Roma

 

affiche pour la première de Roma à l'Opéra de Paris, par Georges Rochegrosse (1912)

 

 

Opéra tragique en cinq actes, livret d'Henri CAIN, d'après Rome vaincue, tragédie en vers en 5 actes (Comédie-Française, 27 septembre 1876) de Dominique Alexandre PARODI (La Canée, île de Candie [auj. Crète], 15 octobre 1840 – Paris 17e, 23 juin 1901*), musique de Jules MASSENET (1902-1910).

 

 

 

Alexandre Parodi [photo Benque]

   partition

 

manuscrit de la partition d'orchestre (ouverture et acte I)

manuscrit de la partition d'orchestre (actes II et III)

manuscrit de la partition d'orchestre (actes IV et V)

 

 

Créé à l'Opéra de Monte-Carlo le 17 février 1912 ; mise en scène de Chalmin ; décors de Visconti.

 

 

Première à Paris, au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) le 24 avril 1912 (répétition générale le 21 avril). Mise en scène de Paul Stuart. Décors d'Eugène Simas (1er acte), Rochette et Landrin (2e, 3e et 5e actes), Alexandre Bailly (4e acte). Costumes de Joseph Pinchon.

 

Autres interprètes des principaux rôles à l'Opéra :

Fausta : Mme Yvonne GALL (1912).

Junia : Mme Juliette HEMMLER (1912).

la Grande Vestale : Mme Tina DUBOIS-LAUGER (1913).

Galla : Mme Gabrielle LEJEUNE-GILIBERT (1912).

Fabius Maximus : M. Robert MARVINI (1912).

Vestapor : MM. Marcellin DUCLOS (1912), Léopold ROOSEN (1913).

Caïus : M. Pierre Etienne TRIADOU (1912).

 

20 représentations à l’Opéra au 31.12.1961.

 

 

Première fois à Bruxelles, au Théâtre Royal de la Monnaie, le 15 janvier 1913 ; à Anvers en 1924.

 

 

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personnages

emplois

Monte-Carlo

17 février 1912

création

Monnaie de Bruxelles

15 janvier 1913

1re

Opéra de Paris

24 avril 1912

1re

Opéra de Paris

27 décembre 1917

19e

Opéra de Paris

08 janvier 1918

20e

Fausta, vestale soprano dramatique Mmes Maria KUZNETSOVA Mmes Fanny HELDY Mmes Maria KUZNETSOVA Mmes Germaine LUBIN Mmes Germaine LUBIN
Posthumia, aveugle, aïeule de Fausta contralto Lucy ARBELL Rose DEGEORGIS Lucy ARBELL Ketty LAPEYRETTE Ketty LAPEYRETTE
Junia, vestale soprano Julia GUIRAUDON Alice BÉRELLY Jeanne CAMPREDON Mireille BERTHON Mireille BERTHON
la Grande Vestale soprano Éliane PELTIER Pauline CHARNEY Germaine LE SENNE Alice DAUMAS Maud DAGNELLY
Galla, esclave gauloise soprano DOUSSOT Kate CAMBON Léonie COURBIÈRES Léonie COURBIÈRES Léonie COURBIÈRES
Lentulus, tribun légionnaire ténor MM. Lucien MURATORE MM. Arthur DARMEL MM. Lucien MURATORE MM. Léon LAFFITTE MM. Léon LAFFITTE
Fabius Maximus, sénateur, oncle de Fausta basse chantante (ou baryton) Francisque DELMAS Etienne BILLOT Francisque DELMAS Francisque DELMAS Francisque DELMAS
Lucius Cornélius, souverain Pontife basse Pierre CLAUZURE Joseph GROMMEN Marcel JOURNET André GRESSE André GRESSE
Vestapor, esclave gaulois baryton Jean NOTÉ Auguste BOUILLIEZ Jean NOTÉ Jean NOTÉ Jean NOTÉ
Caïus, tribun du peuple baryton KOZLINE / SKANO Gaston DEMARCY CARRIÉ Léon ERNST Léon ERNST
un Vieillard baryton GASPARINI Charles DANLÉE REY Joseph Antoine BONAFÉ Joseph Antoine BONAFÉ
Chef d'orchestre   Léon JEHIN Corneil de THORAN Paul VIDAL Henri BÜSSER Henri BÜSSER

 

Chœurs : Sénateurs, Décemvirs, Prêtres, Vestales, Peuple.

Figuration : Licteurs, Fossoyeurs, Peuple, Esclaves, le Corps de Paul-Émile, le Consul Scipion, l'Armée Romaine.

Cérémonie sacrée au 3e acte.

La scène se passe à Rome en l'an 216 av. J.-C.

 

 

 

 

Lucy Arbell (Posthumia) lors de la première à l'Opéra de Paris [photo Nadar]

 

 

 

Germaine Le Senne (la Grande Vestale) lors de la première à l'Opéra de Paris

 

Maria Kuznetsova (Fausta) lors de la création

 

 

 

Jean Noté (Vestapor) lors de la création et lors de la première à l'Opéra de Paris

 

 

 

Nul sujet n'était plus convenable ni plus propice à recevoir une illustration sonore que la donnée traditionnelle et classique de la Rome vaincue. A côté des situations dramatiques issues du jeu même des passions des principaux acteurs, elle comporte un intense déploiement de décors et de figuration. Toute la vie religieuse et publique de Rome, son culte traditionnel pour la flamme rituelle sont évoqués dans l'œuvre de Parodi. Il faut savoir gré à Henri Cain d'en avoir tiré, sans toucher au fond du texte, un livret digne d'inspirer le musicien.

 

Le premier acte se passe à Rome, vers 216 avant notre ère. Le peuple, les femmes, les enfants, réunis sur la place, devant la curie de Tullius Hostilius, se lamentent sur les tristes jours d'angoisse de la défaite et sur le triomphe d'Hannibal, qui est presque aux portes de la ville. Un présage effrayant se répand, et la foule tremble à cet avertissement fatal : un sacrilège inouï a été commis par une vestale ; la flamme s'est éteinte, la nuit, sur l'autel. La terreur règne, et tous songent à fuir ; mais le sénateur Fabius, l'oncle de la vestale Fausta, impose, par son calme grave et majestueux, le devoir de ne pas déserter. Et justement, Lentulus, un tribun légionnaire, arrive en courant, haletant, couvert de sang, apportant des nouvelles encore plus atroces : il est le seul survivant de toute une armée que la horde barbare a détruite.

 

La figure du célèbre héros romain Paul-Emile est évoquée à nouveau par Fabius. Le répit que leur laissent les Carthaginois permettra aux vaincus de s'unir, en prenant les armes qui décorent les temples, pour résister à l'ennemi. Le Grand Pontife se joint aux groupes et rassure la foule, car il a lu sur les feuillets d'airain que les barbares africains seraient chassés ; mais il faudrait, pour apaiser le courroux de Vesta outragée, que la vierge coupable fût sacrifiée.

 

Lentulus est troublé ; il redoute que le nom de celle qu'il suppose être la coupable ne soit prononcé.

 

Le second acte se passe dans l'atrium du temple de Vesta, au moment où se célèbre le service du matin. Fabius et le Grand Pontife se concertent pour découvrir la vierge parjure ; l'un craint qu'il ne s'agisse de celle à qui il s'est voué comme un père, la fille de son frère, tandis que le Pontife promet d'être sans pitié dès qu'il connaîtra la vierge fautive qui outragea Vesta. Junia, la jeune prêtresse, s'accuse et croit avoir failli, car elle a eu une vision et un rêve de péché ; mais le Pontife et Fabius ne peuvent admettre qu'une enfant au front candide ait accompli une telle forfaiture, et quand, par un stratagème, ils annoncent que Lentulus est mort, la vestale Fausta chancelle et perd connaissance. La coupable se trahit elle-même, et le rit de la punition doit suivre son cours. C'est Fabius en personne qui ordonne au Pontife de faire son devoir.

 

Le troisième acte représente le « Bois sacré » avec l'incantation et les danses religieuses. Lorsque la cérémonie s'achève, le Gaulois Vestapor surgit, enfiévré de joie, et chante son hymne de victoire et de haine farouche contre Rome, qui s'écroule; il engage l'esclave Galla à se réjouir avec lui, mais elle ne le peut, car sa maîtresse, Posthumia, va perdre son enfant, la vestale Fausta, qui doit subir le châtiment pour avoir failli à sa mission de vestale en aimant un homme.

 

Vestapor promet de tuer le Pontife, plutôt que de laisser exécuter un tel projet : puisque le salut des Romains ne peut venir que du sacrifice de la vestale, il empêchera ce meurtre à tout prix, car, pour perdre Rome complètement, il faut sauver Fausta. Lentulus survient ; lui aussi veut arracher à la mort celle qu'il aime, et tous deux se concertent pour le salut de la jeune fille. Le Gaulois connaît un souterrain qui conduit hors de l'enceinte redoutable ; il va chercher la vestale, qui arrive entraînée par lui. Lorsqu'elle aperçoit Lentulus, qu'elle croyait mort, elle se jette dans ses bras, oubliant ses vœux à la Déesse austère. Lentulus la persuade de s'enfuir. Tout d'abord, elle hésite, elle ne veut pas souiller l'honneur des siens, et, jusqu'au bout, vestale et Romaine, elle désire expier son crime abominable. Mais l'horreur de la souffrance et son amour pour Lentulus la décident à ne point se séparer de lui. Tous deux disparaissent par le souterrain, au moment même de l'arrivée du Pontife avec ses licteurs et ses tortionnaires. Il ordonne de se saisir des coupables ; mais Vestapor s'interpose et jette dans le puits la clef de la crypte dont il vient de fermer les portes. Les Romains s'emparent de lui, on le torture sur place, on lui brise les bras, on le harcèle... Avec courage, il supporte son supplice et triomphe de la douleur.

 

Le quatrième acte se passe à l'intérieur de la Curia Hostilia, en pleine séance du sénat. L'affliction de Fabius est grande, et tout le monde y compatit, car le malheureux sénateur pleure sa fille et le funeste destin qui le déshonore et frappe Rome.

 

Mais la voix de Fausta se fait entendre au loin ; elle approche et, finalement, la fugitive paraît et se précipite aux pieds de son tuteur. Le Pontife remet alors son pouvoir entre les mains de Fabius ; c'est lui qui doit interroger la coupable et fournir sur elle un rapport au tribunal sacré. C'est lui qui doit condamner ou absoudre son enfant adoptive, à moins qu'elle ne s'accuse elle-même. Fausta avoue son crime : elle a aimé ; aussi ne tremblera-t-elle pas, car elle vient pour expier. Elle brûlait d'un amour profane et triomphant, qui doit être châtié. Sans lâcheté, elle saura être digne de la mort et, comme une vraie Romaine, elle marchera d'un pas ferme au supplice qu'elle mérita. Le sénat et le Pontife votent par le signe de pollice verso la condamnation de la coupable. Mais Fabius, torturé par la sentence implacable, demande que Fausta ne soit pas ensevelie vivante, et la pauvre mère, Posthumia, se chargera de remettre à sa fille l'arme nécessaire pour se tuer au moment désigné.

 

Le cinquième acte débute par un prélude vocal qui nous initie au triomphe prochain de Rome, ville sacrée ; et, quand le rideau se lève, nous sommes sur le campus sceleratus, où s'effectuent les préparatifs pour celle qui doit subir le supplice. Lentulus survient, l'épée à la main ; il se proclame seul responsable, car c'est lui qui a fait pâlir le flambeau de Vesta, et c'est lui qui doit prendre la place de Fausta au tombeau. Ni ses prières, ni ses invocations, attestant que la vestale n'est qu'une victime et non pas une complice, ne pourront changer l'arrêt fatal. Posthumia veut remettre le poignard pour que sa fille se donne la mort, mais, les mains de Fausta étant liées, c'est la mère elle-même qui frappera son enfant en plein cœur. Et, après la cérémonie de l'ensevelissement, on entend au loin l'armée des légionnaires de Rome qui arrive triomphante. Les vétérans de Scipion ont battu Hannibal, et Rome commande de nouveau à l'univers.

 

La musique de Roma est écrite dans un style sobre et solennel. La construction de chaque scène, de chaque air ou de chaque épisode est en concordance avec la conception classique que nous ont léguée les maîtres de la scène lyrique. Ainsi, dès le début, nous trouvons la forme de l' « ouverture » qui illustre le drame, comme jadis, par une préface sonore et dont les éléments sont empruntés à l'ouvrage, mais avec cette caractéristique que la musique de Massenet se manifeste tout de suite et que sa personnalité se marque, comme toujours, dans des accents tendres et sensibles. Pour mieux évoquer l'ambiance accablante de tristesse, les chœurs du début nous instruisent des faits qui s'accomplissent. Bien que campé en véritable personnage de grandeur, le rôle du Pontife est traité avec simplicité dans la recherche de la déclamation, et il se trouve soutenu soit par un trait d'orchestre discret, soit par l'opposition d'un accompagnement curieux des octaves employées avec onction. Les phrases sans ornements : « L'oracle a parlé » ou « Du lion africain tu briseras la griffe », ou encore, dans le second acte : « Vesta, c'est la patrie », sont des spécimens du genre.

 

Le récit du songe de Junia est d’une exquise fraîcheur. Toute cette captivante page deviendra un motif principal dans Roma, d’où le compositeur tirera de jolis effets, d’abord pour son prélude du « Bois sacré », et ensuite dans le pathétique duo d’amour, le thème reviendra à l’orchestre comme un rappel des lieux enchanteurs. Dans la scène du sénat, classiquement présentée et d’une éloquence théâtrale, où se rencontrent d’âpres accents soulignés par l’orchestre, et dans l’ultime prélude du cinquième acte, les voix sont traitées sans accompagnement et produisent un ensemble d’austérité archaïque vraiment émouvante. La cérémonie du supplice, sinistre et angoissante, forme un contraste intense avec l’éclat des fanfares des guerriers rentrant à Rome, triomphants, grâce à l’holocauste d’une prêtresse de Vesta, et la joie du peuple romain tout entier renaît en un tumulte violent où retentissent les chants d’allégresse à la gloire de Scipion, vainqueur du « Lion africain ».

 

(Stan Golestan, Larousse mensuel illustré, juillet 1912)

 

 

 

autographe de Massenet à Stan Golestan pour son article ci-dessus

 

 

 

 

 

[la création à Monte-Carlo]

Voici le sixième ouvrage dont M. Massenet consent à confier les destinées à l'Opéra de Monte-Carlo, ce qui, n'est-il point vrai ? n'est pas mince honneur pour la petite et luxueuse scène monégasque. Pourquoi, à l'époque du Jongleur de Notre-Dame, M. Massenet s'est-il décidé à répondre enfin aux avances qu'on lui faisait depuis quelque temps déjà, et réitérées et enthousiastes, et pourquoi, depuis, est-il retourné si souvent à Monte-Carlo ? Ce n'est ni le lieu, ni le moment d'en rechercher les raisons toutes artistiques. Constatons simplement, et non sans profonde mélancolie, qu'alors Paris n'a point su, n'a point voulu, comme il le devait, garder jalousement pour lui seul le maître incontesté du théâtre lyrique moderne.

Six ouvrages en dix années exactement, car le Jongleur est de février 1902 ! Six ouvrages, qui prouvent non seulement, la surprenante et l'unique fécondité de l'auteur — entre temps l'Opéra de Paris donnait et Ariane et Bacchus — mais qui, tous les six de genres si différents, démontrent l'étonnante variété et la miraculeuse souplesse du chantre tour à tour naïf et mystique du Jongleur, gai et spirituel de Chérubin, pimpant et brillant d'Espada, expressif et dramatique de Thérèse, coloré et attendri de Don Quichotte et, finalement, noble et hautement tragique de Roma.

Car c'est une note nouvelle, encore et toujours, que M. Massenet apporte cette fois à Monte-Carlo avec cette Roma dont M. Henri Cain trouva l'idée, les développements et la forme que, très habilement, il sut plier à la manière musicale, dans la très belle Rome vaincue, d'Alexandre Parodi, jouée voici plus de trente années avec retentissement à la Comédie-Française.

