à pleine voix, et c’est ce que je fais aujourd’hui, et du cœur, et de la tête, et des poumons.
(César Daly, la Semaine des constructeurs, 01 février 1879)
La transformation du casino de Monte-Carlo se poursuit activement ; nous avons déjà donné, dans le numéro 41 de la première année de la Semaine, une vue du tir au pigeons, formant comme une avancée vers la mer, et qui sert de premier plan à la vaste composition rêvée pour créer sur le vieux rocher monégasque un abrégé de toutes les recherches de l’art le plus luxueux, puissamment encadrées par les merveilles d’un site incomparable. Cet hiver, une nouvelle salle de théâtre et de concert a été élevée par M. Ch. Garnier. Nos lecteurs connaissent déjà l’intérieur de la salle, par la description qu’en a publiée dans les colonnes de la Semaine, notre directeur général, M. César Daly (voyez n° 31, 3e année) ; notre dessin de ce jour montre un croquis de la façade de ce théâtre, regardant la mer. Nous pouvons nous faire une idée exacte de la splendide situation de l’édifice, en nous reportant à l’esquisse représentant l’ensemble du tir et du casino. Le théâtre est construit dans l’axe du tir, au-dessus de deux larges terrasses superposées, devant l’établissement des jeux. Il est donc conçu pour être vu de loin, pour dominer, c’est ce qui explique la présence des deux flèches accostant la façade principale, vigoureusement profilées dans les airs. On sait d’ailleurs que les clochetons, les campaniles, sont des éléments caractéristiques de l’architecture des pays méridionaux. Nous sommes heureux de louer, comme elle le mérite à tous les égards, la composition de M. Ch. Garnier ; nous ne pouvons qu’associer nos éloges à ceux qu’il est juste de donner à l’éminent artiste qui a déployé dans l’exécution de son œuvre un talent hors ligne et une maestria incroyable.
(Cl. Périer, la Semaine des constructeurs, 17 mai 1879)
Vue perspective du nouveau théâtre. Façade principale sur la mer. Architecte : M. Charles Garnier. Dessin de M. Deroy.
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l'inauguration On frappa les trois coups, le samedi 25 janvier 1879, et la foule éblouie pénétra dans cette Salle Garnier, toute de velours et d'or, où ne manquait que le Souverain, le Prince Charles III, désormais aveugle et presqu'infirme. Il y manquait aussi l'œuvre prévue pour cette solennité, l'opérette le Chevalier Gaston commandée à Robert Planquette, l'auteur récemment fêté des Cloches de Corneville, qui ne sera prête que pour la troisième soirée, celle du 8 février. L'inauguration fut toutefois digne de l'écrin : Sarah Bernhardt dit un prologue redondant écrit pour la circonstance par le poète méditerranéen Jean Aicard ; le séduisant ténor Victor Capoul fit encore battre les cœurs féminins, on l'entendit seul, puis en duo avec Mme Miolan-Carvalho, la célèbre créatrice de Marguerite, Mireille et Juliette. Participaient aussi à cette soirée le baryton bordelais Diaz de Soria et la fantaisiste Judic, et l'orchestre, dirigé par Roméo Accursi se fit applaudir. Cette première saison fut brève mais d'un éclat certain, avec, pour la création de ce Chevalier Gaston rien moins que Célestine Galli-Marié, la première Carmen, et Ismaël, le créateur de Zurga et d'Ourrias, qui chanta aussi cet amusant Maître de chapelle de Paer, une œuvre qui sera fréquemment jouée à Monte-Carlo, et notamment par le baryton Soulacroix, en 1890. On entendit encore l'Ombre de Flotow, toujours avec Galli-Marié, et les Noces de Jeannette terminèrent, le 4 mars, ces cinq semaines de festivités. Après quoi on pensa à l'avenir : et puisque la Société des Bains de Mer avait tout lieu d'être fière des services de Jules Cohen, compositeur marseillais qui avait organisé cette première saison, elle le confirma dans ses responsabilités de directeur artistique. Monte-Carlo avant Gunsbourg On confond habituellement dans un même souvenir l'histoire de cette Salle Garnier et le nom de Raoul de Gunsbourg qui présida à ses destinées près de soixante années. Sans nier en rien le véritable génie de ce directeur d'une trempe peu commune, il faut souligner combien les treize saisons qui précédèrent son investiture furent à la hauteur des plus grandes scènes internationales et donnèrent à l'Opéra de Monte-Carlo un renom qui lui facilita singulièrement la tâche. Dès 1880, on revit Mme Miolan-Carvalho, puis Hedwig Reichner-Kindermann, un contralto qui avait été de l'inauguration de Bayreuth, quatre ans plus tôt, et Jean-Baptiste Faure, le baryton-roi de l'Opéra de Paris qui chanta Don Juan — ce qui était encore original — et Alphonse XI, dans la Favorite. 