la Reine de Saba

 

la Reine de Saba, dessin de Lamy, lithographie d'E. Caillot (1862)

 

 

Opéra en cinq actes, livret de Jules BARBIER et Michel CARRÉ, musique de Charles GOUNOD.

 

   partition

 

 

Création au Théâtre de l'Opéra (salle Le Peletier) le 28 février 1862 dans une version en quatre actes (suite à la suppression du deuxième acte, la Fonte de la mer d'airain) ; mise en scène d'Eugène Cormon ; divertissements de Lucien Petipa ; décors d'Edouard Desplechin (1er tableau du 1er acte), Charles Cambon et Joseph Thierry (2e tableau du 1er acte et 4 acte), Hugues Martin (2e acte), Joseph Nolau et Auguste Rubé (3e acte) ; costumes d'Alfred Albert et Paul Lormier. => costumes

 

Première à la Monnaie de Bruxelles le 05 décembre 1862 ; reprise en mars 1876.

 

Première à l’Opéra-Populaire (théâtre du Château-d'Eau), le 26 novembre 1900.

 

 

 

personnages

emplois

Opéra de Paris

28 février 1862

création

Monnaie de Bruxelles

05 décembre 1862

1re

Opéra-Populaire

26 novembre 1900

1re

Balkis chanteuse Falcon Mmes Pauline GUEYMARD-LAUTERS Mmes REY Mmes BRIETTI
Benoni 1re Dugazon Bernardine HAMACKERS DUPUY GILLAND
Sarahil duègne TARBY    

Adoniram

fort ténor

MM. Louis GUEYMARD

MM. BERTRAND

MM. Emile CAZENEUVE

Soliman 1re basse de grand opéra BELVAL PÉRIÉ Henri STAMLER

Amrou

second ténor

Raphaël Auguste GRISY AUJAC  

Phanor

baryton

Mécène MARIÉ

MARTIN

 
Méthousaël 1re basse d'opéra-comique Théodore COULON BONNEFOY  

Sadoc

2e ou 3e basse

Léon Louis FRÉRET Pierre GALÈS  

Danse

 

Mmes Zina MÉRANTE

Emma LIVRY

   

Chef d'orchestre

  M. Louis-Philippe DIETSCH   Henri BÜSSER

 

Autres interprètes à l'Opéra :

Balkis : Mme Marie SASSE (12 mars 1862).

 

 

 

 

Pauline Gueymard-Lauters (Balkis) lors de la création

 

 

 

Belval (Soliman) lors de la création

 

 

 

Première représentation de la Reine de Saba.

 

La Reine de Saba a fait sa première apparition sur la scène de l'Opéra avant-hier soir vendredi, sans la répétition générale d'usage, — condition préalable qui, seule, permet au critique de se former une idée à peu près exacte de la valeur musicale d'un grand ouvrage après la première représentation.

Nous ne venons donc pas aujourd'hui parler de la nouvelle partition de Charles Gounod. D'ailleurs, nous l'avons déjà dit, c'est notre collaborateur J. d'Ortigue qui doit prendre ce soin dans le Ménestrel. La partition de la Reine de Saba sera l'objet d'un article spécial, et certes ce n'est pas trop de huit jours de recueillement pour apprécier avec quelque maturité une œuvre de cette importance.

C'est en musique, — et en musique sérieuse surtout, — que le critique ne doit point se presser d'émettre ses impressions. Que de plumes réputées écriraient aujourd'hui des pages entières pour racheter quelques lignes surprises à un premier mouvement qui n'était certainement pas le bon. Entre autres chefs-d'œuvre, le Pré-aux-Clercs a lutté contre l'impénitence de certains esprits trop prompts à condamner, mais combien le temps est venu venger Hérold en confondant ses premiers juges ! Le Faust de Gounod n'a point triomphé sans opposition, et, l'œuvre qu'on représente maintenant sur tous les théâtres du monde n'a-t-elle pas été, — d'un simple trait de plume, — frappée d'inviabilité ? Ce chef-d'œuvre vivra fort heureusement longtemps après que les écrits de ses détracteurs auront cessé d'être.

Ceci dit, passons tout simplement au sujet confié au musicien par MM. Jules Barbier et Michel Carré. Ce sujet, qu'on nous permette de l'emprunter au dernier feuilleton de M. de Rovray, car le Moniteur en a délecté ses abonnés, quelques jours avant la première représentation de la Reine de Saba, en appuyant cette innovation des excellentes raisons que voici :

« Rien n'est plus fâcheux , quand il s'agit d'entendre et d'apprécier pour la première fois une œuvre musicale, que de consulter à chaque instant la brochure pour deviner ce qui se passe sur la scène. Stendhal était ravi de l'absurdité des livrets italiens, parce que cela le dispensait de s'occuper des paroles. Nous attachons, à bon droit, beaucoup plus d'importance aux poèmes français ; mais souvent le public est distrait par l'éclat de l'orchestre ou absorbé par la pompe du spectacle, et, pour suivre attentivement la musique, il perd de vue la pièce. Je tacherai de lui épargner cette peine et de le mettre au courant de l'action qui se déroulera sous ses yeux à la première représentation de la Reine de Saba. Que l'on se rassure ; je ne veux rien préjuger ; j'indiquerai seulement, en fort peu de mots, très clairs et très précis, les principales situations de ce drame biblique.

