Panurge
affiche pour la création de Panurge par Charles Léandre (1913)
Haulte farce musicale en trois actes, livret de Georges SPITZMÜLLER et Maurice BOUKAY, d’après l’œuvre de François Rabelais, musique de Jules MASSENET (1910-1912).
manuscrit de la partition d'orchestre (acte I)
manuscrit de la partition d'orchestre (acte II)
manuscrit de la partition d'orchestre (acte III)
Création Théâtre-Lyrique de la Gaîté le 25 avril 1913, après la mort du compositeur ; mise en scène d'Octave Labis ; décors de Chambouleron et Mignard ; costumes de Sirois.
personnages | emplois |
Gaîté, 25 avril 1913 (création) |
Opéra de Marseille, février 1914 |
Colombe, épouse de Panurge | mezzo-soprano | Mmes Lucy ARBELL | Mmes Hélène DEMELLIER |
Ribaude, Thélémite | soprano | Zina BROZIA | Dyna BEUMER |
Baguenaude, reine des Lanternois | soprano | Maïna DORIA et L. MURATET (en alternance) | MADESKI |
Panurge | basse chantante | MM. VANNI-MARCOUX | MM. FIGARELLA |
Frère Jean, abbé de Thélème | ténor léger | GILLY | CHARDY |
Pantagruel, fils de Gargantua | basse ou baryton | Charles MARTINELLI | IMBERT |
Angoulevent, prince des Sotz | baryton | AUDOIN | |
Gringoire (en mère Sotte) | ténor léger | RAVEAU | |
Alcofribas, hôtelier | baryton | ALBERTI | |
Brid'oye, légiste | ténor comique | DELGAL | |
Trouillogan, philosophe | baryton | LACOMBE | |
Rondibilis, médecin | ténor comique | GODET | |
Raminagrobis, poète | baryton | ROYER | |
Malicorne, écuyer de Pantagruel | baryton | GARRUS | |
Gymnaste, écuyer de Pantagruel | baryton | MARCHAND | |
Carpalin, écuyer de Pantagruel | baryton | DESRAIS | |
Epistémon, écuyer de Pantagruel | baryton | LOKNER | |
un Hérault | baryton | BRÉFEL | |
un Bourgeois | baryton | GUILLOT | |
Dindenault, marchand de moutons | rôle parlé | BAILLON | |
Chef d'orchestre | Auguste AMALOU | Fernand REY |
Chœurs : Peuple de Paris, Bourgeois et Bourgeoises, Thélémites (hommes et femmes), Marchands, Soldats, Gamins et Gamines, Lanternois et Lanternoises.
Danse : L'Amour, Lanternoises, Amours, Thélémites.
Figuration : Enfants sans-soucy, Gens du cortège de Carnaval, Archers, Lanternois, Lanternoises, Varlets, Garçons d'auberge, Marchands, Peuple, Matelots, etc.
L'action se passe en l'an 1520.
Acte I – les Halles de Paris, le Mardi-Gras de l'an 1520
Acte II – l'Abbaye de Thélème
Acte III – l'Ile des Lanternoys
Charles Martinelli (Pantagruel) lors de la création
Vanni-Marcoux (Panurge) lors de la création
Gilly (Frère Jean) et L. Muratet (Baguenaude) lors de la création
Composition de l’orchestre
2 flûtes (la 2e joue aussi le piccolo), 1 piccolo (jouant aussi la 3e flûte), 3 hautbois (le 3e joue aussi le cor anglais), 3 clarinettes, 2 bassons, 4 cors en fa, 3 trompettes chromatiques en ut, 3 trombones, 1 tuba, 1 paire de timbales, triangle, triangle en bois, tambour militaire, cymbales, grosse caisse, jeu de timbres, harpes (s), cordes.
Sur scène : 4 trompettes chromatiques en ut, 2 tambours militaires, 2 cloches-tubes (ut dièse 4 et mi 4), 4 timbres (ut dièse, mi en octaves), 2 triangles, 1 grande tôle (tonnerre), 1 très grande caisse.
Ce n'est pas la première fois qu'on met Panurge à la scène et qu'on le fait chanter. Le 25 janvier 1785, il y a tout juste cent vingt-huit ans et trois mois, l'Opéra, alors dirigé par Dauvergne, donnait la première représentation d'une comédie lyrique en trois actes intitulée Panurge dans l’isle des Lanternes, dont Grétry avait écrit la musique sur un livret signé du seul nom de Morel (dit) de Chédeville, mais auquel, on le sait de source certaine, le comte de Provence, Monsieur, frère du roi, avait mis la main, ce qui ne l'en rendait pas meilleur. Nul n'ignore, en effet, que le futur Louis XVIII n'était pas sans certains appétits littéraires ou à peu près, et qu'il se plaisait à écrire de-ci de-là, sans, bien entendu, livrer son nom à la foule : traducteur discret d'Horace, il adressait des madrigaux à Mme de Montesson et collaborait avec Morel de Chédeville non seulement pour Panurge, mais pour un autre ouvrage de Grétry, Aspasie, joué aussi à l'Opéra — car Son Altesse Royale n'aurait pas consenti peut-être à s'encanailler jusqu'à la Comédie-Italienne. Quoi qu'il en soit, le héros de ce Panurge dans l’isle des Lanternes était personnifié par le fameux chanteur Lays, les autres rôles étant tenus par Chéron et Rousseau, par Mme Saint-Huberty, Mlle Gavaudan cadette et Castello, c'est-à-dire la fine fleur du personnel de l'Opéra. Malgré les faiblesses d'un livret qui, à la première représentation, faillit faire sombrer l'ouvrage, celui-ci, grâce à la jolie musique de Grétry, grâce aussi à sa très remarquable interprétation, et encore aux danses admirablement imaginées et réglées par Vestris, se releva et finit par obtenir un véritable succès. Je rappelle simplement ceci pour mémoire, n'ayant pas à m'occuper autrement de ce premier Panurge lyrique, et j'en viens, sans plus tarder, à celui que vient de nous offrir la Gaîté (1).
(1) Une autre fois, c'est Pantagruel qu'on fit paraître sur la scène de l'Opéra. Le 24 décembre 1855, ce théâtre donnait un Pantagruel en deux actes, paroles d'Henri Trianon, musique de Théodore Labarre, le fameux harpiste qui était directeur de la musique particulière de Napoléon III, ce à quoi il dut sans doute la présence de l'empereur et de l'impératrice à la représentation de son opéra. Mais voici que le soir même on s'avisa de trouver dans le livret des allusions politiques fâcheuses que la censure, personne généralement très chatouilleuse pourtant en pareille matière, n'avait pas su découvrir. Ce qui est certain, c'est que dès le lendemain Pantagruel reçut défense de reparaître devant le public, et que l'infortuné tomba de vie à trépas dans l’unique soirée de son âge.
Or çà, vous vous souvenez sans doute qu'au chapitre IX de son deuxième livre, celui qui a pour titre Pantagruel, l'excellent Rabelais nous apprend comment ledit Pantagruel, fils de Gargantua, petit-fils de Grandgousier, un jour rencontra Panurge, et, sans le connaître, se prit tout aussitôt d'affection pour lui et sans tarder en fit son compagnon :
Un jour, dit-il, Pantagruel se pourmenant hors de la ville, vers l'abbaye Saint-Anthoine, devisant et philosophant avec ses gens et aucuns escoliers, rencontra un homme beau de stature et élégant en tous lineamens du corps, mais pitoyablement navré en divers lieux, et tant mal en ordre qu'il semblait estre eschappé aux chiens, ou mieulx ressembloit un cueilleur de pommes du pays du Perche. De tant loing que le vit Pantagruel, il dist aux assistans : Voyez-vous cest homme qui vient par le chemin du pont Charenton ? Par ma foi il n'est pauvre que par fortune ; car je vous asseure que, à sa physionomie, Nature l'a produit de riche et noble lignée : mais les adventures des gens curieux l'ont réduit en telle pénurie et indigence. Et, ainsi qu'il fut au droit d'entre eux, il luy demanda : Mon amy, je vous prie qu'un peu vueillez icy arrester, et me respondre à ce que vous demanderay, et vous ne vous en repentirez point car j'ay affection très grande de vous donner aide à mon pouvoir, en la calamité où je vous voy, car vous me faites grand pitié. Pourtant, mon amy, dictes moy, qui estes vous ? dond venez-vous ? où allez vous ? que querez-vous ? et quel est vostre nom ?
Et c'est tout justement par cette accointance fortuite que s'ouvre la pièce très grouillante et un peu haute en couleur que MM. Spitzmuller et Maurice Boukay ont empruntée au bonhomme Rabelais, en lui empruntant aussi bon nombre des ses personnages, soit, outre Panurge et Pantagruel, Alcofribas, et Brid'oye, et Rondibilis, et Rominagrobis, et Dindenault avec ses moutons, et l'excellent frère Jean des Entommeures, que nous retrouvons dans sa savoureuse abbaye de Thélème. Ils n'avaient pu lui emprunter de femmes, car il n'en est guère chez Rabelais, mais ils ont eu l'idée de nous donner un Panurge marié, ce à quoi le brave curé de Meudon n'avait nullement songé, et de ce fait ils ont créé le gentil personnage de Colombe, épouse dudit Panurge, qui, passant d'abord pour morte, est néanmoins très vivante, très mouvante et très chantante, et qui est sans cesse à la poursuite de son volage époux, qu'elle finit par rejoindre au pays des Lanternois, où ils se réconcilient tous deux. — Mais procédons par ordre. C'est aux Halles de Paris, le jour du mardi-gras de l'an de bombance 1520, que nous trouvons d'abord le seigneur Pantagruel, prince de goinfrerie, en compagnie de ses fidèles écuyers et servants, Malicorne, Gymnaste, Carpalin et Épistémon. C'est jour de grande liesse et de grande ripaille dans la capitale de Monseigneur François Ier, roi de France, et tout est en heurt et en mouvement. Nous assistons au cortège rutilant de Sa Majesté Carnaval, entouré de tous ses partisans et féaux, le Prince des Sots, la Mère Sotte et tous leurs compères et compagnons de fête et de jouissance. Chacun veut les voir dans leurs accoutrements, et c'est à qui se portera le plus près d'eux pour les admirer. On crie, on court, on se presse, on se bouscule, et la populace en délire ne se connaît plus de joie, tandis que, la contemplant avec bénignité, Pantagruel, paisiblement assis devant l'hôtellerie de maître Alcofribas, n'a d'autre souci que d'étancher sa soif incoercible à l'aide de bouteilles et de flacons qu'il vide gloutonnement sans pouvoir parvenir à s'emplir la bedaine. C'est alors que vient à passer Panurge, en mince équipage, un peu court d'argent, et qui, en son piètre accoutrement, aurait plutôt la mine d'un simple tire-laine que d'un héritier de grande maison et de haute lignée. Néanmoins, dés qu'il l'aperçoit, Pantagruel se sent pris pour lui de grande sympathie et compassion, et l'aborde en lui demandant son nom et qui il est. Vous connaissez la scène dans Rabelais et comment Panurge, répondant d'abord et successivement en allemand, en anglais, en italien et en espagnol, finit pourtant par parler français à Pantagruel, un peu impatienté. Il se nomme enfin, et après avoir fait connaître qu'il est natif de Touraine, le plus beau pays de France (ici, une romance exquise), il apprend à Pantagruel qu'il a perdu sa femme, morte le matin même :
En la voyant près du tombeau, Je m'esjouis et je me fâche, Tantôt riant comme une vache Et tantôt pleurant comme un veau.
Pour le consoler d'un chagrin qui n'est point excessif, Pantagruel le prend pour compagnon en projetant de l'emmener à l'abbaye de Thélème. Mais voici que Colombe — cy, madame Panurge — qui n'était trépassée qu'en apparence, et qui fit la morte pour échapper aux coups de son époux, lequel tapait ferme étant pochard, vient à la recherche d'ycelui, car, ainsi que la femme de Sganarelle, elle aime être battue. Les deux époux se trouvent bientôt face à face ; Colombe est radieuse, Panurge est furieux. « Madame, lui dit-il, vous êtes morte, je ne vous connais plus. » Colombe veut rentrer en possession de son mari, Panurge n'y veut rien entendre : la querelle peu à peu s'anime et devient violente, elle ameute la foule des oisifs et du populaire, des bourgeois et des archers, et l'on ne sait ce qu'il en adviendrait si Pantagruel ne réussissait à faire disparaître son protégé, qu'il emmène loin des regards de son irascible moitié. Il va sans dire que le deuxième acte nous transporte à l'abbaye de Thélème. Nous sommes ici dans la demeure de frère Jean des Entommeures, logis plaisant, comme chacun sait, où belle humeur et bombance font le meilleur ménage du monde. Nous faisons connaissance tout d'abord avec une gentille Thélémite qu'on a baptisée du vilain nom de Ribaude, mais qui chante une bien jolie chanson dont les paroles ne sont autres que celles du délicieux rondel de Charles d'Orléans :
Le Temps a laissié son manteau De vent, de froidure et de pluye, Et s'est vestu de brouderie, De soleil luisant, cler et beau.
