la Nonne sanglante
Opéra en cinq actes, livret d'Eugène SCRIBE et Germain DELAVIGNE, d’après The Monk (le Moine), nouvelle (1796) [vol. 1 et 2 – vol. 3 et 4] de Matthew Gregory LEWIS (Londres, 09 juillet 1775 – mort en mer, 14 mai 1818), musique de Charles GOUNOD.
partition (extraits) ; livret (version manuscrite)
Création au Théâtre de l'Opéra [Théâtre Impérial de l'Opéra] (salle Le Peletier) le 18 octobre 1854. Divertissements de Lucien Petipa. Décors de Charles Séchan (actes I et III), Charles Cambon et Joseph Thierry (acte II), Hugues Martin (acte IV), Edouard Desplechin (acte V). Costumes de Paul Lormier.
11 représentations à l'Opéra au 31 décembre 1961 (données les 18, 20, 23, 25 et 27 octobre et 01, 03, 06, 08, 12 et 17 novembre 1854).
Les Binettes contemporaines, revue en trois actes de Clairville, Cordier et Commerson, parodie de la Nonne sanglante, fut donnée le 23 décembre 1854 au Théâtre du Palais-Royal.
=> Livret
personnages |
emplois |
créateurs |
Agnès, la Nonne sanglante | mezzo-soprano | Mmes Palmyre WERTHEIMBER |
Agnès de Moldaw, fille du baron de Moldaw | soprano | Anne POINSOT |
Urbain, page de Rodolphe | soprano | Marie DUSSY |
Anna, jeune paysanne, fiancée de Fritz |
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Pauline Eulalie DAMERON |
Rodolphe, fils du comte de Luddorf | ténor | MM. Louis GUEYMARD |
Pierre l'Hermite |
basse |
Jean DEPASSIO |
le comte de Luddorf | basse | Jean Baptiste Joseph MERLY |
le baron de Moldaw | basse | Jacques GUIGNOT |
Fritz, jeune fermier | Alexandre AIMÈS | |
le Veilleur de nuit | Fidèle Ernest Joseph KŒNIG | |
Arnold, ami du baron de Moldaw | ||
Norberg, ami du baron de Moldaw | Jean Claudius NOIR | |
Chevaliers, Seigneurs et Dames, Soldats, Vassaux du comte de Luddorf et du baron de Moldaw, Paysans, Paysannes | ||
Chef d'orchestre | Narcisse GIRARD |
Divertissements lors de la création :
Acte III. Valse. — Mlles Buisson, Ribon, Herivant, Giraut, Chefevre, Chassagne ; MM. Libersac, Caron, Raimon, Duhamel, Jeandron, François.
Acte IV. Pas de deux. — Mlle Nathan ; M. Beauchet. Pas de trois. — Mlles Robert, Bagdonoff, Fournier. Pas de deux. — Mlle Legrain ; M. Mérante. Valse villageoise. — Mlles L. Rousseau, Gaujelin, Danfeld, Cretin, Poussin, Dujardins, Herrivant, Buisson, Baupérin, Troisvallets, Mercier, Revolte, Simon, Mathet, Cellier, Inemer ; MM. Millot, Charansonnet, Raimon, Jeandron, Goethols, Lagrous, Monjallet, Caron, Duhamel, Libersac, François, Meunier. Musiciens. — MM. Duhamel. – Barbier, Leroy, Duport, Masne, Pisarello. – Bertrand. – Gabillot.
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La scène se passe aux environs de Prague, dans le château de Moldaw, en Bohême, vers le onzième siècle.