1881 fut « l'année Patti » : elle déchaîna de véritables délires, reçut de délirants cachets (on parla de 15.000 francs par soirée !) et fit l'unanimité de la critique, supportant à elle seule le poids de la saison entière, avec, il est vrai, son amant d'alors, le ténor Nicolas, devenu en l'occurrence Nicolini. En 1882, Camille Blanc succédait à sa mère à la présidence de la Société des Bains de Mer, confirmait Cohen dans ses responsabilités et donnait le feu vert à une saison où l'on retrouvait Faure, mais aussi son rival qu'il avait évincé, Victor Maurel qui lui succéda dans la Favorite, puis Marie Van Zandt, cette américaine de vingt ans qui allait bientôt créer Lakmé, Emma Albani, Sofia Scalchi, le plus étonnant contralto de l'époque, qui allait être l'étoile du futur Metropolitan Opera de New York, le « Met », et enfin Gayarré, le ténor des ténors qui mourra d'avoir manqué une note en 1889, et qui chanta ici la Favorite, Rigoletto, Faust et Lucia di Lammermoor. A ces noms s'ajoutèrent en 1883 ceux de Marie Heilbronn, de Talazac, la plus belle voix de ténor français, créateur d'Hoffmann, puis de Gerald, des Grieux, Mylio, etc., et enfin Pol Plançon, à l'aube d'une célébrité mondiale qu'avait su flairer Cohen, et qui pour un soir remplaça Maurel comme Méphisto du Faust de Gounod. Les saisons suivantes demeurèrent fidèles au répertoire franco-italien, affichant en 1884 le baryton Pandolfini et Fidès Devriès, puis, en 1885, Jules Pasdeloup ayant succédé à Jules Cohen, on revit Faure, puis Capoul, cependant que Blanche Dieudonné — dite Donadio — la plus belle voix légère du moment créait Lakmé, à deux ans de la première mondiale. 1886 vit, après la Mascotte, treize ouvrages sortant cette fois des sentiers battus, ainsi qu'un duel inattendu entre Adèle Isaac, ce soprano léger qui avait créé les rôles féminins des Contes d'Hoffmann et que Paris avait préféré à Galli-Marié pour reprendre Carmen, et Galli-Marié qui précisément vint à Monte-Carlo créer Carmen, trois jours après le départ de sa rivale ! Grâce au directeur, M. Moreau-Sainti (sans doute apparenté à la créatrice de Guillaume Tell de Rossini), on revint au grand répertoire en 1887 avec, outre les noms déjà cités, la célèbre Repetto-Trisolini qui fut Lucia et chanta les Puritains avec Talazac, puis on vit apparaître en 1888 Sigrid Arnoldson, cet étonnant phénomène qui savait être tour à tour Lakmé et Carmen. L'année 1889 apporta le baryton Soulacroix qui fera longue carrière Salle Garnier, et le chef d'orchestre belge, Léon Jehin, qui demeurera au pupitre jusqu'à sa mort en 1928 : il dirigea cette année-là celle qu'il allait aussitôt épouser, Blanche Deschamps, célèbre contralto, créatrice d'Hérodiade et du Roi d'Ys, venue incarner Maddalena et Carmen. En 1890, on vit Rose Caron, l'instigatrice de cette « déclamation française » qui succéda au bel canto, qui parut dans Faust et la Statue, de Reyer, son compositeur attitré ; le programme, plus original comporte une création (d'un certain Ulrich), puis le Médecin malgré lui, de Gounod, Zampa et le Domino noir, mais on applaudit surtout Nellie Melba qui n'avait débuté que deux ans auparavant (à Bruxelles, précisément !), et déjà supplanté la Patti dans cette Juliette qu'elle interprète cette année-là, ainsi qu'Ophélie. On n'avait donc guère attendu Gunsbourg pour deviner les vedettes en puissance, et en 1891 on donna la Périchole et la Basoche, créée l'année précédente, avec Fugère, qui vient ici camper son fameux Bartholo auprès d'Arnoldson ; on applaudit le ténor Engel, futur époux de Jane Bathory, le ténor Duc et déjà Maurice Renaud puis surtout deux étoiles du « Met », Lilian Nordica, celle qui savait incarner tour à tour Violetta, Isolde et Ophélie et chante alors Marguerite, puis Juliette avec l'élégant et illustre Jean de Reszké. Et l'on pourrait dire qu'après ces éclats la dernière saison ait marqué le pas, si l'on n'y relevait le nom de Léon David, la création monégasque de Lohengrin, Duc dans la Juive, l'entrée de Melchissédec dans Rigoletto, et enfin, avant Paris, la première française de Samson et Dalila avec déjà Deschamps-Jehin. Raoul Gunsbourg Si personne ne dénie à Gunsbourg son talent d'impresario — pas un directeur ne sait plus aujourd'hui réunir des plateaux comme lui — ni ses qualités de metteur en scène, nul ne lui dénie non plus sa vantardise et son génie du bluff ! Ses Mémoires parues dans les années 1950 ne contiennent peut-être pas une ligne qui ne soit invention pure, et maint chroniqueur s'est fié et se fie encore à ses assertions, car à l'en croire, Gunsbourg avait « découvert » Caruso, Chaliapine, Ruffo et bien d'autres, pour les diriger vers le chant, alors qu'il ne les découvrit... que sur la scène de la Scala de Milan, déjà célèbres. Il est vrai qu'il ne se trompa jamais, qu'il eut pu sur cette même scène s'enthousiasmer pour d'autres débutants qu'eux, et qu'un Caruso naissant laisserait insensible les impresarii d'aujourd'hui. Mais de là à avoir découvert Journet quinze ans après ses débuts au « Met », ou Melba qui avait paru à Monte-Carlo avant lui... Né en 1860 à Bucarest, d'un officier français de passage et d'une Juive roumaine, élevé par un rabbin, il hérita d'une intelligence peu commune, tâta de la médecine, du théâtre et du journalisme, combatif devant Nikopol (qu'il « sauva » presque seul !...) se trouva à Saint-Pétersbourg lors de la mort d'Alexandre II et de Moussorgski, y organisa une