Rappelons le sujet. Les Romains guerroient contre les Carthaginois — nous sommes en l'an 216 avant Jésus-Christ — et sont vaincus. Hannibal marche de victoires en victoires, Paul-Émile vient d'être tué ; et l'oracle attribue la défaite à la trahison d'une Vestale. Qui a laissé s'éteindre le feu sacré ? Le Grand-Prêtre interroge en vain ; la jeune Junia s'accuse bien, mais elle n'est coupable que d'un rêve. Le Grand-Prêtre, en désespoir de cause et usant d'un subterfuge — tout à l'heure, alors qu'il attribuait les malheurs de la Patrie à la Vestale coupable, il a été frappé du trouble involontaire du tribun légionnaire Lentulus — annonce la mort du dit Lentulus. Et tout aussitôt Fausta s'évanouit. Voilà la coupable !

Fausta est la nièce, la fille adoptive de Fabius Maximus, le sénateur intègre et influent dont les paroles de sagesse et de mâle autorité ont, plusieurs fois déjà, rendu l'espoir et le courage au peuple atterré. Fabius laissera-t-il son enfant subir la punition infâme et cruelle ? Oui, si elle est coupable vraiment, car la Patrie est la première famille.

Mais, dans l'ombre de son esclavage, un vieux Gaulois veille au salut de la Vestale. Si elle n'est pas punie, c'est le triomphe persistant d'Hannibal. Il la fera donc fuir et il la fera fuir avec la complicité de Lentulus, décidé à tout pour sauver celle qu'il adore et qu'il a perdue. Fausta, après avoir longuement lutté, finit par céder aux prières ardentes du jeune guerrier. Une lourde porte d'airain communiquant avec le Palatin se referme sur les amants sauvés, au moment où le Grand-Prêtre apparaît.

Or, Fausta est Romaine. A peine avivée au Mont-Palatin, elle est prise de remords et d'elle-même, pour apaiser les dieux et donner la victoire à Rome, elle vient se relivrer à ses juges. A Fabius qui l'interroge, elle avoue courageusement son crime, sa trahison, et Fabius abandonne son enfant à la décision du Sénat qui, malgré les supplications de l'aïeule Posthumia, la vieille aveugle qui donna déjà ses enfants et sou mari à la Patrie, à l'unanimité, prononce l'horrible condamnation.

Fausta va donc être enfermée vivante dans le tombeau, où lentement, très lentement, la mort expiatrice la prendra. Posthumia et Fabius, lui-même, malgré le calme résigné et hautain de Fausta, se révoltent à l'idée de voir leur enfant ensevelie vive. Puisqu'elle doit être descendue à la sombre demeure, qu'elle y soit du moins descendue... morte. Et Fabius passe un poignard à Posthumia pour qu'elle le donne à Fausta et s'en frappe. Mais Fausta a les mains liées et, dans un geste d'atroce et sublime sacrifice, après avoir fébrilement cherché la place exacte où bat le cœur, c'est l'aïeule aveugle qui sans faiblesse enfonce le fer sauveur.

Pour cette tragédie dramatique dont les sentiments de superbe humanité et de grandiose amour patriotique et familial sont simples, encore que sublimes, grandioses, encore que très humains, il fallait un musicien sûr de lui, sûr de son art et d'une puissante probité. Il ne s'agissait point, en effet, ici de « truquer » le sujet, de l'enjoliver d'incidences plus ou moins mièvres, chères au gros public ignorant, de le maquiller, pour complaire aux petites chapelles, de clowneries aussi piètres qu'ultra-modernes, ou de se contenter, laissant la place prépondérante au poète, de plaquer sous la pièce une quelconque et basse musique de mélodrame. Il fallait, tout en laissant au Verbe toute sa puissance, son ampleur et sa complète signification, il fallait que la Musique, prenant sa place légitime, vint loyalement commenter ce Verbe, l'amplifier et le magnifier. Et c'est cela que M. Massenet, qui sait son « théâtre » plus que quiconque, dont la palette est infiniment variée et dont la technique est impeccable, a bellement compris. Si nos musiciens modernes, au lieu de le piller sans vergogne et maladroitement et d'idées, et de formules, et de motifs même, voulaient se contenter simplement d'essayer, à défaut de son inspiration toujours neuve, toujours vivace, toujours expressive, toujours jeune, de l'imiter en s'efforçant d'écrire scrupuleusement la musique de la pièce qu'ils choisissent, de combien de sottises, de non-sens et d'incompréhensibles et prétentieuses choses ils s'éviteraient la besogne ingrate et nous éviteraient l'audition ennuyeuse presque toujours, pénible beaucoup trop souvent.

Une ouverture, de développement important, synthèse expressive du drame, nous dit comment M. Massenet a musicalement traité son sujet. La grandeur, l'ampleur, la noblesse, avec cette intensité de vie, cette richesse d'idées que l'on sait. depuis toujours, sont les caractéristiques de la partition nouvelle qui, dès maintenant, prend place parmi les œuvres les plus hautement belles et significatives du maître. Sa déclamation s'affirme, précise, ponctuelle, à l'accentuation toujours juste, sa phrase mélodique demeure large, sans cesse rajeunie, infiniment prenante. La sonorité de ses ensembles est pleine, nerveuse, imposante, et son orchestre si admirablement en place dit exclusivement ce qu'il faut dire et rien que ce qu'il faut dire et le dit avec une ampleur, une richesse, une poésie, une simplicité et une variété inouïes, chaque famille d'instruments, chaque instrument même ayant son rôle nettement déterminé et pourtant sans cesse renouvelé. Et puis, à l'apogée d'une glorieuse carrière, malgré les jappements rageurs des roquets impuissants, malgré les hosannas clamés en l'honneur de quelques bien pauvres épateurs oubliés presque aussitôt que venus au jour, M. Massenet, travailleur infatigable, producteur prodigieux, garde l'admirable sérénité de l'homme qui sait que la route qu'il suit est la sienne propre et qu'elle est bonne. C'est encore là la plus belle leçon d'honnêteté artistique qu'il puisse donner aux jeunes.

Faut-il citer des pages de Roma, que les Parisiens seront d'ailleurs A même de juger et d'applaudir dès le mois d'avril à Paris ? L'ouverture classique, mais d'un classique heureusement vivifié de sève toute moderne, les chœurs sonores, vrais et tous dans l'action, le récit de la mort de Paul-Émile fait par Lentulus, l'épisode adorable de la vestale Junia, le délicat et doux prélude du Bois Sacre, la véhémente scène du Gaulois, la juvénile et ardente invocation de Lentulus, « Soir admirable », et le duo emporté, amoureux, conquérant de Fausta et de Lentulus, la scène si superbement belle du Sénat avec son prélude grave aux basses imposantes, avec Fabius angoissé interrogeant Fausta, avec les désespoirs horribles de Posthumia, la scène du meurtre de Fausta par Posthumia et la descente si sobre de l'aïeule au tombeau de l'enfant ont, dès le premier soir, décidé d'un triomphe comme Massenet, pourtant dès longtemps habitué à la victoire, en rencontra peu. Je laisse à mon érudit confrère et ami Arthur Pougin le soin de signaler tout ce qui, encore, doit être signalé en cette œuvre remarquable, si puissamment et aussi si simplement, si noblement conçue, — il s'en acquittera mieux que je ne saurais le faire, lors des très proches représentations à l'Opéra.

Au triomphe de l'illustre musicien, si heureusement soutenu en l'occurrence par Alexandre Parodi et par M. Henri Cain, il est de toute équité d'associer, pour une grande part, ses interprètes, tous ses interprètes, grands ou petits, qui, avec une belle conviction, une touchante ardeur, travaillèrent de cœur et sans répit — on monte vite à Monte-Carlo ! — pour rendre fidèlement la pensée du maître. Nous les retrouverons à Paris, ces interprètes, sauf cependant l'orchestre attentif, souple, varié, éclatant ou tendre sous la baguette avertie de M. Léon Jehin, sauf les chœurs aux voix chaudes, au jeu très étudié, sauf M. Clauzure, une jeune basse qui a chanté le rôle du Grand-Prêtre d'excellente façon, sauf, enfin, Mme Guiraudon-Cain dont l'organe délicatement suave, les sons filés idéalement fluides et la méthode impeccable ont radieusement conquis le public dans la scène de Junia. Si ceux-là doivent manquer, ils seront, soyez-en certains, dignement remplacés par les directeurs de l'Opéra, qui tous deux s'étaient dérangés pour assister à la première d'ici, et nous aurons encore, et fort heureusement, et M. Muratore, juvénile, conquérant, vibrant, se donnant sans compter, chantant aussi bellement qu'il joue avec toute son âne et toute son intelligence d'artiste de race, et Mme Kousnezoff dont le soprano admirable suffirait dans Fausta, à défaut des qualités de physique et de charme dont elle est si amplement douée, à faire une des plus étincelantes constellations de l'actuel firmament lyrique, et Mlle Lucy Arbell, la tragédie elle-même en Posthumia, la tragédie avec une intensité de vie, une compréhension émotive, une profondeur d'accents et une sûreté d'attitude et d'expression puissamment particulières, et M. Delmas (Fabius), le beau chanteur, l'artiste probe qui ne livre rien au hasard et conduit son chant et son jeu avec le même souci de composition toujours correcte, et M. Noté, le Gaulois abrupt, mâle et violent, à la voix d'airain qu'il dépense en prodigue. certain de n'épuiser jamais le trésor dont lui fit don dame Nature.

Le maître Massenet qui, du fond de la loge du Prince de Monaco, assistait à cette très belle représentation, a, dès la fin du troisième acte, été l'objet d'ovations enthousiastes de la part d'une salle bondée, une salle des tout grands jours, de ses interprètes et de l'orchestre ; mais malgré les acclamations renouvelées à quatre ou cinq reprises, malgré l'intervention du Prince lui-même, il refusa modestement de se montrer au public. Cependant au baisser final du rideau, il ne put résister aux clameurs qui montaient reconnaissantes, enthousiastes, acharnées, et cette fois même presque impératives, de la salle, de la scène, et il dut s'avancer sur le devant de la loge pour recueillir une ovation unique. et remercier ceux qui, dévoués et convaincus, venaient de l'aider à triompher et ceux qui, si justement, si spontanément, si unanimement et avec une joie et aussi une reconnaissance immenses, venaient de décréter ce triomphe.

(Paul-Émile Chevalier, le Ménestrel, 24 février 1912)

 

 

 

 

 

 

autographe musical du maître, spécialement transcrit pour les lecteurs des Annales

 

 

Monte-Carlo, 17 février 1912.

Il semble que, chaque année, M. Raoul Gunsbourg, le prestigieux directeur de l'Opéra de Monte-Carlo, fasse effort pour présenter des spectacles qui égalent au moins ceux de la saison précédente ; ce sont là des tours de force dont le célèbre Nicolet semble avoir légué le secret au fastueux imprésario de Monte-Carlo. M. Raoul Gunsbourg est arrivé à « truster » les chefs-d'œuvre de la musique sur la scène dont il détient les destinées, à les canaliser pour la plus grande joie artistique des dilettantes qui fréquentent la Côte d'Azur. L'an passé, c'étaient Déjanire, du maître Saint-Saëns, et Ivan le Terrible, de Raoul Gunsbourg lui-même (car il arrive à Lucullus de dîner parfois chez Lucullus), qui étaient les grosses attractions du programme. Cette fois, c'est Roma, l'opéra tragique du maître Massenet, qu'une assistance d'élite vient d'acclamer et à qui Paris, bientôt, fera le même accueil, lorsque l'œuvre nouvelle et superbe fera son entrée à l'Opéra, en avril prochain.

Roma, c'est Rome vaincue, du regretté poète Alexandre Parodi ; cette tragédie avait été représentée avec un immense succès à la Comédie-Française, le 23 septembre 1876. Nul sujet ne pouvait mieux convenir à recevoir une illustration sonore que la donnée traditionnellement classique de Rome vaincue. Par sa façon de concevoir le théâtre, par son souci de construction, par la forme et la coupe des scènes de chaque acte, par les mouvements de foule qui viennent donner de la vie à l'action, il semblait que l'auteur de la tragédie avait pressenti l'auteur de la partition. M. Henri Cain, qui a adapté, resserré l'œuvre de Parodi pour la préparer à recevoir le manteau d'or de la musique, a su respecter du mieux qu'il a pu le texte original ; et, s'il lui a fait subir quelques légères modifications, ce sont celles que demandait la métamorphose même de la tragédie en « opéra tragique ».

 

Nous sommes à Rome, vers l'an 216 avant l'ère chrétienne. Le peuple se lamente : les jours de tristesse succèdent aux jours de tristesse, Annibal a infligé des défaites aux armées romaines et s'est avancé presque jusqu'aux portes de la ville. Tout à coup, la foule est secouée par la terreur : le bruit se répand que le feu sacré s'est éteint dans le temple de Vesta ; il est évident que ce malheur n'est arrivé que par la faute d'une Vestale sacrilège. Le sénateur Fabius, l'oncle de la Vestale Fausta, ramène, par sa majestueuse sérénité, le calme parmi les Romains. Voici précisément qu'arrive, couvert de sang et de poussière, le tribun Lentulus ; il est un des rares survivants de la défaite de Cannes.

Le sénateur Fabius démontre aux Romains que la victoire est désormais sûre ; et le Souverain Pontife déclare, lui aussi, que les barbares africains seront chassés. Il suffira, peur cela, de punir la Vestale coupable. Lentulus tressaille, il a peur que le nom de celle qu'il sait avoir couinais la faute ne soit prononcé.

Le second acte se passe dans l'atrium du temple de Vesta. Fabius et le Souverain Pontife se concertent pour découvrir la vierge parjure. Pendant qu'on interroge les Vestales réunies, la grande-prêtresse épie les regards, les attitudes de chacune. Seule, Junia s'accuse elle-même et croit avoir failli, car son péché lui est apparu en rêve. Mais Fabius et le Souverain Pontife ne peuvent admettre une telle forfaiture accomplie par une enfant au front aussi candide. Fabius, alors, recourt à un stratagème : il annonce que Lentulus est mort. Fausta chancelle et perd connaissance. Elle se trahit ainsi ; et c'est Fabius lui-même, son oncle, qui ordonne au Souverain Pontife de faire son devoir.

Le troisième acte nous conduit au Bois Sacré, où les Vestales se réunissent pour les rites religieux. Quand la cérémonie s'achève, le Gaulois Vestapor exhale sa haine contre Rome et il se réjouit des malheurs qui s'abattent sur elle. Il engage l'esclave Galla à partager sa joie ; mais elle est triste, elle pleure, car sa maîtresse Fausta va subir le châtiment suprême pour avoir trahi ses serments de Vestale. Vestapor voudrait tuer le Pontife, plutôt que de laisser exécuter un tel projet ; car il préfère sauver Fausta que de voir sauver Rome. Lentulus survient ; lui aussi veut arracher à la mort celle qu'il aime, et tous deux se concertent pour que Fausta puisse s'évader. Le Gaulois connaît un souterrain qui conduit hors du Bois Sacré et par où les deux amoureux pourront s'échapper. Il va chercher Fausta, qui, dès qu'elle aperçoit Lentulus, qu'elle croyait mort, se jette dans ses bras, et l'étreint, oubliant sa mission de Vestale et ses dieux. Les deux êtres chantent l'élan de leurs cœurs ; elle lui dit sa douce émotion de le retrouver vivant ; lui, veut l'entraîner dans sa fuite. Elle hésite d'abord, elle ne veut pas faillir à l'honneur : Vestale et Romaine, mais coupable, elle doit expier. Mais l'horreur du supplice et l'amour qu'elle ressent pour Lentulus la décident à s'enfuir. Et tous deux disparaissent dans le souterrain, au moment où le Souverain Pontife arrive avec les licteurs pour s'emparer des coupables. Vestapor s'interpose et jette dans le puits la clé de la crypte dont il vient de fermer les portes. Les Romains s'emparent de lui, le torturent, lui brisent les bras. Il supporte son supplice avec courage.