Bientôt arrive Pantagruel, accompagné de Panurge et orné de ses inséparables, qui vient à frère Jean demander l'hospitalité. Avant toute chose, nous assistons à un festin pantagruélique. c'est le cas de le dire, ensuite de quoi nous voyons Panurge papillonner auprès de Ribaude et s'efforcer de la corrompre, tout en chiffonnant sa cornette. Mais Ribaude (qui s'en serait douté a l'abbaye de Thélème ?) est une honnête personne qui n'accepte pas la bagatelle et qui n'admet que le mariage ; pour quoi Panurge est fort ennuyé. Mais en voici bien d'une autre. C'est l'arrivée de Colombe, qui a suivi les traces du fugitif et qui vient le relancer. Elle est fort bien accueillie par frère Jean qui, sur ses doléances, lui donne le conseil d'exciter la jalousie de son époux pour le ramener à elle. Mais comment ? Nous allons, lui dit-il, vous l'envoyer transformé en moine pour écouter votre confession, et c'est à vous de faire que cette confession l'épouvante par l'énormité des péchés commis par vous contre la loi du mariage. Ainsi est-il fait, et cette scène de la fausse confession est bien la plus amusante qui soit. Mais elle excite la fureur de Panurge, qui est mis tellement hors de lui par les débordements dont sa femme s'accuse, qu'il casse tout dans l'abbaye pour exhaler son ire, après avoir déclaré qu'il irait se réfugier dans l'île des Lanternois. Et c'est dans l’île des Lanternois que nous le retrouvons en effet, au moment où, poussé par la tempête, il allait faire naufrage sur la côte de cette contrée hospitalière, dont les habitants s'empressent à le sauver. Il est reçu délicatement par sa gracieuse majesté Baguenaude, reine du bon peuple lanternois, qui sait à quoi s'en tenir sur son compte, car Colombe l'a devancé en ce pays et n'a pas manqué de raconter son histoire à la souveraine. Panurge, d'ailleurs, est revenu à de tout autres sentiments à l'égard de sa femme ; la jalousie qu'elle a su exciter en lui l'a mordu au cœur ; si bien que loin de la fuir, il la recherche avec ardeur à l'heure présente. Et comme bientôt tout s'explique, comme il apprend avec joie qu'elle ne l'a trompe qu'en lui avouant faussement qu'elle l'avait trompé, il ne se sent pas d'aise et brûle de la revoir. Colombe se montre alors et la réconciliation se fait incontinent, au moment même où Pantagruel, Jean des Entommeures et tutti quanti abordent à leur tour et débarquent dans l’île Lanternoise pour prendre part à la joie générale. Cy finist le Panurge de MM. Spitzmuller et Maurice Boukay, vif, amusant, plein de couleur et de mouvement, écrit en un pastiche rabelaisien très réussi, et qui, de fond, n'est autre chose qu'un véritable opéra bouffe, avec un petit coin de sentiment, comme il convenait en l'occurrence. Et voici, à l'audition de la musique de ce Panurge, où se fait jour l'étonnement du public, frappé de la prodigieuse souplesse du génie et de l'imagination de Massenet. Comment, en effet, ne pas exprimer sa surprise en présence d'une telle œuvre due à un tel artiste, et comment ne pas exprimer son admiration pour cet artiste merveilleux qui, parvenu aux derniers jours d'une carrière si pleine, si brillante et si glorieuse, et n'hésitant pas à aborder un genre si nouveau pour lui, entrait en vainqueur et en maître dans ce genre de la musique bouffe, où il faisait preuve de qualités particulières, tant au point de vue de la forme du langage musical que de la nature même de l'inspiration. On est stupéfié de voir le chantre vigoureux d'Hérodiade, le poète tendre et pathétique de Manon et de Werther se transformer ainsi à volonté, comme il l'avait fait déjà dans le Jongleur de Notre-Dame, et nous révéler un côté encore inconnu de son talent incomparable et apte à toutes les incarnations. C'est dans son ensemble surtout qu'il faut juger et apprécier cette curieuse, heureuse et savoureuse partition de Panurge, c'est dans son caractère général, dans la couleur qu'elle revêt et, si l'on peut dire, dans sa tonalité particulière. Elle ne ressemble à aucune des œuvres précédentes du maître, tout en reproduisant, cela va de soi, les qualités par lesquelles il se personnifie, savoir, d'une part, la grâce et l'élégance, de l'autre une technique et une science qui ne se montrent pas brutalement comme chez certains qui n'ont que cela à leur service, mais qui donnent au style son complément et sa perfection. Et à ses qualités ordinaires, l'auteur joint ici une verve, un élan, une vivacité nerveuse et un sentiment comique qui font la nouveauté de l'œuvre et la caractérisent. Il est pourtant impossible de ne pas entrer dans certains détails, de ne pas faire ressortir certaines pages qui se détachent nettement de l'ensemble de cette œuvre si pleine et en forment comme les points lumineux. Mais alors, on reste embarrassé des choix à faire. Au premier acte, c'est, après la scène de la fête, si mouvementée, si pleine de vie et d'éclat, l'entrée caractéristique de Pantagruel, puis la délicieuse cantilène de Panurge vantant les beautés de sa chère Touraine :
Touraine est un pays charmant Au ciel bleu comme un regard tendre...
qui est bien l'une des trouvailles mélodiques les plus exquises qui se puissent imaginer, et l'air syllabique de Colombe :
Rira bien qui rira le dernier...
d'un tour si preste et d'une verve si malicieuse. Au second, plus riche encore, on trouve le joli rondel de Ribaude :
Le Temps a laissié son manteau...
et sa gentille chanson :
Je m'en allais à Bagnolet.
puis la scène du festin, avec son allure pompeuse et grandiloquente, et celle de la consultation, d'un style bouffe si caractérisé, et le duo si amusant de la confession de Colombe, sans compter le reste, car ici il y a trop à dire. Enfin, au troisième acte, le joli solo de violon qui sert de prélude, le duo de Colombe et de la Reine Baguenaude, les airs de ballet, avec l'orchestre étincelant que nous connaissons, que sais-je encore ? car il faut que je m'arrête en cette énumération qui tournerait au catalogue. Et je ne puis, en terminant, que répéter ce que j'ai dit, que l'œuvre est charmante, digne en tous points du maître qui l'a signée, et que le public, en l'accueillant avec acclamations, a rendu à la mémoire de ce maître si justement regretté l'hommage qu'une fois de plus il méritait à tant de titres. Parmi les interprètes, il faut mentionner avant tout le héros de la fête, M. Marcoux, qui est bien le Panurge idéal que les auteurs eussent pu rêver. Doué d'une voix charmante et souple qu'il conduit avec un art merveilleux, chanteur plein de goût et dont l'articulation parfaite ne laisse pas perdre une syllabe, avec cela comédien ingénieux, plein d'esprit et d'une verve qui sait ne jamais tomber dans la caricature, il a fait de ce rôle de Panurge une création qui comptera dans sa carrière et qui le consacre artiste de premier ordre sous tous les rapports. On peut dire qu'il a surpris en même temps que charmé tous ceux qui se rappelaient le Don Quichotte si curieux qu'il nous faisait admirer naguère. Ses deux compagnons les plus importants sont M. Martinelli, ventripotent à souhait dans le personnage de Pantagruel, auquel il donne une bonne couleur, et M. Gilly, qui fait briller sa jolie voix et son talent de chanteur dans celui de frère Jean des Entommeures. Mlle Lucy Arbell montre une vivacité et une verve de bon aloi dans le joli rôle de Colombe, qu'elle joue avec esprit et chante avec goût, et il faut signaler avec éloges dans celui de Ribaude Mme Maïna Doria, ainsi que Mlle Muratet dans celui de Baguenaude, la gentille reine des Lanternois. Tous les rôles secondaires, trop nombreux pour qu'on puisse les citer tous, sont tenus avec le plus grand soin, entre autres par MM. Alberti, Delgal, Lacombe et Godet. La mise en scène, très animée, très pittoresque, est réglée de la façon la plus heureuse. Le tableau de la fête des Fous, plein de mouvement et de couleur, se déroule dans un excellent décor, plein de vérité. Celui de l'abbaye de Thélème est souriant et gracieux, et les danses de l’île des Lanternois mettent surtout en relief l'aimable talent de Mlle Cornilla. En résumé, l'ensemble est parfait, en y comprenant les chœurs et l'orchestre de M. Amalou. Le Théâtre-Lyrique a bien mérité de l’art, et le nom de Massenet lui portera bonheur une fois de plus.
(Arthur Pougin, le Ménestrel, 03 mai 1913)
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Un simple coup d'œil jeté sur l'ensemble de l'œuvre théâtrale si considérable de Massenet suffit pour y constater un souci constant de variété, aussi bien dans le choix des sujets que dans la manière de les traiter. Cependant, Massenet n'avait encore jamais abordé le domaine de la farce, de la gaieté plantureuse. Frappé, comme tout le monde, de la prédilection des musiciens contemporains pour les drames lugubres, d'une tristesse si souvent monotone, et parfois somnifère, il aura probablement cherché à provoquer une sorte de réaction, dont on pouvait déjà apercevoir des symptômes dans certaines de ses œuvres antérieures, — Chérubin, Don Quichotte, — et il aura tenu à préciser, à accuser ses intentions dans son Panurge. Toutefois, il semble que Massenet se soit livré un peu tard à une entreprise qui exige des conditions particulières soit de tempérament spécial, prédestiné, soit de robuste jeunesse, soit de plénitude de santé. Ce n'est pas seulement avec de la science, avec une technique magistrale qu'on peut s'engager fructueusement dans une pareille tâche. Or, Massenet, déjà souffrant au moment où il écrivait cette partition, donne l'impression de s'être mis au travail plutôt avec le ferme dessein, la résolution de produire un ouvrage empreint de gaieté, qu'avec le goût, le désir de satisfaire soit une tendance naturelle, soit une disposition réelle, impérieuse de son âme. De là, un ouvrage assurément fort agréable, d'une parfaite clarté, d'une séduisante, distinction de forme, d'une admirable ordonnance, mais qui paraît assez peu substantiel au point de vue mélodique. Si l'agrément, le charme, l'élégance, le brio, y sont presque partout, en revanche, la puissance, la profondeur, y font défaut. On peut dire, en somme, que Panurge se présente dans cette œuvre si abondante de Massenet comme plus intéressant en ce qui concerne les aspirations de son auteur, — c'est-à-dire la direction que prenait alors son intelligence si souple, si ouverte à toutes les manifestations artistiques, — que comme indice révélateur de qualités insoupçonnées et qui n'avaient pas encore surgi de cette organisation si généreuse, si richement douée. Tel est le caractère général qui frappe l'auditeur dans son premier contact avec cet ultime ouvrage sorti d'une plume si féconde. Voyons, maintenant, quelle était la matière offerte au compositeur par ses librettistes et comment ils ont établi les grandes lignes d'un travail qui demandait une remarquable habileté pour émonder avec tact et sagacité l'œuvre si vaste et si touffue dont ils s'inspiraient. L'action se répartit en trois grandes divisions qui forment comme un triptyque destiné à mettre en lumière ce large courant de vie débordante qui circule dans Rabelais ; elle fait, en quelque sorte, parcourir au spectateur trois étapes, et lui présente successivement : une journée de Carnaval, une évocation de l'abbaye de Thélème, et une vision de l’île des Lanternois. Ces trois tableaux constituent les trois actes de Panurge. Le second est de beaucoup le plus développé. Dans le premier, les auteurs nous montrent Panurge marié. Il s'est enfin décidé au mariage, mais il a quitté sa femme ; il s'est sauvé du logis conjugal après une discussion orageuse provoquée par son état d'ébriété. L'infortunée Colombe, frappée par son mari, s'est résignée à faire la morte pour éviter trop de meurtrissures. Panurge, la supposant trépassée, se jette pour s'étourdir dans le tourbillon du Carnaval, où il rencontre Pantagruel. La liaison vite ébauchée entre de tels lurons aura son plein épanouissement à l'abbaye de Thélème, où Pantagruel conduit Panurge. C'est là que nous les retrouvons tous deux, au second acte, dans ce séjour enchanteur où, selon l'étymologie même du mot, la devise est : « Fais ce que tu voudras. » Panurge pense à reprendre femme. Il s'adresse, dans ce but, à l'accorte et séduisante Ribaude. Mais, au moment de se marier, le doute l'obsède. Doit-il ? Ne doit-il pas ? Une réunion solennelle de sommités autorisées doit en délibérer. Son cas sera examiné par Bridoie, le légiste, par Trouillogan, le philosophe, par le poète Raminagrobis et le médecin Rondibilis. Il va de soi que, seule, la confusion se dégage de tels débats. Le célèbre frère Jean des Entommeures, principal régent de cette noble demeure, désireux de ramener Panurge à la touchante Colombe, suggère à l'intéressante jeune femme le stratagème suivant : elle feindra de vouloir se marier, et demandera de se confesser. On s'arrangera de façon que le confesseur soit son mari, déguisé, le visage encapuchonné. Elle excitera sa jalousie par des torts imaginaires, et Panurge, par le dépit qu'il en ressentira, s'apercevra qu'il aime toujours sa chère Colombe. Les faits se disposent selon les prévisions du judicieux et clairvoyant frère Jean, et, au dernier acte, dans l’île des Lanternois, Colombe avoue à Panurge qu'elle a voulu seulement l'éprouver, qu'elle fut toujours une épouse fidèle. Toutefois, pour reprendre la vie commune, elle exige que Panurge promette de ne plus la frapper, de laisser « Martin bâton sommeiller dans son coin ». Panurge, ravi d'avoir eu plus de peur que de mal et d'en être quitte à si bon marché, promet tout ce qu'on veut. Des réjouissances s'organisent, où se mêlent des rondes de jolies Lanternoises, pour fêter le retour au bercail de cet écervelé de Panurge. Pour faire revivre les personnages de Rabelais qu'évoque cette intrigue, il fallait non pas s'attacher à accompagner d'une musique plus ou moins turbulente chacune des joyeuses péripéties où ils interviennent, mais s'imprégner de leur véritable nature pour trouver les accents capables de nous faire lire au fond d'eux-mêmes. La musique ne devait point, en pareil cas, se borner à se superposer aux paroles et à escorter, en quelque sorte, avec plus ou moins de bonheur, le défilé des scènes ; son but essentiel était de procurer à l'auditeur, par ses seules forces, le sentiment des individualités variées s'opposant les unes aux autres, de faire saisir la signification, réelle de leurs différents actes et le sens profond qui pouvait s'en dégager. De plus, c'est de la musique même que devaient résulter les effets comiques. C'était au musicien à exciter l'hilarité par la seule gaieté de ses accents, de ses intonations, par la joie expansive répandue dans ses phrases mélodiques et se communiquant à l'auditeur... Ce qui assure toujours un si vif succès aux opérettes d'Offenbach, ce n'est nullement le plus ou moins d'agrément de ses livrets, c'est sa verve inépuisable et naturelle, c'est la fécondité de ses inventions bouffonnes, ce sont ses rythmes désarticulés, c'est l'audacieuse fantaisie d'une musique pétillante de malice. Dans Panurge, c'est l'adresse qui domine. On a la sensation d'une plume merveilleusement experte, qui court avec prestesse, se joue de toutes les difficultés et circule autour de toutes les situations, toujours fine, élégante, enjouée, brillante. Mais, ici, il s'agissait de Rabelais, de ses puissantes créations, il fallait donner l'équivalent de l'éclat, de la verdeur, de l'exubérance de sa verve... On se rend suffisamment compte, je crois, par ces explications, des qualités comme des défauts de cette dernière œuvre du si regretté Massenet. Elle a été montée avec beaucoup de soins par les frères Isola. La mise en scène est très variée, très animée, et correspond intelligemment au caractère différent des trois tableaux. Quant à l'interprétation, elle est confiée, pour les rôles principaux : celui de Panurge, à M. Vanni Marcoux, remarquable comédien et chanteur ; celui de Colombe, à Mlle Lucy Arbell, la cantatrice préférée de Massenet, et celui de Pantagruel à M. Martinelli, qui a bien la corpulence du personnage, et qui est excellent chanteur. Mlle Maïna Doria est une élégante Ribaude ; Mlle Muratet, une charmante Raguenaude, et M. Gilly a confirmé, et même augmenté, dans son incarnation de Jean des Entommeures, la très bonne impression qu'il avait produite dans le Perillo de Carmosine, de M. Henry Février. (Albert Dayrolles, les Annales, 04 mai 1913)
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LIVRET
l'acte I lors de la création, où Panurge chante la chanson de la Touraine ; au premier plan à droite : Charles Martinelli, assis (Pantagruel) et Vanni-Marcoux, debout (Panurge)
ACTE PREMIER
Les Halles de Paris, le Mardi-Gras de l'an 1520
À droite, la taverne d'Alcofribas, avec cette enseigne, battant à la tringle : Hostellerie du Coq et de l'Asne. Bancs, tables devant la maison. Des chalands sont arrêtés devant les échoppes des marchands. Des bourgeois et quelques soldats flânent parmi les groupes.