Le titre de cet opéra nous rappelle d'abord un roman saisissant, que nous avons dévoré dans notre enfance, puis un mélodrame bien sombre, représenté il y a quelques années au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Bien entendu que M. Scribe s'est gardé d'introduire dans son libretto les terribles ressorts qui font mouvoir la charpente du canevas primitif. Le mélodrame ancien « brave l'honnêteté, » Mais le grand Opéra « veut être respecté. » Traçons une succincte analyse de l'histoire imaginée par M. Scribe : La scène se passe en Bohême, vers le onzième siècle. Le comte de Ludorf et le baron de Moldaw se font une guerre acharnée. Au lever du rideau, le comte et ses chevaliers pénètrent dans le château du baron par une brèche, malgré les efforts des assiégés. Une partie du château est en flammes. Tout à coup un moine, vêtu d'une robe blanche, et tenant une croix à la main, paraît sur la brèche. C'est Pierre l'Ermite. Le moine sépare les combattants, les conjure d'oublier leurs haines de famille pour se rallier tous sous le saint étendard de la première croisade. Le comte et le baron oublient leurs querelles, et, pour gage de la réconciliation, il est convenu que le baron de Moldaw donnera sa fille en mariage à Théobald, le fils aîné du comte de Ludorf. Par malheur pour ce pacte de famille, la jeune Agnès est année de Rodolphe (le frère de Théobald), et Agnès partage cet amour. Rodolphe, la supplie de fuir avec lui, et lui donne rendez-vous pour minuit, sous les remparts du château. — A ces mots la jeune fille frissonne, car minuit c'est l'heure où la nonne sanglante parcourt ces murs épouvantés. — « Tu crois à cette fable ? Eh bien soit ! elle peut nous sauver : montre-toi à minuit sous la forme d'un fantôme, tu inspireras l'effroi à tous les vassaux, et cette ruse facilitera notre fuite. » Agnès résiste. Mais voici le comte et le baron qui surprennent Rodolphe aux pieds de la jeune fille. Le comte maudit son fils et le chasse du château. Alors Agnès, n'écoutant que son amour, s'approche de Rodolphe et lui dit à voix basse : A minuit ! Rodolphe, transporté de joie, vole au rendez-vous. — Minuit sonne : et la nonne sanglante apparaît sous les remparts. Rodolphe, la prenant pour Agnès, jure de n'être qu'à elle, lui met au doigt son anneau et disparaît entraîné par la nonne, pendant qu'Agnès, vêtue de blanc, paraît au haut de l'escalier. Rodolphe est terrifié en apprenant qu'il s'est fiancé à la véritable nonne sanglante. — Spectre, que veux-tu de moi ? — Que tu venges ma mort ! — Quel est ton meurtrier ? — Le comte de Ludorf. — Mon père ! Juste ciel ! Il faut qu'il périsse sous tes coups, sinon tu es à moi ! — Jamais ! Et la position de Rodolphe est d'autant plus critique, que son frère Théobald a péri subitement dans un combat, et que les deux familles consentent à unir Agnès à Rodolphe. Au moment où celui-ci, oubliant le pacte qui le lie à la nonne sanglante, va s'unir à sa chère Agnès, la nonne, invisible pour tous, s'élève de terre et se place à côté de Rodolphe pour lui rappeler ses serments. — Qu'avez-vous, Rodolphe ? Vous frémissez ? disent tous les assistants : l'hymen vous attend... — Cet hymen ne s'accomplira pas ! — Parjure ! il serait possible !... — Et le baron de Moldaw et tous les assistants crient vengeance. Pour rendre cette vengeance plus sûre et plus prompte, deux amis du baron de Moldaw attendent Rodolphe dans un site sauvage, près du château, pour l'assassiner. Or, le comte de Ludorf, qui entend former ce complot, et commençait, du reste, à se repentir du crime qu'il a commis jadis sur une autre Agnès (la nonne sanglante), se livre aux coups des meurtriers pour sauver son fils. La vengeance de la nonne sanglante est donc accomplie ; le trépas du comte nous préserve d'un parricide ; la nonne disparaît, et tout le monde s'embrasse, ou à peu près, car nous avons deux morts dans la famille. Ce poème, dit-on, a été refusé par Meyerbeer, Auber et Halévy. Heureusement pour cette pauvre Nonne, M. Gounod a eu plus de courage. Pour l'en récompenser, le librettiste a modifié, changé, coupé ; puis les artistes sont encore venus couper, changer, modifier. De sorte qu'aujourd'hui le poème et l'opéra, à l'instar des augures romains, ne peuvent plus se regarder sans rire : des récitatifs, des airs, des couplets ont été tronqués, hachés, transformés, bouleversés, supprimés ; des scènes entières sont remplacées par une agréable pantomime. Aussi le public qui achète le libretto est-il passablement dérouté ; mais il se console par trois beaux décors, une musique fortement tissue, savamment instrumentée, et des morceaux d'un beau style. M. Gounod, l'auteur de Sapho et des remarquables