C'est à l'intérieur de la Curia Hostilia que se passe le quatrième acte. Le Sénat est en séance. La douleur de Fabius est immense ; il pleure Fausta, et le funeste destin qui le déshonore en frappant Rome. Mais voici Fausta qui vient et se jette en sanglotant dans les bras du sénateur. Le Souverain Pontife a fini sa tâche ; c'est, maintenant, à Fabius qu'il appartient de faire son devoir et d'interroger la coupable ; c'est lui qui la condamnera ou l'absoudra, selon qu'elle s'accusera ou se justifiera. Fausta n'hésite pas, elle avoue son crime ; elle est venue pour affronter la mort et expier sa faute ; elle saura être digne du supplice en Romaine qu'elle est. Le Sénat et le Souverain Pontife votent pollice verso — le « pouce retourné » (selon l'usage antique) — sur le supplice de la coupable : elle sera ensevelie vivante. Fabius, qui voulait qu'on atténuât le supplice et que Fausta fût enterrée morte, remet à la pauvre Posthumia, l'aïeule de Fausta, un poignard pour que Fausta puisse se donner la mort au moment voulu.

Au cinquième acte, c'est le « Champ Scélérat », où se font les préparatifs pour celle qui doit subir le dernier supplice. Lentulus survient et se proclame coupable, car c'est lui qui a fait fléchir la vertu de Fausta et s'éteindre le feu de Vesta. Mais ses objurgations ne peuvent faire changer l'arrêt. Posthumia arrive à son tour avec le poignard qu'elle doit remettre à Fausta ; mais, comme les mains de Fausta sont liées, c'est l'aveugle, qui elle-même frappe son enfant au cœur. Et tandis qu'on ensevelit la Vestale, les légions romaines reviennent victorieuses, Annibal est battu ; le sang de la jeune fille a ramené la domination de Rome sur le monde.

Francisque Sarcey, qu'il faut toujours lire et citer quand on veut connaître un jugement autorisé sur une œuvre, avait non pas fait recevoir, mais signalé Rome Vaincue à la Comédie-Française. Voici comment, dans son feuilleton hebdomadaire, il jugea la dernière scène, celle de Posthumia :

« ... Un cri s'est échappé de toutes les bouches. Il y a cinq ans que j'avais lu pour la première fois cette pièce en manuscrit ; je me rappelle encore le soubresaut d'admiration que j'éprouvai à ce dénouement superbe et terrible. Ce coup de poignard, j'en rêvais. Je n'aurais jamais osé répondre du succès, du reste ; et j'en étais fort anxieux. Mais cette péripétie soudaine, éclatante, je n'en ai jamais été en peine, ni M. Perrin non plus. L'effet a dépassé encore notre attente... »

Le triomphe n'a pas été moindre à l'Opéra de Monte-Carlo.

 

***

 

Vous vous doutez bien que la partition de M. Massenet n'a pas été pour peu dans ce succès enthousiaste ; car Roma est une des œuvres les plus riches que nous devions à la dernière manière du maître.

L'œuvre est intitulée « opéra tragique » par M. Massenet ; le grand compositeur a entendu par là établir que la tragédie de son regretté ami Alexandre Parodi avait été respectée en son intégralité. Les seules modifications, en effet, que le musicien a demandées au librettiste, M. Henri Cain, ont consisté à donner plus de développement à la scène des Vestales et à celle de la Vestale Junia, au deuxième acte. Les autres changements concernent plutôt la mise en scène ; c'est ainsi que l'acte de l'aveu de Fausta à Posthumia se passe en plein Sénat, devant les Pères conscrits, et non plus dans la maison du Souverain Pontife. Enfin, le rideau, au dernier acte, ne se baisse plus, comme à la Comédie-Française, sur le geste par lequel Posthumia allait rejoindre dans le tombeau sa petite-fille morte pour apaiser la colère divine. Ce dénouement, trop lugubre et surtout trop nu, semblait un peu maigre pour conclure une œuvre musicale. Il s'agissait de conclure par une note plus lumineuse ; et c'est ainsi qu'apparaissent comme conclusion de l'ouvrage les légions romaines victorieuses conduites par Scipion et acclamées par la foule. Ce sens du théâtre, ce don prestigieux de ce qui convient ou ne convient pas à l'interprétation musicale, M. Massenet le possède au suprême degré et en donne des preuves pour ainsi dire à chaque page de la partition de Roma.

L'œuvre débute par une ouverture romantique, mais construite dans la forme classique, d'allure large et puissante ; la tonalité de mi bémol lui donne un relief tout hiératique ; puis, après cette introduction, la première idée est exposée, idée agitée, haletante, aux accents tragiques, avec un trait au quatuor, avec des gruppetti, qui lui donnent un caractère emporté : elle synthétise la violence de Lentulus aussi bien dans les combats que dans l'élan de son amour. Cette idée domine tout l'ouvrage, elle se développe, se transforme et joue un rôle symphonique important. La seconde idée sur laquelle est bâtie l'ouverture est d'une courbe flexible et caressante ; elle aboutit à un épisode en ré majeur, bâti sur le thème d'amour et qui passe par des harmonies modulantes d'un effet très réussi. Telle est la préface orchestrale du drame musical qui va se dérouler à nos oreilles ; la réexposition des idées de l'ouverture ainsi que la conclusion sont toutes classiques.

Les chœurs, au début de l'action, en leur mouvement pesant donnent l'impression de la tristesse accablante qui pèse sur Rome. Les scènes suivantes forment un contraste remarquable d'animation. Une belle page à signaler est celle par laquelle le Souverain Pontife fait connaître l'oracle : « Du lion africain, tu briseras la griffe », dans laquelle l'emploi des octaves à l'accompagnement est très curieux et traité de main de maître.

Le deuxième acte est d'une toute autre ambiance : là, c'était le deuil, puis les cris de guerre. Maintenant, c'est le recueillement et la prière. Les chants sacrés des Vestales sont d'une limpidité exquise, d'une transparence de rosée matinale ; puis, la voix du grand-prêtre se fait entendre en un air d'une noble et belle allure : « Vesta, c'est la Patrie. » Enfin, c'est la page du « Rêve de Junia », une de ces pages liliales, d'une pureté mélodique ravissante, avec un accompagnement exquis ; bref, un des gros succès de la partition.

Le troisième acte n'est pas moins séduisant avec son prélude du Bois Sacré, que M. Massenet a bien voulu détacher de sa partition pour les Annales ; cette page, d'un charme vaporeux, deviendra populaire à l'égal de la Méditation de Thaïs ; elle est une des plus délicieuses inspirations qui soient jamais écloses dans le cerveau de M. Massenet. Je signalerai encore, à cet acte, la chanson de Vestapor, dont le rythme martelé, sauvage, puissant, chante la haine enfiévrée contre Rome. Enfin, c'est dans ce troisième acte que se trouve le superbe duo d'amour. Mais, d'abord, Lentulus évoque le passé ; et c'est là que le thème du Bois Sacré, dont je parlais tout à l'heure, se développe à l'orchestre avec une très curieuse et très heureuse trouvaille locale. Le récitatif est exquis. Dans le duo d'amour, les thèmes significatifs de l'ouverture paraissent soit par progressions, soit enlacés les uns aux autres en un savant contrepoint où la technique du maître est poussée à ses dernières limites.

Très impressionnant, le prélude choral qui se chante dans l'obscurité au cinquième acte ; il clame l'espérance en la victoire que les Romains remporteront sur Annibal. La cérémonie du supplice est d'une poignante émotion, et la musique traduit de façon sinistre le sombre tableau de la nuit qui cache le mystère anxieux d'une exécution fatale. Et avec le jour, avec la lumière du soleil qui resplendit, les fanfares et les chœurs chantent la suprématie de Rome en ode triomphale d'une joie intense.

Telle est, au point de vue musical, cette œuvre qui ne le cède en rien à ses aînées. Par la simplicité de la forme, M. Massenet est encore arrivé à progresser sur lui-même. Roma est bien l'opéra tragique qui glorifie la grandeur païenne de la Ville Eternelle.

Ajouterai-je que l’œuvre abonde en trouvailles orchestrales qui dénotent une maîtrise de plus en plus achevée ?

M. Raoul Gunsbourg a monté l'œuvre de M. Massenet avec ce souci d'art, avec cette intelligence affinée dont il a donné maints exemples. Les décors de M. Visconti, celui du Forum, celui du Bois Sacré, celui du Sénat, celui du Champ Scélérat, — il faudrait les citer tous, — sont d'un pittoresque achevé.

L'interprétation musicale réalise la perfection.

Mme Kousnetzoff a chanté Fausta avec une voix d'un timbre ravissant et avec une expression toujours juste ; il était difficile de réaliser avec plus de grâce ce personnage sur lequel repose le drame. Mlle Lucy Arbell a trouvé, dans l'octogénaire Posthumia, un des plus beaux rôles de sa glorieuse carrière. Son tempérament dramatique, ses attitudes, la noblesse de ses gestes, la puissance émotive de sa voix, lui ont valu un triomphe mérité. Mme Cain-Guiraudon a fait applaudir dans Junia une voix d'un timbre délicieux, au charme très prenant.

Lentulus, c'était le ténor Muratore, aussi beau chanteur que magnétique tragédien lyrique. Le sénateur Fabius, c'était M. Delmas, avec la noblesse de son allure et la majesté de son accent. Le Gaulois Vestapor était chanté par Noté, à la voix superbe, avec des trouvailles de vrai comédien. Enfin, M. Clauzure, un récent prix du Conservatoire, a dit avec ampleur, avec un talent déjà sûr, les belles phrases du Souverain Pontife.

Les chœurs sont de premier ordre ; et l'exécution orchestrale de M. Léon Jehin, souple, colorée, précise, artistique au suprême degré, a contribué au grand, très grand succès de la nouvelle œuvre du maître Massenet.

(Louis Schneider, les Annales, 25 février 1912)

 

 

 

 

[la première à l'Opéra de Paris]

Le 15 décembre 1807, le théâtre de l'Opéra donnait la première représentation de la Vestale, tragédie lyrique en trois actes, dont le poème avait été écrit par Étienne de Jouy et dont la musique fut le premier grand triomphe de Spontini. Ce sujet éminemment dramatique de la Vestale, par amour infidèle à ses vœux et laissant éteindre le feu sacré dont elle a la garde, crime pour lequel elle est condamnée à être enterrée vivante, semblait vraiment conçu pour la scène, et surtout pour la scène lyrique. Je ne sache pas pourtant qu'il ait été abordé sur notre ancien théâtre, excepté par le président Hénault, qui fit représenter en 1713 une tragédie intitulée Cornélie vestale. Mais le succès éclatant de l'opéra de Spontini fit surgir aussitôt, en divers pays, toute une série de Vestales lyriques, dues à divers compositeurs. On eut ainsi une Vestale de Puccita (Londres, 1809), une autre de Generali (Trieste, 1816), une de Guhr (Cassel, 1817), une de Pacini (Plaisance, 1830), une enfin de Mercadante (Naples, 1840).

Cependant, Jouy n'avait pas voulu, dans son drame d'ailleurs émouvant, aboutir au dénouement tragique indiqué par le sujet. Au dernier moment, et lorsque la Vestale Julia, amante de Licinius, condamnée à mort pour son forfait, est amenée au bord de la tombe où elle doit être ensevelie, le ciel s'assombrit, l'orage gronde, la foudre éclate, et en éclatant rallume le feu de l'autel de la déesse outragée. Devant ce prodige, le pontife déclare la grâce de la prêtresse infidèle, et Julia, renoncent à ses vœux, devient l'épouse de Licinius. Ils vivront heureux et...

Ce dénouement un peu bonhomme d'un drame qui ne manquait pas de vigueur ne nuisit en rien au succès de l'œuvre, grâce surtout à la musique, dont la grandeur était superbe, et à une interprétation de premier ordre où l'on trouvait réunis les noms de Lainez, Lays, Dérivis, de Mme Branchu (Julia) et de Mlle Maillard (la grande Vestale). Mais combien autrement grandiose, émouvante et puissante est la chute de la noble tragédie d'Alexandre Parodi, Rome vaincue ! Et combien saisissant est ce crime généreux de la vieille Posthumia, l'aïeule aveugle, poignardant, par dévouement maternel, sa petite-fille Opimia pour lui épargner l'horrible supplice de la mort vivante !

On sait le succès qui accueillit à la Comédie-Française, le 27 septembre 1876, cette Rome vaincue, tragédie française écrite par un Grec, œuvre incomplète sans doute, mais pleine de noblesse, et tout empreinte et comme frémissante du sentiment patriotique le plus brûlant et le plus intense. C'est que son point de départ est tout autre que celui du livret de la Vestale, et d'une grandeur autrement impressionnante, en nous mettant en présence du désespoir et des affres de Rome devant les revers qui l'accablent et l'immense danger que lui font courir les exploits victorieux d'Annibal.

L'exposition seule du drame est émouvante, et on la retrouve à peu près exactement dans le livret de Roma, dont l'auteur a suivi presque pas à pas l'ordonnance de l'œuvre originale. Le peuple est là, la foule est rassemblée dans le Forum. Tous sont consternés des nouvelles qui se succèdent en faisant connaître les victoires d'Annibal. Pour la première fois Rome est vaincue. Rome peut devenir la proie des barbares. Arrive Lentulus, le seul survivant de la terrible défaite. Il raconte le carnage, la mort héroïque de Paul-Émile, dont on rapporte le corps ensanglanté, le pillage auquel se livrent les vainqueurs.... Puis, le souverain pontife déclare que le feu de l'autel de Vesta, ce feu qui doit être éternel, s'est éteint à la suite du crime d'une des prêtresses du temple, qui a failli à son devoir et à son serment, et que Rome ne retrouvera la victoire qu'après le châtiment et la mort de la sacrilège. En attendant, que chacun coure aux armes et s'apprête aux derniers combats ! Et tous se séparent en criant : — Aux armes, et à mort la coupable ! Ce tableau sombre et farouche est plein de grandeur.

Au deuxième acte, dans le temple de Vesta, le souverain pontife fait réunir toutes les prêtresses, pour les interroger et découvrir l'infidèle. Il est accompagné du sénateur Fabius, dont une nièce est parmi les vestales. Le pontife fait connaître à la Grande Vestale, anéantie par cette nouvelle, le crime que l'oracle lui a révélé en affirmant que l'une d'elles est coupable. Aussitôt, à cette révélation, la jeune Junia se présente et se prosterne devant le prêtre. Nul ne peut croire à la faute de cette enfant. Elle s'accuse pourtant, et fait un récit plein d'ingénuité. Mais ce récit n'est que le produit d'un rêve, et bientôt son innocence est reconnue. Le pontife alors continue ses recherches, questionne l'une après l'autre les vestales, et, ne pouvant obtenir de résultat, s'avise d'un subterfuge pour découvrir enfin la vérité. Sachant qu'une des vestales est sœur de Lentulus. il annonce la mort de celui-ci. A cette nouvelle, Fausta, la nièce de Fabius, pousse un cri et tombe évanouie dans les bras de ses compagnes. « C'est elle ! » dit alors le pontife, et voyant Fabius terrifié : — « Fabius, calmez-vous », lui dit-il, « je puis ne rien savoir. Ordonnez ; que faut-il faire. » Et Fabius lui répond, stoïquement : « Votre devoir ! »

Troisième acte, dans le bois sacré de Vesta. Ici un farouche Gaulois, l'esclave Vestapor, qui a la haine de Rome et qui songe aux triomphes d'Annibal, veut sauver la vestale, pour que son châtiment ne puisse apaiser les dieux et rendre la fortune aux Romains, ses maîtres maudits. Il se met aux ordres de Lentulus, qui, lui aussi, veut sauver Fausta et l'arracher au sort qui l'attend. Il lui montre un souterrain, fermé d'une lourde porte de bronze, par lequel il les fera fuir ; après quoi ils trouveront la mer et la liberté. Survient Fausta, étonnée et radieuse de retrouver vivant Lentulus. dont on lui avait annoncé la mort. Il veut l'entraîner à la fuite ; elle résiste longtemps, malgré l'horreur du supplice auquel elle sait qu'elle sera condamnée. Lentulus la supplie en vain, l'heure approche où leur sort sera résolu, lui dit-il, où lui-même périra sous la torture. Cette pensée la décide enfin, le Gaulois ouvre la porte du souterrain, la referme sur eux et jette la clef dans un puits, alors que le souverain pontife vient pour chercher la vestale coupable et s'emparer d'elle.