On sait que te sujet de l'opéra nouveau est tiré d'un récit de Gérard de Nerval. Le premier acte est divisé en deux tableaux. Au premier de ces tableaux, Adoniram, un grand artiste, le chef honoré et redouté de l'immense population ouvrière employée aux travaux du temple de Salomon, rêve dans son atelier désert au suprême chef-d'œuvre qu'il va fondre : la vasque de la mer d'airain. On vient lui dire que le roi l'attend. Salomon, que la légende appelle Soliman, doit montrer tout à l'heure les merveilles du temple à Balkis, reine de Saba, et il veut que son architecte reçoive de la bouche même de cette grande et belle souveraine la part des louanges et des honneurs qu'il a méritée par son génie. Adoniram obéit à regret. La fournaise bout, le métal est en fusion ; le moindre retard ou la moindre négligence peut faire manquer son ouvrage et le couvrir de honte. Ce qui achève de l'aigrir et de l'irriter, c'est qu'au moment où il sort pour se rendre aux ordres du roi, trois ouvriers jaloux, ignorants, rebelles à toute autorité et à toute discipline, osent lui demander la maîtrise à laquelle ils n'ont aucun titre : il les repousse avec hauteur, et les trois misérables compagnons jurent de se venger.

Le second tableau représente l'intérieur du temple. La reine, éblouie des splendeurs de ce sublime édifice, exprime à l'artiste qui l'a créé l'admiration qu'elle éprouve, avec tant de chaleur et tant d'empressement, qu'Adoniram en est pénétré de reconnaissance et que le roi se sent mordu au cœur par les premières atteintes d'une implacable jalousie.

Au second acte, qui était d'abord le troisième (le tableau de l'explosion de la fonte ayant été supprimé), Adoniram est reçu par Balkis sous sa tente royale ; il se croit perdu ; il ne survivra pas au malheur qui l'accable. La reine cherche à le consoler et à l'apaiser ; si le moule a éclaté, ce n'est point la faute de l'artiste, mais d'un indigne complot dont il a été victime. Envié, illustre et puissant, la reine l'admirait ; trahi, vaincu, persécuté, elle le plaint... et elle l'aime ! Le mot est prononcé. Adoniram, (touchant du doigt l’escarboucle qui brille à son turban) jure, par ce symbole sacré qu'il est d'origine royale et divine, et que par la naissance, aussi bien que par le cœur, aucun roi de la terre ne saurait lui diputer la main de Balkis.

Troisième acte. Le théâtre représente le palais de Soliman. Amrou, Phanor et Méthousaël, qui ont juré la perte de leur maître, vont le dénoncer au roi ; ils l'accusent de haute trahison, de parjure et de sacrilège ; ils ont épié son entrevue avec la reine sabéenne. L'insensé n'a pas craint d'élever jusqu'à elle ses vœux téméraires, et Balkis a daigné l'écouter avec bonté. Le roi ne veut pas croire d'abord à un si grand crime ; il voit bientôt paraître sur un char de triomphe, au milieu des applaudissements et des cris de joie d'un peuple immense, son audacieux sujet qui semble défier son courroux. Pour l'éprouver, il lui tend la main, comme à un frère ; il s'avance pour l'embrasser ; mais l'artiste, dont l'âme fière et loyale est incapable de toute perfidie, recule avec un embarras si visible, que Soliman ne se contient plus ; il le livre d'un signe à ses ennemis ; puis, dans une grande scène où toutes les séductions, toutes les splendeurs et toutes les ivresses sont mises en jeu pour triompher des résistances de la reine, celle-ci fait verser par son esclave favorite quelques gouttes d'une liqueur soporifique dans la coupe du monarque amoureux, et le voyant rouler comme une masse inerte, elle lui arrache l’anneau qu'elle lui avait mis au doigt, gage sacré de royales fiançailles, et reprend sa foi et sa liberté.