saison lyrique française ainsi qu'à Moscou, fut agent privé d'Alexandre III… et conclut presque la Triple Alliance ! Il dirigea ensuite l'Opéra de Lille, puis celui de Nice où en 1890, il créa la Prise de Troie, jamais jouée du vivant de Berlioz (pour lequel il manifestait déjà son admiration) et donna la première française de la Vie pour le Tzar, de Glinka. Et de Nice, il passa aisément à Monte-Carlo, très certainement réclamé par la Princesse Alice (et sans avoir besoin de la recommandation du Tzar) qui portait à la musique le même intérêt que son époux princier à l'océanographie, et qui faillit, par ses incroyables ingérences dans les affaires de l'Opéra pousser à bout Gunsbourg, et nous priver du plus étonnant directeur de l'histoire de l'opéra. Car malgré son caractère étrange, à la fois soumis et despotique, Gunsbourg s'entendit à merveille avec le Prince, avec Camille Blanc et avec Jehin pendant plusieurs décades. Il était, en outre, assez avisé pour engager les artistes qu'il admirait comme tels même si l'estime humaine faisait défaut : ses démêlés avec Chaliapine empliraient un livre entier. Connaissant la vanité des chanteurs, il leur signait de mirifiques contrats que ceux-ci exhibaient complaisamment... puis un autre contrat, « annulant et remplaçant le premier », et ramené à de justes proportions ! Jamais pris de court, il avise un soir une superbe femme dans une loge d'honneur, et confie au ténor qu'elle lui avait accordé ses faveurs. — Impossible, rétorque le chanteur, c'est la Reine de X... : « Ah, bah, fait Gunsbourg, nullement troublé, elle ne me l’a même pas dit ! » les premières saisons Résumer l'activité créatrice de Gunsbourg reviendrait à tenir l'annuaire du chant durant un demi-siècle, et nous devons nous contenter ici de souligner quelques hauts faits de celui qui savait toujours afficher The right singer in the right place, flairer les débuts prometteurs, et qui, s'il n'afficha pas tous les plus grands chanteurs, tenta au moins de les engager. D'emblée il réengagea les meilleurs parmi les habitués des années précédentes, fit chanter Carmen à Arnoldson, réunit la Sembrich et les frères de Reszké dans un mémorable Roméo et Juliette, assura la première française de Tristan et Isolde (au grand déplaisir du public), et naturellement porta à la scène, le 18 février 1893, l'œuvre de concert de Berlioz, la Damnation de Faust, avec Jean de Reszké, Melchissédec, et comme Marguerite sa propre maîtresse d'alors ! Tamagno ouvrit la saison 1894 avec le Prophète, puis recréa Otello, Scaremberg assura la première locale de Cavalleria rusticana, Saleza, dans la Damnation de Faust, rivalisa de Reszké qui fut un superbe Lohengrin, et l'on créa l'opéra posthume, de César Franck, Hulda, cependant qu'on entendit déjà parler d'Isidore de Lara, cet Anglais cosmopolite, né en 1858, devenu le conseiller musical privé de la Princesse Alice qui imposa toutes ses œuvres, jouées avec un faste inouï et les plus grands artistes du temps (qui en profitaient pour exiger un cachet très élevé qu'accordait la Princesse) jusqu'au moment où la Salle Garnier devint le mini-Bayreuth d’Isidore de Lara dont les œuvres occupèrent 44 % de la saison ! Mais après la création de Messaline, la seule œuvre qui ait connu une certaine postérité, la Princesse quitta le rocher, le Prince et la Salle Garnier, et avec elle de Lara, dont la Principauté n'entendit plus le nom ! En dehors des démêlés avec sa souveraine, Gunsbourg créa, en 1895 les premiers Ballets russes, créa l'Ami Fritz, de Mascagni, avec Cremonini et Cesira Ferrani, les créateurs récents de Manon Lescaut, Regina Pinkert chanta les Puritains et le Barbier de Séville, avec Pini-Corsi qui n'était pas encore relégué au rôle de bouffe, on donna la création en français de Mefistofele de Boito, avec Léon Gresse, puis celle de la Jacquerie de Lalo, terminée par Coquard, et l'on afficha le baryton Caruson, mari du mezzo portugais Giudice, et que d'aucuns prennent encore pour un pseudonyme de Caruso ! En 1896, on vit apparaître Lucienne Bréval, puis Felia Litvinne qui fut Valentine des Huguenots, Henri Albers et Emma Eames, et Gunsbourg créa l'autre opéra posthume de César Franck, Ghiselle. Il ne nous resterait rien de cette époque si la Patti n'avait paru dans une étrange Mirka l'enchanteresse où elle chantait des mélodies de Tosti, telle cette Serenata qu'elle chanta également durant la « leçon de chant » du Barbier de Séville. Elle fit l'année suivante ses adieux à la scène et donna un concert, puis Maurel chanta Don Juan, Van Dyck chanta Werther qu'il avait créé, et Tamagno reprit Poliuto de Donizetti. En 1898 (avec pour chef des chœurs Silvio Lazzari, le futur auteur de la Lépreuse), Gemma Bellincioni — créatrice de Santuzza — fut une Carmen d'une efficace sobriété, et Rose Caron fut Léonore-Fidelio, avec Pinkert dans Marzelline ! Et le siècle se termina par cette création de Messaline incarnée par la fameuse Héglon, avec Tamagno, qui, déjà d'une avarice sordide demanda 10.000 francs par cachet !