VOIX DE FOULE. Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
UN GROUPE DE HUIT FEMMES, regardant par où le carnaval entrera. Les voilà ! Les voilà ! Carnaval arrive ! Carnaval arrive ! Les voilà ! Les voilà ! Les voilà ! Les voilà !
TOUTE LA FOULE. Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
UN GROUPE DE QUATRE SOLDATS, s'avançant vers un groupe de femmes et s'adressant à elles. Bonjour ! qui nous ayme nous suive !
UN GROUPE DE HUIT FEMMES. Fi ! les déplaisants ! On n'a pas le temps D'ouïr propos d'amour aux dames !
SOLDATS, moqueurs. De vous accoutrer en honnestes femmes Vous avez eu pourtant loisir !
UN GROUPE DE HUIT FEMMES, un peu revêches. Ce n'est pas pour votre plaisir ! Acheteurs et bourgeois se mêlent aux groupes.
UN GROUPE DE QUATRE HOMMES, aux femmes, malicieux. Aussi, croyez qu'on le regrette !
QUATRE ARCHERS DU GUET, intervenant et dissipant les groupes. Allons, faisons la place nette !
UN BOURGEOIS, mécontent. Hé là ! messire archer, Voulez-vous bien pas tant pousser !
LES ARCHERS, brusquement et repoussant la foule. Place nette ! Place nette ! Place nette ! Le cortège va passer ! Mouvement dans la foule.
LA FOULE, avec des intonations diverses de commandement et de protestation. Place ! Place ! Place !
GAMINES ET GAMINS, accourant joyeux. Les voicy ! Les voicy ! Les voicy ! Les voicy ! Les Sotz, les Enfants Sans-Soucy ! (en criant, amusés) Ils tournent par la rüe du Plat d'Étain ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval va passer !
TOUTE LA FOULE, amusée. Ils tournent par la rüe ! Ils viennent, les voicy ! Ils tournent par la rüe du Plat d'Étain !
GAMINES ET GAMINS, LA FOULE. Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Cris, tumulte, bousculades. La foule se range un peu. Pantagruel paraît entouré de ses quatre écuyers : Malicorne, Carpalin, Gymnaste, Épistémon.
PANTAGRUEL. Holà ! J'en ai le tympan écorché, Foi de Gargantua, mon père !... Enfants Sans-Soucy, camarades Sotz, (de belle humeur) Ça ! humons quelques piots, quelques piots, quelques piots, Car la langue me pèle !
MALICORNE, CARPALIN, GYMNASTE, ÉPISTÉMON. Vive Pantagruel !
TOUTE LA FOULE. Vive Pantagruel !
LA FOULE, MALICORNE, CARPALIN, GYMNASTE, ÉPISTÉMON. Vive Pantagruel ! Pantagruel et ses écuyers vont s'asseoir devant la taverne.
ALCOFRIBAS, accourant. Que veulent messeigneurs ?
PANTAGRUEL. Du vin ! Et du meilleur ! Et beaucoup ! Dans un broc grand comme une escabelle... (Alcofribas s'incline et sort.) Fils de Gargantua, Fils de Gargantua, lequel de Gargamelle Descendait par Grandgousier, J'ai comme lui grand et profond gousier Pour noyer la ribotte, L'estomac bien pavé, creux ainsi que la botte De saint Benoît Et bâillant telle gibessière d'avocat ! Fils de Gargantua, Fils de Gargantua, de Gargantua ! (à Alcofribas qui rentre avec broc et piots) Alcofribas, maître d'hôtellerie, Hardy ! sers-nous galantement, Produis-nous du claret, verre pleurant. Et dis-nous qui fut inventé premièrement : Soif ou beuverie ? (Alcofribas verse à tous les cinq. Pantagruel, joyeusement) Chantons, buvons ! un motet entonnons ! Tous se lèvent le piot en main.
PANTAGRUEL, GYMNASTE, ÉPISTÉMON. Cornons, cornons, à son de flacons, De bouteilles, comme écoliers ou Templiers ! Cornons, cornons, à son de flacons ! Cornons, cornons !
MALICORNE, CARPALIN. Cornons, cornons, à son de flacons, de bouteilles, Comme écoliers ou Templiers ! Cornons, cornons, à son de flacons !
PANTAGRUEL, GYMNASTE, ÉPISTÉMON. Cornons, cornons, comme écoliers ! Cornons, cornons comme écoliers ! À son de flacons !
MALICORNE, CARPALIN. Cornons, cornons comme écoliers ! Cornons, cornons À son de flacons !
PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS. Langues avons aux éponges pareilles !
PANTAGRUEL, GYMNASTE, ÉPISTÉMON. À son de bouteilles, Cornons !
MALICORNE, CARPALIN. Comme Templiers, Cornons ! Ils boivent tous les cinq ensemble, d'un seul trait, puis remettent tous les cinq, ensemble, leurs piots sur la table en frappant dur et sec. Charivari au dehors.
ALCOFRIBAS, désignant le carnaval qui s'approche. Hé, messeigneurs, voicy Les Enfants Sans-Soucy, Et le prince des Sotz !
PANTAGRUEL, bon vivant. Remplis mon piot !
GAMINES ET GAMINS, LA FOULE, en criant. Ah ! les voilà ! ah ! les voilà ! ah ! les voilà ! (Le marché est interrompu. Marchands, clients, acheteurs, tous se rangent pour voir le défilé du cortège. Charivari au dehors. Entrée du cortège : hérauts, musiciens, chars, cavaliers, groupes à pied.) Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Chari ! chari ! chari ! chari ! charivari !
ALCOFRIBAS, désignant au passage les principaux personnages du cortège. Voicy Seigneur de Joie et Varlet Mausecret !
GAMINES ET GAMINS, LA FOULE. Chari ! chari ! chari ! chari ! charivari !
ALCOFRIBAS, continuant la démonstration. Le sire de la Lune avec Gueulard Doublet Et sa femme Doublette, accorte et gente mère. Enfin, les deux joyeux compagnons : Dire et Faire.
PANTAGRUEL, à ses compagnons. C'est complet !
GAMINES ET GAMINS, LA FOULE, applaudissant tous. C'est complet !
LE HÉRAUT. Attention ! Cessez de causer et de boire !
PANTAGRUEL. Jamais !... Il vide son piot.
LE HÉRAUT, annonçant. Messire Angoulevent, Prince des Sotz Et Grand-maître Gringoire Qui de la mère Sotte a pris l'accoutrement, Vont vous faire le cri !
GAMINES ET GAMINS, LA FOULE, en hurlant tous. Chari ! chari ! chari ! chari ! chari ! Chari ! chari ! chari ! charivari !
ANGOULEVENT, Prince des Sotz, coiffé du bonnet d'âne. Sotz dégourdis, Sotz étourdis, Sotz sages, Sotz de châteaux, de villes, de villages, Sotz radoteurs, Sotz niais, Sotz subtils, Sotz amoureux, Sotz renfrognés, de tous les âges, Sotz dégourdis, Sotz étourdis, Sotz amoureux, Sotz radoteurs, Votre bon Prince, amis, jouera ses jeux aux Halles, Ce Mardi, ce Mardi, ce Mardi-Gras !
GAMINES ET GAMINS, LA FOULE, amusée. On ira ! on ira ! on ira ! on ira ! on ira !
LA MÈRE SOTTE, Gringoire, une marotte à la main. Sottes mamans, Sottes mamans et Sottes demoiselles, Aymant toutes le masculin, Sottes sans peur, oui, sans peur, et sans cœur. Sottes voulant leur picotin ; laides, belles, Sottes sans fard, Sottes sans art, Sottes voulant leur picotin, Votre bon Prince, amis, jouera ses jeux aux Halles, Ce Mardi, ce Mardi, ce Mardi-Gras !
GAMINES ET GAMINS, LA FOULE. On ira ! on ira ! on ira ! on ira ! on ira !
PANTAGRUEL, se levant ; avec emphase. Fait et donné beuvant vin à pleins piots, En recordant la naturelle gamme, Par le Prince des Sotz et ses suppôts, Le tout signé d'un baisement de femme ! Il embrasse une fille passant à sa portée.
GAMINES ET GAMINS, LA FOULE, riant tous. Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! À cheval ! À pied ! En charrette ! En barque ! En brouette ! Carnaval ! Truands ! Ribauds ! Corneux ! Carnaval ! Carnaval ! Carnaval ! Hurlements de joie. Le cortège s'est remis en marche et s'éloigne au milieu des acclamations et des cris. La foule suit. Panurge, qui a paru au moment du vacarme, s'avance peu à peu, l'air abasourdi par tout ce charivari.
PANURGE, s'approchant de la taverne. Voyre ! (caressant et souriant) Cela sent bon près de l'hôtellerie. On y fait grande chère outre la beuverie... (engageant) Prenons-en notre part... (Il sort un morceau de pain de sa gibecière, le tient à la hauteur du soupirail. Alcofribas, tout en allant et venant, l'observe.) Ainsi donc la cuisine De maître Alcofribas, très savoureuse et fine, Va faire de mon pain un vray morceau de lard, Sans qu'il m'en coûte rien, sans dépenser un liard. (tendrement gourmand, flairant son pain) Ça ! que je hume La bonne odeur qui le parfume Et le mangeons.
ALCOFRIBAS, lui retenant le bras. Eh ! attendons !
PANURGE. Quoy ?
ALCOFRIBAS. Depuis quand, l'amy, goûte-t-on La fumée qui vient du rôtisseur Sans lui bailler pécune ?
PANURGE. Eh ! ma gueulle affamée Vous a-t-elle fait tort, monsieur le fricasseur ?
ALCOFRIBAS. Tu t'es nourri, faquin, il faut donc payer.
PANURGE. Voyre ! Payer ? mais après boire !... Vous ne me connaissez !... (riant) Ah ! ah ! ah ! ah ! Moi ! (avec volubilité) Je ferre les cigales, Fais danser les mulets avecque des cymbales, Quand il pleut, me cache dans l'eau, Et des loups menaçants je garde aussi la lune. Mais prière de singe est toujours ma pécune, Lorsqu'on veut m'écorcher la peau. J'ay pour gagner argent soixante-trois manières, Et pour le dépenser, quatorze et puis deux cents. Mais vous ne me verrez payer ni platz ni verres Qui ne m'auront passé sous le nez ou les dents ! (Il agite sa gibecière où tintent des liards.) Voilà pour ton écot !
ALCOFRIBAS, furieux. Par les pieds de mes tables ! Par l'anse de mes potz ! Je vais te donner bastonnade !
PANURGE, se sauvant. Hé la la ! Hé la la ! Hé la la !
PANTAGRUEL, se levant ; à Alcofribas. Camarade, C'est tort à toi. S'il a mangé son pain à la fumée du roût, civilement, Il t'a payé du moins au son de son argent ! Rires des écuyers.
ALCOFRIBAS. La peste ! Il rentre en jurant à la taverne.
PANTAGRUEL, à ses écuyers. N'est-ce pas vray ?
MALICORNE, CARPALIN, GYMNASTE, ÉPISTÉMON. Certainement.
PANTAGRUEL, à Panurge. Hé l'amy !
PANURGE. Was wollen Sie ?
PANTAGRUEL. Parlez autre langage, je vous prie.
PANURGE. Signor mio, La cornamusa non suona Si non ha il ventro pieno !
PANTAGRUEL. Quel est ce baragouin ?
MALICORNE, CARPALIN, GYMNASTE, ÉPISTÉMON. C'est de l'italien.
PANTAGRUEL. Et c'était de l'allemand, tout à l'heure... Si j'entends mot de cela, que je meure !
PANURGE. Nature maide equaly...
PANTAGRUEL. À présent, de l'anglais !
PANURGE. Señor...
PANTAGRUEL. De l'espagnol !... Parlez-vous pas français ?
PANURGE. Si fait, très bien,...
PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS. Ah !
PANURGE. ... Car c'est ma langue naturelle Et maternelle.
PANTAGRUEL. Vous êtes parisien ? Ou tout au moins des bords de la Seine ?
PANURGE. Non, je suis né dans le jardin De France : dans la Touraine... (simple et sensible) Touraine est un pays Au ciel bleu, comme un regard tendre. Rien ne la vaut, Artois ni Flandre, Bourgogne ou Comté mêmement. Touraine est un pays Au ciel bleu, comme un regard tendre, Rien ne la vaut ! Les blés y sont plus hauts et les femmes plus belles ! On n'y voit que des fleurs, des nids, des colombelles... C'est un vrai paradis ! un paradis ! Touraine est un pays Au ciel bleu, comme un regard tendre, C'est mon pays !
PANTAGRUEL. Par loup-garou ! C'est fort bien dict ! Ton nom ?
PANURGE. Panurge.
PANTAGRUEL. Panurge. Eh ! mon amy, aussi moy, je connais Touraine, Et jadis habitai là-bas Un endroit merveilleux, et doux comme hypocras, Séjour d'un charme extrême. C'est l'abbaye au nom de Thélème. Là gîtent gais compagnons Et compagnes très mignonnes... Qui, trouvant amants mignons, Cessent d'être nonnes. A ce destin charmant plus d'un s'habitua : (Les écuyers se lèvent successivement à l'appel de leur nom, et saluent.) Malicorne, suivant de feu Gargantua, Mon père ; Carpalin, Gymnaste, Epistémon, Mes écuyers unis tels quatre fils Aymon... Tous très connus à Thélème-sur-Loyre, Tous humant bien le piot, l'amy, tu peux m'en croire !
LES ÉCUYERS, s'inclinant tous. Pantagruel, merci, De nous traiter ainsi !
PANTAGRUEL, à Panurge. Sieds-toi parmi ces piots qu'Alcofribas remplisse ! (Peu à peu la foule rentre. Panurge s'assied à côté de Pantagruel. Alcofribas remplit les piots. Pantagruel, observant Panurge, en riant) Mais quel est ce visage de jaunisse ? Nez long d'une aune et front d'enterrement ?
PANURGE. Hé ! c'est le mot, car juste en ce moment, J'ai perdu ma femme, Colombe, le Ciel ait son âme !
PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS. Va-t-il rire ou pleurer De la mort de sa femme ?...