Quatrième et dernier acte. Un ravin sauvage au pied du mont Thabor ; au fond, de hauts rochers ; des amas de pierres éboulées, au travers desquelles bouillonnent les eaux du Cédron. La foudre gronde, le ciel est sillonné de lueurs sinistres. Adoniram, qui a pu jusqu'ici se soustraire à la vengeance du roi, attend Balkis et son cortège ; ils feront route ensemble. Assuré désormais de l'amour de la reine, il quitte sans regret ce maître ingrat, lui, pour toute récompense, a voulu le jeter dans les fers, lui ôter la vie peut-être ! Tout à coup, l'un de ses ouvriers se dresse, devant lui comme un fantôme : « Je suis Méthousaël, lui dit-il, et si tu n'as point le mot de passe, tu ne sortiras point d'ici vivant. » Amrou s'avance à son tour et lui barre aussi le passage ; Phanor apparaît le troisième et le menace d'une voix sombre ; enfin, les trois spectres l'enveloppent, le pressent de tous côtés et le frappent de leurs poignards. La reine arrive pour le voir expirer et pour lui faire de pieuses funérailles. »

Ainsi conclut le poème de MM. Jules Barbier et Michel Carré, qui renferme de belles et grandes scènes, de beaux vers, tout en laissant désirer des situations plus variées et surtout plus attachantes. L'amour de la reine Balkis pour Adoniram ne touche pas le public autant qu'il le devrait, parce qu'en définitive on trompe Soliman sans que celui-ci paraisse l'avoir mérité. Il était si facile de faire une noble sacrifiée de la jeune Reine de Saba, et d'Adoniram un miraculeux sauveur !

La musique y aurait singulièrement gagné en intérêt, mais n'anticipons point et laissons à M. J. d'Ortigue la partition tout entière. Bornons-nous à raconter en quelques lignes les impressions produites par les artistes sur le public.

Mme Gueymard-Lauters a chanté de sa voix la plus veloutée et la plus dramatique à la fois les récitatifs et cantilènes confiés par le musicien à la Reine de Saba. C'est pour elle une grande et belle création qu'elle conduira chaque soir à un plus grand effet encore. M. Gueymard (Adoniram), porte son rôle de Titan avec tout le zèle et toute la vigueur possibles ; mais n'était-ce point le cas de faire chanter à l'unisson, par trois ou quatre ténors, un personnage dont la puissance confond jusqu'à la grandeur de Soliman.

M. Belval (Soliman) s'est fait justement remarquer au double titre de chanteur et de comédien, et Mlle Hamakers a surpris les amis de sa très agréable personne par le charme de sa voix. C'est là un des secrets de Charles Gounod, qui a prouvé aussi combien sa muse élevée savait se plier au rythme du ballet si gracieusement dessiné par M. Petipa. Mlle Zina, puis l'aérienne Emma Livry n'avaient jamais dansé sur plus vaporeuse musique. Ces délicieuses petites symphonies dansantes ont été merveilleusement rendues par l'orchestre, qui s'est montré digne de Gounod, de la première à la dernière note. Les chœurs ont fait de même, et mesdames les choristes, — chose assez rare pour être signalée, — se sont fait bisser au deuxième acte, sans compter qu'on aurait volontiers trissé le chant dialogué des sirènes sabéennes.

Parlerons-nous des décors, de la salle, — elle en offrait un sans rival, — de Leurs Majestés, qui, arrivées pour le premier coup d'archet, ne sont parties qu'après avoir entendu proclamer les noms des auteurs ? La place nous manque pour tout dire, d'ailleurs nous y reviendrons dimanche prochain.

 

(Jacques Léopold Heugel, le Ménestrel, 02 mars 1862)

 

 

 

 

 

C'est Gérard de Nerval qui a fourni aux auteurs la donnée de ce poème assez bizarre. La reine de Saba, appelée Balkis, vient visiter Soliman au milieu des travaux d'art gigantesques qu'il fait exécuter. L'ouvrier chargé de leur direction s'appelle Adoniram. Enivré d'orgueil, il brave le roi lui-même et inspire à Balkis un amour passionné.

 

A cent mille ouvriers, dont la voix le proclame,

Adoniram dicte sa loi ;

Jaillisse une étincelle, et Sion est en flamme.

Qui de vous osera porter la main sur moi ?

 

Soliman a beau presser son hymen avec Balkis ; celle-ci conspire sa perte avec Adoniram, et s'enfuit avec cet artisan. La dernière scène se passe dans le ravin de Cédron. Adoniram est assassiné par trois de ses ouvriers dont il a repoussé les réclamations de salaire, et Balkis attribue ce meurtre à la vengeance de Soliman. Quelle a pu être l'intention des auteurs en produisant sur la scène une fable aussi absurde ? Si leurs personnages sont des mythes comme dans le Wilhelm Meister de Goethe, ils n'ont pas su en accuser assez fortement les rôles. Le plus sage des rois a été transformé par eux en une espèce de Cassandre aussi niais que crédule. La reine de Saba n'est plus cette grande figure mystérieuse que nous trouvons dans les livres saints ; c'est une créature qui ne se distingue que par sa bassesse et par sa fourberie. Un tel sujet répugne à notre première scène lyrique. La partition de M. Gounod renferme assurément des beautés ; mais le système y prédomine et trop souvent y tient lieu d'inspiration. On n'a guère applaudi qu'un chœur dialogué entre des Juives et des Sabéennes, encadré dans un magnifique décor représentant un bois de cèdres.