Casino et Théâtre de Monte-Carlo, 1900
la belle époque Oubliant vite les six nouvelles (et dernières) Messaline, et de Lara avec, le siècle s'ouvrit véritablement avec la Melba qui fut Violetta avec Tamagno, et chanta Rosine, intercalant elle aussi la Serenata de Tosti dans la leçon de chant, ne serait-ce que pour reprendre le succès à un Basile trop applaudi à son gré, Navarini. Et 1901 vit arriver le merveilleux ténor Alvarez qui chanta la Damnation de Faust avec cette fois-ci Renaud, à la veille de parcourir le monde avec cet opéra. 1902 débuta par Madame Chrysanthème, avec rien moins que Mary Garden et Clément, puis Melba ouvrit la saison d'opéras en créant ici la Bohème devant Puccini (et demandant en l'occasion 8.400 francs !) avec un jeune partenaire déjà largement célèbre, Enrico Caruso, tandis que son rival et prédécesseur, témoin d'un autre temps, Jean de Reszké faisait, la même saison ses adieux au public monégasque. Mais l'événement de l'année fut néanmoins la fastueuse création mondiale du Jongleur de Notre-Dame, de Massenet qui entamait avec la Principauté une fructueuse collaboration : Maréchal, Soulacroix participaient à cette création ainsi que Renaud — Boniface — et la fantastique basse Juste Nivette. 1903 vit le passage de Noté, mais surtout l'arrivée d'Emma Calvé qui débuta dans Hérodiade avec Tamagno qui faisait cette année-là ses adieux au public — et bientôt à la vie — et ils chantèrent ensemble la Damnation de Faust, cependant que Gunsbourg « importait » déjà Tosca, créée trois ans plus tôt, avec la Tosca originale, sa compatriote Hariclea Darclée, et Caruso, un instant pressenti par Puccini, et qui avait chanté Cavaradossi dès 1900 à Trévise. En 1904, Alvarez succédait définitivement à Tamagno, produisait la Navarraise, de Massenet dont il était le créateur, et Paillasse, avec Renaud et un brillant nouveau venu, Dinh Gilly dans Silvio. Un autre fameux ténor français, Salignac fut Hoffmann, et Lina Cavalieri, la fameuse « belle des belles » reprit, au pied levé, les trois rôles féminins, le 1er mars, avec Alvarez. Caruso reparut dans Rigoletto et dans une Bohème où à son tour, il parrainait une nouvelle venue, Geraldine Farrar, la favorite du Kronprinz, aussi belle que bien chantante, et qui allait être l'une de ses principales partenaires à Londres et à New York. L'année 1905 fut faste : on vit revenir la Litvinne, et Gunsbourg, ne pouvant monter les Troyens sur la scène de la Salle Garnier les joua à Orange, devant le fameux mur, donnant pour partenaire à son exceptionnelle Didon, l'Enée d'un nouveau ténor qui allait être l'hôte favori de la maison, Charles Rousselière. Massenet fit créer son Chérubin avec un fameux trio : Mary Garden, Marguerite Carré et Lina Cavalieri, Farrar fut la Marguerite de Berlioz avec Rousselière, et Gunsbourg fit un coup d'éclat en donnant une véritable trilogie de Faust, joignant à l'œuvre de Berlioz celle de Gounod et le Mefistofele de Boito, avec un nouvel invité de marque, Chaliapine. Léon Jehin (et non Toscanini, comme on l'a écrit) dirigea ce Mefistofele que chantèrent Emma Calvé et le ténor vériste Amedeo Bassi, cédant bientôt sa place à Bonci, qui naturellement chanta aussi son opéra favori, les Puritains. Et encore en mars, ce fut la création mondiale de son Amica que Mascagni vint diriger lui-même, avec Farrar, Renaud et Rousselière, remplaçant Bassi qui chantera l'œuvre à Naples. L'on donnera encore Hélène de Saint-Saëns, dont on créera en 1906 l'Ancêtre (il n'avait que soixante et onze ans) avec, ensemble, Litvinne et Farrar. On donna aussi le Roi de Lahore, puis Don Procopio, de Bizet, exhumé il y avait peu, Chaliapine fut, comme désormais chaque année Mefistofele où l'on vit le retour du vétéran des ténors « Ceccho » Marconi, que Gunsbourg réclamait depuis dix ans, et qui, cardiaque, avait désormais quasiment cessé sa carrière. Enfin, Gunsbourg fut le premier, depuis la création, à reprendre en français le Don Carlos de Verdi (mais sans le premier tableau) avec Farrar, Chaliapine et la Parsi-Pettinella, et la saison se termina, après une Bohème, chantée par Clément, par la création locale du Démon de Rubinstein chanté en russe par Chaliapine, et en français par ses partenaires dont Sigrid Arnoldson. Après avoir donné Hans le Joueur de flûte, de Louis Ganne, avec Jean Périer, le créateur de Pelléas (auquel Gunsbourg avait fait chanter Colline !) on créa en 1907 Naïs Micoulin, de Bruneau, et Thérèse de Massenet, complétée par un acte d'Offenbach où débutait à dix-neuf ans la future Maggie Teyte, qui sera aussi Zerline cette année qui vit encore créer Theodora de Xavier Leroux, les débuts monégasques de Titta Ruffo (riche de dix années de carrière), de Zina Brozia et du ténor russe Sobinov qui chante Don Pasquale avec une autre nouvelle venue, la délicieuse Rosina Storchio : une photo immortalise ce Barbier de Séville de 1907 réunissant Storchio, Pini-Corsi, Ruffo, Chaliapine et Fernando de Lucia, avec pour Rosine de Hidalgo qui remplaça Storchio à Paris, l'année suivante, pour le déplacement officiel à Paris, de Hidalgo qui, officiellement n'aurait eu que seize ans... Et cette année 1908 accueillit aussi le superbe Anselmi, idole des madrilènes, qui paraît dans Gioconda, Rigoletto et Tosca, auprès de Rina Giachetti, l'ex-belle-sœur de Caruso ; le Faust de Chaliapine fut cette fois Smirnov, superbe de style, auprès de Marthe Chenal, ex-vedette du Moulin-Rouge, et Brünnhilde ! On donna Henri VIII de Saint-Saëns, Chaliapine fut aussi Colline, mais le clou de la saison fut la création française isolée de l'Or du Rhin, de Wagner, avec, entre autres Van Dyck, et Nivette dans Alberich. Or, en 1909, Gunsbourg réussissait un coup d'éclat en montant, pour la première fois en langue française, et donc avant Paris, la Tétralogie entière... moins les immenses coupures imposées par l'horaire. Delmas, superbe, y fut les trois Wotan, Litvinne les trois Brünnhilde, Nivette fut Hunding, tandis que, Van Dyck chantait Loge et partageait avec Rousselière les autres Siegmund et Siegfried. On parla moins du Christophe Colomb du baron Franchetti, malgré Titta Ruffo, et encore moins de la première œuvre de Gunsbourg (dont en fait Jehin était largement le co-auteur), le Vieil Aigle, auquel Chaliapine prêta main forte. On vit Bessie Abbott et Aïno Ackté, on revit Lucienne Bréval, Carmen inattendue, et Marthe Chenal dans Tosca, et pour la première fois un opéra fut donné intégralement en russe, la Roussalka de Dargomijsky avec Litvinne, le merveilleux Smirnov et un meunier plus vrai que nature grâce à Chaliapine, cet autre événement éclipsant la première locale du très bel opéra impressionniste de Mascagni, Iris, pourtant défendu par Anselmi et Emma Carelli.