« Trop tard, prêtre romain ! » s'écrie le Gaulois, qu'on emmène à la torture.

Et nous voici dans la grande salle du Sénat, dont la séance sera consacrée au jugement de la vestale parjure. Ici un tableau plein de grandeur en ses divers épisodes. Les sénateurs sont rassemblés, prêts à instruire le procès de la criminelle fugitive. Fabius apprend en effet du pontife que sa nièce est en fuite, mettant ainsi le comble à sa faute, et son désespoir est complet, lorsque Fausta apparaît tout à coup et vient se jeter dans ses bras. Elle revient, n'ayant pas voulu échapper au châtiment que mérite sa faute. Mais Fabius se refuse encore à la croire coupable, lorsque le pontife lui dit :

 

Je remets en vos mains mon pouvoir et sa vie ;

Que Fausta s'accuse ou se justifie,

Condamnez, absolvez, décidez de son sort.

 

puis il se retire avec les sénateurs. Ici, une scène vraiment belle entre Fabius, qui conjure sa nièce de se justifier, et celle-ci, qui, au contraire, se confesse à lui et lui fait son aveu. Fureur du Romain, et sa malédiction sur celle qui a déshonoré sa famille, puis son retour à la pitié devant le désespoir de la jeune fille, qui implore de lui son pardon. « Sauras-tu bien mourir ? » au moins, lui dit-il. Et elle, dans un élan de fierté superbe :

 

Les Fabius n'ont pas de lâche en leur famille !

 

Il me faut passer sur le reste de cet acte si plein dans ses courtes dimensions, sur la rentrée des sénateurs, sur la déclaration de Fabius, qui, le cœur brisé, proclame le crime de sa nièce, sur l'arrivée de la vieille Posthumia, l'aïeule de Fausta, dont le désespoir est immense et qui supplie en vain les juges de faire grâce, enfin sur la décision du Sénat, qui ne peut que condamner la coupable.

Et le coup de théâtre du cinquième acte est vraiment grandiose. Nous sommes sur le lieu du supplice, « le Champ Scélérat ». Fabius, voulant épargner du moins à sa nièce l'horreur de la mort lente, a confié à Posthumia, sa sœur, l'aïeule aveugle, un poignard qu'elle remettra à Fausta pour qu'elle puisse se tuer et n'être pas ensevelie vivante. Le cortège lugubre s'avance, avec Fausta voilée de noir, jusque sur le bord de la tombe ouverte. Alors, Posthumia s'approche de sa fille : « Prends cette arme », lui dit-elle. « Je ne puis ; je n'ai pas les mains libres. » Et Posthumia lui demande la place de son cœur. « Est-ce ici ? » dit-elle. « Oui, là. » Et l’aïeule, frémissante et livide, enfonce le poignard et tue son enfant !... Cela est héroïque et terrible.

On conçoit qu'un musicien de la taille de M. Massenet ait été tenté par un sujet si puissamment dramatique, si plein de noblesse et de grandeur. M. Massenet a raconté lui-même comment il fut saisi à la lecture de cette Rome vaincue qu'il n'avait pas vu représenter, comme il fut ému de sa beauté antique, et désireux de transformer la tragédie poétique en une tragédie lyrique. Il fut aidé à souhait dans la réalisation de ce désir par l'habileté de son collaborateur, M. Henri Cain, qui sut concentrer comme il le fallait le superbe poème d'Alexandre Parodi sans en altérer en rien les contours et sans lui rien enlever de ses incidents caractéristiques.

Il fallait un effort au musicien pour se mettre la hauteur d'un tel sujet ; celui-ci a prouvé que rien ne lui était impossible, et l'auteur de Manon, de Werther, de Thaïs, du Jongleur, de Don Quichotte, est devenu l'auteur de Roma. De passionné, de romantique, de fantaisiste que nous l'avons connu tour à tour au cours de sa glorieuse carrière, le compositeur s'est fait austère comme il fallait, il est devenu classique dans le meilleur sens du terme, et il a puisé, dans la noblesse du poème qu'il avait à traduire, la noblesse de son inspiration. Ceci, bien entendu, sans perdre aucune des qualités qui le caractérisent et qui, jusqu'à ce jour, ont fait la fortune de ses œuvres.

Ce qui distingue la partition de Roma d'une façon toute particulière, c'est son extraordinaire sobriété, sobriété non seulement dans les moyens employés, mais dans le langage lui-même. Pas un de ces cinq actes ne dure plus d'une demi-heure, et il en est qui durent moins. Il y a là une étonnante condensation de la pensée musicale, et l'on peut dire qu'il ne se trouve, dans cette œuvre, ni un mot, ni une note de trop ; ce qui ne fait tort ni à sa puissance, ni à son éloquence.

Cette puissance et cette éloquence, on les trouve dès l'abord dans l'ouverture, car — rendons grâce aux Dieux ! — Massenet a bien voulu cette fois nous faire la joie d'une ouverture. On sent, sans que j'insiste autrement à son sujet, quelle peut être la valeur de cette page symphonique écrite par ce maître de l'orchestre. On y entend deux des dessins importants de la partition : celui du chœur du premier acte : Écoutez ! écoutez ! et surtout, établi dans une douceur charmante par les violons, le motif délicieux que Massenet a placé comme épigraphe en tête de son œuvre : Vesta, c'est la patrie, que nous retrouverons, par fragments ou dans son entier, dans tout le cours de celle-ci, notamment au second acte, auquel il sert en quelque sorte de thème générateur, car il y revient incessamment, et dès le prélude, sous diverses formes. Tout le premier acte dans le Forum, dont la situation est si poignante, où les chœurs ont un rôle si important, est d'une vigueur et d'une couleur superbes, tout empreint d'un vrai sentiment tragique.

Le second acte, très court (il ne dure que vingt minutes), est à signaler pour le récit ingénu de la jeune vestale Junia, qui vient s'accuser en racontant au pontife un rêve qu'elle croit coupable et qui ne fait qu'affirmer son innocence. On retrouve dans cette page candide toute la grâce ordinaire de M. Massenet.

Le troisième acte (le Bois sacré de Vesta) s'ouvre, le rideau levé, par un long et délicieux prélude, où le chant de la flûte solo, soutenu par des arpèges de harpes, est d'une poésie et d'une couleur exquises, tandis que le cortège des vestales traverse lentement la scène dans le lointain, au milieu d'un décor qui est lui-même un rêve et un enchantement. Le spectateur éprouve ici une impression indéfinissable. Tout cet acte est d'intimité dramatique, avec la scène du Gaulois et de Lentulus, avec le monologue de celui-ci, dont toute la première partie : Tout mon être frémit de tendresse et d'espoir, accompagnée par la flûte et les harpes, est d’une douceur charmante, tandis que la seconde est pleine de vigueur, avec enfin la scène passionnée, mouvementée, colorée des deux amants, qui se termine par leur fuite éperdue.

A l'acte du jugement, le quatrième, nous retrouvons la sévérité tragique et l'émotion la plus intense. Un prélude sombre précède l'entrée des sénateurs, émus du désespoir de Fabius ; puis c'est l'arrivée de Fausta et la scène, d'une si grande puissance pathétique, où elle se confesse à son oncle, la malédiction de celui-ci devant son aveu, son pardon attendri sur les pleurs de la malheureuse (ici un ensemble d'un élan superbe), la venue de l'aïeule Posthumia qui, dans un langage déchirant, supplie vainement les juges de faire grâce à son enfant, et enfin la condamnation par le Sénat.

Le dernier acte, tout entier scénique, ne pouvait laisser à la musique qu'un rôle d'une importance relative. Il y faut signaler néanmoins le rapide dialogue de Fausta et de Posthumia, cherchant le cœur de sa fille pour y plonger le fer libérateur, l'ensevelissement de la jeune vestale et le court épisode de la vieille aïeule entrant à tâtons dans le tombeau de son enfant pour mourir auprès d’elle.

Je me suis efforcé de faire ressortir les beautés et la puissance de cette partition de Roma. J'aurais bien des choses à dire encore, ne fût-ce que pour faire connaitre certains détails que je n'ai pu signaler, pour louer comme il convient non seulement l'ampleur du style, mais la noblesse et la pureté de la déclamation. pour mettre en relief une fois de plus les qualités d'un orchestre tel que M. Massenet seul peut l'écrire. Mais les bornes de cet article me laissent à peine le temps de rendre justice à une interprétation qui est digne de l'œuvre qu'elle avait à présenter au public, et vraiment cette interprétation est de valeur absolument exceptionnelle.

Mlle Kousnezoff avait toutes les qualités requises pour personnifier Fausta, la vestale coupable : la beauté, la grâce, le maintien d'une part, de l'autre une voix délicieuse, un talent de cantatrice indiscutable. auquel elle joint le goût, le style et le sentiment. Elle est, on peut le dire, l'interprète idéale de ce rôle, tracé avec amour par le poète et que le musicien a complété à l'aide de son génie. M. Delmas, dont on ne saurait jamais faire trop l'éloge, est superbe dans le rôle du vieux Romain Fabius, auquel il a donné vraiment un caractère héroïque ; sa diction, son articulation. son accent sont pleins de noblesse, et chez lui le comédien exercé est à la hauteur du chanteur plein d'habileté. M. Muratore est de tout premier ordre ; comédien et chanteur habile, doué d'une voix chaude et généreuse, il a donné au rôle de Lentulus, avec une maîtrise aisée, les accents tantôt vigoureux, tantôt passionnés qu'il exige. M. Journet est tout à fait excellent dans le personnage du souverain pontife, auquel il a su donner un caractère plein de dignité, et M. Noté est un Gaulois farouche à souhait, qui sait faire briller les belles notes de sa voix. Mlle Lucy Arbell, qui a consenti à cacher sa jeunesse et sa beauté sous les cheveux blancs et la mante de la vieille Posthumia, l'aïeule aveugle, a droit à des éloges sincères pour la vigueur pathétique et émotionnante qu'elle a déployée surtout dans la scène du Sénat, lorsqu'elle implore inutilement les juges en faveur de sa fille. Enfin, Mlle Campredon a détaillé d'une façon charmante, avec une grâce chaste et une candeur exquise, le joli récit de la jeune vestale Junia qui s'accuse d'un rêve qu'elle croit coupable.

Ce qu'il faut louer encore, c'est l'orchestre, si bien dirigé par M. Paul Vidal, et avec tant d'assurance, ce sont les chœurs, d'une solidité rare et d'une belle vigueur, c'est surtout le bel ensemble d'une exécution pleine d'ampleur et d'homogénéité, dans laquelle on ne peut surprendre aucune faiblesse, aucune négligence. Et je m'en voudrais de ne pas signaler comme il convient les admirables décors qui encadrent l'œuvre nouvelle, surtout celui du Forum, plein de caractère (M. Simas), celui du Bois sacré, qui est d'une poésie délicieuse (MM. Rochette et Landrin), et celui du Sénat (M. Bailly).

(Arthur Pougin, le Ménestrel, 27 avril 1912)

 

 

 

 

 

[la première à l'Opéra de Paris]

En ce qui concerne la première représentation, à l'Opéra, de Roma, je puis me borner à transcrire un nouveau bulletin de victoire à l'adresse de Massenet, car les Annales se sont déjà beaucoup occupées de cette œuvre lorsqu'elle fut représentée avec un si vif succès, en février dernier, au théâtre de Monte-Carlo. Le public parisien a pleinement confirmé le jugement des premiers auditeurs et l'accueil a été tout aussi brillant. Plusieurs morceaux se sont achevés au bruit d'applaudissements chaleureux, et l'on s'est accordé à trouver que M. Henri Cain avait tiré un excellent parti du drame d'Alexandre Parodi.

Les décors sont parmi les meilleurs que nous ait présentés jusqu'ici l'Opéra. Ils sont très bien conçus, en particulier celui du premier acte, le Forum, dû à l'ingéniosité perspicace et érudite de M. Simas, et dont l'heureuse disposition et la tonalité générale suggèrent absolument l'impression de la réalité. C'est une véritable évocation. Le Bois Sacré, de MM. Rochette et Landrin (troisième acte), est des plus poétiques, et la reproduction du Sénat, au quatrième acte, où a lieu la scène si pathétique de l'aveu de Fausta à sort oncle Fabius, apparaît comme une superbe reconstitution historique.

La touchante Fausta est incarnée par Mme Kousnetzoff dont la voix, d'une ravissante pureté, fait merveille dans ce rôle d'une sensibilité si délicate. Mme Lucy Arbell est une magnifique Posthumia, et on a longuement applaudi Mlle Campredon dans son ingénu et si gracieux récit du second acte.

Quant à M. Delmas, il nous a offert un incomparable Fabius. Il semble impossible de donner à ce Romain d'illustre origine une physionomie plus noble, une plus belle prestance, une attitude empreinte d'une autorité plus ferme, plus digne, mieux soutenue et mieux établie.

Enfin, M. Muratore a chanté avec une mâle vigueur le rôle de Lentulus, et MM. Noté en Gaulois, Journet en Souverain Pontife, ont interprété ces deux personnages, qui se font contraste en leur opposition si tranchée, avec une réelle entente de leurs caractères respectifs, et ils ont fort bien saisi la fonction particulière comme la mission spéciale qui leur sont dévolues dans l'action.

(Albert Dayrolles, les Annales, 28 avril 1912)

 

 

 

 

 

 

lettre autographe signée de Massenet, comprenant un motif musical de Roma

 

 

 

                   

 

le Bois sacré (transcription pour piano)

 

 

 

 

LIVRET

 

 

 

Acte I. - décor d'Eugène Simas pour la première à l'Opéra en 1912

 

 

 

ACTE PREMIER

 

Le Forum

 

 

Ouverture

 

A Rome, l'an 216 avant J-C. ; le Forum. Devant la curie de Tullus Hostilius à laquelle on accède par des degrés et un portique à colonnes. Peuple : adolescents, femmes, vieillards et enfants, assemblés sur la place ou occupant les degrés. La tristesse et l'angoisse, étreignent cette foule.

 

LA FOULE

O tristes jours ! O tristes jours !

L'Univers envieux

Se lève, à notre chute, et rend grâces aux Dieux !

Hélas ! O tristes jours ! O tristes jours !

(sopranos et contraltos)

Quoi ! nos murs vont crouler !

Nous verrons nos enfants égorgés !

Nous verrons nos femmes captives !

Et notre Rome auguste en proie à l'étranger !

O Romulus, ô Dieux, daignez nous protéger !

(ténors)

Quoi ! nos murs vont crouler !

Nous verrons nos enfants égorgés !

O Romulus, ô Dieux, daignez nous protéger !

(barytons et basses)

Quoi ! nos murs vont crouler !

Nous verrons nos enfants égorgés !

O Romulus, ô Dieux, daignez nous protéger !

(Caïus, tribun du peuple, accompagné de Licteurs, traverse la place ; se porte vers Caïus avec angoisse)

Il est donc vrai, Caïus ? Hannibal

 

CAÏUS (répondant douloureusement, à la foule, en passant)

A vaincu !

 

LA FOULE

Ciel ! Nos fils ?

 

CAÏUS

Ne sont plus !

 

LA FOULE

Nos consuls ?