PANURGE. Heu ! Heu ! cela dépend !... Petite pluye abat grand vent, Grand vent nourrit petite flamme... En la voyant près du tombeau Je m'éjouis et je me fâche, Tantôt riant comme une vache, Et tantôt pleurant comme un veau !
PANTAGRUEL, hilare. Tantôt riant comme une vache...
LES ÉCUYERS. Tantôt pleurant comme un veau !
PANTAGRUEL, à Panurge. Pleure moins et bois plus pour chasser les douleurs. Voyant le deuil qui te mine et consomme, Mieux vaut t'induire en les ris qu'en les pleurs, Pour ce que rire est le propre de l'homme ! Rions ! Rions !
LES ÉCUYERS. Rions !
PANURGE. Rions !
PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS. Rions ! Rions !
PANURGE. Je ris ! Je ris ! Ma femme est morte... Que le diable l'emporte !
PANTAGRUEL, à Alcofribas. Alcofribas ! de l'hypocras !
ALCOFRIBAS, qui est sorti de sa boutique. C'est mieux que je vous verse. Venez voir mettre la futaille en perce ! La foule se rapproche de Pantagruel et de ses convives.
PANTAGRUEL, à la foule. Ça, je vous invite tous, Gens du marché, soldats, vieilles, jeunes, jaloux, À boire avec nous, à chanter, à rire !
PANURGE ET LES ÉCUYERS. Bien parlé, messire ! Allons boire et chanter !
LA FOULE, autour de Pantagruel, en ovation. Bien parlé, messire ! Allons rire et chanter ! Allons boire !
PANTAGRUEL. Venez ! Venez ! Venez !
PANURGE. Bien parlé ! Bien parlé ! Allons boire ! allons boire ! Et chanter ! allons chanter !
LES ÉCUYERS. Bien parlé ! Bien parlé ! Allons boire ! allons boire ! allons chanter !
LA FOULE. A la taverne, allons boire et chanter ! Bien parlé, allons chanter, allons boire ! Allons chanter !
ALCOFRIBAS. Venez boire ! Venez tous ! Venez boire ! et chanter ! Venez chanter !
PANTAGRUEL. Allons ! Allons boire ! allons boire ! Et chanter ! Allons chanter !
TOUS, SAUF ALCOFRIBAS. Allons rire et boire ! allons rire et boire ! Allons boire ! boire ! et chanter !
ALCOFRIBAS. Il faut rire et boire ! allons rire et boire ! Allons boire ! boire ! et chanter !
TOUS, SAUF PANTAGRUEL. Vive Pantagruel ! Vive Pantagruel !
PANTAGRUEL. Venez tous, venez ! Venez ! Tous s'engouffrent en tumulte dans la taverne, à la suite de Pantagruel et de Panurge. Aussitôt la place silencieuse et vide, Colombe paraît.
COLOMBE, seule, riant aux éclats. Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Rira bien qui rira le dernier ! Ah ! ah ! Rira bien qui rira le dernier ! Ah ! ah ! Ô Panurge ! Villain homme ! Pauvre mary ! Villain homme ! Aussy vray que Colombe on me nomme ! (riant aux éclats) Ah! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Si tu crois m'échapper... Je te retrouverai ! Rira bien le dernier ! Le dernier rira bien ! Il voulait boire, boire, boire, toujours boire ! Le gueux ! Moi je ne voulais pas ! Non ! non ! non ! non ! non ! non ! Alors, ce fut une autre histoire : On se fascha, puis disputa... Les coups pleuvaient sur moi... Meschant mary ! Meschant mary ! Pan ! aïe !... Pan ! aïe !... Pan ! (pleurant ; endolorie) Hi ! hi ! Hi ! hi ! Après avoir été rossée, hi ! hi ! Hi ! hi ! Je feignis d'être trépassée... Et demeurai... sans bouger... sur mon lit. Je pensais par ce stratagème Connaître si vrayment il m'aime Et retrouver son cœur Attendri sous les pleurs... Mais, le brigand, il est parti ! Il m'a quittée ! (geignant) Hi! hi ! Hi! hi ! (éclatant de rire) Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Rira bien qui rira le dernier ! Ah ! ah ! Rira bien qui rira le dernier ! Ah ! ah ! Ô Panurge ! Villain homme ! Pauvre mary ! Villain homme ! Aussy vray que Colombe on me nomme ! Le dernier rira bien !
LA VOIX DE PANURGE, dans la taverne. Je ris : ma femme est morte !
TOUS, dans la taverne. Que le diable l'emporte !
LA VOIX DE PANURGE, dans la taverne. Je ris : ma femme est morte ! Rires bruyants et prolongés ; bruits de piots trinquants.
COLOMBE, agitée. C'est la voix de Panurge ! (Des buveurs commencent à sortir de chez Alcofribas ; la foule reparaît peu à peu.) Holà ! Il est fol ! (Elle va jusqu'aux bancs du marché et regarde au-dessus de la taverne.) Ou c'est le diable qu'il avala ! (Colombe mêlée à la foule, et appelant, désolée, sans distinguer encore Panurge.) Panurge !... Panurge !...
PANURGE, sortant à ce moment de la taverne, et sursautant. On dirait... oui, c'est la voix de Colombe... Est-ce qu'on crie ainsi, doux Jésus ! dans la tombe ?
COLOMBE, à Panurge qu'elle aperçoit. Panurge !
PANURGE, apercevant sa femme qui vient à lui, ahuri. Vertu-Dieu ! La voilà !
COLOMBE, avec effusion. Mon époux ! Mon époux ! Que faites-vous par là ?
PANURGE, bégayant de terreur. J'attends qu'on vous... vous... enterre...
LES FEMMES, entre elles. Pauvre femme ! Le gueux ! Le gueux !
LES HOMMES, PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS, aux femmes. Allez-vous bien vous taire ?
COLOMBE. On ne m'enterre pas !
PANURGE. Hein ?... Voyre !
COLOMBE, à tous. J'ai feint le trépas Pour éprouver son cœur et connaître s'il m'aime.. (à Panurge, avec sentiment) Ne me fais pas ainsi figure de carême, Reprends ton visage vermeil, Rond comme la lune et brillant comme soleil ! (engageante et douce) Avant que la nuit ne tombe, Reviens avec ta Colombe En la petite maison. Reviens !... En chacune heure et saison Parfoy je fus un peu vive, Mais cela souvent arrive : Aymant bien, châtiant bien... Allons, venez, monsieur, qu'on vous ouvre la porte... Avant que la nuit ne tombe... Reviens !...
PANURGE, implacable. Ma femme, vous êtes morte, Je ne vous connais plus...
COLOMBE, très câline. Mon chéri !...
PANURGE. Trève aux discours superflus !...
COLOMBE, émue, anxieuse. Il a perdu la tête !
PANURGE, animé. Mais le cœur est en fête. Veni ! Vidi ! Vici ! L'enterrement, je crois, est pour demain midi... Vous êtes feue, Madame ! Le bon Dieu ait votre âme !...
COLOMBE, implorante. Mon amy !...
PANURGE, bourru. Je ne le suis point !
COLOMBE. Je suis ta femme !...
PANURGE. Oh ! n'en ai nul besoin !
COLOMBE, se montant. Lâche ! Pendard ! Fripon !
LA FOULE, ironique et gaie. Il a peur d'une femme !
PANURGE, reculant. Peur ?... (se défendant) Paix, Madame !
COLOMBE, le menaçant de près. Vous voyez ! il a peur, il a peur.
LA FOULE, moqueuse. Ah ! ah ! Fi du hâbleur !
COLOMBE, lui courant sus. Tu me paieras cela !
PANURGE, se sauvant en lui faisant un pied de nez. Avec cette monnaie !
PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS, arrêtant Colombe, et l'empêchant de frapper son mari. Holà ! Madame ! Holà !
LA FOULE, narguant Panurge. Il a peur ! Il a peur !
PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS. Holà ! Holà ! Tumulte. Tous sont aux prises. Cris — menaces. Tohu-bohu.
PANTAGRUEL, à Panurge, à part, avec urgence. Moy je vais t'en débarrasser... Laisse-les tous se disputer Entre eux-mêmes, Et viens-t'en avec moi Dans un endroit caché...
PANURGE, heureux. Quel endroit, Vertu-Dieu ?
PANTAGRUEL. L'abbaye de Thélème ! Pantagruel et Panurge s'éclipsent, suivis des quatre écuyers, pendant que les hommes de la foule empêchent Colombe de rattraper son mari.
COLOMBE, criant et se débattant. Mon mary !... Mon mary ! Hi ! hi !
LA FOULE. Il est parti ! Il est parti ! Il est parti !...
COLOMBE, pleurant. Hi ! hi ! Hi ! hi ! Hi ! hi ! (riant tout à coup aux éclats) Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Rira bien qui rira le dernier ! Ah ! ah ! Rira bien qui rira le dernier ! Ah ! ah ! Pauvre mary ! Villain homme ! Va ! je te retrouverai ! Aussy vray que Colombe on me nomme ! Le dernier rira bien !
LA FOULE, amusée. ... bien ! Colombe se sauve, en riant, dans la direction que Panurge et ses amis ont prise.
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l'acte II lors de la création ; Vanni-Marcoux (Panurge) au centre, et Charles Martinelli (Pantagruel) à droite
ACTE DEUXIÈME
La grande cour de l'abbaye de Thélème
Au fronton de la porte grillée de l'abbaye, ces mots : « Fay ce que vouldras ». Au milieu, un arbre. À droite, le bâtiment principal, sorte de château, avec deux portes, fenêtres au-dessus. À gauche, la chapelle. Devant, bordure de fleurs. Au lointain, par une échappée, les coteaux de la Loire. Dans un coin de la cour, fontaine représentant les Trois Grâces. C'est le matin. Au lever du rideau, les Thélémites, hommes et femmes, précédés de deux joueurs de flageolets et de deux joueurs de cornemuse, entrent en joyeuse farandole tourangelle.
LES THÉLÉMITES, clair et heureux. Au beau pays de Thélème, Quand vient la saison des fleurs, L'on s'éjouit et l'on aime Loin des soucis et des pleurs. Au beau pays de Thélème, Quand vient la saison des fleurs, L'on s'éjouit et l'on aime, Loin des pleurs on est heureux ! Ils s'embrassent en riant. Cloches au loin.
RIBAUDE, à une fenêtre de l'abbaye. Le Temps a laissé son manteau De vent, de froidure et de pluye, Il s'est vestu de broderye, De soleil luisant, clair et beau. Il n'y a beste, il n'est oiseau Dont le jargon ne chante ou crye : (gaîment) Le Temps a laissé son manteau !
LES THÉLÉMITES, tous gaîment. Le Temps a laissé son manteau !
RIBAUDE. Rivière, fontaine et ruisseau Portent leur parure jolye, Goutte d'argent, d'orfèvrerye ; Chascun s'habille de nouveau. La rivière dit au roseau, Et le gallant chante à sa mye : (gaîment) Le Temps a laissé son manteau !
TOUS, gaîment. Le Temps a laissé son manteau !
LES THÉLÉMITES, en deux groupes s'adressant tour à tour à Ribaude à la fenêtre, gaîment. Or, venez cy ! Dame Ribaude ! Venez jouer jusqu'à mercy... (tous ensemble) ... A la main chaude ! À la main chaude ! Venez, cy ! (Ribaude fait signe que oui et quitte la fenêtre. Rires amusés de tous. Formant une ronde, les Thélémites, avec joie, reprennent la farandole tourangelle.) Sautons ! Rions ! Le matin saluons ! Sautons ! Rions ! Le matin saluons ! (très rythmé et drôlement) Carymary ! Carymara ! Carymary ! Carymara ! Carymary ! Ah ! Ah ! Ribaude paraît à la fin de la farandole. Une partie de main chaude s'organise. Quelques passes.
UN GROUPE DE FEMMES, observant le jeu et excitant les joueurs, en riant. Carymary ! Carymara !
UN GROUPE D'HOMMES, même jeu. Carymary !
UN AUTRE GROUPE DE FEMMES, même jeu. Carymary ! Carymara !
UN AUTRE GROUPE D'HOMMES, même jeu. Carymary ! Carymara ! Ribaude se fait prendre et se place, pour deviner, le front contre l'arbre et le dos tourné à la chapelle. À ce moment, Frère Jean sort de la chapelle, fait signe qu'on l'attende, descend les degrés du parvis, s'avance sur la pointe des pieds...
LES THÉLÉMITES, quatre groupes intervenant l'un après l'autre ; tous s'amusant du jeu de Frère Jean, en rires étouffés. Carymary ! Carymara ! Carymary ! Carymara ! Frère Jean frappe dans la main de Ribaude.
RIBAUDE. C'est frère Jean ! Elle s'est retournée et fait une malicieuse révérence.
FRÈRE JEAN, souriant. Bien deviné, mon enfant ! Mais ne rougissez pas... Je vois, le cœur plein d'aise, Qu'à Thélème on comprend la vie et ses attraits. À Dieu plaise qu'il en soit ainsi désormais !... Dans sa miséricorde, Le Ciel ne défend point l'ébattement, Le peu de jours qu'il nous accorde Doit donc être vécu gaîment ! Gaîment ! Gaîment ! Vivons ce peu de jours gaîment ! Gaîment ! Vivons, vivons gaîment ! La patenôtre et l'oraison Sont pour ceux-là qui les retiennent ; Un fifre allant en fenaison Est plus fort que deux qui s'en viennent ! Foin du De Profundis ! Ce psaume n'est pas salutaire. Nous trouvons notre paradis Sur terre !
LES THÉLÉMITES, tous, souriants, béats. Le paradis sur terre, a dit le frère Jean...
FRÈRE JEAN. C'est le vrai paradis... Dans sa miséricorde Le Ciel ne défend point l'ébattement, Le peu de jours qu'il nous accorde Doit donc être vécu gaîment ! Retirez-vous maintenant Chacun dans sa chacunière. Tous les Thélémites, avec Ribaude, se dirigent dans le bâtiment principal de l'abbaye, les hommes par une porte, les femmes par l'autre, en chantant.
LES THÉLÉMITES. Trouvons notre paradis, Sur terre ! Carymary ! Carymara ! Carymary ! On sonne à la porte de la cour.
FRÈRE JEAN. À pareille heure matinale, Qui peut venir En la demeure abbatiale ? (au serviteur qui a paru) Va vite ouvrir. (joyeux, à la vue de Pantagruel) Seigneur Pantagruel !
PANTAGRUEL, sur le seuil, avec onction. Monsieur l'Abbé, je vous salue. Derrière Pantagruel paraît Panurge, suivi des Écuyers : Malicorne, Carpalin, Gymnaste, Epistémon.
FRÈRE JEAN, qui est allé à la rencontre de Pantagruel avec empressement. Ah ! vous avez manqué trop longtemps à ma vue, Et ce m'était cruel !