l'Opéra de Monte-Carlo en 1913
vers le premier conflit mondial Les trois années à venir furent également parmi les plus célèbres des annales monégasques : reprise de la Tétralogie, un nouveau Barbier avec de Hidalgo et Smirnov, Rousselière dans Otello, puis la délicieuse Pareto, qui, toute jeune incarne Gilda et la Proserpine de Saint-Saëns ; une exceptionnelle Fedora avec Marthe Chenal et le Loris authentique de Smirnov, et naturellement, le 18 février 1910, la première mondiale du Don Quichotte de Massenet avec Chaliapine, André Gresse, et bien entendu, Lucy Arbell, Dulcinée pleine de grâce par celles de Massenet... Après le Grand Mogol, la saison 1911 accueillit le baryton Dangès (Scarpia, les trois incarnations des Contes d'Hoffmann, etc.), Campagnola, un ténor français qui savait chanter, puis Giorgini qui chanta notamment le Barbier de Séville et la Somnambule avec de Hidalgo, Muratore, qui débuta dans Déjanire (Saint-Saëns) auprès de Litvinne, puis une nouvelle création de Gunsbourg, Ivan le Terrible, campé par l'inquiétant Chaliapine à la barbe pointue ; enfin, la saison se terminait en accueillant le ténor-pédagogue Carpi qui parut dans le Barbier de Séville et la Gioconda. 1912 vit enfin Chaliapine dans Boris Godounov, Marcelle Demougeot reprit Déjanire, et Noté fit sa seconde et dernière apparition dans Roma de Massenet (qui disparaissait cette année-là) avec une superbe partenaire, la Kuznetsova. Lucienne Bréval chanta la Damnation de Faust, et Rosina Storchio donna, et cette fois avec un plein succès, sa malheureuse création : Madame Butterfly, cependant que Gunsbourg accueillait sans tarder la Fille du Far-West de Puccini, créée en 1910 à New York par Caruso, à Londres par Bassi, et défendue ici par Martinelli (qui en avait déjà assuré la création à la Scala), Poli-Randaccio, et Stracciari remplaçant Viglione-Borghese. En 1913, on vit les époux Baklanov et Lipkowskaia dans Hamlet et Rigoletto, Kuznetsova révéla sa délicieuse plastique dans Thaïs, et Gunsbourg créait Pénélope de Fauré... et sa propre Venise. La dernière saison de paix vit la création de Parsifal, enfin libéré de l'exclusivité qui le réservait à Bayreuth (mais Gunsbourg se l'était « offert » en privé l'année précédente) avec Journet et Litvinne, puis le 12 avril, un gala réunit des extraits des Fêtes d'Hébé, de Rameau et divers tableaux d'opéras où l'on vit Dinh Gilly jouer les ténors ; ce fut la création de Béatrice, un opéra de Messager, puis la reprise des Barbares de Saint-Saëns, avec son créateur, Rousselière. On avait naturellement renoncé depuis longtemps aux fabuleux Huguenots projetés (et que Nice affichait avec un plateau également brillant), mais on accueillit Norma, Cléopâtre — de Massenet — cependant que les étoiles étaient Kuznetsova, Baklanov et sa femme, et Giovanni Martinelli qui chanta entre autres le Trouvère et la Bohème. La guerre ralentit à peine les activités, mais Marie Delna sortit de sa retraite pour reprendre cette Vivandière patriotique qu'elle avait naguère créée, et Caruso éprouva le désir de retourner dans son pays, s'arrêtant à Monte-Carlo pour accompagner les adieux de Litvinne dans Aïda. 1916 s'ouvrit avec un triplé russe où la Kruscenisky parut dans le Démon avec le ténor Georgewsky, qui devait revenir souvent Salle Garnier, cependant que Baklanov retrouvait ses compatriotes pour jouer les basses — Ivan Soussanine — et les barytons — Onéguine et le Démon —, où il succédait à Chaliapine. La Pareto et Georgewsky chantèrent le Mariage secret et la Somnambule, et Journet parut dans Madame Sans-Gêne, de Giordano, créée l'année précédente au Met, puis en 1917 dans Ernani — déjà — avec Fanny Heldy et Battistini, presque sexagénaire, qui fut à son tour le Démon de Rubinstein, puis encore Figaro ! Et Schipa débuta dans Tosca auprès de Gilda Dalla Rizza avec laquelle il créait la Rondine de Puccini, cette « Traviata du pauvre », puis donnait la vraie Traviata avec Fanny Heldy, cependant que Gunsbourg, quarante ans avant Gabriel Dussurget faisait revivre avec succès Platée de Rameau, puis en 1918 Armide de Lully ; enfin, le grec Ulysse Lappas célébrais le Far West de Puccini à l'heure où le général Pershing nous donnait un sérieux coup de main.