 

(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, 1869)

 

 

 

 

 

Ballet. — Valse fort gracieuse.

La page la plus applaudie de cet opéra, le joli chœur dialogué des Juives et des Sabéennes, au 2e acte, mérite surtout les éloges de la critique impartiale.

(Gustave Chouquet, Histoire de la musique dramatique en France, 1873)

 

 

 

 

Dans la partition de Gounod, où la science l'emporte sur l'inspiration, il faut mentionner un chœur délicieux de Juives et de Sabéennes : Que Dieu vous accompagne, ô belles Sabéennes, et l'air superbe de Balkis : Plus grand en son obscurité.

(Nouveau Larousse Illustré, 1897-1904)

 

 

 

 

 

On exhume (nous ne savons pas trop s'il convenait de dire « on ressuscite »), on exhume la Reine de Saba, confiants dans l'art des embaumeurs de son pays... Il commençait à ne plus être possible de compter pour cela que sur la Société des Recherches Psychiques ou sur les éditeurs de films américains. Pendant un demi-siècle, l'Académie nationale de musique elle-même a reculé devant cette besogne. C'est que l'on n'y conservait pas un très bon souvenir de l'œuvre créée le 28 février 1862 sur le théâtre impérial de l'Opéra, où elle n'eut qu'une quinzaine de représentations pour son début. Ce n'était pas brillant. Le livret de Jules Barbier et Michel Carré, qui est d'une littérature déplorable, fut jugé tout à fait fastidieux, et fit le plus grand tort à la partition de Gounod, où se trouvent des pages exquises. Le chœur harmonieux des Sabéennes est demeuré classique. La distribution réunis­sait les noms de Gueymard et sa femme, Belval, Marié et Mme Hamakers. Il y avait un ballet remarquable (divertissements réglés par M. Petipa... c'est tout dire ! dansés par Mmes Zina et Livry). La mise en scène comportait de splendides décorations. Malgré tout, Paris refusa d'avoir pour la reine Balkis les regards du roi Salomon.

Cela, d'ailleurs, est concevable. Il n'y a pas trace de la poétique légende biblique dans la petite histoire qu'ont inventée les librettistes — et dont la donnée leur était fournie par (dit-on) le fantasque Gérard de Nerval.

Vous chercheriez en vain la principauté de Saba sur les cartes... heureux les peuples qui n'ont pas de géographie, le royaume de la poésie leur appartient ! — Mais vous savez, au moins pour l'avoir vu au cinéma, que la glorieuse reine dont il s'agit, attirée par la réputation de sagesse de Salomon, partit en caravane de luxe pour éprouver cette sagesse — honni soit... — elle était chargée de présents — ... qui mal y pense ! — Le roi, quoique juif, ne fut pas en reste. Il y eut réciprocité de largesses. Si les petits cadeaux entretiennent l'amitié, les grands font quelque chose pour l'amour. Cet échange de deux libéralités n'alla donc point sans résultats : « Il devait avoir une suite, ce roman merveilleux — il l'eut ! » et, comme dans la chanson de Floridor, la reine de Saba, redevenue pour Salomon la princesse lointaine de jadis, s'aperçut quelque temps après qu'elle était mère. Elle envoya plus tard à son royal amant un fils voué aux plus hautes destinées, et qui fut élevé en grand mystère dans le temple de Jérusalem.

La fable imaginée par MM. Barbier et Carré n'a plus aucun rapport avec la tradition. Cependant, le point de départ est bien — si nous osons nous exprimer ainsi — dans l'arrivée de la reine Balkis à la cour du roi Soliman (Salomon, sans doute, dans l'intimité). Elle tombe au milieu des ouvriers qui lui bâtissent un palais en rapport avec sa situation de fortune. Il y a là un chef d'équipe, conscient et organisé — Adoniram — qui s'éprend d'elle... C. G. T. roi ! — C'est un moderne. Et il menace de pétroler, si quelque chose lui résiste, l'édifice qu'il construit à regret pour son maître — le grand patron. Balkis aime la manière forte... elle s'enfuit avec le chevalier de la truelle non sans avoir fait un coupable usage de mauvais café-filtre contre Soliman, préalablement enivré. Cette princesse orientale a dû avoir un cocotier en fait d'arbre généalogique, comme le dit la Dame de Vergy dans l'opérette qui porte le nom de son mari...