PANTAGRUEL. A moi cruel aussi, car j'aime De très grand cœur l'abbaye de Thélème Et son supérieur : bon frère Jean, Moyne gentil, brave de même. (accolades) Je vous amène un révérend : (Il présente Panurge.) Seigneur Panurge...
FRÈRE JEAN, répétant le nom, en saluant. Seigneur Panurge...
PANTAGRUEL, à Panurge, présentant Frère Jean. Frère Jean des Entommeures, Abbé de ces nobles demeures. (gaîment) Frère Jean, gallant abbé, De gueulle bien fendue pour vaste beuverie, Hardy, délibéré. Moyne moynant fort peu de moynerie ; Enfin, pour tout dire sommairement, Un beau dépescheur d'heures... Oui, Messieurs, tel est Frère Jean des Entommeures !
LES ÉCUYERS. Frère Jean est connu ! Frère Jean des Entommeures ! Frère Jean est connu !
PANURGE, s'inclinant. Je reste... confondu !... Je reste confondu !... Je reste confondu !...
PANTAGRUEL, à Panurge. Ne sois pas... trop ému... Ne sois pas trop ému !...
FRÈRE JEAN, à Panurge. Soyez le bienvenu ! Soyez le bienvenu ! Et monsieur vient chez nous ?...
PANURGE. Afin de fuir ma femme.
FRÈRE JEAN. Corbleu ! vous tombez mal : icy l'on a des dames !
PANURGE. Tant pis... ou bien tant mieux !... Mais vous jurez, je crois, Monsieur l'Abbé...
FRÈRE JEAN. Parfois... C'est pour égayer mon langage, L'habit ne fait pas le moyne, prétend l'adage ; Un juron ne le défait poinct.
PANURGE. La Vertu-Dieu ! c'est bien à point !
PANTAGRUEL, à Frère Jean. Abbé Jean, notre père, Il faut à notre nouveau frère Interpréter les us régissant cet État. Icy les moynes font à Bacchus leur prière ; Les nonnes à Vénus en font de même... ita ! Si bien qu'au bout des patenôtres, Ils s'embrassent les uns les autres...
FRÈRE JEAN, à haute voix. Ad gloriam Domini...
LES ÉCUYERS. Domini...
PANTAGRUEL. Baisers, psaumes, chansons amies, Que ce n'en est jamais fini ! Comme fauvettes dans leur nid, Bercent les nonnes endormies Et rêvant sans mea culpa...
FRÈRE JEAN. Alleluia ! Alleluia !
LES ÉCUYERS. Alleluia !
PANTAGRUEL, de bonne humeur. Adieu, matines et retraites, Adieu carêmes, sobres fêtes Qui se donnent dans maint couvent... Autant en emporte le vent !
FRÈRE JEAN. Mais icy c'est autre chose. On fait voir la vie en rose, Feminis hominibus !
PANTAGRUEL ET LES ÉCUYERS. Feminis hominibus !
FRÈRE JEAN, avec mépris. Cy n'entrez pas, faux magots hypocrites ! Vieux marmitteux, cagots et chattemittes ! Cy n'entrez pas, grands usuriers, juges vendus ! (à Pantagruel, Panurge et aux Écuyers, avec respect) Cy, entrez tous, chevaliers, gentilshommes, Venus de Paris ou de Rome ! (Quelques femmes, dont Ribaude, sortent de l'abbaye. S'adressant à elles, avec charme) Entrez, Astres du jour, douces fleurs de beauté ! Inclinons-nous devant la royauté De vos atours et de votre visage ! Entrez, dames ! Entrez !
RIBAUDE, UN GROUPE DE HUIT FEMMES, toutes avec une gracieuse dévotion ; en galante psalmodie. Librement nous aimons qui librement nous aime !
PANURGE, heureux. Vive l'abbaye de Thélème !
TOUS, avec bonheur. Vive l'abbaye de Thélème ! Ribaude et le groupe de Thélémites se rendent à la chapelle. Tous s'inclinent devant les dames qui répondent par une révérence.
FRÈRE JEAN, avec onction et malice. Laissons maître Panurge icy se recueillir...
PANTAGRUEL, aux quatre Écuyers, en suivant Frère Jean qui se dirige vers l'abbaye ; de bonne humeur. Tandis que nous irons un peu nous réjouir, (rires) Voilà ce qu'il nous faut ! Ils entrent, toujours en riant, à l'abbaye.
PANURGE, satisfait. Ah ! la maison est telle Qu'on ne peut la désirer mieux. Je goûterai sous son toit précieux La vivifique moêlle ! Boirai, reposerai du soir jusqu'au matin, Tout à l'aise du corps comme au profit des reins. (paresseusement) Est-ce pas charmant ? Je m'y plairai assurément. Ici la manière de vivre Est très facile à suivre : Aucune règle, aucune loi, Sinon franchise et bon aloi, Liberté pour tous et pour moi ! Je m'y plairai, est-ce pas charmant ? (avec roublardise) Mais il faudra de la prudence, Ne point sortir du logement, Car ma chère épouse Doit me chercher présentement... Ribaude sort de la chapelle sans prêter attention à Panurge. Il se cache derrière l'arbre et la regarde, admiratif Elle se met à cueillir des fleurs tout en chantant alertement.
RIBAUDE, très alertement, tout en cueillant des fleurs. Je m'en allais à Bagnolet Ou je trouvais un grand mulet Qui plantait des carottes... Ma Madelon, je t'aime tant, Que quasi je radote. Je m'en allais un peu plus loin. Trouvais du foin... trouvais du foin Qui dansait la marmotte... Ma Madelon, je t'aime tant, Que quasi je radote. (Elle va s'accouder à la porte grillée et contemple les coteaux lointains. Elle redescend la scène en arrangeant son bouquet.) Je m'en revins en ma maison Où je rencontrai un bel oison...
PANURGE, souriant, galant, allant à sa rencontre. Permettez, noble dame, Que je vous offre mes devoirs ?... Très obligé ! C'est d'ailleurs, sur mon âme, Tout ce que j'ay.
RIBAUDE. Je suis sensible à votre hommage, Messire, et ne vous en veux point. Car il faut, en notre ermitage, Être accueillant à qui nous joint.
PANURGE, satisfait. Alors, j'accueille ma prochaine, Mirelaridaine ! Et lui fais ma soumission, Mirelaridon !
RIBAUDE. Et comment le concevez-vous, Messire ? Me l'apprendrez-vous ?
PANURGE. Je vais vous le dire : Muser à genoux Aux pieds de sa belle, Non sur escabelle, Mais sur coussin doux. Le mauvais temps passe, Ramenant le bon, Tandis que l'on donne la chasse au jupon... Sauter, danser, jouer des tours, Buvant, buvant vin blanc vermeil, Et ne rien faire tous les jours, Est-ce assez pour votre personne ?
RIBAUDE. Qu'ai-je entendu !... Dieu me pardonne !
PANURGE, galant, pressant. Vous savez à présent, Combien j'ai le cœur tendre ; Et puisqu'icy l'on dit : Fay tout ce que voudras, C'est vous que je voudrais serrer entre mes bras !
RIBAUDE. Oui-da ! Sachez d'abord être sage ; La chapelle n'est pas loin ; D'un bel et bon mariage J'aurais, ma foi, grand besoin.
PANURGE, exaspéré. Toujours le mariage en toute confrérie ! Faut-il donc qu'à Thélème encore on se marie ? Le mariage, avez-vous dit ?
RIBAUDE. Le mariage, oui, Monseigneur, Folle qui s'en dédit !
PANURGE. Le mariage...
RIBAUDE. Le mariage, oui, Monseigneur !
PANURGE, grognon. Le mariage !...
RIBAUDE. Jusque-là je vous laisse à votre songerie... (Elle va pour s'éloigner ; se ravisant) Mais votre nom, seigneur ?...
PANURGE. Panurge.
RIBAUDE. Nom charmant !
PANURGE, engageant. Il a tout ce qu'il faut pour orner un amant.
RIBAUDE. Non : bien mieux un mari.
PANURGE. Encore ?...
RIBAUDE. Toujours.
PANURGE. Mais ce mot, je l'abhorre !
RIBAUDE. Il vous faudra l'aymer, Pour que mon cœur s'émeuve et se laisse entamer !
PANURGE, perplexe. Le mariage...
RIBAUDE, en s'éloignant. Oui, monseigneur ! Oui, monseigneur ! (Elle disparaît en envoyant un baiser à Panurge et en riant.) Ah ! ah ! ah ! ah !
PANURGE, à lui-même, préoccupé. Se marier ou non ? Le doute est bien cruel... Je vais en consulter l'ami Pantagruel. Il sort à son tour. Au loin, dans l'abbaye, on entend les chants joyeux des Thélémites.
VOIX DES THÉLÉMITES, dans l'abbaye. En l'abbaye de Thélème, L'on s'éjouit et l'on aime. (Colombe entre par la porte du fond ; avec hésitation elle fait quelques pas.) Carymary ! Carymara ! Carymary ! Carymara ! Carymary ! Carymary ! Elle regarde curieusement de tous côtés.
COLOMBE, agitée. Panurge, m'a-t-on dit, Se cache icy... Me voicy dans la place, M'y voicy ! m'y voicy ! Dieu ! quel voyage ! quel voyage ! J'ai passé quinze bacs et franchi vingt relais, Jamais lasse, Ou trompant ma fatigue au chant des virelais. Et combien de deniers dépensés aux péages ! Mais enfin dans la place me voicy ! Quel voyage ! tous les jours en charroi ! Et quelle route ! quelle route ! Et le soir les galants me cherchaient aventure, Que j'en avais, ma foi, grand'peur pour ma vertu ! Dans chaque hôtellerie, C'était quelque soldat du roi Voulant m'apprendre amour ou bien chevalerie... Sans désarroi Je poursuivais ma route vers Thélème ! Je vais donc le revoir !... le revoir !... Je tremble de plaisir... Et j'ai peur !... oui, j'ai peur !... Peur ! Ah ! mary pendard ! écuyer de bouteille ! Je veux te ramener à Paris par l'oreille... Et là, monstre, fripon, je t'aimerai ! Par caresse et baisers je te pardonnerai ! Je tremble de plaisir... Et j'ai peur !... oui, j'ai peur !... Mon cœur bat de bonheur... Et j'ai peur !... oui, j'ai peur !... Peur ?... S'il ne m'aimait plus ! S'il se refusait à suivre sa femme ?... (attendrie) Le scélérat Est très capable de cela... Colombe connaît bien la noirceur de son âme. (tendrement) Le tant aimé !... (changeant de ton) Je veux Voir de mes yeux Comme il fête Carême ! Me voicy dans Thélème, Me voicy près de luy... Avant ce soir, je saurai si Panurge m'aime... Mon cœur bat de plaisir... Et j'ai peur !... oui, j'ai peur !... Je suis heureuse ! Et j'ai peur !... oui, j'ai peur !... Ah ! j'ai très peur !... Colombe interroge des yeux la façade de l'abbaye. Ce faisant, elle s'approche de la fontaine qu'elle aperçoit tout à coup et examine avec surprise. Ribaude, sortant de l'abbaye et observant Colombe, va vers elle.
RIBAUDE, malicieusement. Je vous vois, madame, admirant Notre fontaine sacro-sainte. Est-ce pour garder son empreinte Dans vos yeux ?
COLOMBE. Ce groupe attirant Est loin de me déplaire... Mais ce n'est point femmes en pierre Que je m'en viens quérir ici... C'est un homme en chair...
RIBAUDE. Un homme ?
COLOMBE. Mon mari : Le mien, que Panurge on appelle... L'auriez-vous pas vu ?
RIBAUDE. Sur ma foy ! Pauvre dame, je croy Que tout à l'heure, avecque zèle, Il s'efforçait me mugueter...
COLOMBE. Ah ! le paillard qui veut tâter D'une autre femme que la sienne !
RIBAUDE. C'est la coutumière fredaine...
COLOMBE, un peu découragée. Oui, je connais le vieux dicton : « Homme ne se passe de femme Pas plus qu'aveugle de bâton. »
RIBAUDE, avec vivacité. Il le faut châtier ! Je vous prête main forte... Outrager femme de la sorte !... (emportée) Il aura masque de mes doigts Sur le museau ! Ah ! Sambregoys ! J'enrage !
LES QUATRE ÉCUYERS DE PANTAGRUEL, au dehors. Lentement... lentement...
RIBAUDE, entendant des voix, elle entraîne Colombe à la chapelle. C'est le moment de disparaître...
LES ÉCUYERS, au dehors. Lentement... lentement... lentement... Comme Saint-Sacrement, Apportons le festin du maître ! Lentement... lentement... (Quatre varlets de bouche entrent par le fond, portant cérémonieusement une longue table chargée de sept couverts. Ils viennent la placer après avoir fait le tour de la cour ; toujours lentement. Aux quatre angles de la table, Malicorne, Carpalin, Gymnaste et Épistémon tiennent d'une main leur épée, de l'autre un coin de la nappe.) Lentement... Dressons la table, la table, la table ! Pour le seigneur Pantagruel ! Dressons la table, la table, la table ! Pour le seigneur Pantagruel ! Mainte bouteille à crocheter Va le réconforter En beuvant l'eau bénite de cave... Voicy banquet pour le très noble Seigneur Pantagruel ! Pantagruel ! Pantagruel, Panurge et Frère Jean paraissent et se dirigent vers la table du festin où ils prennent place ; Panurge à la droite de Pantagruel ; Frère Jean à sa gauche. Seuls, les écuyers restent debout.
PANTAGRUEL, debout, à sa place ; comme s'il récitait le Benedicite ; avec componction. Ô Dieu, père paterne Qui mûris le raisin, Fais de mon nez lanterne Pour luire à mon voisin ! Assis, il commence à dévorer gloutonnement. Rires des écuyers. Successivement paraîtront des varlets portant des mets du festin ; ils entrent par le même chemin qu'a suivi la table ; allure majestueuse des varlets. À chaque nouveau mets, les écuyers saluent de l'épée et annoncent.
LES ÉCUYERS. Andouilles et boudins ! Pâté ! Saumon ! Turbot ! Dindon du Mans rôty ! Cochon de lait farcy ! Un varlet remplit les piots.