publicité de 1914
les années folles Eurent-elles de réelles répercussions sur le Rocher ? On peut en douter, et la devise de Gunsbourg semblait bien être : On en prend d'autres et on recommence ! Mais quels « autres » ! Germaine Lubin scellait la fin des hostilités dans Thaïs, et Gigli, tout frais moulu de la Scala partageait — mais oui — avec Schipa, chantant, entre autre, ces Rigoletto et Gioconda. On nota quelques créations dont Masques et Bergamasques de Fauré, Victor de Sabata dirigea déjà Falstaff, on accueillit avec joie la délicieuse Lucrezia Bori, qui fut Zerline auprès de Vanni-Marcoux, auxquels se joignait Gigli pour la création locale de l'Amore dei tre Re de Montemezzi. Malgré l'impavide Battistini qui chantait toujours Figaro, les affiches faisaient désormais une plus large place aux chanteurs d'expression française — Gilly et Renaud toujours solides — puis Ansseau, et Vanni-Marcoux, qui reprenait Don Quichotte, Crabbe, etc. On accueillit néanmoins Mac Cormack qui débuta dans Tosca, Fleta qui ne parut qu'une fois, et Smirnov dans une Sadko entièrement russe, et participant à la création locale du Triptyque de Puccini. Enfin, en 1922, Yvonne Gall et Franz chantèrent Lohengrin, cependant qu'arrivait, tout nouveau dans la carrière, Lauri-Volpi qui débuta dans Rigoletto et retrouva à Monte-Carlo une Mimi qu'il connaissait déjà, Maria Ross avec qui il fondait une union qui dura plus d'un demi-siècle. Gilda Dalla Rizza fit une infidélité à Puccini en donnant enfin André Chenier, cependant qu'apparaissaient au firmament la « divine » Muzio et Mercedes Capsir, et que Gunsbourg créait la Foire de Sorotchintzy que Moussorgski avait laissée ébauchée aux deux tiers, et qu'avaient complétée César Cui, puis Tcherepnine qui dirigea « sa » toute nouvelle version. Geneviève Vix se fit admirer, mais elle n'enregistra ni cette Navarraise, ni Nedda ni aucun des rôles où on l'applaudit, mais en revanche Muratore parut dans Monna Vanna, son grand succès, et Gunsbourg donna un nouveau cycle de Faust, avec cette fois la création du Faust de Schumann, avec Dutreix, et celle de la cantate de Rome Faust et Hélène de Lili Boulanger, prématurément disparue. Et Boito fut défendu par Vanni-Marcoux et la Besanzoni dans un rôle de soprano, après qu'elle eut étalé son grave opulent dans Dalila, auprès de Dutreix. 1925 vit arriver Friant, Maison, Rouard, et Julien Lafont qui entamait une longue collaboration avec la Principauté, puis Thill, de passage dans Thaïs, sans que Gunsbourg y prête véritablement attention ! Mais, outre la première apparition de Toti dal Monte dans Lucia, ce fut essentiellement la création mondiale de l'Enfant et les sortilèges de Ravel, dont aucun témoignage sonore ne transpira, non plus que de la très originale Judith d'Honegger créée l'année suivante, once more, avec Lafont, et beaucoup trop audacieuse pour plaire à un public fashionable, habitué aux « créations » de tout repos imposées de longue date sur le rocher. Mais 1926 vit aussi la Sieglinde de Marysa Ferrer qui n'avait pas vingt-cinq ans, et fut aussitôt la Marina auprès du Boris de Vanni-Marcoux, cependant que Marthe Chenal réapparaissait, dans Carmen cette fois et Germaine Lubin dans le Chevalier à la Rose. Les trois années suivantes furent également brillantes : un an après sa création, Gunsbourg donne Turandot, mais sans en avoir trouvé le plateau idéal : le rôle est lourd pour Dalla Rizza, son mari le ténor Capuzzo, et Liù, la fille de Gemma Bellincioni. Puis ce fut l'Obéron de Weber, 28 ans avant Paris, avec René Maison, cependant que Monte-Carlo applaudissait, entre autres vedettes Rosetta Pampanini et Zanelli dans Otello, Margherita Salvi, Vina Bovy, Kaisin, Manuritta au vibrant ténor léger, Mercedes Llopard, le futur maître d'Alfredo Kraus, puis enfin Thill, désormais célèbre — mais flanqué de Mlle Mac Cormick — qui fut déjà Lohengrin et Parsifal, Roméo, Don José, Lionel et « créa » la Croisade des Dames de Schubert. de la crise financière à Dantzig Le palmarès des dix dernières années de paix fut encore riche : en 1930 passe la basse ukrainienne Mark Reizen — Mefistofele et Basile — puis paraissent Maria Gentile et John Brownlee, l'irremplaçable Don Juan, et enfin Turandot trouve son interprète presque idéale en la hongroise Maria Nemeth aux aigus de vrille, auprès d'Aroldo Lindi. On donne Hélène en Egypte de Richard Strauss et Une Nuit à Venise de Johann Strauss, avec Villabella et Eide Norena qui incarne bientôt son inoubliable Juliette. 