Mais trois camarades syndiqués, mécontents de ce que leur embaucheur Adoniram n'ait pas souscrit à une pétition pour l'augmentation des salaires, lui tendent une embûche sur les rives fleuries du Cédron — ce qui est déjà un abus de la liberté des grèves — et ils poussent, en le supprimant impurement et simplement, ses théories sociales à l'extrême. Adoniram expire et Balkis se répand en injustes imprécations contre le pauvre Soliman qu'elle accuse du meurtre, en dépit de toute vraisemblance, de la vérité historique, des principales fictions accréditées — et sans aucun égard pour les choses aimables que ce monarque israélite et vert-galant a dites ou dira d'elle dans son Cantique des Cantiques.

 

CHŒUR DES SABÉENNES

 

Déjà l'aube matinale,

Le front ceint de pourpre et d'or,
Dans sa clarté virginale

Baigne l'ombre du Thabor.

 

Dans son amoureux sourire,
La rose de Saaron

S'épanouit et s'admire

Dans les ondes du Cédron.

 

Les troupeaux fuyant la crèche
Aux premiers feux du matin,
Vont paissant dans l'herbe fraîche
La marjolaine et le thym.

 

La brise avec indolence
Caresse les verts palmiers,
Et d'un coup d'aile balance
La cime des ébéniers.

 

Déjà l'aube matinale,

Le front ceint de pourpre et d'or,
Dans sa clarté virginale,

Baigne l'ombre du Thabor.

 

(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)

 

 

 

 

Charles Gounod, caricature d'Etienne Carjat

 

 

 

Un centenaire oublié : la Reine de Saba.

 

Récemment, la grande cantatrice française Régine Crespin réalisait, pour les disques Véga, un merveilleux récital d'airs d'opéras français. Parmi eux, il en est un dont elle fait valoir toute la beauté, avec son style admirable : c'est le grand air de la Reine de Saba, de Gounod. Certains vont jusqu'à le préférer au fameux Air des bijoux de Marguerite. Sa noblesse et son envolée lyrique en font une des pages les mieux inspirées de l'auteur de Faust, et le digne pendant des admirables stances de Sapho. Mais, hormis cette page magnifique que le disque fait revivre, à juste titre, qui donc connaît aujourd'hui la Reine de Saba ? Faut-il admettre que, de cet opéra, créé en février 1862, une seule page était à retenir ? Pour en avoir le cœur net, nous avons demandé à Jacques Gheusi d'évoquer l'éphémère destinée de cette œuvre de Gounod.

 

 

Nous sommes à la fin de l'année 1861. Charles Gounod est déjà un compositeur célèbre, puisqu'il a présenté Faust, en 1859, au Théâtre-Lyrique, et si l'ouvrage n'a pas encore atteint sa renommée mondiale, il n'en a pas moins été accueilli avec faveur, à sa création. Depuis l'année précédente, le musicien travaille à un nouvel opéra, sur un livret de Barbier et Carré, tiré d'une légende racontée par Gérard de Nerval dans ses Voyages en Orient : la Reine de Saba.

Cette œuvre doit être donnée à l'Opéra, et sa lecture a lieu le 18 octobre, devant ses principaux interprètes, le ténor Gueymard, le baryton Belval et le soprano Mme Gueymard-Lauters. Bientôt, les répétitions commencent (il y en aura cent trente et une), et, avec elles, les malheurs du pauvre compositeur. Gounod, pendant six semaines, doit subir les doléances des choristes, des machinistes, les exigences des artistes, les caprices des danseuses, et particulièrement ceux de l'étoile, Emma Livry.

Emma Livry, qui venait d'obtenir un grand succès dans le ballet d'Herculanum, l'opéra de Félicien David, avec un pas accompagné par la flûte, demande à Gounod d'en rajouter un pour elle dans le ballet de la Reine de Saba, et le compositeur lui apporte, le lendemain, à la répétition, le pas demandé. Mais Emma Livry s'aperçoit que Gounod a mis deux flûtes au lieu d'une ; elle se cabre et lui déclare :

— Mais M. Félicien David n'en avait mis qu'une dans Herculanum !

— Rassurez-vous, répond Gounod, pour clore la discussion, ces messieurs joueront si bien ensemble que cela ne fera qu'une flûte !

La répétition reprend, et la ballerine découvre qu'il y a également dans le morceau un accompagnement de violon. Nouvelle discussion :

— C'est vrai, reconnaît Gounod, il n'y avait pas de violon dans Herculanum, mais soyez tranquille : j'ai demandé à ces messieurs de jouer tellement en sourdine que le public seul s'en apercevra.