 

CAÏUS

Ont vécu !

 

LA FOULE

Quoi ! Varron ? Paul-Émile ?

 

CAÏUS

Oui, tous les deux !

(Caïus s'éloigne.)

 

LA FOULE

Tous les deux !

(toute la foule avec une explosion de douleur)

Un barbare a donc fait de notre deuil sa gloire !

Hélas ! Hélas !

(La foule éperdue se jette, en gémissant, sur les degrés, devant le Temple ; pendant ce mouvement paraît Posthumia appuyée sur Galla.)

 

POSTHUMIA (à Galla)

Quel est ce lieu, Galla,

 

GALLA

La curie Hostilie.

 

POSTHUMIA (à elle-même)

Le Sénat peut souffrir qu'une foule avilie,

Vienne près de son temple outrager par des pleurs,

La constance de Rome et ses fières douleurs !

Au temple de Vesta portons, au lieu de larmes,

Nos prières, nos prières, Galla !

(avec âme)

Ce sont aussi des armes !

(avec un geste de départ)

Au Temple de Vesta !

(Posthumia passe lentement et disparaît ; des femmes s'inclinent sur son passage.)

 

SIX TÉNORS (un groupe la désignant)

Mais quelle est cette aveugle ?

 

UN VIEILLARD (dans la foule)

Elle a nom Posthumia, je crois.

 

UN GROUPE DE SIX FEMMES (soprani)

De l'antique maison des Scaurus.

 

SIX VIEILLARDS (barytons)

On la voit souvent chez les Vestales.

 

UN AUTRE GROUPE DE SIX FEMMES (soprani)

On dit que ces vierges fatales

Ont laissé le trépied sans flamme cette nuit.

 

LA FOULE (toutes les voix)

O présage effrayant !

Sacrilège inouï !

O Dieux ! daignez nous protéger !

O tristes jours !

 

UN VIEILLARD (dans la foule)

Pourquoi de nos bourreaux satisfaire l'envie ?

Pour lutter sans espoir autant sauver sa vie !

 

LA FOULE

Pour lutter sans espoir

Autant sauver sa vie. Oui !

 

UN VIEILLARD

Gagnons les monts Albans,

Durant que les chemins...

 

FABIUS (entré depuis quelques instants ; calme et grave)

Vous écoutez ce lâche et vous êtes Romains !

Hors d'ici, toi qui dis de déserter la ville

Et de fuir le combat comme un troupeau servile.

Peut-on être un grand peuple et se croire perdu ?

Pour répandre des pleurs, avez-vous répandu

Tout votre sang en rouges fleuves ?

Et, femmes, parmi vous n'est-il donc que des veuves ?

Ce n'est point où je suis qu'Hannibal est vainqueur,

Il ne passera pas,

Il ne passera pas,

Si vous avez du cœur !

(Cri au loin. Des Sénateurs, des Décemvirs paraissent sur les degrés.)

 

LA FOULE (anxieuse)

(soprani)

Ecoutez !

(ténors)

Ecoutez !

(barytons et basses)

Ah ! Voyez ! Voyez ! là !

(Les cris, au loin, se prolongent jusqu'à l'entrée de Lentulus.)

(ténors)

Voyez !

(barytons et basses)

Voyez !

(tous)

Ecoutez !

(Lentulus arrive en courant, sans armes, couvert de poussière et de sang, tête nue.)

 

FABIUS (allant à lui)

Toi, vivant ! Lentulus !

D'où viens-tu ?

D'où viens-tu ?

 

LENTULUS (haletant)

Des bords de l'Aufidus,

Car c'est là qu'Hannibal, rassasiant sa haine,

Vit, encor mieux qu'à Thrasymène,

Sur la plaine et les monts tant de morts entassés,

Qu'on l'entendit crier aux égorgeurs : « Assez ! »

 

LA FOULE

(Mouvements dans la foule.)

Horreur !

 

LENTULUS

Jupiter

M'est témoin que dans ces champs funèbres,

Par notre écrasement aujourd'hui trop célèbres,

Peuple, j'ai mérité d'avoir ma place aussi§

Je n'ai pu l'obtenir. et, seul, je viens ici,

Unique survivant d'une armée innombrable

Vous dire : « Excepté moi, tous son morts ! »

(Tendant le poing vers l'ennemi invisible)

Misérable !

(Fabius, du pan de sa toge se couvre le visage. Les Sénateurs, les Décemvirs imitent son geste.)

 

LA FOULE (avec désespoir)

Pour quels affreux destins,

Sort, nous réserves-tu ?

 

FABIUS (comprimant le mouvement désespéré de la foule)

Dans le malheur le calme est presque une vertu.

Songez à Paul-Émile !

 

LENTULUS (chaleureusement)

Paul-Émile, un héros !

Hier, pendant la nuit,

Tel un spectre nimbé d'un rayon de lumière,

Je l'ai vu tout sanglant, assis sur une pierre,

Contemplant la déroute, apparaître à mes yeux,

Plus grand dans son malheur que le plus grand des Dieux !

(Murmures d'admiration)

Vingt blessures n'ont pu ternir l'ardente flamme

Qui brille en son regard où transparaît son âme !

« Va vers Rome, dit-il,

Va vers ses murs sacrés par mes fatales mains

Aux Barbares livrés !

Armez-vous ! Chassez-les !

Enfantez un Camille!

Ou du moins dans sa chute imitez Paul-Émile !

La gloire du vaincu, Romains, c'est de mourir ! »

Il m'éloigna du geste, et je le vis couvrir

De sa toge en lambeaux sa figure virile

Pour attendre la mort ! intrépide ! immobile !

 

FABIUS (gravement)

Nous suivrons ton exemple,

Ô noble Paul-Émile !

Quand demain l'aube en se levant

Viendra nous découvrir Hannibal campant

Devant nos murs !

 

FABIUS, SÉNATEURS et DÉCEMVIRS (6 barytons)

Quand demain l'aube en se levant

Viendra nous découvrir Hannibal

Campant devant nos murs !

 

LENTULUS (vivement)

Non pas !

Les soldats de Carthage,

Quand j'accourais ici,

S'attardaient au pillage.

 

FABIUS (dans un élan)

Profitons du répit !

 

SÉNATEURS, DÉCEMVIRS et LA FOULE

Oui ! oui !

 

FABIUS

Le vainqueur d'aujourd'hui

Peut être le vaincu de demain !

 

LENTULUS, SÉNATEURS, DÉCEMVIRS et LA FOULE (s'exaltant)

Oh ! oui ! oui !

 

FABIUS (avec chaleur, aux Sénateurs)

S'il n'est plus de Romains, libérez vos esclaves !

Affranchissez les forts, les meilleurs, les plus braves !

 

SÉNATEURS et DÉCEMVIRS (avec angoisse)

Mais comment les armer ?

Il ne nous reste plus un glaive ! un bouclier !

 

FABIUS (inspiré)

Mais leurs fers rompus,

Mais des socs, des leviers, des marteaux, des balances,

On peut faire des dards, des glaives et des lances !

Et quant aux boucliers, empruntez-les aux Dieux !

Leurs temples en sont pleins, remplis par nos aïeux !

 

LENTULUS (avec élan)

O merci, Fabius !

(A Fabius, avec enthousiasme)

Ton âme dans leurs cœurs, ton âme

Passe comme une flamme !

Ton âme, ton âme

Passe comme une flamme !

 

FABIUS (avec foi)

Mon âme dans leurs cœurs, mon âme

Dans leurs cœurs passe comme une flamme !

Mon âme

Passe comme une flamme !

 

SÉNATEURS et DÉCEMVIRS (à Fabius et à Lentulus)

Vous nous sauvez ! Vous nous sauvez !

Votre âme

Dans nos cœurs raffermis passe comme une flamme !

Vous nous sauvez ! Votre âme dans nos cœurs !

Passe comme une flamme ! Vous nous sauvez !

 

LA FOULE (à Fabius, avec enthousiasme)

Vous nous sauvez ! Vous nous sauvez !

Votre âme

Dans nos cœurs raffermis passe comme une flamme !

Vous nous sauvez ! Votre âme dans nos cœurs

Passe comme une flamme ! Vous nous sauvez !

 

LENTULUS

O Fabius !

Ton âme passe pour nous sauver !

 

FABIUS

Mon âme passe pour vous sauver !

 

SÉNATEURS, DÉCEMVIRS et LA FOULE

O Fabius ! Vous nous sauvez !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (apparaissant sur le haut des degrés)

L'Oracle a parlé !

 

LA FOULE (répète religieusement les paroles du Souverain Pontife)

L'Oracle a parlé !

 

FABIUS

Et qu'a-t-il révélé,

 

LENTULUS, FABIUS, SÉNATEURS et DÉCEMVIRS

Dans les feuillets d'airain qu'as-tu lu, Grand Pontife ?

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (faisant connaître l'oracle)

« Du Lion africain tu briseras la griffe,

Et Mars rendra l'éclat à ton glaive rouillé,

Quand le feu de Vesta, par un crime souillé,

Ayant repris du jour la clarté diaphane,

Brillera sur l'autel qu'un autre feu profane,

Et ce feu sacrilège est celui de Vénus ! »

 

FABIUS, SÉNATEURS, DÉCEMVIRS et LA FOULE sauf LENTULUS

De nos malheurs, enfin, les secrets sont connus !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

L’autel gardien de Rome

Est l'asile du crime !

 

FABIUS (faisant le geste du serment)

Mais que Vesta s'apaise,

Elle aura sa victime !

 

LENTULUS (à part, effrayé) Quoi ? Dieux !

 

FABIUS (au Souverain Pontife)

De la coupable apprenez-nous le nom.

 

LENTULUS (à part, terrifié)

Malheureuse !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (observant Lentulus)

Pourquoi ce trouble et ce frisson ?

(A Lentulus)

Lentulus,

Vous avez une sœur parmi les neuf Vestales ?

 

LENTULUS (promptement, avec assurance)

Son nom n'est pas inscrit sur les pages fatales.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (l'observant toujours)

Le nom de la coupable, on ne l'y trouve pas.

 

FABIUS (avec force)

Il faut le découvrir !

(Aux Sénateurs)

Suspendez vos débats !

Nous ne pouvons siéger dans la ville flétrie !

Allez et relevez l'autel de la Patrie !

Pontife : je remets en vos sévères mains

La vengeance des Dieux et celle des Romains !

(Le soir vient ; ce n'est pas la nuit.)

 

SÉNATEURS, DÉCEMVIRS et LA FOULE

A mort ! A mort la vestale coupable !

A mort la vierge infâme !

A mort la misérable !

(Au milieu de la clarté des torches paraît le corps de Paul-Émile complètement découvert, ses vêtement en lambeaux sont pleins de sang. Une foule d'esclaves accompagne le corps porté par plusieurs d'entre eux.)

 

FABIUS

Peuple ! Regarde en des lueurs de feux

Passe le corps sanglant et glorieux

Du consul Paul-Émile, héros dans la défaite !

(aux Sénateurs, aux Décemvirs)

Hélas ! son âme de soldat

N'a que faire des larmes,

Mais son cœur frémira

Si vous criez : aux armes !

 

SÉNATEURS et DÉCEMVIRS

Aux armes !

Fabius, mène-nous au combat !

(Fabius est monté près du corps ; dominant la foule.)

 

FABIUS (avec exaltation)

Oui, l'on te vengera,

Et nous te dédierons la mort de la coupable ! à mort !

 

SÉNATEURS, DÉCEMVIRS et LA FOULE (avec violence)

A mort ! à mort ! à mort ! la sacrilège,

A mort la misérable ! sans pitié !

 

LENTULUS (à part, éploré)

Hélas ! notre amour si fervent est-il donc si coupable !

Si coupable ! est-il donc si coupable ! Hélas !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Oui, vengeons sans pitié

Ce crime abominable ! sans pitié !

 

LA FOULE

A mort ! la sacrilège, la misérable !

A mort ! à mort ! à mort !

(Tandis que Fabius montre à tous la toge ensanglantée de Paul-Émile, les imprécations de la foule sont plus terribles encore.)

A mort !

 

LENTULUS

Hélas !

 

TOUS

A mort !

 

 

 

 

 

 

ACTE II

 

L'Atrium du Temple de Vesta.

 

 

Prélude

 

On entend au loin le chant sacré des Vestales. C'est le matin.

 

VOIX DES VESTALES (au loin)

Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

(Le Souverain Pontife entre, suivi de Fabius ; il donne un ordre à l'esclave qui les a introduits et qui s'éloigne aussitôt.)

 

FABIUS (à Lucius)

Ainsi donc, si vos yeux découvrent la coupable,

Vous suivrez sans frémir la loi de nos aïeux ?

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Sa mort est due au ciel,

Elle est inévitable !

On ne sait pas ici que l'Oracle a parlé,

Mais bientôt tout sera révélé.

Je percerai le voile et j'atteindrai le crime ;

La terre en tressaillant va saisir sa victime !

 

FABIUS (troublé, malgré lui)

Grands Dieux !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (étonné)

Son sort vous intéresse ?

(Se souvenant)

Une vestale est votre fille

 

FABIUS (doucement)

Non, cependant, ma tendresse

Se plaît à la nommer ainsi.

Je la chéris autant qu'un père.

Vous le savez, c'est l'enfant de mon frère.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Trembleriez-vous pour elle

En ce jour de danger ?

 

FABIUS (relevant la tête)

Ce serait l'outrager !

Je connais trop mon sang pour oser douter d'elle !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (froid)

D'ailleurs ne plaignons pas le sort de l'infidèle !

Redevenons, Romains !

No songeons qu'à Vesta dont la gloire est flétrie.

Vesta, c'est la Patrie !

Vesta, c'est le Destin !

Vesta, Vesta, c'est la Patrie !

Rome sur ces trépieds, au feu de la pudeur,

Forge l'acier de sa grandeur !

Nos cohortes,

Sachant que les Dieux sont pour elles,

Auront contre Hannibal des armes plus mortelles !

 

FABIUS

Oui ! Vous avez raison. Je m'abandonne à vous.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Il nous faut apaiser

Les cieux en leur courroux !

Ne songeons qu'à Vesta !

 

FABIUS et LE SOUVERAIN PONTIFE

Vesta, c'est le Destin !

Vesta, c'est la patrie !

Vesta, Vesta, Vesta, c'est la Patrie !

(Entrée des Vestales parmi lesquelles Fausta et Junia.)

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (voyant arriver les Vestales)

Mais voici les Vestales ; Elles viennent à nous !

(Avec recueillement)

O de l'antique nuit adversaire sublime,

Toi qui parcours la terre et pénètres l'abîme,

Apollon, daigne m'assister ;

Frappe de tes rayons et fais jaillir le crime

De l'ombre qui le cache et le veut abriter !

Apollon daigne m'assister !

 

LA GRANDE VESTALE (au Souverain Pontife)

A vos ordres obéissantes,

Nous voici devant vous,

Pontife vénéré !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (sévère et solennel)

D'où vient que, devant moi, vous tremblez, pâlissantes ?

 

LA GRANDE VESTALE

Et qui ne tremblerait ?

Des lueurs menaçantes

Sortent de votre front sacré !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Jupiter nous châtie,

Et Rome est sa victime.

Tous nos malheurs viennent d'un crime.

Les Dieux l'ont révélé.

 

LA GRANDE VESTALE (avec terreur)

Les Dieux-mêmes ! Parlez !

Quel est ce crime abominable ?

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Un sacrilège !

 

LES VESTALES (sauf Fausta et Junia qui écoutent palpitantes)

Dieux !

 

LA GRANDE VESTALE

Et quelle est la coupable ?

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Une de vous !

 

LES VESTALES

Une de nous ! Horreur !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Apollon vous accuse !

 

LA GRANDE VESTALE

Ah ! sous son nom sans doute

Un méchant vous abuse, Pontife !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Une de vous a parjuré ses vœux ;

Un mortel dans ce temple a reçu ses aveux.

 

LES VESTALES

Accours, Vesta puissante !