1931 voit paraître Lina Pagliughi, Clara Clairbert, Lina Bruna Rasa qui chante Tosca, Leonore et Santuzza, puis les ténors Alcaide et Paul Henry Vergnes, et l'on salue le retour de Chaliapine dans Philippe II (où Gunsbourg lui fait une farce effroyable en affichant un trial dans l'Inquisiteur, lui ménageant des effets propres à l'éclipser !) et celui de Mary Garden, qui, trente ans après ses débuts sur la même scène a le double tort de revenir et d'incarner Carmen... après l'apparition fulgurante de Conchita Supervia dans le même rôle. Gunsbourg donna Tiefland d'Eugène d'Albert, mais sous le titre original de la pièce catalane de Guimera, et Marjorie Lawrence et Endrèze furent les acquisitions majeures de 1932 où l'on revit Lauri-Volpi dans Aïda et le dernier acte de la Favorite, Supervia dans la Périchole et un ténor tout fier de son premier enregistrement intégral wagnérien, le Tristan de Gunnar Graarud. En 1933, on vit Giuseppe Lugo dans le rôle de Nadir, et Toti Dal Monte chanta cette fois Rosine et Amina. José Beckmans assura presque toute la saison, paraissant notamment dans le Chevalier à la rose et dans Salomé auprès de Maria Kuznetsova, toutes voiles dehors à près de cinquante-cinq ans, et de Suzanne Duman qui campait Narraboth en travesti, comme elle le fut encore dans Maffio Orsini de la Lucrèce Borgia de Donizetti, que Gunsbourg connaissait. Enfin, Isolde fut cette année-là Frieda Leider — Gunsbourg donnait désormais Wagner en langue originale, avec le ténor Grahl, et Beckmans, qui fut aussi Golaud — un rôle que Hector Dufranne, son créateur, lui avait tout spécialement enseigné et transmis dix ans plus tôt pour ses débuts Salle Favart. Conchita Supervia eut en 1934 un nouveau Don José, José Luccioni, qui débutait sa carrière internationale, (cette fois, Gunsbourg avait eu du flair en arrachant le ténor à l'Opéra de Paris), et en lui confiant les emplois les plus divers, et tout d'abord Dimitri auprès de Chaliapine dont ce fut le dernier Boris, puisqu'il ne put revenir chanter en 1937, la Damnation de Faust, la création d'Un Marchand de Venise, opéra de Saussines, Werther avec Suzanne Duman, alors que Thill chantait avec délices la Belle Hélène et que Monte-Carlo assurait, à huit mois de sa création mondiale, la première française d'Arabella de Richard Strauss (qui arriva inopinément et constata avec effroi les coupures infligées au second acte), le 10 mars, avec Marcelle Bunlet et Beckmans. Maria Branèze fut Marguerite, en 1935, Amerigha Rutili et A. Melandri chantèrent la Norma et l'illustre Von Heusslin dirigea Siegfried, puis en 1936, un cycle complet du Ring, pour la première fois en allemand à Monte-Carlo ; Louise avec Lafont (le père) et Bramèze (Louise), Bramèze qui fut Hilda auprès de Germaine Hoerner et Luccioni pour le premier Sigurd monégasque. On revit, bien sûr, Thill, puis Lily Pons dans Rigoletto, avec le quasi sexagénaire Giuseppe de Luca qui fut encore Figaro et Malattesta. Et c'est, en 1937, que Monte-Carlo assura la création mondiale de l'Aiglon qu'avaient mis en musique Honegger et Ibert, avec Fanny Heldy, Vanni-Marcoux, et Victor Pujol que l'on retrouve dans une Fille de Madame Angot que ne dédaigne pas non plus Villabella. Et si Thill, et Médus, sont au rendez-vous des Huguenots, Chaliapine qui devait s'éteindre l'année suivante n'est pas à celui du Boris prévu. Quant à Gunsbourg, bientôt octogénaire et totalement inconscient du massacre de ses coreligionnaires déjà entrepris par Hitler au nom des idées de Wagner, il affiche en 1938 et 1939 deux nouveaux cycles complets du Ring, en allemand ! On voit enfin le dernier Lohengrin de Thill, mais Luccioni pour la première fois dans Manon de Massenet et Madame Butterfly, et, à la veille du conflit, les adieux monégasques de son ami Lauri-Volpi. Et la Salle Garnier ferma ses portes, puis écarta Gunsbourg, frappé de l'interdit visant les Juifs ! On entrouvrit les portes en 1943, et Paul Paray qui dirigeait déjà depuis longtemps à Monaco, organisa deux saisons, fit chanter Carmen à Ninon Vallin, afficha Saint-Cricq dans Lohengrin (peut-être avait-on coupé le chœur célébrant « l'invincible armée allemande » ?) et Dens dans Valentin, cependant que Luccioni assurait tous les spectacles de 1944, y chantant enfin Otello avec Jean Giraudeau dans Cassio et avec Jane Rinella dans Tosca. Gunsbourg enfin revenu, ouvrait encore la saison 1946 dès le 17 janvier (la Damnation de Faust), et accompagnait la Carmen de Suzanne Juyol. Kriff apparaissait dans Samson, puis Jean Claverie et Paul Cabanel que nous retrouvons en 1947 dans Parsifal avec Fronval et une Juyol de vingt-sept ans ; car Gunsbourg, à plus de quatre-vingt-cinq ans, ne désarme pas pour ses cinq dernières saisons, et s'il affiche Ellen Dosia dans Thaïs donne la priorité aux Français : Luccioni, Verdière ; Fronval, Santana, Cabanel, Claverie dans la Walkyrie avec Juyol ; Tristan, Boris avec les mêmes, et enfin Geori Boué qui est Thaïs et Mireille, et, en 1949 le couple ubuesque Santana et Claverie dans Don Quichotte et Sancho. On voit encore apparaître Lucienne Jourfier, Huguette Rivière, Mado Robin, le ténor Vonna, les deux belles Duval — Franca et Denise —, et, pour sa dernière saison, Gunsbourg remplace un soir Suzanne Juyol par la toute débutante Régine Crespin, dans Faust, et s'en va sur la pointe des pieds — et sans retraite —, à quatre-vingt-dix ans passés, après avoir affiché enfin le Rossignol de Stravinsky. l'après Gunsbourg Après tant de fastes, on