En janvier, les répétitions d'orchestre battent leur plein, mais elles deviennent bientôt orageuses. Gounod et le chef d'orchestre Dietsch ne sont pas d'accord sur les mouvements à observer, et Dietsch, qui en avait déjà fait voir de toutes les couleurs à Wagner, l'année précédente, lors des répétitions de Tannhäuser, refuse d'obéir aux directives du compositeur. Pour faire céder son chef récalcitrant, le pauvre Gounod est obligé de s'adresser au comte Walewski, ministre d'Etat.

« Il me semble, lui écrit-il, que le chef d'orchestre n'est que le cocher de la voiture dans laquelle monte le compositeur ; il doit s'arrêter à toute réquisition, hâter le pas suivant les ordres du bourgeois, sinon le compositeur prend le parti de descendre et de continuer sa route à pied. »

Et le ministre lui répond : « A pied ! On se plaint déjà que les compositeurs ne font pas assez vite leur chemin ! Restez en voiture, Monsieur Gounod, je tâcherai de faire entendre raison au cocher. »

Aussi, Dietsch doit céder, et les répétitions reprennent, plus calmes.

Finalement, la première de la Reine de Saba est annoncée pour le 19 février, lorsque, sur l'initiative de la haute administration de l'Opéra, on décide de couper tout le deuxième acte ! Cet acte, de l'avis des amis du compositeur, renferme pourtant la plus belle scène, et, en tout cas, c'est celui dont le décor a coûté le plus cher (il ne vaut pas moins de quinze mille francs, somme considérable pour l'époque) ; mais les autorités supérieures jugent que ce deuxième acte n'est pas gai, et allonge démesurément et inutilement la pièce. On colporte également le bruit qu'il est supprimé à la demande des pompiers de Paris, car il se déroule devant un four en fusion et comporte une scène de fonte, qui risquerait de provoquer chaque soir l'incendie du théâtre. Quoi qu'il en soit, Gounod doit consentir à cette mutilation de la dernière heure, et la Reine de Saba est donnée pour la première fois en public, neuf jours après la date prévue, le 28 février 1862.

 

Un accueil mitigé.

 

Ce soir-là, le Théâtre Impérial de l'Opéra est envahi par une foule plus élégante et plus parée que de coutume. Comme il se doit, le Tout-Paris est là. L'empereur et l'impératrice honorent le spectacle de leur présence, ainsi que le célèbre compositeur italien Giuseppe Verdi, de passage à Paris.

La soirée se passe sans incidents. Napoléon III n'a pas l'air de goûter cette histoire biblique, mais la salle est attentive et, parfois, charmée. Au deuxième acte, elle fait bisser un délicieux chœur de jeunes filles, et l'on applaudit fort Mme Gueymard dans son très bel air Plus grand dans son obscurité. Leurs majestés impériales ne quittent leur loge qu'au dernier coup d'archet, et, à la fin, les artistes sont acclamés ; toutefois, le public ne réclame pas le compositeur.

Dans les jours qui suivent, la presse est inondée de comptes rendus sur la Reine de Saba. Certains critiques se montrent très favorables à la musique de Gounod. On lit, par exemple : « Toute cette musique est du caractère le plus noble ; l'orchestre, qui est traité dans le style symphonique, a des parties admirables. » Cependant, tous les critiques qui aiment la partition de Gounod déplorent la carence du livret : « Quelle erreur que ce libretto de la Reine de Saba, dans sa conception et dans son style ! La partition de M. Gounod vaut infiniment mieux ; le talent y coule à pleins bords. »

Par contre, beaucoup de journalistes ne se contentent pas de ridiculiser le livret de Barbier et Carré, ils n'épargnent pas non plus le compositeur. Le ballet, ornement obligatoire de tout grand opéra qui se respecte, est commenté ainsi : « Pour les danses au temple de Salomon, la valse et la polka étaient en pleine floraison, et c'est au bruit d'un galop frénétique qu'a été posée la dernière pierre du temple biblique. » Mais le chroniqueur le plus acharné contre le pauvre Gounod est sans doute Alexis Azévédo qui, dans l'Opinion Nationale, établit ainsi un parallèle entre la Reine de Saba et Tannhäuser, donné si malheureusement l'année précédente : « Dans cet océan d'ennui qu'on nomme Tannhäuser, quelques morceaux de musique raisonnable : la Marche, le Chœur des pèlerins, par exemple, quelques effets comiques involontaires produits par le compositeur, entre autres le pipeau du pâtre et l'imitation du combat des chats dans une gouttière, au fameux trait des violons vers la fin du premier acte, les lyres des chevaliers chanteurs et les nombreux évanouissements d'Elisabeth, toutes ces choses, et plusieurs autres, sont des îles où le courageux navigateur peut se délasser des fatigues, se divertir des ennuis de la traversée. Il n'y a pas de semblables îles dans la Reine de Saba ; on y va d'un mouvement monotone, sans houle, sans roulis, sans tangage d'aucune sorte, du point de départ au point d'arrivée, et lorsque enfin on touche au port, on est plutôt un colis qu'un voyageur. »

Cette critique, comme on le voit par son appréciation sur Tannhäuser, plaiderait plutôt, à l'heure actuelle, en faveur de la partition de Gounod.