Viens, et confonds l'imposture !

Vierge-mère,

Tu sais si nulle ardeur impure

A jamais dans nos cœurs altéré notre foi !

 

LA GRANDE VESTALE (haletante)

Mais quelle est parmi nous la prêtresse inculpée ?

Fausta, lys pur, est-ce vous ?

O Junia, d'hier à l'enfance échappée ?

 

JUNIA (troublée)

Moi ? moi ? Pitié !

 

FAUSTA (voulant la retenir)

Ma sœur !

 

JUNIA

Je ne puis, ni ne dois

Vous laisser accuser,

La coupable,

(Elle se jette à genoux)

C'est moi !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Se peut-il ? vous, coupable !

Vous, enfant si candide !

 

FABIUS

Avec ce front limpide !

 

JUNIA (à la Grande Vestale ; douce et résolue)

Laissez. Je parlerai.

Le soleil se couchait, j'étais au Bois Sacré.

L'ombre montait déjà vers l'image de marbre

Du Dieu qui porte un arc et rit sous le grand arbre.

Je soupirais.

Soudain, quelqu'un à mes genoux,

Me murmure tout bas d'un son de voix plus doux

Que la flûte de Pan sur les mers entendue :

« Sois heureuse à ton tour, sois heureuse.

On ne vit qu'une fois, et la vie est perdue

Sans la caresse de l'amour !

Qu'espères-tu du sacrifice ?

Si les Dieux savaient ton supplice,

Ils ne te diraient pas de vivre et de mourir

Sans avoir la douceur d'être deux !

D'être deux pour souffrir ! »

La voix se tut parmi des larmes

Le rêve de mon âme en prolongeait les charmes.

Puis je sentis un souffle effleurer mes cheveux.

Je me dressai, criant, le cœur gonflé d'alarmes.

J'étais seule et là-bas, le Dieu mystérieux,

Maintenant triste et sombre,

Semblait me menacer.

On eût dit que sa main dans l'ombre

Cherchait en son carquois un trait pour me percer.

(Elle s'arrête.)

 

 

 

"Le soleil se couchait"

Lily Dupré (Junia) et Orchestre

Disque Pour Gramophone 033157, enr. le 20 novembre 1912

 

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (attentif)

Poursuivez.

 

JUNIA (pure, candide)

De mes yeux par Vesta sans retour éloignée,

L'impure vision ne m'a plus profanée !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (délivré d'une pensée terrible)

Votre crime n'est donc qu'un rêve ?

 

LA GRANDE VESTALE

O chaste cœur !

 

FABIUS

O divine candeur !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (doucement)

Enfant, remettez-vous ! Puisse la criminelle,

De votre loyauté se faisant un modèle,

Rougir de son silence et se nommer enfin !

Est-ce vous ?

(Interrogeant les Vestales)

Est-ce vous ? Tout est vain !

Aucune ne répond !

 

LA GRANDE VESTALE (sincère)

Aucune n'est coupable !

 

LES VESTALES

Pontife redoutable,

Nos cœurs renaissent à l'espoir,

Et nous allons pouvoir remercier Vesta,

Mère divine et tendre !

(Elles se disposent à s'éloigner)

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (les arrêtant d'un geste)

Vestales, demeurez : il faut encor m'entendre.

On m'annonce un malheur

Que je dois vous apprendre.

D'entre vous, quelle est donc la sœur de Lentulus ?

 

LA GRANDE VESTALE

Junia !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Junia, votre frère n'est plus !

 

JUNIA (désespérée, tombant à genoux)

Mon frère !

 

FAUSTA (puissante, avec un cri éperdu)

Lentulus !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (implacable, fixant Fausta)

Il est mort !

 

FAUSTA (se laissant aller dans les bras de deux Vestales)

Ah !

(Elle perd connaissance)

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (à part, terrifié)

C'est elle !

 

FABIUS (haletant, pâle)

Dieux ! Fausta ! Ma fille ! criminelle !

 

LA GRANDE VESTALE ET LES VESTALES (à voix basse)

Déesse, apaise ton courroux

Et ne détourne pas de nous,

Ta main clémente et maternelle !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (s'est rapproché de Fabius)

Fabius ! Calmez-vous ! Je puis ne rien savoir !

Ordonnez ! Que faut-il faire ?

 

FABIUS (avec un sublime courage)

Votre devoir !

(Rideau, lentement)

 

 

 

 

 

 

ACTE III

 

Le Bois Sacré. 

 

 

Prélude

 

Au fond, à droite, le temple. Au premier plan, à gauche, un puits à large margelle ; à droite, la porte de bronze d'un souterrain. Vers la fin du jour, dans une belle clarté du soleil couchant pendant tout l'acte. Scène de la purification du temple de Vesta ; incantations religieuses ; danses sacrées. La Grande Vestale, seule, préside à la cérémonie. Les théories ayant disparu lentement et peu à peu dans le Bois Sacré de Vesta. Le Gaulois paraît, haletant, enfiévré de joie ; il commence son chant de victoire et de haine en maîtrisant d'abord sa voix, qui pourrait le trahir.

 

LE GAULOIS

Peuples vaincus, levez la tête !

Rome est en pleurs !

Rome est défaite !

Eveillez d'un cri triomphal

Les Révoltés et l'Espérance,

Voici le jour de la Vengeance !

Brennus renaît dans Hannibal !

 

GALLA (sortant du temple)

Tu chantes ?

 

LE GAULOIS

Lorsque Rome succombe,

L'âme de nos aïeux tressaille dans leur tombe !

(Radieux, féroce)

Galla, réjouis-toi !

Le sang de Rome coule, et nous sommes Gaulois !

 

GALLA

Puis-je me réjouir alors que ma maîtresse

Va perdre son enfant !

 

LE GAULOIS

Son enfant ?

 

GALLA

La prêtresse, Fausta,

Dont elle est l'aïeule ! Hélas !

 

LE GAULOIS (avec une joie farouche)

Sa fille vit encore et ne périra pas !

 

GALLA

Mais qui peut la sauver ?

 

LE GAULOIS (radieux)

Moi.

 

GALLA

Comment ?

 

LE GAULOIS

Son supplice,

N'est pas certain, on doute.

Un cri n'est qu'un indice.

Il faudrait une preuve, et Lentulus est mort.

Le Pontife l'a dit.

Moi qui respire encor,

Qui fus témoin du crime et qui pourrais tout dire.

Mais je tuerais le prêtre de ces mains

Et je subirais le martyre

Plutôt que de livrer la Vestale aux Romains !

 

GALLA

Quoi ! te sacrifier ! et pour une étrangère !

 

LE GAULOIS

De son destin

Dépend le destin de la guerre :

Le salut des Romains à sa perte est lié.

On le dit, je le crois !

 

GALLA

Je comprends ta pitié !

 

LE GAULOIS (ivre de joie)

Elle éclate au cri de ma haine !

J'ai deux fils, deux héros ! dans l'armée africaine.

Tu les verras victorieux,

Car rien n'apaisera les Dieux ;

(En malédiction)

Il restera souillé, ce temple tutélaire,

(Avec une énergie farouche)

La Vestale vivra,

Et, dans deux jours, à Rome Hannibal entrera !

(Dans la fièvre)

Deux jours encore, deux jours ! Et sa colère

Ecrasera cette cité !

Deux jours,

Deux jours encor !

Et ces palais, ce temple redouté,

Ne seront plus que des cendres brûlantes,

D'où jaillira la liberté !

Que les heures sont lentes !

Deux jours !

Deux jours encor ! Deux jours !

 

GALLA (anxieuse, regardant du côté du temple)

Puisse Rome n'être pas la plus forte !

 

LE GAULOIS

Non, Galla. Rome, enfin doit périr !

Et plus tard, plus tard,

(Avec une expression de féroce bonheur)

Nous ne verrons ici que des pierres branlantes,

Et là-bas dans la mort et dans la solitude,

Le Tibre sombre, traînant par habitude,

Sa paresse livide, abreuvant les corbeaux

Qui cachent leur couvée au fond des grands tombeaux !

 

GALLA (avec crainte)

Ah ! Retiens ton courage !

Ou crains que sur ton front n'éclate enfin l'orage !

 

LE GAULOIS (radieux)

Soit ! qu'il éclate !

 

GALLA (tristement)

Adieu !

 

LE GAULOIS (avec pitié)

Rejoins Posthumia !

(Galla sort.)

(avec une énergie féroce)

Pour perdre les Romains, il faut sauver Fausta !

Rien ne s'oppose plus à l'essor du grand homme !

(Transfiguré ; radieux)

O mes fils ! quel espoir ! O mes fils ! quel espoir !

Gaule, Gaule, mon cher pays, je pourrai te revoir !

O mes fils ! quel espoir !

(Avec ivresse)

Peuples vaincus, levez la tête !

Rome est en pleurs, Rome est défaite !

Eveillez d'un cri triomphal

Les Révoltés et l'Espérance.

Voici le jour de la vengeance !

Brennus renaît dans Hannibal ! Dans Hannibal !

 

LENTULUS (survenant)

Vestapor !

 

LE GAULOIS (tressaillant et se retournant)

Qui m'appelle ?

(Avec stupeur)

Lentulus ! Vivant !

 

LENTULUS

Pour ma honte ! mais elle ?

 

LE GAULOIS

Elle est vivante encor !

 

LENTULUS (avec joie, énergique)

Ah ! je veux la sauver. L'arracher à la mort !

 

LE GAULOIS

Lentulus, êtes-vous à cette heure suprême,

Plutôt que de laisser

Les prêtres l'immoler, résolu de verser

Leur sang, le vôtre et le sien même ?

 

LENTULUS (avec élan)

Je perdrais l'univers pour la sauver ! Je l'aime !

 

LE GAULOIS (avec une feinte humilité)

L'esclave se dévoue.

 

LENTULUS (Il serre dans les siennes la main de Vestapor)

Ami, donne ta main.

 

LE GAULOIS (désignant la porte de bronze)

Je vous ferai sortir par ce noir souterrain ;

Et quand j'aurai fermé ces lourds battants d'airain,

Avant que Lucius puisse l'ouvrir encore,

Sur le mont Palatin vous serez arrivés !

 

LENTULUS (radieux)

Là, nous sommes sauvés,

Et demain nous saluerons l'aurore !

Va donc, va donc, cours la chercher !

 

LE GAULOIS

Au supplice, à la mort,

Vous allez l'arracher !

(Il court vers le temple, puis s'arrête et avec une joie qu'il cherche à contenir.)

Et toi, Vesta, pour te venger du crime,

Qu'Hannibal soit le prêtre et Rome la Victime !

(Le Gaulois entre dans le temple pendant que Lentulus épie.)

 

LENTULUS (seul ; ému)

Je vais la voir ! tout mon être frémit

De tendresse et d'espoir !

Je vais la voir !

C'est dans ce Bois Sacré, dans ce bois solitaire

Que nos beaux rêves amoureux

Ont enchanté souvent l'heure crépusculaire !

Elle venait

O moments radieux !

La nature pâmée était notre complice.

(S'enfiévrant)

Et les parfums troublants des fleurs

Enivraient de leurs délices

L'amour qui s'éveillait dans l'ombre de nos cœurs !

(Très chanté)

Soir admirable, je te salue !

Instant mystérieux où je revis encore

Les heures élues quand nos deux âmes

Apprirent par l'Amour à triompher du sort !

Je te salue, soir admirable !

 

VOIX DES VESTALES (au loin)

Ah ! Ah !

 

LENTULUS (avec émotion, écoutant)

Avant la nuit c'est la prière !

Sa pure voix se mêle au chœur des vierges tutélaires

Une dernière fois !

Demain nous serons loin de l'enceinte sacrée !

Demain et pour toujours

Nos âmes délivrées

Ne seront que désirs, enchantement, amour !

Soir admirable, je te salue !

Instant mystérieux où je revis encore

Les heures élues !

Ah ! Je te salue,

Soir admirable !

(Vestapor reparaît au fond, tenant par le main Fausta qu'il entraîne avec inquiétude et précaution.)

 

 

 

"Soir admirable"

Léon Beyle (Lentulus) et Orchestre

Disque Pour Gramophone 032276, mat. 02642v, enr. le 24 décembre 1912

 

 

FAUSTA (à Vestapor)

Où donc m'entraînez-vous ?

 

LENTULUS

Fausta !

(Le Gaulois s'éloigne et disparaît.)

 

FAUSTA (éperdue de joie)

Ciel ! toi ! Vivant ! Ah !

 

LENTULUS

O Fausta !

 

FAUSTA

Lentulus !

 

LENTULUS

O bonheur enivrant !

 

FAUSTA

Bonheur plein de menaces !

Dieux qui le permettez, dois-je vous rendre grâces ?

 

LENTULUS

Fausta ! Fausta !

Laisse que mon souffle errant sur tes cheveux !

 

FAUSTA (haletante)

Ah ! partez ! partez ! je le veux !

Ne tentons pas du ciel la clémence infinie :

Ce n'est pas pour faillir qu'il me laisse impunie.

 

LENTULUS (chaleureux)

Non !

Tu n'es pas coupable en aimant !

O Fausta ! Fausta ! Quel serment proféré par ta bouche

A voué ta jeunesse à ce culte farouche ?

Un prêtre t'a choisie, et captivé en ces lieux,

C'est le serment d'autrui qui t'a livrée aux Dieux !

Tu n'es pas coupable en aimant !

O Fausta !

Non ! Tu n'es pas coupable en aimant !

 

FAUSTA (sincère)

Ils m'ont reçue en leur maison sacrée ;

Comme leur fille à Rome vénérée,

J'ai joui des honneur à mon titre attachés

Et j'ai trahi l'autel ! Mes bandeaux sont tachés !

 

LENTULUS (désolé)

L'amour ne fut en toi qu'une pitié sublime !

 

FAUSTA (avec une tendresse infinie)

Non, l'amour fut l'amour, et j'en crois mon remords.

 

LENTULUS

Il fut !

 

FAUSTA (avec un tendre élan)

Va, tu m'es cher encor !

Puisque je t'ai chéri dans la honte et le crime

Je t'aimerai toujours ! Toujours !

Je te vis Lentulus et désormais l'amour

Régna seul en mon âme,

La servante des Dieux ne fut plus qu'une femme !

Je ne regrette rien ! rien ! Près de toi mon destin

S'illumine d'une aube blonde,

Et la caresse de ta main

Effeuille sur mes pas tout le bonheur du monde !

 

LENTULUS (l'enlaçant)

O Fausta, Vénus nous protège

Et ses colombes, sur nos fronts,

Ouvrent leurs deux ailes de neige !

Suivons ses doux conseils

O Fausta ! viens ! Fuyons !

 

FAUSTA (éperdue)

Moi ? Fuir !

 

LENTULUS

O Fausta ! viens ! Fuyons !

Vénus nous délivre !

Rester, c'est mourir !

 

FAUSTA

Moi fuir !

 

LENTULUS

Tu dois vivre !

 

FAUSTA

Non !

 

LENTULUS

Viens ! Viens !

 

FAUSTA (résistant)

Mais mon amour pervers

Par la main d'Hannibal a causé nos revers !

Je veux les expier !

 

LENTULUS (l'adjurant)

Songe à l'affreux supplice !

 

FAUSTA

Je songe que je suis,

Que je fus, en naissant fille des Fabius

 

LENTULUS (avec emportement)

La gloire a de leur sang.

En immortels honneurs payé le sacrifice

Pense à l'horrible mort ! un tombeau souterrain !

 

FAUSTA (les yeux agrandis d'effroi par la vision terrible)

Ah ! tais-toi ! par pitié !

 

LENTULUS (continuant)

Un tombeau qu'une lampe d'airain

Pour quelques nuits éclaire à peine.

 

FAUSTA

J'ai peur !

 

LENTULUS (insistant)

Là dans un coin, le lait dont l'écuelle est pleine.

 

FAUSTA

Tais-toi ! Sauve-moi !

J'ai peur ! Lentulus !