PANTAGRUEL, levant son piot avec enthousiasme. Le beau harnoys de gueulle ! Il le faut arroser ! Ma pinte ! donne ton bec à baiser ! (grandement joyeux) Quand je suis en appétit, Un bœuf me suffit, Ou bien trois moutons, Deux veaux, dix jambons, Vingt dodus dindons ! Quand je suis en appétit, Un bœuf me suffit, Trois moutons, dix jambons, Vingt dodus dindons ! Puis un muid de vin que d'un coup je vide !... Mais... aussi très légers entremetz... Légers, légers, légers, légers ! Pâtes beurrées bien dorées... Toujours... toujours... toujours... Pour me garder langue sucrée ! Sucrée ! sucrée ! sucrée ! sucrée ! Quand je suis en appétit, Un bœuf me suffit. J'ayme les plats solides, solides ! Pourtant, je ne refuse pas Petits morceaux très fins et gras... Tels qu'alouettes, Ortolans et mauviettes ! Ah ! cela sans m'arrêter... Toujours ! toujours ! toujours ! toujours ! Quand je suis en appétit, Un boeuf, c'est mon plat ! (Acclamations joyeuses. Les écuyers se sont assis. Ils trinquent entre eux. Grande animation parmi les convives. Seul, Panurge est silencieux.) (levant son piot) Gloire à Bacchus, roi de la terre ! (bien en train, bien joyeux) Enfants, beuvez à pleins godets ! Pendant qu'à tous ces mets Je baille encore un mot très vif et très sincère ! Enfants, beuvez ! Gloire à Bacchus !
LES ÉCUYERS. Le vin fait bien fondre le sel ; Appétit à Pantagruel ! Quelques jolies Thélémites viennent danser devant les invités, comme pour les charmer pendant le repas.
Danse chaste
Le festin continue. De nouveaux plats sont apportés et salués par les quatre écuyers comme précédemment
LES ÉCUYERS, tous les quatre debout. Salmigondis de langues !
PANTAGRUEL, à Panurge. Tu ne dis rien, Panurge ? Ah ! je te sens perplexe À l'endroit du beau sexe, Et gonflé d'embarras : Marieras-tu ? te marieras-tu pas ?
LES ÉCUYERS, entre eux. Mariera-t-il ? ou mariera-t-il pas ?...
PANTAGRUEL, aux écuyers, en riant. Mariera-t-il ?
LES ÉCUYERS. ... ou mariera-t-il pas ?
FRÈRE JEAN. Mais on va vous tirer d'affaire, En consultant nos sommités. (appelant) Holà ! nos sommités. Holà ! on vous appelle ! Brid'oye, Trouillogan, Raminagrobis et Rondibilis paraissent et s'avancent. Frère Jean les présente.
l'acte II lors de la création ; de g. à dr. : Lacombe (Trouillogan), Royer (Raminagrobis), Vanni-Marcoux (Panurge), Godet (Rondibilis), Delgal (Brid'oye) ; et Charles Martinelli (Pantagruel) à table
PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS, tous, avec satisfaction. Ah ! les voilà ! Successivement, à l'appel de leur nom, les sommités prennent place sur des sièges en face de Pantagruel. Derrière celui-ci, les quatre écuyers.
FRÈRE JEAN. Primo : Brid'oye, le légiste, Jugeant les procès par les dés !... Et secundo, cet homme aux airs si décidés, C'est Trouillogan, le philosophe ! Poète Raminagrobis !... Le médecin Rondibilis !... De Thélème, ils ont fait l'immense renommée.
PANURGE, émerveillé et flatté. Ah ! la belle et docte assemblée !... (troublé) Sires... messieurs... je vous veux consulter Sur un sujet qui me vient tourmenter. (aux sommités) Dites-moi, chers seigneurs, S'il faut reprendre femme...
PANTAGRUEL. Reprendre... car il fut autrefois marié...
TROUILLOGAN. Alors, vous avez donc perdu votre moitié ?
PANURGE. Elle est venue me dire : « Je suis morte ! » Et moi, j'ai répondu : « Que le diable t'emporte ! »
PANTAGRUEL, gravement. Seule réponse à faire en cas de cette sorte !
PANURGE. Je me tiens donc, messieurs, pour bien démarié.
RAMINAGROBIS, sérieux ; intéressé. Mais le diable vint-il emporter votre femme ?
PANURGE, léger. Au juste, je n'en sais rien, messieurs, sur mon âme ! Jamais n'ay plus revu la dame.
BRID'OYE. C'est acquis... Et du reste, les loys qui régissent Paris...
FRÈRE JEAN, imitant Brid'oye et achevant sa phrase. ... Ont nulle valeur à Thélème.
BRID'OYE. Assurément !
PANURGE. Mais, cornebœuf ! C'est dur état que d'être veuf... Et j'en sens tous les jours la gêne. Aussi pour me sortir de peine, J'ai trouvé dans ces lieux Une dame au cœur amoureux Qui veut bien me rendre service... Mais pour prix de ce bon office, Mariage elle exige, et voilà bien pourquoi Je reste coi ! Au seul son de ce mot, mon esprit se tortille ; C'est comme un coup de boule à travers jeu de quille. Marier puis-je et dois-je ?... Ou faut-il différer ?
PANTAGRUEL, gravement. Nous allons en délibérer. (à Brid'oye) À vous, juriste !
BRID'OYE, remuant les dés dans un gobelet. Six et deux : un sort triste ! Deux et six : un sort gai ! Cinq et trois : optimiste ! Trois et cinq : un ciel laid ! Deux et trois : cela fait Un petit ducat, (tendant la main) S'il vous plaît ! Payez.
PANURGE, menaçant. À coups dessus ta face ! Brid'oye se lève pour se sauver, on le fait se rasseoir.
PANTAGRUEL, officiel. À Raminagrobis.
RAMINAGROBIS. Le cas ne m'embarrasse... Prenez-la... ne la prenez pas...
PANURGE, irrité, répétant. Prenez-la, ne la prenez pas ! Je suis fixé !... (se tournant du côté de Rondibilis qui s'avance) Mais notre maître en médecine, Docteur Rondibilis va parler, j'imagine. Rondibilis tâte le pouls de Panurge pendant que celui-ci lui tire la langue et ferme les yeux.
RONDIBILIS, parlant enfin et sentencieusement. Si croyant vous former existence tranquille, A convoler, vous êtes décidé, Vous serez... (hésitant) ... Vous serez bientôt... de la ville... ... Le mari... (franchement) ... Le plus nazardé !
PANURGE. Je goûte peu l'avis !... (se tournant vers Trouillogan) Mais c'est à vous, monsieur Trouillogan, philosophe. Me dois-je marier... ou non ?...
TROUILLOGAN, vaguement distrait. Heu !... tous les deux.
PANURGE, insistant. Me marier... ou non ?...
TROUILLOGAN, même jeu. Heu ! heu !... ni l'un ni l'autre.
PANURGE, furieux. Merci, monsieur l'apôtre !... (à chacun, avec colère) Merci ! merci ! merci ! merci ! merci ! (au comble de la colère) Âne ! Âne ! Âne !
FRÈRE JEAN, gaîment. Panurge connaît donc enfin la vérité ! La vérité ! la vérité ! Il connaît donc la vérité !...
BRID'OYE. Un ducat, s'il vous plaît ! S'il vous plaît ! Un beau ducat !
PANTAGRUEL. Panurge, tu connais enfin la vérité ! la vérité !
TROUILLOGAN. Il nous a consultés ! bien consultés !
FRÈRE JEAN. ... la vérité ! la vérité !
RONDIBILIS. Vous serez nasardé ! Pauvre mari ! pauvre mari !
PANURGE. Je sais enfin la vérité !
RAMINAGROBIS. Prenez ! ne prenez pas ! Ne prenez pas ! ou prenez-la !
BRID'OYE, RONDIBILIS, TROUILLOGAN, RAMINAGROBIS. Il nous a consultés !
PANTAGRUEL. Il sait la vérité !
FRÈRE JEAN. Panurge ! Pauvre Panurge !
PANURGE. Je sais la vérité ! la vérité ! la vérité ! (hors de lui) Leur boniment, C'est quasiment Comme un grain de millet en la gueulle d'un âne ! Ânes !
PANTAGRUEL, TROUILLOGAN, RAMINAGROBIS ET LES ÉCUYERS. La question le chicane !...
FRÈRE JEAN, BRID'OYE, RONDIBILIS. La question le chicane !
PANTAGRUEL, TROUILLOGAN, RAMINAGROBIS ET LES ÉCUYERS. ... le chicane !
PANURGE. Ânes !...
TOUS SAUF PANURGE. Il sait la vérité !
PANURGE. ... Qui m'ont dit la vérité !
TOUS SAUF PANURGE. La question le chicane ! La question le chicane ! La question le chicane !
PANURGE. Ânes ! Ânes ! Ânes ! Ânes !
TOUS SAUF PANURGE. Quel embarras ! quel embarras ! Quel embarras ! quel embarras ! Ah ! quel embarras !
PANURGE. Ânes ! Ânes ! Ânes ! Ânes ! Ânes ! Ânes ! On entend sonner les cloches de l'abbaye.
FRÈRE JEAN, intervenant dans la dispute, que son geste fait cesser ; à Panurge. Mon cher fils, écoutez La voix des campanelles Sonnant, dans leurs tourelles, L'avenir en mots enchantés !...
LES ÉCUYERS, tous les quatre, gaîment. Deng ! Dong ! Marie-toi, marie-toi, toi, toi ! marie-toi ! Si tu te maries, bien t'en trouveras !
FRÈRE JEAN. Marie-toi ! Marie-toi ! toi ! toi ! Bien t'en trouveras !
PANURGE. Au rebours mon oreille entend Tout autrement, tout autrement ! Marie point, marie point ! point ! point ! marie point ! Si tu te maries, t'en repentiras ! Tu t'en repentiras, tiras, tiras, tiras !
BRID'OYE, RONDIBILIS, TROUILLOGAN, RAMINAGROBIS. Deng ! Dong ! Deng ! Dong ! Deng ! Dong ! Deng !
FRÈRE JEAN ET LES ÉCUYERS. Marie-toi ! marie-toi !
BRID'OYE, RONDIBILIS, TROUILLOGAN, RAMINAGROBIS. Deng ! Dong !
PANURGE, à table, de loin, à ceux qui s'éloignent. Marie point ! marie point ! point ! point ! point ! Tous sortent lentement en chantant, sauf Panurge, et Pantagruel qui continue toujours de manger et de boire.
FRÈRE JEAN ET LES ÉCUYERS. Marie-toi ! marie-toi !
BRID'OYE, RONDIBILIS, TROUILLOGAN, RAMINAGROBIS. Deng ! Dong !
PANURGE, même jeu. Marie point ! marie point ! point ! point ! point !
BRID'OYE, RONDIBILIS, TROUILLOGAN, RAMINAGROBIS. Deng ! Dong ! Deng ! Dong ! Deng !
PANURGE, grommelant. Marie... ou ne te marie... Vraiment, j'entre en fascherie !... (Ribaude vient d'apparaître sur la porte de la chapelle. Panurge quitte vivement la table et court à sa rencontre. Galant, empressé) Belle, belle, quand te lasseras-tu De causer mon martyre ?
RIBAUDE, plutôt sèchement. Je n'ai ni beauté, ni vertu, Cela vous plaît à dire... (se montant peu à peu) Portez vos beaux discours ailleurs, Car je n'ayme point les railleurs !
PANURGE, empressé, tendre. Non, je ne raille nullement Quand je te nomme belle.
RIBAUDE, ironique ; emportée. Si je suis belle bellement C'est donc à la chandelle, Ou bien au cierge qui brûla Le jour de votre mariage.
PANTAGRUEL, à Panurge ; de sa place, à table. Hé ! Panurge, entends-tu cela ?
PANURGE, effaré. Je ne comprends pas ce langage...
RIBAUDE. Voilà qui sera clair, monsieur le marié ! (Elle lui donne un soufflet.) Allez donc retrouver votre tendre moitié ! Elle se sauve en riant et sort au-dessus du bâtiment de l'abbaye.
PANURGE, poursuivant Ribaude, il sort par le même chemin qu'elle. Hé ! mais puisqu'on vous dit qu'elle est morte ! On vous dit qu'elle est morte !!... Il a disparu. Colombe sort de la chapelle.
COLOMBE, joyeuse. Eh ! c'est sa voix qu'icy l'écho m'apporte !
PANTAGRUEL, avec surprise ; quittant la table. Ouais ! Colombe !... Madame, en effet, c'est bien luy ! C'est Panurge, votre mari.
COLOMBE, vivement. Je voudrais le revoir...
PANTAGRUEL. Madame, pas si vite ! Il est à craindre que Panurge ne s'irrite. (à Frère Jean qui entre) N'est-ce pas, Frère Jean ?... Madame est la femme de Panurge...
FRÈRE JEAN, la reluquant voluptueusement. Eh ! le garnement ! Il n'a pas mauvais goût... Mais... méchant caractère...
COLOMBE, décidée. Il me le faut, par ciel et terre !...
FRÈRE JEAN, gentiment. S'il ne dépendait que de moi !...
PANTAGRUEL, de même. Ou de moi !...
FRÈRE JEAN. Ce serait vite fait,...
PANTAGRUEL. Ce serait vite fait,...
FRÈRE JEAN ET PANTAGRUEL. ... ma foi !
FRÈRE JEAN. Et nous aurions de plus, en notre monastère, Une beauté quasiment digne de Cythère. (subitement) Il me vient une idée !... (à Colombe) Écoutez seulement Mon conseil charitable ; Vous n'en aurez désagrément.
PANTAGRUEL, à Colombe, anxieuse. Obéissez, de par le diable !
FRÈRE JEAN, se signant. Doucement !... doucement !... (à Colombe ; revenant à son projet) Donnez jalousie à votre mari ; Ainsi vous le ferez contrit, soumis, guéri À votre fantaisie.
COLOMBE, gentiment. Ah ! le gueux ! Mais comment ?...
FRÈRE JEAN. Confessez-vous Auprès d'un de nos frères... Et vantez-vous d'avoir à votre époux Fait cent mille misères. Confession est telle en ce déduit Qu'il en sera très vite instruit.
PANTAGRUEL, gaîment. Le moyen m'émerveille !... (à Colombe) Et vous, ô femme sans pareille, Bientôt vous le verrez Revenir à vos pieds, Ce cher mari vaincu par jalousie.
FRÈRE JEAN, à Colombe. Ça ! Préparez votre confession...
PANTAGRUEL, à Colombe. Surtout ne craignez pas l'exagération !...
FRÈRE JEAN. Dans un instant le confesseur viendra. Il remonte avec Pantagruel.
PANTAGRUEL, à Frère Jean. Et ce sera ?...
FRÈRE JEAN. Panurge lui-même ! Ils s'éloignent en riant.
COLOMBE, seule. M'accuser de péchés que je n'ai pas commis ? Ma foi, tant pis, puisqu'il le faut ! Allons, accusons-nous ! Il me faut mon époux ! Il me faut mon époux ! Et j'ai peur !... j'ai très peur !... D'habitude en confession, Les femmes font profession De tant d'innocence touchante, Que pour une fois je veux bien Me dire tout à fait méchante ! Allons, accusons-nous !... Mais c'est mal !... c'est très mal !... Panurge entre revêtu d'un froc de moine thélémite, le visage encapuchonné. Il est accompagné de Frère Jean et s'arrête un instant avec lui derrière la fontaine des Trois Grâces.