 

La royauté éphémère d'une reine.

 

La Reine de Saba, malgré l'accueil méchant de la critique, voit néanmoins un public nombreux venir aux premières représentations. Le 12 mars, elle est affichée pour la sixième fois lorsque, à trois heures de l'après-midi, Mme Gueymard-Lauters fait dire qu'elle est aphone et ne pourra chanter le soir. On prévient aussitôt une autre cantatrice, Marie Sasse (qui apprenait le rôle en double), qu'elle aura à la remplacer le soir même ; et Gounod la fait répéter à l'Opéra, de trois heures et demie à sept heures, pour la pousser en scène une heure plus tard. Marie Sasse, qui devait fournir une éblouissante carrière, remporte un triomphe, surpassant Mme Gueymard, qui chantait fort bien, mais avec un manque total d'expression. Avec quelle émotion le pauvre Gounod assiste à cette représentation où la jeune chanteuse, grâce à sa voix merveilleuse, redonne un regain de vie à sa pauvre reine biblique ! C'est peut-être en l'écoutant que Gounod dit un soir à la femme de Georges Bizet, placée dans une loge à côté de lui, à l'Opéra : « Ne trouvez-vous pas qu'elle donne des notes mauves, dans lesquelles on aimerait se laver les mains ? — J'allais vous le dire », répondit sans se troubler la jeune femme.

Pour en revenir à la Reine de Saba, elle est affichée pour la dernière fois le 7 mai, et disparaît après sa quinzième représentation. Gounod, à cette date, est à Naples depuis plus d'un mois. Il a quitté Paris, fatigué et déçu par tous les tracas que lui a causés l'insuccès de sa dernière œuvre. Cet échec est dû, pour la plus grande part, au livret que lui avaient fourni Barbier et Carré.

Il aurait fallu plus que du génie à Gounod, je crois, pour sauver une histoire où, de l'avis des critiques de l'époque, les librettistes avaient fait « du roi le plus sage de la terre un niais, un jaloux et un libertin, de la reine de Saba une femme d'une légèreté choquante, et d'Adoniram une espèce de sauvage visionnaire ».

Voici, d'ailleurs, un bref aperçu de cette histoire que Gounod eut à mettre en musique. Le livret nous conte la visite fameuse de Balkis, reine de Saba, à Salomon. Attirée par la réputation du Roi des Rois, elle vient lui offrir son alliance, et Salomon (Soliman, pour les auteurs), ébloui par sa beauté, lui demande sa main. Elle accepte, par raison, et lui donne en gage son anneau. Mais Balkis, frappée par la majesté du temple que le roi a fait construire, demande qu'on lui en présente l'architecte. C'est Adoniram. Il est beau, fier et agressif, et, aussitôt, elle se sent beaucoup plus attirée par le charme physique de l'artiste que par la sagesse du grand roi. Adoniram, de son côté, est troublé par la reine ; ils s'avouent leur amour. Balkis, pour recouvrer sa liberté, n'hésite pas, à l'issue d'un souper galant, à faire verser un narcotique dans la coupe de Soliman, qui s'endort comme une masse. Elle reprend son anneau et court rejoindre l'architecte dans un lieu solitaire, afin de fuir avec lui. Elle le trouvera mourant, assassiné par trois de ses ouvriers, à qui il avait refusé, au premier acte, une augmentation de salaire. Il est évident qu'une histoire d'amour aussi plate, agrémentée de revendications ouvrières, n'offrait pas au compositeur un sujet d'inspiration bien palpitant.

Malgré son peu de succès à Paris, la Reine de Saba était cependant représentée à la Monnaie de Bruxelles, le 5 décembre 1862. Gounod en avait dirigé les dernières répétitions, et, ce soir-là, on le vit pleurer d'émotion, au fond d'une loge, devant l'accueil chaleureux d'un public moins blasé que le public parisien, et qui rendait justice à la musique d'un grand compositeur. Cependant, la carrière belge de la Reine de Saba fut, elle aussi, éphémère, et Gounod n'eut plus l'occasion de la voir représentée. Cet échec fut pour le compositeur une peine véritable ; car, quelques mois après la première à Paris, Bénédict Jouvin, critique du Figaro, le rencontra à Bade, et Gounod lui avoua qu'il voyageait pour oublier « une femme qu'il avait beaucoup aimée : la Reine de Saba ».