comprendra que « l'après-Gunsbourg » tînt en deux lignes. Le monde était changé, et les impresarii tenaient désormais solidement les rênes des théâtres lyriques alors que ni Maurice Besnard, ni Ducreux, ni Rossellini, ni Guy Grinda n'auront l'étoffe ni la vocation de découvreurs de talents. Et d'ailleurs le niveau n'avait guère plus baissé à Monte-Carlo qu'ailleurs, Maurice Besnard continuant la politique de Gunsbourg, affichant, le dernier, les opéras de Wagner avec des Français, mais ses distributions ressemblaient à celles des autres théâtres, et il n'y avait plus de mérite à découvrir en 1952 Bianco, di Stefano ou Tagliabue, sinon Gianni Raimondi qui chante la Bohème, mais avec Schwarzkopf. On vit pourtant Mirto Picchi et Costantina Araujo, Rosanna Carteri et Inge Borkh, mais aussi Max Lorenz et la Tebaldi — mais pas Maria Callas — tandis que l'omniprésence de Giuditta Mazzoleni pesait d'un très lourd handicap sur toutes les distributions. Et puis passèrent Del Monaco dans Otello, Kunz, Dermota et Elisabeth Schwarzkopf dans les opéras de Mozart, Rossi-Lemeni dans Boris, mais on vit Bergonzi dès 1954 (dans Adrienne Lecouvreur) et personne ne se plaignit que Tristan et Isolde réunit Martha Mödl, Ira Malaniuk, Windgassen et Ludwig Weber ! Robert Massard apparut en 1956, ainsi que Flaviano Labo, grand amateur de roulette, Léonie Rysanek fut Leonore et Sena Jurinac, Elvire, et en 1958 on vit enfin Ernest Blanc, ainsi que le monégasque Alain Vanzo qui fut Nadir. On créa la Riva delle Sarti de Luciano Chailly en 1959, et Régine Crespin revenait en vedette en 1960 dans Tosca et Corelli dans Calaf, puis dans Manrico. Mais ce n'étaient là trop souvent que vedettes isolées, et les distributions n'avaient plus guère l'homogénéité et l'éclat des saisons d'antan. Besnard sut toutefois, le premier en France, reprendre Simon Boccanegra en 1961, avec l'excellent Fiesco de Raffaele Arie, auprès de Gobbi, et la création de Sardanapale de J.-J. Grünenwald faillit tourner au désastre parce qu'un interprète principal ne savait pas son rôle ! La Mélisande d'Elisabeth Soderström et la Comtesse de Régine Crespin illuminèrent la saison 1962, et Besnard accueillit Ilva Ligabue, Elvire et la triomphante Donna Anna de Leyla Gencer. Renzo Rossellini, l'excellent compositeur de théâtre, fit afficher son Langage des fleurs, en 1964 (puis créera en 1968 l'Avventuriero, avec Rossi Lemeni et Zeani) mais les distributions courantes, même si les spectacles étaient désormais très soignés, ne pouvaient plus rivaliser avec celles des villes voisines, d'Avignon à Gênes. Une Manon avec le couple Moffo-Vanzo de superbes Noces de Figaro (Schwarzkopf, Sciutti, Kunz) furent les derniers cadeaux de Maurice Besnard qui céda sa place à Louis Ducreux, venu en voisin de l'Opéra de Marseille, metteur en scène accompli, qui présenta « sa » Carmen décorée par Buffet avec déjà Jose Van Dam, une Tosca avec Marie Collier, Colloquio col Tango de Banfield, le Medium avec Denise Scharley, un bon Mariage secret (Sciutti-Bottazzo) ; une Traviata avec Virginia Zeani, mais l'ensemble des distributions demeurait inégale ; Vanzo chanta là son premier Werther, Mastromei son Rigoletto d'entrée, et Suzanne Sarroca fut une parfaite et séduisante Tatiana, puis, après quelques hauts faits, Ducreux quitta la Salle Garnier avec un feu d'artifice : son inoubliable production d'Orphée aux Enfers, pétillante d'esprit. Rossellini afficha encore la délicieuse Despina de Graziella Sciutti, ne put présenter la Santunione, remplacée par Gianna Galli, créa sa propre Reine morte avec l'extraordinaire Rossi Lemeni, fit venir Angelès Gulin et Casellato Lamberti, mais ses distributions demeuraient généralement sans surprise, avec les mêmes noms usés, si l'on excepte la bouleversante interprétation de la Voix humaine de Cocteau et Poulenc par Virginia Zeani qui devait répéter son rôle dans toute l'Italie ; puis, il termina bien mal son mandat en confiant Salomé à l'impossible Bacocevic. Guy Grinda, prenant la direction en 1977 fit entendre Maria Chiara, puis Lucia Valentini avec Montarsolo et Dara dans le Barbier de Séville, mais subit la défection de Prior remplacé par Saldari dans Alfredo, cependant qu'il avait su inviter enfin, après Bordeaux le Germont de Renato Bruson, sans rival possible ; et la saison connut quelques bons moments avec l'Adriana de Raina Kabaiwanska, la Constance mozartienne de Constance Cuccaro, et d'excellents Dialogues des Carmélites avec sa créatrice française Denise Scharley, puis Suzanne Sarroca, Berthe Monmart, et la Sœur Constance de Michèle Claverie, fille de Jean Claverie. Et la cent-unième année de la Salle Garnier se remit d'une très malheureuse Turandot inaugurale en acclamant à nouveau le Posa de Renato Bruson, avant de célébrer le retour à l'affiche de la plus célèbre création du siècle, le Don Quichotte de Massenet. (d’après Roland Mancini)
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la salle et la scène de l'Opéra de Monte-Carlo