FRÈRE JEAN, à Panurge. Voici la pénitente Qu'il vous faut confesser. Veuillez vous avancer. Frère Jean pousse Panurge dans la direction de Colombe qui lui tourne le dos, et s'éloigne.
PANURGE, à part, pendant que Frère Jean le pousse vers Colombe ; léger, rapide. L'aventure est amusante. Panurge abaisse encore plus son capuchon. En l'entendant venir, Colombe se retourne.
COLOMBE, s'agenouillant. Mon père !
PANURGE, la reconnaissant. Hein ! Il rabat complètement sa cagoule.
COLOMBE, émue. Oh ! ne soyez pas sévère.
PANURGE, à part. Ouais ! ma femme ! (haut) Je vous écoute indulgemment, Vous pouvez parler, mon enfant.
COLOMBE. Je vous dis Que je suis Paresseuse, Convoiteuse, Vaniteuse, D'esprit mauvais...
PANURGE, à part. Ouais ! Je le sçavais ! Je le sçavais !...
COLOMBE. Je vous dis Que je suis Très friande, Et gourmande, Et brigande Dans les comptes du marché.
PANURGE, à part. Hé ! hé ! Je m'en étais toujours douté.
COLOMBE. Et coquette, Pour toilette Dépensant beaucoup d'argent. Je vous dis Que je suis Paresseuse, Convoiteuse, Vaniteuse, Très friande, Et gourmande, Et brigande ! Père ! Je vous le dis ! Je vous le dis ! Je vous le dis !...
PANURGE, à part. La gueuse !... (haut) Allez, mon enfant !
COLOMBE. Mais voici ma faute grave... Aurai-je un cœur assez brave, Mon père, pour la confesser ?
PANURGE. Il faut de tout vous accuser !
COLOMBE, à part. Ce n'est pas vray !
PANURGE, à part. Perverse !...
COLOMBE, à part. Ce n'est pas vray !
PANURGE, à part. Menteuse !...
COLOMBE, même jeu. Quelle honte ! Ce n'est pas vray ! Ah ! quelle honte ! Ce n'est pas vray !
PANURGE, même jeu. Ô femme ! Femme perverse et menteuse !...
COLOMBE. Mon père ! Vous m'absoudrez, j'espère... Mais comment... vous dire... cela ?... Vous êtes homme,... Et je sais comme... Ils entendent ce péché-là...
PANURGE, anxieux, nerveux. Parlez !... Parlez !... je vous écoute... Mais vous me direz tout ?
COLOMBE. Tout ?...
PANURGE. Tout.
COLOMBE. Tout ?... Quand une femme au cœur aimant Voit son époux indifférent, Elle s'en va sur autre route... Chercher ailleurs l'amant parfait...
PANURGE, contenant mal sa fureur. Et c'est ce que vous avez fait ?
COLOMBE. Je m'en confesse.
PANURGE, essoufflé. Combien de fois ?...
COLOMBE, jouant la confusion. Jusques à trois...
PANURGE, tonitruant. Jusques à trois ! (à part) Ah ! coquine ! Ah ! traîtresse !
COLOMBE. Si mon mary j'ay dérobbé, C'était pour un gallant abbé Que je vis à matines... J'admirais fort sa douce mine ; Mais il avait un froc râpé Et des accrocs... à sa chemise... Et cet argent que j'ai pipé Était pour lui payer un beau froc sans reprise...
PANURGE, à part. Ventre mahon !... (haut) C'est là votre première fois ? Passons à la seconde, puisqu'il en est trois !
COLOMBE. Cette fois ce fut mieux...
PANURGE. Peste !...
COLOMBE, malicieuse. Car j'avais de l'amour... de reste... (Panurge pousse un soupir furieux.) C'était un jeune bachelier, Il était gent... plein de tendresse.
PANURGE. Hé là !...
COLOMBE. Très vif, brave en caresse. Comme il sçavait me le prouver !... Ce fut par une nuit bien douce... Nous étions assis sur la mousse...
PANURGE. Abrégez !...
COLOMBE. Cette nuit... avec luy, Je sçus goûter l'ivresse D'adorable baiser...
PANURGE, se trémoussant ; à part. Je grézille ! Je grézille ! Je grézille ! (haut) Est-il utile de donner Détails... que l'on peut deviner ? Ça, passons à la troisième !
COLOMBE, avec exagération. Mais je crains votre anathème !...
PANURGE, haletant. Enfin ?...
COLOMBE. Ce fut le tour d'un superbe officier... (Panurge exhale un soupir semblable à un grognement.) Qu'il était fier, sur son coursier ! Quand il parut, en tête de sa troupe. Lui me sourit et prit mon cœur en croupe !...
PANURGE, à part, grinçant des dents. Par la mort-dienne !...
COLOMBE, s'exaltant. Il m'adora ! Il m'appelait sa Dulcinée !
PANURGE. Sa Belle Dulcinée !... (serrant les poings) Et cœtera !... Scélérate maudite !
COLOMBE. Vous dites, mon père, vous dites ?...
PANURGE, éclatant. Je dis, madame, que Satan Avec sa fourche vous attend, Si vous ne faites pénitence...
COLOMBE, souriant avec malice. Pénitence ?... Comment ?...
PANURGE. Enfer ! Damnation ! Tonnerre !
COLOMBE, se sauvant, effrayée. Mon père !...
PANURGE, la rattrapant. Trois fois ! Trois fois ! Mais c'est indigne ! (étouffant) Un homme... qu'avec... respect... on nomme ! Un mari... si parfait...
COLOMBE. Vous le connaissez donc ?
PANURGE. Qui ne connaît Panurge ?
COLOMBE. Menez-moi près de luy ! (appelant) Panurge !...
PANURGE, violent. Il est parti !
COLOMBE. Il me fuit !... (suppliante) Où s'en va-t-il, mon père ?
PANURGE. En l'île des Lanternes !...
COLOMBE, brave et tenace. J'irai le retrouver !
PANURGE. Partez ! et faites bon voyage ! Votre paillarde chair allez purifier !... En Lanterne !... En Lanterne !...
COLOMBE. En Lanterne !... En Lanterne !... Elle s'enfuit.
PANURGE. Trois fois !... Il faut que je me venge !... Il se met à tout briser sur la table de Pantagruel.
FRÈRE JEAN, accourant au bruit. Holà ! Comme il arrange Le mobilier !
PANURGE, hors de lui. Ma femme !
RIBAUDE, accourant avec la foule. Sa femme !...
FRÈRE JEAN. Il est fou ! qu'on l'entrave ! On se saisit de Panurge que l'on enserre de liens.
PANTAGRUEL. Et qu'on le descende à la cave !
PANURGE, se débattant. Je vous brave ! Ribaude se tord de rire.
FRÈRE JEAN, PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS, TOUS LES THÉLÉMITES. À la cave ! On emmène Panurge. Cris, tumulte.
Intermède
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l'acte III lors de la création ; au premier plan, de g. à dr. : Gilly (Frère Jean), Muratet (Baguenaude), Vanni-Marcoux (Panurge) et Charles Martinelli (Pantagruel)
ACTE TROISIÈME
L'île des Lanternoys
Une plage — au fond, la mer. D'un côté, un bois ; de l'autre, en pan coupé, le portique d'un temple de style grec. Les portes en sont closes, et sur le portique on lit : « Temple de Bacbuc, oracle de bouteille ; passant icy ceste poterne, garny-toi de bonne lanterne. » En face du temple, au premier plan, banc en hémicycle élevé sur plusieurs gradins. Au lever du rideau, l'aube commence à peine à poindre ; on entend les derniers échos de la tempête qui s'est déchaînée pendant la nuit. Colombe et Baguenaude entrent, portant deux petites lanternes allumées.
COLOMBE. Enfin, la tempête s'apaise !... Le tonnerre est loin, cette fois... D'une reconnaissante voix, Le cœur tout aise, Remercions le dieu des Lanternoys.
BAGUENAUDE. Oui, les flots sont calmés, et le ciel est tranquille.
COLOMBE. Avant peu le soleil sourira sur la mer, Et fera de votre île, ô reine Baguenaude, Un paradis vermeil !...
BAGUENAUDE. Vous ne regrettez rien ?
COLOMBE. Depuis que parmi vous Je vins sur les flots bleus de la mer Océane, En vain j'ai recherché mon grand coquin d'époux. On me l'a dit icy...
BAGUENAUDE. Il vous manque donc tant ?
COLOMBE. À certains jours... peut-être... La femme a bien besoin d'un maître !... Et je suis justement dans un de ces jours-là...
BAGUENAUDE. N'importe, c'est folie ! Vous êtes icy votre maîtresse, Et du temple prêtresse. Goûtez donc sans soucy De liberté la plaisante liesse, Goûtez la liberté !
COLOMBE. C'est vray, je suis libre, Mais à la prêtresse Il faudrait un prêtre... Mon époux, Panurge, pour cela, Serait meilleur que tous...
BAGUENAUDE. N'importe, c'est folie, Vous êtes icy votre maîtresse, Et du temple prêtresse. Goûtez donc sans soucy De liberté la plaisante liesse, Goûtez la liberté !
COLOMBE. N'importe, c'est folie, Je suis maîtresse, Et du temple prêtresse. Goûtons sans soucy... goûtons De liberté la plaisante liesse, sans soucy, Goûtons la liberté ! (Lanternoys et Lanternoyses sortent du bois par groupes. Ils portent tous des lanternes en forme de fleurs.) (à Baguenaude, gaîment) En attendant, voici des danses, Majesté !
BAGUENAUDE. Venez, Colombe, à mon côté. Elles vont s'asseoir sur le banc en hémicycle près du temple.
LA FOULE, amusée. Voici des danses !
Divertissement
Les jolies Lanternoyses arrivent, portant de petites lanternes allumées. Elles font passer leurs lanternes d'une main dans l'autre, tout en dansant, ce qui en change la couleur. Arrivée de l'Amour avec son carquois. Toutes le regardent sans trop comprendre ; elles l'examinent curieusement. Mais l'Amour se dispose à tirer une flèche. Elles poussent des cris d'effroi, et leurs lanternes s'éteignent. Elles veulent fuir. Mais l'Amour fait un signe ; son escadron volant survient. Toutes sont arrêtées par les amours qui les poursuivent. Enfin, elles sont rangées face à eux et tombent à genoux. Ils tirent chacun une flèche sur elles ; aussitôt les lanternes se rallument. Prosternées, vaincues, elles se laissent admirer par les amours.
Jeux d'amours
Danse générale
Le jour monte peu à peu. Grand jour ; les lanternes sont éteintes. Soleil éclatant.
LA FOULE. Vivat ! Vivat ! Vivat ! Vivat ! (Fin du ballet.) Vivat ! Tous sont groupés devant Baguenaude et Colombe.
BAGUENAUDE, à tous. Grand mercy, mes amys ! Votre danse est merveille. Vous avez apaisé la colère des cieux. Du soleil nous revient la lumière vermeille. (montrant le temple) L'oracle de Bouteille Nous promettra bientôt Des jours clairs et joyeux ! Elle sort, emmenant Colombe.
LA FOULE, heureuse, répétant les paroles de la Reine. Des jours clairs et joyeux ! Les danseurs disparaissent dans le bois. La mer semble s'agiter encore un peu.
UN PREMIER GROUPE DE LANTERNOYS, regardant du côté de la mer. Hé ! voyez !...
UN DEUXIÈME GROUPE, même jeu. Quoi ?...
UN TROISIÈME GROUPE, même jeu. Cette nacelle Que ballotte le flot !
LE DEUXIÈME GROUPE, même jeu. Que porte-t-elle ?
LE TROISIÈME GROUPE, même jeu. Un homme... La foule court par groupes au rivage.
LE DEUXIÈME GROUPE, même jeu. Qui n'a pas l'air d'un matelot.1
LE PREMIER GROUPE. La nef approche...
LA VOIX DE PANURGE, criant. Hé de l'îlot !
TOUS. Et l'homme appelle...
LA VOIX DE PANURGE, criant. Hé de l'îlot ! Une barque vient d'apparaître, ballottée par la mer agitée de nouveau.
TOUS, avec effroi. Un naufragé !
PANURGE, gesticulant sur la barque. Je suis près de périr !... Je meurs ! Hé ! bonnes gens, Aidez-moy, aidez-moy, par le diable ! Tirez ma barque sur le sable ! Sauvez-moy ! sauvez-moy ! sauvez-moy ! Dépêchez-vous ! Oh ! quatre fois heureux Ceux-là qui plantent choux ! Ils ont toujours un pied en terre, L'autre n'en est pas loin ! (en hurlant) Mea culpa, Deus! Confiteor, mon père ! Ne m'abandonnez point ! Je tombe à genoux !... Une belle Grande petite chapelle Je vous édifierai Si me mettez hors de danger ! Après avoir longtemps essayé avec des câbles, ils travaillent au sauvetage par tous les moyens possibles.
TOUS, avec ardeur. Tenez bon !
PANURGE. C'est fait de moy !
TOUS. Courage ! Par cy ! Par là ! Par là !
PANURGE. M'y voilà ! (On l'aide à descendre. Il saute à terre.) Zouf ! Eh ! mes amis, tout va bien ! tout va bien ! J'avais le mal de mer. Voyre ! mais de peur, rien ! (changeant de ton) Avez-vous vu ma femme ?...
LA FOULE, les groupes entre eux. Que dit-il ? Une femme ?
BAGUENAUDE, paraissant. Une femme, seigneur ?... Vous en demandez une ?
PANURGE. Eh ! pardieu, oui, la mienne ! (voyant que tous prennent une attitude respectueuse) Pardonnez, dame reyne... Votre humble serviteur !
BAGUENAUDE. Mais qui donc êtes-vous ?
PANURGE. Panurge l'on me nomme.
LA FOULE. Quoi, c'est Panurge ?
BAGUENAUDE, en admiration, contemplant Panurge. Panurge ! ce grand homme Si vanté, si connu !
PANURGE, répondant. C'est moy ! c'est moy ! c'est moy !
UN GROUPE DE LANTERNOYS, même jeu que la reine. Panurge ! ce grand homme Si vanté, si connu !
PANURGE, répondant. C'est moy ! c'est moy ! c'est moy !
BAGUENAUDE. Panurge ! Panurge ! Luy ! Si vanté ! si connu ! sur la terre ! Si révéré de tous ! Si révéré du monde ! Illustre sur la terre ! Ah ! c'est luy !
LA FOULE, même jeu que la reine. Panurge ! ce grand homme Si vanté, si connu ! Illustre sur la terre ! Si révéré du monde ! C'est luy ! Panurge ! ce grand homme Si vanté, si connu !
PANURGE. C'est moy ! c'est moy ! c'est moy ! C'est moy ! c'est moy ! c'est moy ! c'est moy ! Panurge ! C'est moy ! c'est moy ! c'est moy ! c'est moy !