 

LENTULUS (continuant cruellement)

Et la moitié d'un pain

Semble vouloir encore insulter à la faim !

 

FAUSTA

Lentulus ! Sauve-moi ! j'ai peur !

 

LENTULUS

Viens ! Viens !

 

FAUSTA

Oui !

(Fausta après quelques pas, s'arrête interdite.)

Non ! Non !

 

LENTULUS (épouvanté)

Quoi ?

 

FAUSTA (dans un dernier combat)

Si j'ai tremblé devant l'affreuse mort, Lentulus,

C'est que je suis femme

(Se redressant)

Je suis Vestale, aussi je suis Romaine encor

Eh bien ! Rome et Vesta raffermissent mon âme

 

LENTULUS (éperdu)

Mais, pour fuir le supplice,

Il n'est que ce chemin

 

FAUSTA (avec intention)

Crois-tu ?

 

LENTULUS (avec stupeur et admiration)

Dieux ! tu voudrais ? tu voudrais de ta main ?

(Il fait le geste de se frapper ; avec enthousiasme.)

Soit ! j'y consens : mourons ensemble !

 

FAUSTA (se jetant dans les bras de Lentulus)

Oui ! si tu m'aimes !

 

FAUSTA et LENTULUS (tous deux dans un emportement sublime)

Qu'un même instant

Tous deux nous livre aux Parques blêmes !

Que l'amour à la mort apprenne à nous unir,

Que rien ne nous sépare dans l'Eternel !

Et que dans l'Eternel plus rien ne nous sépare !

Que rien, que rien ne nous sépare !

 

LE GAULOIS (accourant)

Suivez-moi, tout est prêt !

 

LENTULUS (ferme)

Nous restons

Pour expier le crime !

 

FAUSTA et LENTULUS

Nous nous unissons dans la mort,

 

FAUSTA

Et consacrons à Rome.

 

FAUSTA et LENTULUS

Une double victime !

 

LE GAULOIS (les adjurant fiévreusement)

Fuyez ! Le prêtre va venir !

Délivrez-vous ! Il en est temps encore !

Là-bas, c'est l'amour, c'est l'aurore

D'un bonheur qui ne peut finir !

 

FAUSTA (faiblissant)

Lentulus !

 

LE GAULOIS (s'efforçant de les terrifier en leur rappelant l'effroyable supplice qui attend la vestale coupable)

C'est vivante, au tombeau descendue,

(Fausta écoute palpitante)

Que ta Fausta t'appelant, éperdue

 

LENTULUS (torturé)

O supplice inhumain !

 

LE GAULOIS

Vivra de longs jours en enviant les morts,

 

LENTULUS

Effroyable douleur !

 

LE GAULOIS

Et devra, s'épuisant en horribles efforts,

Savourer pour mourir la soif, la faim, l'absence

De l'air, d'un bruit de l'Espérance

(A Fausta)

Et Lentulus mourrait sous la torture !

 

FAUSTA (terrifiée, en pensant que Lentulus subirait la torture)

Horreur !

(S'abandonnant ; à Lentulus, très déclamé)

Arrache de mon front ce lin qui nous condamne !

Lentulus, tu vivras ! je résistais en vain !

Temple, pudeur, adieu ! l'amour n'est pas infâme,

Je ne regrette rien !

 

LENTULUS

O Fausta !

 

LE GAULOIS

Fuyez !

 

FAUSTA et LENTULUS (avec enivrement)

Près de toi mon destin s'illumine d'une aube blonde,

Et la caresse de ta main

Effeuille sur mes pas tout le bonheur du monde !

Le bonheur, le bonheur du monde ! Viens ! Viens !

 

LE GAULOIS (à part)

O Vesta !

O Vesta, c'est par eux que ta gloire est flétrie !

Les vaincus relèvent le front.

Rome mourra de cet affront !

Fuyez ! Fuyez ! Fuyez !

(Ils s'engagent tous deux le souterrain et disparaissent avec joie après les avoir regardé s'enfoncer dans la crypte)

La Vestale est sauvée,

Ma tâche est achevée !

(Poussant la lourde porte qui ferme le souterrain)

Roulez, battants d'airain !

(Le Souverain Pontife, accompagné de Licteurs et de tortionnaires, a paru et a pu apercevoir la fuite de la Vestale et le geste du Gaulois)

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (aux Licteurs, faisant signe qu'on se précipite vers Fausta et Lentulus)

Arrêtez ces maudits

 

LE GAULOIS (sublime de courage)

Trop tard, Prêtre Romain !

(Le Souverain Pontife ordonne aux tortionnaires de s'emparer du Gaulois qui vient de jeter la clef dans le puits. Saisi aussitôt, Vestapor hurle de douleur pendant que les tortionnaires lui brisent les bras.)

 

 

 

 

 

 

ACTE IV

 

L'intérieur de la Curia Hostilia.

 

 

Prélude

 

Le Sénat est en séance. Le Souverain Pontife descend de la tribune et reste accoté contre la statue de Brutus, tandis que Fabius, à sa place, est assis, pâle, accablé, le front dans les mains.

 

LES SÉNATEURS

(1rs Ténors, en un murmure douloureux ; entre eux ; par groupes)

Regardez Fabius ! Grand et malheureux homme !

(2es basses)

Fabius

(1es basses)

Fabius

(2es basses)

Regardez Fabius !

(Tous)

Grand et malheureux homme,

Qui pleure sur sa fille et qui pleure sur Rome.

O funestes destins ! O colère des Dieux !

Accablerez-vous donc ce soldat glorieux ?

Regardez Fabius !

 

FABIUS (se levant et marchant dans l'hémicycle ; plaidant en désespéré pour Fausta)

Non ! mon cœur se révolte et refuse de croire

Que mon sang, que ma fille, ait sali tant de gloire !

Elle eut offert ses jours si, par ses vœux trahis,

Elle avait au malheur condamné son pays.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (grave, terrible)

Pourtant elle est coupable

 

FABIUS (se débattant encore contre l'accusation)

Non ! non ! d'un tel forfait ma fille est incapable.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Du temple avec son suborneur

La sacrilège a fui !

 

FABIUS (la voix brisée)

Grands Dieux ! O déshonneur !

 

LES SÉNATEURS (toujours entre eux ; en murmurant douloureusement)

(1rs ténors)

Malheureux homme !

(2es basses)

Fabius ! Fabius !

(1es basses)

Fabius ! Fabius !

(2es basses)

Regardez Fabius

Malheureux homme !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Et l'esclave gaulois qui protégea leur fuite

Est mort sous la torture.

 

FABIUS (désespéré)

Ah ! périr tout de suite

Pour moi serait ma joie !

 

LA VOIX DE FAUSTA (au loin et se rapprochant)

Père ! Père !

(Paraissant et se jetant dans les bras de Fabius)

Père ! me voici !

 

FABIUS (radieux)

Ma fille !

Enfin c'est toi que je revois ici !

(L'adjurant avec tendresse, avec fièvre)

Dis-leur qu'ils se trompaient,

Dis-leur que tu n'es pas coupable,

Dis-leur que ton âme d'enfant eût été incapable

De trahir tes serments.

Dis-leur qu'ils se trompaient

Dis-leur qu'ils se trompaient, que tu n'es pas coupable.

De pleurer mon honneur

Je m'étais trop hâté.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (s'avançant impassible ; à Fabius)

Scrutez à fond ce cœur !

Je remets en vos mains mon pouvoir et sa vie ;

Que Fausta s'accuse ou se justifie :

Condamnez ! Absolvez ! Décidez de son sort !

(Fabius veut parler ; Lucius l'en empêche et se dirige vers la salle du tribunal.)

Au tribunal sacré j'attends votre rapport :

Quel qu'il soit, nous croirons Fabius !

(Tous sortent lentement suivant le Souverain Pontife ; les tentures se refermeront, et Fabius et Fausta resteront seuls.)

 

FAUSTA (dans un élan, allant se blottir contre Fabius)

Mon père !

 

FABIUS (la pressant contre lui)

Ma fille ! Mon enfant ! Mon enfant !

O ma Fausta si chère !

O ma Fausta !

Va ! ne te trouble pas : mon espoir te défend,

Et tu dois dans mes yeux voir trembler ma tendresse.

 

FAUSTA (tremblante, émue)

Je sens croître,

A vous voir, le remords qui m'oppresse !

Ici ! je viens mourir.

 

FABIUS (terrifié)

Mourir !

As-tu donc pu trahir

Tes devoirs ? tes serments ?

 

FAUSTA (courbant le front ; d'une voix brisée)

Mon père je l'avoue !

Ce n'est pas un cœur pur qu'à la mort je dévoue !

 

FABIUS

Que dis-tu ?

 

FAUSTA (éperdu)

Je brûle d'un amour

Coupable et triomphant.

Je mérite la mort,

Je suis la Vestale flétrie

Infidèle à ses Dieux, fatale à sa Patrie !

(Tendrement émue)

En écoutant sa voix, oui, j'ai tout oublié !

Et, pour le voir heureux, j'ai tout sacrifié !

Mais de Rome et de vous je me suis souvenue

J'ai trompé sa tendresse et je suis revenue !

Libre, pour tout sauver, j'ai volé vers la mort !

Que j'implore, que j'attends ! que j'implore !

Je suis la Vestale flétrie !

 

FABIUS (frémissant de colère)

Fille des Fabius ! toi Vestale,

O prêtresse !

Toi par qui Rome expire en d'atroces détresses,

Comment as-tu trahi ton nom ? ton sang ? nos Dieux !

Les berceaux des enfants ? les tombes des aïeux ?

Et toutes les vertus à ta garde commises ?

Et toutes les grandeurs à nos Romains promises ?

Par toi,

C'est le pays sous le joug des vainqueurs

Qui pleure sur ses fils, sa gloire et ses malheurs.

Triomphez, ennemis !

Triomphez ! ennemis de ma race souillée !

Triomphez, ennemis !

Sa couronne de gloire, à mes pieds effeuillée,

Au front des Fabius laisse le déshonneur !

Notre nom qui fut grand

Devient un mot d'horreur !

Sur toi, qui perdis Rome, anathème ! anathème !

 

FAUSTA (sans force, balbutie)

C'est heure suprême

Ne me refusez pas, hélas,

Ne me refusez pas le dernier don

Qu'a vos pieds !

 

FABIUS (attendri)

Que veux-tu ? parle !

 

FAUSTA (écrasée aux pieds de Fabius qui la regarde ; elle l'implore)

Votre pardon !

 

FABIUS (dans une sublime émotion)

Sauras-tu bien mourir ?

Le promets-tu ma fille ?

 

FAUSTA (qui s'est relevée, dans un emportement radieux)

Les Fabius n'ont pas de lâche en leur famille !

En vos bras je retrouve une âme de Romaine ;

D'un pas ferme je marche au devant de la peine !

 

FABIUS (vibrant d'émotion)

Dans mes bras, maintenant, ô Fausta, sois Romaine ;

Viens ! marchons d'un pas ferme au devant de la peine !

Dans mes bras ! Dans mes bras ! Ah ! dans mes bras !

 

FAUSTA

D'un pas ferme

Je marche au devant de la peine !

Dans vos bras ! Dans vos bras ! Ah ! dans vos bras !

(Le Sénat, suivi des Licteurs et précédant le Souverain Pontife, rentre dans la salle ; tous regagnent gravement leurs places)

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (au milieu du silence)

Ecoutons Fabius !

 

FABIUS (pâle, effrayant)

Illustres magistrats,

Auguste Lucius,

La Vierge, dont l'oracle a révélé le crime,

L'impie, est devant vous : prenez votre victime !

 

LES SÉNATEURS

(Entre vox ; 2ds Ténors et 2des Basses)

O courage !

(1re ténors et 1res basses)

O malheur !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (à Fausta)

C'est vous ?

 

FAUSTA (ferme, brave)

Oui.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (sombre, indigné)

Vous !

 

FAUSTA

Moi-même.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (terrible)

A genoux !

De nos Dieux sacrilège ennemie,

Que ton front soit couvert du voile d'infamie !

(Le Souverain Pontife jette sur la tête de Fausta, à genoux, un grand voile noir)

 

LES SÉNATEURS

De nos Dieux sacrilège ennemie,

Que ton front soit couvert du voile d'infamie !

 

LES SÉNATEURS et LE SOUVERAIN PONTIFE

A genoux ! A genoux !

(Posthumia paraît appuyée sur Galla.)

 

FABIUS (l'apercevant)

Posthumia !

 

FAUSTA (dans un cri, sans se lever)

Ma mère !

 

POSTHUMIA (à Galla)

Est-ce là ? Guide-moi !

Où donc es-tu ?

(Les mains de Posthumia tentent de rencontrer sa fille)

J'ai reconnu ta voix

Je te retrouve enfin

Qui t'amène à cette heure

Dans ce palais sinistre ?

Ah ! veux-tu que je meure

D'angoisse ?

Tu te tais !

Tu ne m'embrasses pas !

Et je te cherche en vain je t'ouvre en vain mes bras !

 

FAUSTA

Oh !

 

POSTHUMIA (pressant sur son cœur Fausta qui s'est élancée dans ses bras)

Ma fille !

Quel est ce voile qui s'oppose

A mes baisers ?

Ecarte, écarte-le !

 

FAUSTA

Je n'ose ! Je ne puis !

 

POSTHUMIA

Et pourquoi ?

(Changeant de ton)

Ton visage est glacé !

Et j'entends des sanglots ! Ah ! que s'est-il passé ?

Mais nous ne sommes pas seules

Non ! quel murmure ?

Qui nous écoute ici ? Parlez, je vous conjure !

 

FABIUS (avec douceur et tristesse)

Posthumia !

 

POSTHUMIA

Ciel ! Vous ?

 

FABIUS (la voix brisée par la douleur)

Il se faut résigner

A ce malheur que rien ne peut nous épargner.

 

POSTHUMIA (tressaillant)

Il s'agit, n'est-ce pas ? il s'agit de ma fille !

 

FABIUS

Il s'agit de l'honneur de toute la famille.

 

POSTHUMIA

De l'honneur !

Achevez, ne me torturez plus !

 

FABIUS (à demi-voix)

La Vestale est infâme : elle aime Lentulus !

 

POSTHUMIA

Qui l'ose dire ?

 

FAUSTA (d'une voix ferme et résignée)

Moi.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (A Posthumia qui est restée anéantie)

Votre fille est coupable

Et doit subir la peine inévitable !

 

POSTHUMIA (avec un suprême accent)

Quoi ! vous auriez le cœur de me la prendre ainsi !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

La loi n'a point de cœur !

 

POSTHUMIA (se traînant aux pieds de Lucius)

Par pitié, abjurez cette âme trop austère !

Ecoutez mes sanglots,

Moi, je suis la grand'mère !

Rendez-moi ma petite ! épargnez mon enfant !

(Mouvements divers parmi les Sénateurs.)

 

FABIUS

Vous les pressez en vain :

Rome le leur défend.

 

POSTHUMIA (énergique et implorant)

Rome que ses aïeux ont tant de fois sauvée !

 

FABIUS

Rome qu'avec les Dieux.

Son inceste a bravée !

 

POSTHUMIA (farouche)

Et que m'importe Rome !

Epargnez mon enfant !

(pressant Fausta contre elle)

Ce cœur où je m'appuie a battu

Dans mon flanc !

 

LES SÉNATEURS

(2des basses)

C'est horrible !

(1res basses)

Effrayant !

(1rs ténors)

C'est une criminelle !

(2ds ténors et 1res basses)

Une criminelle !

 

POSTHUMIA (désespérée)

Pitié ! pitié ! pitié !

(Implorant au hasard de ses supplications)

Mais ce n'est point pour elle,

Mais pour moi que je prie

Hélas ! vieille et sans yeux,

Il me semble à sa voix revoir l'éclat des cieux !

Je sens moins, dans ses bras, ma douleur endormie

En perdant ma Fausta, je perds deux fois la vie !

Les Dieux veulent son sang ?