 

(Jacques Gheusi, Musica disques, août 1962)

 

 

 

 

 

Acte II - Fonte de la mer d'airain, pour la construction du Temple de Salomon (acte supprimé lors de la création), lithographie d'E. Caillot (1862)

 

 

 

Catalogue des morceaux

 

Introduction

Acte I - 1er tableau : l'Atelier d'Adoniram

01 Air Faiblesse de la race humaine !... Inspirez-moi, race divine ! Adoniram
02 Récit et Romance Que cette main vous donne l'être ! Benoni, Adoniram
03 Quatuor, Récit et Trio Maître ! que voulez-vous ? Adoniram, Amrou, Phanor, Méthousaël, Sadoc

Acte I - 2e tableau : Vaste terrasse dominant la ville de Jérusalem

04 Cortège et Final Gloire à toi ! Balkis, Adoniram, Soliman, Chœurs

Acte II - Un haut fourneau sur le plateau de Sion

05 Fonte de la mer d'airain Maître ! tout est prêt Balkis, Benoni, Adoniram, Amrou, Phanor, Méthousaël, Soliman, Sadoc, Chœurs

Acte III - Un bois de cèdres et de palmiers

06 Chœur de Sabéennes Déjà l'aube matinale les Sabéennes
07 Chœur dialogué Que Dieu vous accompagne les Sabéennes, les Juives
  Ballet : les Juives - les Sabéennes - Juives et Sabéennes    
08 Récit et Chœur Mes filles, allez, je vous prie ! Balkis, les Juives
09 Cavatine Me voilà seule enfin !... Plus grand, dans son obscurité Balkis
10 Duo Adoniram !... Balkis ! Pourquoi m'évitez-vous ? Balkis, Adoniram
11 Récit et Scène Mon maître, gloire à toi ! Balkis, Benoni, Sarahil, Adoniram
12 Septuor final O Tubalkaïn, mon père ! Balkis, Benoni, Sarahil, Adoniram, Amrou, Phanor, Méthousaël

Acte IV - Une vaste salle ouverte du palais d'été du roi Soliman

13 Chœur Soliman, notre Roi Chœurs
  Récit La Reine ? Soliman, Sadoc, Chœurs
14 Cavatine Oui, depuis quatre jours... Sous les pieds d'une femme Soliman
15-16 Scène et Chœur Adoniram ! Mon peuple est à ses pieds ! Balkis, Sarahil, Adoniram, Soliman, Sadoc, Chœurs
17 Duo et Chœur Elle est en mon pouvoir ! Balkis, Soliman, Chœurs

Acte V - Le ravin du Cédron

18 Scène C'est ici ! du Cédron j'entends gronder les flots Adoniram
19 Quatuor Méthousaël ! Tes yeux ont su me reconnaître Adoniram, Amrou, Phanor, Méthousaël
20 Scène Ah ! Balkis !... Je meurs ! Balkis, Adoniram
21 Final O terreur ! Balkis, Chœurs

 

 

 

 

Ballet dans le décor de l'acte II lors de la création [acte III de la partition] : un bois de cèdres et de palmiers.

 

 

 

 

Décor de l'acte III lors de la création [acte IV de la partition] : une salle du palais d'été du roi Soliman.

 

 

 

 

    

 

Acte I. Air "Faiblesse de la race humaine"

Agustarello Affre (Adoniram) et Orchestre

Pathé saphir 90 tours n° 3493, enr. à Paris en 1910

 

 

    

 

Acte I. Air "Faiblesse de la race humaine"

Enrico Caruso (Adoniram) et Orchestre dir Walter B. Rogers

Victor 88552, mat. C-17125, réédité sur Gramophone DB 145, enr. à Camden, New Jersey, le 02 mai 1916

 

 

 

Acte I. Air "Faiblesse de la race humaine"

César Vezzani (Adoniram) et Orchestre

enr. vers 1929

 

 

    

 

Marche et Cortège

Orchestre dir François Rühlmann

Pathé X 8766, mat. N 300.841, enr. vers 1930

 

 

 

Acte III. Cavatine "Me voila seule enfin!"

Suzanne Sarroca (Balkis) et Orchestre Symphonique (musiciens de l'Opéra) dir. Jean Laforge

enr. à la Schola Cantorum en avril/mai 1958

 

 

    

 

Acte IV. Cavatine "Sous les pieds d'une femme"

Paul Aumonier (Soliman) et Orchestre

Pathé saphir 90 tours P 303-1, enr. en 1908

 

 

 

Acte IV. Cavatine "Sous les pieds d'une femme"

Marcel Journet (Soliman) et Victor Orchestra

Victor 74269, mat. C-11454, enr. à Camden, New Jersey, le 01 novembre 1912

 

 

 

Acte IV. Cavatine "Sous les pieds d'une femme"

Paul Payan (Soliman) et Orch. de l'Opéra-Comique dir. Gustave Cloëz

Odéon 123.654, mat. XXP 6904 et 6905, enr. le 25 mai 1929

 

 

 

 

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