BAGUENAUDE ET LA FOULE. Panurge ! Panurge ! Panurge !
PANURGE. C'est moy ! Le mari de la blonde Colombe Que je viens chercher.
BAGUENAUDE. Pauvre mari ! (après un signe d'intelligence aux Lanternoys) Votre épouse, Seigneur, cy n'a point atterri.
PANURGE. Quoy ? La farce est un peu forte !
BAGUENAUDE. Pauvre mari !
PANURGE, outré. Me tromper de la sorte... Moy !
BAGUENAUDE. Enfin, que vouliez-vous à votre femme ?
PANURGE. J'en suis jaloux ! jaloux ! jaloux ! jaloux ! Car j'ay vu qu'elle était digne de renommée A ce signe certain que d'autres l'ont aimée... Un bachelier ! Un officier ! Et même un dépescheur de messe ! Cela suffit, me suis-je dict ; Je veux retrouver ma diablesse ! Où peut-elle être ? Qui me le dira ?
BAGUENAUDE. L'oracle vous éclairera.
PANURGE. Quel oracle ?
BAGUENAUDE. L'oracle de Bacbuc !
LA FOULE, avec respect. L'oracle de Bouteille !
PANURGE, répétant avec un respect rayonnant. L'oracle de Bouteille ! Ah ! délectable nom qui chante à mon oreille ! Quand le consultons-nous ?
BAGUENAUDE. Dans quelques instants...
PANURGE. Brous ! J'enrage ! Ah ! conjugale compagnie, Vous me manquez ! vous me manquez ! Mais, sans cérémonie, Un moment de repos Me serait nécessaire après mon aventure, J'ai le corps transi, je vous jure, Tant j'ai lutté contre les flots !
BAGUENAUDE. Qu'en mon palais, mon peuple vous escorte ! Venez !
LA FOULE, avec enthousiasme. À Panurge faisons glorieuse cohorte ! Venez, messire !
PANURGE, exultant. Adonc ! j'y cours ! Trêve aux discours ! Il est très plaisant, très plaisant, délectable, Déifique d'avoir le dos au feu, le ventre à table ! Vive l'oracle de Bacbuc ! Vive l'oracle de Bouteille ! Sa parole m'est un suc Aussi doux que le jus de treille ! Par lui, je connaîtrai Le cher enivrement de retrouver ma femme... (chaleureux) Ô baiser du pardon qui me réjouit l'âme ! Bouteille, grand mercy ! Je veux toujours t'aymer ! Vive le vin ! Vive la pythonisse ! Bouteille ! Amour ! Double délice ! Vive Colombe et nos amours ! Ah ! foin de l'eau de mer ! Mieux vaut jus de raisin !
LA FOULE. Venez cy !
PANURGE. Je vous suis ! Il salue cérémonieusement Baguenaude et sort escorté de la foule qui l'acclame.
LA FOULE. Gloire à Panurge ! Gloire à Panurge ! Gloire à Panurge ! Gloire à Panurge ! Gloire à Panurge !
BAGUENAUDE, seule. Le voisin Est loin de se douter qu'au nid est la pigeonne... (appelant) Colombe !
COLOMBE, paraissant, en riant. J'étais là, je sçais, j'ai vu. Ah ! il est bien toujours Le même...
BAGUENAUDE. Colombe, vous dites Cela d'une voix tendre, en paroles bénites... L'aimez-vous donc encor ?
COLOMBE. S'il vous faut l'avouer, Un lien nous unit que ne puis dénouer... Car il m'apprit l'amour... (avec un cher sentiment d'intime bonheur) Il m'apprit ce qu'on dit quand on est deux ensemble, L'hyver dans la chambrette, l'été sous un tremble... Il m'apprit ce qu'on dit. Il avait des façons de me montrer sa flamme... Jusqu'à brutaliser. Mais après... Il sçavait me tourlibrouiller l'âme Par caresse et baiser... Il m'apprit ce qu'on dit quand on est deux ensemble, Il m'apprit l'amour... l'amour... l'amour... l'amour ! (changeant de ton) Panurge, c'est connu, Est de meschante graine ; Mais il est revenu... Je reprendrai la chaîne. Mes bras lui sont ouverts !
BAGUENAUDE. Je le veux ramener à vos pieds ! (mystérieux) Un miracle, un oracle, Disent toujours bonne chanson... Lorsque l'on sait s'y prendre... Et c'est vous qui parlerez cette fois.
COLOMBE. Jouer à la Sibylle, moy ? Le pourrai-je sans rire ?
BAGUENAUDE. Il le faudra. Docile à vos arrêts, Panurge obéira. Mais je l'entends qui vient... Par la porte secrète, Vite entrez dans le temple Et prenez la toilette de Bacbuc... Le voicy ! Dépeschez !
COLOMBE, gentiment rieuse. Ah ! gredin ! On va donc s'ébaubir un brin ! Colombe est sortie gaillardement entre le temple et le banc circulaire, puis elle a disparu. Les Lanternoys entrent, amenant cérémonieusement Panurge qui vient s'incliner devant Baguenaude.
PANURGE, calme, heureux. Je me sens reposé, tout reposé, Riant, frais et rosé, Prêt à nouveaux exploits sur la terre et sur l'onde ! (gaillard) Je suis tout reposé !
LA FOULE. Gloire au héros du monde ! (Panurge se rengorge.) Gloire au héros du monde ! Dindenault paraît avec quelques moutons.
PANURGE, pris d'une idée subite à la vue de Dindenault. Pour disposer Bacbuc à me bien accueillir Peut-être faudrait-il d'abord un sacrifice ?... Qu'un animal périsse ! (courant à Dindenault) Eh ! mon ami marchand, pourrais-je pas offrir Un de vos beaux moutons ?
DINDENAULT, avec un fort accent normand. En le payant, je pense...
PANURGE. Oui, pour jeter en mer à fin de pénitence... Combien le vendez-vous ?
DINDENAULT. C'est trois livres tournois.
PANURGE, se récriant. Une livre, une livre, et puis une autre livre ! Peste ! En Lanterne, il fait bon vivre ! Les bergers sont icy plus riches que des rois !
DINDENAULT, maintenant son prix. C'est trois livres tournois...
LA FOULE. Dindenault, c'est trop cher ! Dindenault ! c'est trop cher !
DINDENAULT, entêté. Je dis trois livres, trois !
PANURGE, subitement décidé. Je prends ! (Panurge fait sauter le mouton dans la mer... tous les autres moutons suivent le premier.) Va ! mouton, du haut de la côte, Saute ! saute !
LA FOULE, très amusée. Va ! mouton, du haut de la côte, Saute ! saute !
PANURGE. Saute ! saute !
TOUS SAUF DINDENAULT, imitant le bêlement du mouton. Bêe ! Bêe ! Bêe ! Bêe !
PANURGE. Voilà tous les moutons dans la mer Hellesponte ! Dindenault essaye en vain de les rattraper et finit par tomber aussi dans l'eau.
LA FOULE, riant. Et le marchand aussy,...
LA FOULE ET PANURGE. ... dans l'eau ! dans l'eau ! dans l'eau ! Bêe ! Bêe ! Bêe ! Bêe !
PANURGE. Qui veut tondre les gens subira même tonte !
LA FOULE. Qui veut tondre les gens...
LA FOULE ET PANURGE. ... subira même tonte ! Bêe ! Bêe ! Bêe ! Bêe ! Bêe ! Les portes du temple s'ouvrent ; Colombe, en sibylle, paraît ; elle a la tête couverte d'un voile léger.
BAGUENAUDE, officiellement. Bacbuc ! répondez-nous !
LA FOULE, avec respect. Et nous, écoutons tous !
PANURGE, se prosternant, très ému. Bacbuc ! Bacbuc ! Salut !... (implorant) Ô Déesse, je suis malheureux... Me direz-vous ce que ma femme est devenue ? La puis-je retrouver ? Et la dois-je chercher ? Me faut-il espérer ? Faut-il que je redoute ?
COLOMBE. Doute !
LA FOULE ET BAGUENAUDE, répétant avec mystère. Doute !
PANURGE, haletant. Comment sortir du trouble où je me voy ?
COLOMBE. Voy !
LA FOULE ET BAGUENAUDE. Voy !
PANURGE, gracieux. M'en ferez-vous l'aimable confidence ?
COLOMBE. Danse !
LA FOULE ET BAGUENAUDE. Danse !
PANURGE, anxieux. Bientôt dois-je être ou triste ou réjoui ?
COLOMBE. Oui !
LA FOULE ET BAGUENAUDE. Oui !
PANURGE, éclatant. Mais, ventredieu ! Ma femme me trompait !
COLOMBE. Elle te l'a dit, mais c'était Ni plus ni moins que fantaisie, Pour mieux t'induire en jalousie. (d'une voix terrifiante) Panurge ! crains ta femme !
PANURGE, à Baguenaude, éploré. Protégez-moi, madame !
LA FOULE ET BAGUENAUDE, répétant d'une voix terrifiante. Panurge ! crains ta femme !
PANURGE, à Colombe, docile et tremblant. Sous le pavillon blanc De Colombe, en parfait amant, Déesse, je me range ! Est-elle loing ?
COLOMBE, avec une grosse voix. Elle est tout près.
PANURGE. Puis-je la voir ?
COLOMBE. Sans faire exprès... (Panurge regarde de tous côtés.) Ne te presse pas tant ! Autrefois, mauvais drôle, Ta femme te grondait, car tu n'avais qu'un rôle Dans ta farce d'époux : boire encore et toujours ! La chanson de taverne était ton seul discours. Or, ta femme a compris, Panurge, qu'il faut boire...
PANURGE, stupéfait, épanoui. Ah !...
COLOMBE. Mais pas trop ! Bouteille est purificatoire Quand on en use bien ; Mais l'abus ne vaut rien, rien ! Source de vie et d'harmonie, Avecque l'amour elle forme Deux divinités adorables, Inséparables, Pourvu qu'on les révère également !... Bois donc si soif te dit ; Bouteille te sourit, Mais si tu veux que ta femme revienne, Il faudra que sa main la Bouteille te tienne ! Surtout retiens ce point : Laisse Martin-Bâton sommeiller dans son coin ; Pour vider leurs querelles, Aux époux il vaut mieux les armes naturelles. J'ai dit.
PANURGE, sautant de joie. Je promets tout ! Les portes du temple se referment.
VOIX, très loin, en clameurs prolongées. Terre !... Terre !... Terre !...
BAGUENAUDE, à la foule, désignant au très loin un vaisseau qui n'est pas encore visible pour la salle. Ah ! voyez ! ce vaisseau !... Aussitôt Lanternoys et Lanternoyses courent au rivage.
LA FOULE. Là !... Voyez !... ce vaisseau !...
BAGUENAUDE. Il approche !... Le voicy !
LA FOULE. Il approche !... Le voicy !
BAGUENAUDE. Le voicy !
PANURGE, dans la joie. Mais je reconnais ce bateau ! C'est celui qui voguait sur Loyre, Près du temple de Frère Jean. Hé ! je le vois, l'abbé notoire, Avec Pantagruel ! Hardy ! sois diligent !...
FRÈRE JEAN, PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS, sur le vaisseau ; tous avec de grands gestes joyeux. Terre !... Terre !...
PANURGE, gesticulant. Eh ! Jean, mon frère !
FRÈRE JEAN, PANTAGRUEL ET SES ÉCUYERS, tous sur le vaisseau qui s'avance. Terre !... Terre !...
PANURGE. Par icy ! Pantagruel, mon cher amy !... (Pantagruel, Frère Jean, Malicorne, Carpalin, Gymnaste, Épistémon débarquent. Cris d'effusion de Panurge et de tous. Ovations bruyantes de la foule saluant les arrivants.) Enfin, je te revoys !
PANTAGRUEL, exubérant. Enfin, je te revoys !
LES ÉCUYERS. Embrassez-nous ! Embrassez-moy !
PANTAGRUEL, de même. Tu ris toujours, Panurge ?
PANURGE, répondant sur le même ton. On rit en Lanternoys... (désignant un groupe de Lanternoyses) Parmi les bachelettes. Elles sont gentes...
FRÈRE JEAN. Fort avenantes, En leurs jolis accoutrements... (Panurge promène Pantagruel et Frère Jean parmi les groupes. Frère Jean désigne Colombe entre toutes. Elle a quitté son costume de sibylle.) Et voici la plus belle assurément ! (saluant) Madame...
PANURGE, ébahi, reconnaissant Colombe. Eh ! c'est la mienne...
COLOMBE. Si vous le voulez bien...
PANURGE, transporté, ému. Colombe ! Colombelle !
COLOMBE. Nous n'aurons donc plus de querelle !
PANURGE. Bouteille !...
COLOMBE. Amour !...
PANURGE. Voilà... ... les deux divinités...
COLOMBE. ... les deux divinités...
BAGUENAUDE, en consacrant l'union. Que vous allez servir avec fidélité...
COLOMBE, gaîment. Rira bien qui rira le dernier ! Ah ! ah !
BAGUENAUDE, FRÈRE JEAN, PANURGE, PANTAGRUEL, gaîment. Ah ! ah !
COLOMBE. Et déjà de vray bonheur je ris ! Ah ! ah !
BAGUENAUDE, FRÈRE JEAN, PANURGE, PANTAGRUEL. Ah ! ah !
COLOMBE. Amy, j'ai su te reprendre... Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
BAGUENAUDE, FRÈRE JEAN ET PANTAGRUEL, désignant Panurge. Voyez-le ! De vray bonheur il rit !
PANURGE. Bien heureux, de vray bonheur je ris !
COLOMBE. Heureuse…
PANURGE. Ah ! je ris !
COLOMBE. Ah ! je ris !
PANURGE. Ah ! je ris !
COLOMBE. Ah ! je suis enfin ! Je suis heureuse !
PANURGE. Ah ! je ris !
FRÈRE JEAN, une bouteille et un piot dans les mains, avec épanouissement. Vivons joyeux et buvons frais ! Vivons joyeux ! Au milieu des rondes des jolies Lanternoyses, on chante, on boit.
PANURGE, PANTAGRUEL, LES ÉCUYERS, LES LANTERNOYS, tous, comme Frère Jean. Vivons joyeux... ... et buvons frais !
FRÈRE JEAN. ... et buvons frais !
PANURGE, PANTAGRUEL, LES ÉCUYERS, LES LANTERNOYS. Vivons joyeux ! Lorsque Panurge veut se servir lui-même à boire, Colombe intervient gentiment et, remplissant son verre, elle embrasse son mari.
FRÈRE JEAN ET PANTAGRUEL. Vivons joyeux et buvons frais ! Vivons joyeux !
TOUS. Vivons joyeux ! Vivons joyeux ! joyeux !
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