Eh bien, Pontife, eh bien,

Prenez-le dans sa source et versez tout le mien !

Pitié ! pitié ! pitié !

(Tendant les bras vers les Sénateurs qu'elle devine à leur banc)

Au nom de vos enfants, dont elle a la jeunesse ;

Au nom de vos mères dont j'ai les rides, la faiblesse ;

Par le Dieu Quirinus, par sa mère Rhéa ;

(en s'exaltant toujours davantage)

Par la sainte Pitié que Jupiter créa ;

Par le rayon sacré dont votre regard brille ;

Par toutes mes douleurs :

(dans un suprême effort)

Faites grâces à ma fille !

(Palpitante)

Grâce ! grâce ! grâce ! grâce !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (impassible, aux Sénateurs)

Aux voix, que votre intégrité

Décide sur son sort en pleine liberté !

(Le Souverain Pontife consulte le Sénat. Posthumia cherche à deviner, à entendre. Les juges votent par le signe du "Pollice verso", c'est-à-dire : en baissant le pouce pour voter la mort.)

J'ai recueilli les voix.

Un seul juge a fait "grâce" !

 

POSTHUMIA (égarée)

Mais les autres ?

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Que justice se fasse !

 

POSTHUMIA

Et comment ? Par sa mort ? ah ! Parlez !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Par sa mort !

 

POSTHUMIA (les bras tendus vers Lucius)

Bourreau !

 

FAUSTA (vivement et sublime de résignation)

J'ai mérité mon sort !

 

POSTHUMIA (folle de rage, désemparée, essayant en vain d'atteindre le Souverain Pontife)

Monstre qui m'arraches mes entrailles de mère,

Comme les Dieux déjà m'ont ravi la lumière ;

Opprobre des autels

Que tes mains vont tacher du sang

Pris en mes flancs, pourvoyeur de bûchers !

Sois maudit !

(Buttant l'air de ses bras)

Sois maudit ! sois maudit ! sois maudit !

(Elle chancelle et tombe évanouie entre les bras de Galla.)

Ah !

 

FAUSTA (se précipite vers son aïeule)

Ma mère !

(Elle va pour l'embrasser, mais s'arrête dans son élan)

Non! je veux rester forte !

(Au Souverain Pontife)

Votre victime attend, Pontife, c'est l'instant !

(Tout le monde sort silencieux, tragique. Fausta passe devant son aïeule qui, revenant à elle, tend vers sa fille des bras qui ne savent où se diriger, puisque l'aveugle ne peut rien apercevoir de l'effroyable spectacle qui défile devant elle. Fabius, Posthumia et Galla restent seuls. Posthumia tend l'oreille.)

 

FABIUS (s'approchant doucement de Posthumia et se raidissant contre la douleur qui le torture ; à voix basse)

Puisqu'il faut que Fausta notre fille périsse,

Ah ! du moins qu'on l'ensevelisse

(Avec une énergie farouche)

Mais morte !

 

POSTHUMIA (dont la tête se redresse, ses "yeux morts" grands ouverts)

Morte ? Oui ! mais comment ?

 

FABIUS (lui glissant un poignard dans la main)

Lève-toi ; Porte-lui ce poignard !

 

POSTHUMIA (qui s'est levée, prenant l'arme, d'une voix assurée)

Donne !

(Elle tend la main; et, se redressant résolue, farouche, à Galla qui s'approche, elle dit.)

Allons, conduis-moi.

 

LA FOULE (au dehors - cris de mort)

A mort la Vestale coupable !

A mort la misérable !

À mort ! À mort !

À mort ! À mort ! À mort !

 

 

 

 

 

 

ACTE V

 

Le Champ Scélérat.

 

 

Entracte vocal

 

VOIX (derrière le rideau)

O Vesta, O Vesta, par qui Rome est la ville sacrée !

O Vesta ! O Vesta ! O Vesta !

Celle qui de ton nom fut un jour honorée

Même indigne de toi,

Nous paraît sainte encore !

Par la fange souillé,

L'or est toujours de l'or !

Nous ne porterons pas une main sacrilège

Sur le coupable front que ta flamme protège.

Intacte comme au jour où la reçut l'autel

Nous la déposerons dans ton sein immortel

Dans la féconde nuit de temple de la Terre

Et l'enfant ne sera puni que par sa Mère !

O Vesta ! O Vesta ! O Vesta !

 

Rideau.

Le Champ Scélérat.

Une heure avant le jour ; premières clartés du matin. Le Souverain Pontife est entouré du collège pontifical. Fausta couverte d'un long voile noir, est agenouillée immobile et silencieuse près de l'entrée du tombeau. Des Licteurs l'environnent ; des fossoyeurs gardent le tombeau. Fabius est mêlé à la foule des Sénateurs. La Grande Vestale est au milieu des Vestales. Peuple tout à l'entour.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (aux Prêtres)

Avez-vous fait dresser dans le sépulcre un lit ?

 

LES PRÊTRES (6 basses)

Tout est dans le tombeau.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Avez-vous descendu,

Comme je vous l'ai dit,

Une table ? et du pain ? et de l'eau ? l'urne à l'huile ?

Une jatte de lait ? et la lampe d'argile ?

 

LES PRÊTRES

Tout est dans le tombeau

Comme vous l'avez dit.

 

LENTULUS (paraissant l'épée à la main)

Place !

 

FAUSTA, LA GRANDE VESTALE, FABIUS, LE SOUVERAIN PONTIFE, LA FOULE

Lentulus !

 

LENTULUS

Place ! C'est moi ! C'est moi !

Je viens punir un prêtre !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Emparez-vous du traître !

 

LENTULUS

Le traître a su donner

Aux Romains son sang, lui,

Et vous ne leur donnez, vous, que le sang d'autrui !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Elle est jugée !

 

LES PRÊTRES

Il faut qu'elle périsse !

 

LENTULUS (à la foule, suppliant)

Peuple ! Peuple !

(Adjurant la foule)

Moi seul j'ai de Vesta fais pâlir le flambeau,

Moi seul j'ai mérité d'entrer dans ce tombeau !

Elle est ma victime et non point ma complice.

Moi seul j'ai mérité d'entrer dans ce tombeau.

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Qu'importe !

Elle s'est souillée.

 

LES PRÊTRES

Il faut qu'elle périsse !

 

LENTULUS (emporté)

C'est ainsi que vos Dieux sont justes ici bas !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE et LES PRÊTRES (implacables)

Leurs sévères arrêts ne se discutent pas !

 

LENTULUS

O préjugés maudits

Qui me ferment votre âme !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (implacable)

Vestale, levez-vous !

(Fausta obéit. Le Souverain Pontife s'approche d'elle)

Quittez ce voile infâme !

(Il lui ôte le voile qui l'enveloppe presque tout entière)

Descendez à l'autel où la Déesse attend.

(Il lui montre la tombe)

 

FABIUS (avec anxiété)

Quoi ? Déjà ?

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Le jour vient :

C'est son dernier instant.

 

LENTULUS (éperdument)

A moi ! Hommes de cœur, à moi !

On ne peut me la prendre !

Et, seul contre vous tous, je saurai la défendre !

 

FAUSTA (résignée)

Ami, ne trouble pas les rites de la Mort ;

Vis, tu me pleureras.

 

LENTULUS (sanglotant)

Ton sort sera mon sort !

(Le jour vient complètement pendant cette scène.)

 

FAUSTA (sur le bord de la tombe)

Laisse-moi dans la tombe entrer calme et sereine ;

Respecte à cet autel la Vestale romaine ;

Elle y devient auguste.

Elle y devient auguste.

O paternelles lois !

Puisqu'un crime et les Dieux

Ont voulu que je sois,

Vivante : la Défaite, et, morte : la Victoire !

(Bien chanté)

J'accepte comme un don cette heure expiatoire.

(Avec âme)

L'amour n'est plus pour moi

Qu'un songe et qu'un remord.

Ah ! Je suis toute à Vesta ! je suis toute à la Mort !

L'amour n'est qu'un songe !

Puisqu'un crime et les Dieux

Ont voulu que je sois,

Vivante : la Défaite, et morte : la Victoire,

J'accepte comme un don cette heure expiatoire.

Je suis à Vesta ! ah !

L'amour n'est plus pour moi

Qu'un songe et qu'un remord !

Ah ! je suis toute à Vesta ! toute à Vesta !

Je suis à la Mort ! Je suis toute à Vesta !

Je suis à la Mort ! à Vesta !

 

FABIUS (éperdu)

O ma fille !

Hélas ! infortunée !

Sans retour vous l'avez condamnée !

O ma fille, O ma fille infortunée !

Vous l'avez condamné !

Ma fille ! Hélas ! vous l'avez condamnée !

Ma fille ! Hélas !

Elle est toute à Vesta ! toute à la Mort !

O ma fille ! O ma fille !

Sans retour, sans retour vous l'avez condamnée !

Elle est à la Mort ! Elle est toute à Vesta !

Elle est à la Mort, à Vesta !

 

LENTULUS

L'amour n'est plus pour moi

Qu'un éternel remord ! un éternel remord !

Elle est toute à Vesta !

Elle est à la Mort ! Elle est à la Mort ! Elle est à Vesta !

Elle est à Vesta ! Elle est toute à Vesta !

Ah ! Elle est toute à Vesta ! toute à Vesta !

Elle est à la Mort ! Elle est à Vesta !

Elle est à la Mort ! à Vesta !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Elle est toute à la Mort !

Elle est toute à Vesta !

Elle est toute à Vesta ! Elle est toute à la Mort !

 

LES PRÊTRES

Elle est toute à Vesta ! à Vesta !

Elle est toute à Vesta !

 

LA GRANDE VESTALE

Elle est toute à Vesta ! Elle est toute à la Mort !

Ah ! Elle est toute à Vesta ! toute à Vesta !

Elle est toute à la Mort ! Elle est toute à Vesta !

Elle est à la Mort ! à Vesta !

 

LES VESTALES et LES SÉNATEURS

Elle est toute à Vesta ! à Vesta ! à la Mort !

Ah ! Elle est toute à Vesta ! toute à Vesta !

Elle est toute à la Mort ! à Vesta ! à Vesta !

 

LES PRÊTRES

Elle est toute à la Mort !

Elle est toute à Vesta ! Elle est toute à Vesta !

Elle est toute à la Mort ! Elle est toute à Vesta !

Elle est à la Mort ! à Vesta !

 

LA FOULE

L'amour n'est plus pour eux

Qu'un songe et qu'un éternel remord !

Ah ! Elle est toute à Vesta ! Elle est toute à la Mort !

 

POSTHUMIA (appuyée sur Galla, accourt éperdue)

J'ai droit d'approcher, faites place à sa mère,

Laissez-moi l'embrasser avant qu'on ne l'enterre !

Je veux toucher son front.

 

FAUSTA

Ma mère !

 

POSTHUMIA (dirigée par la voix de Fausta, elle va se jeter dans ses bras)

C'est sa voix !

Je veux lui dire adieu pour la dernière fois !

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (aux Licteurs)

Qu'on les sépare !

(Les Licteurs s'approchent des deux femmes)

 

POSTHUMIA (cachant son poignard dans les plis de sa robe)

Grâce ! Une dernière larme ! Un dernier mot ! et puis...

(Elle entraîne sa fille un peu à l'écart, et cherchant dans les plis de sa robe le poignard ; à voix basse)

Ecoute. Prends cette arme !

 

FAUSTA (à mi-voix)

Je ne puis !

Je n'ai pas les mains libres.

 

POSTHUMIA (qui vient de chercher à délier les mains de Fausta, se désespérant)

Ah ! Dieux ! Dieux ! Comme faire ?

Oh ! si j'avais mes yeux !

Mais ne puis-je ?

(Déclamé)

Non ! Horreur ! pitié terrible !

(Malgré ses efforts, Posthumia ne peut se détacher du cou de Fausta ni empêcher que ses sanglots n'éclatent avec violence.)

Embrasse ta mère ! Encore !

 

FAUSTA (l'encourageant au meurtre)

Courage !

 

POSTHUMIA (livide, effrayante, cherchant l'endroit où bat le cœur de son enfant.)

Est-ce ici la place

De ton cœur ?

 

FAUSTA (d'une voix étouffée)

Oui, là.

 

POSTHUMIA (la frappant au cœur d'un coup soudain, déclamé)

Mon enfant !

(Fabius s'est élancé et reçoit dans ses bras la Vestale.)

 

LE SOUVERAIN PONTIFE

Qu'avez-vous fait ?

 

POSTHUMIA

J'ai tué mon enfant !

 

TOUS

Horreur !

 

POSTHUMIA (en jetant le poignard aux pieds de Souverain Pontife)

Etes-vous satisfait ?

 

TOUS

Grands Dieux !

(Une nuit subite, un coup de tonnerre précédé d'un fulgurant éclair, jettent la terreur dans la foule qui s'enfuit en grand désordre. Le Souverain Pontife, les Vestales, les Prêtres, Lentulus et Fabius sont seuls restés. Le jour reparaît peu à peu, mais il reste faible.)

 

VOIX DIVINES (dans l'Empyrée)

Intacte comme au jour où la reçut l'autel,

Nous la déposerons dans ton sein immortel,

Dans la féconde nuit du temple de la Terre.

(Contraltos, Ténors, Barytons et Basses)

Au jour où la reçut l'autel,

Dans la féconde nuit du temple de la Terre.

(Les fossoyeurs ont pris dans les bras de Fabius le corps de Fausta, qu'ils emportent doucement dans la tombe.)

 

LENTULUS (au moment où le corps passe devant lui)

Fausta ! Je veux te suivre !

(Il veut se frapper de son épée.)

 

FABIUS (l'arrêtant)

Non ! Ce n'est pas ainsi qu'un soldat se délivre

D'un remords ! En Romain marchez vers l'ennemi !

(Fabius et Lentulus, l'un près de l'autre, assistent, immobiles, écrasés de douleur, à la cruelle cérémonie de l'ensevelissement.)

 

LE SOUVERAIN PONTIFE (impassible)

De sommeil de la mort par sa mère endormi,

Que l'enfant de Vesta pour toujours disparaisse !

 

LA GRANDE VESTALE, LES VESTALES et LES PRÊTRES

O Vesta ! O Vesta ! O Vesta !

(Tout est fini. Le Souverain Pontife, les Vestales et les Prêtres s'éloignent lentement, suivis de Fabius et de Lentulus atterrés. Silence. Solitude. Posthumia et Galla sont seules. La vieille aveugle se lève et s'avance vers le tombeau à tâtons.)

 

POSTHUMIA (les bras tendus)

C'est par là qu'est mon enfant... par là

Mon enfant... le voilà !

(Douloureux et très expressif)

Oh ! parmi tes bourreaux ne me laisse pas seule,

Fausta ! Fausta ! Ma fille aimée !

(Emouvant)

Ouvre, ouvre, c'est moi, c'est ton aïeule !

(Au moment où Posthumia descend dans le tombeau et va disparaître, des cris de joie éclatent au loin.)

 

LA FOULE (au loin ; Sopranos et Contraltos)

Des soldats !

(Ténors et basses)

Des aigles !

(Sopranos et contraltos)

Des soldats ! toute une légion !

(Ténors et basses)

Toute une légion !

(Bientôt, une foule en délire envahit le champ.)

Ce sont nos vétérans ! Nos vétérans !

Le consul Scipion ! Gloire !

(Le jour est éclatant. La foule acclame l'armée victorieuse qui paraît au fond.)

Vesta l'emporte ! et la tombe est féconde !

Vesta l'emporte !

(Au fond apparaît le Consul Scipion, à cheval, entouré de ses légionnaires, couverts de sang, de poussière, et brandissant leurs armes. Les aigles romains dominent ce triomphe.)

Hannibal est vaincu ! Rome commande au monde !

Rome commande au monde !

Gloire ! Vesta l'emporte !

Hannibal est vaincu !

Hannibal est vaincu !

Gloire à Vesta !

 

 

 

 

 

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