chœurs d'Ulysse, a-t-il été complètement heureux dans la Nonne sanglante sous le rapport de l'invention, de la franchise rythmique et des idées homogènes ? Sa partition procède de la bonne école, tous les éléments qui la composent trahissent le musicien éminent et se signalent par une riche facture. Le premier acte a surtout paru très beau, ce qui n'enlève rien aux richesses renfermées dans les deuxième et troisième. — Toutefois, ce qu'il faut constater, c'est que les chœurs et les effets d'orchestre ont la meilleure part dans l'œuvre de M. Gounod ; et là, nous rencontrons des souvenirs, notamment ceux des Huguenots, et certaines réminiscences de Sapho. On peut s'emprunter à soi-même, mais il ne faudrait pas en abuser. Parmi les morceaux applaudis avec justice dans la Nonne sanglante, nous citerons le premier chœur des chevaliers, et la cabalette de Pierre l'Ermite, qui, par sa coupe franche et sa forme antique, nous fait penser Haendel. Le duo d'Agnès et de Rodolphe brille particulièrement par les accompagnements d'orchestre. Le chœur des hommes du peuple, au second acte : Assez rire et boire, nous semble moins réussi sous le rapport mélodique. L'espèce de symphonie infernale exécutée par l'orchestre, pendant que le théâtre change et représente les ruines d'un château gothique, est d'une contexture bizarre et produit beaucoup d'effet, bien qu'elle rappelle la scène de la fonte des balles du Freischütz. Le chœur des ombres, est habilement combiné, mais il aurait besoin d'être chanté à demi-voix, comme l'indique le libretto. La valse des paysans, au troisième acte, est d'un élégant dessin, sans être précisément bien neuve. Les airs de ballets du quatrième sont francs, gracieux et ne manquent pas d'une certaine originalité. Ce quatrième acte se distingue encore par le grand chœur final, qui est traité avec chaleur et animation. Gueymard, — qui chante beaucoup trop, — s'est fait fréquemment applaudir dans les diverses parties du rôle de Rodolphe. Mlle Wertheimber (la nonne), a fort bien dit le duo du troisième acte : Me voici, ton supplice !... Mlle Poinsot est une très belle Agnès. Tous les couplets du page Urbain auraient pu être plus piquants, sous le rapport musical ; mais Mlle Dussy est un charmant page qui chante avec pureté tout ce qu'on lui confie. — Mlle Dameron interprète très gentiment la valse des paysans, et enfin Mlles Robert, Forli et Bagdonoff obtiennent leur part de bravos dans le ballet. En somme, trois beaux décors et surtout une musique large et consciencieusement écrite, recommandent la Nonne sanglante à tous les amateurs.
(Jules Lovy, le Ménestrel, 22 octobre 1854)
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Le sujet du livret a été tiré du roman de Lewis, intitulé : le Moine. L'action se passe en Bohème, au XIe siècle. Deux seigneurs, le baron de Luddorf et le comte de Moldaw, mettent fin à leurs querelles à la voix de Pierre l'Ermite. Un mariage entre Agnès, fille de Moldaw, et Théobald, fils aîné de Luddorf, doit cimenter cette réconciliation ; mais c'est Rodolphe, frère de Théobald, qui aime Agnès et qui en est aimé. Il déclare son amour et s'attire ainsi la malédiction de son père. Agnès consent à fuir avec son amant. Il est convenu entre eux qu'elle revêtira le costume de la Nonne sanglante, fantôme qu'on voit errer la nuit comme une âme en peine et qui inspire la plus grande terreur dans tout le pays ; et qu'à la faveur de ce travestissement, elle franchira l'enceinte du manoir paternel. Cette résolution parait bien extraordinaire de la part d'une jeune fille, surtout en plein moyen âge. Rodolphe, voltairien de l'avant-veille, ne croit pas d'ailleurs aux apparitions ; mais voici que nous entrons dans le vrai domaine de la fantasmagorie. En effet, à minuit, la Nonne sanglante se présente ; Rodolphe la prend pour Agnès déguisée, lui jure un amour éternel, lui donne son anneau et se laisse entraîner par elle ; mais ce fantôme, souillé de sang, le poignard à la main, est celui d'Agnès, la nonne, qui vient chercher sur la terre celui qui fut son séducteur et son meurtrier. Elle conduit Rodolphe, plus mort que vif, dans les ruines du vieux château de Luddorf, et là, au milieu de rites funèbres qui n'ont que des spectres pour témoins, leurs fiançailles sont célébrées. Rodolphe apprend que son frère Théobald étant mort, rien ne s'oppose plus à son union avec Agnès de Moldaw. La Nonne sanglante consent à lui rendre la liberté, à la condition qu'il frappera celui qui fut son meurtrier. Il s'y engage ; mais quel est son effroi lorsque, au milieu d'une fête, elle lui désigne du doigt son père, le baron de Luddorf ! Il ne restait guère qu'un moyen de terminer cet opéra déjà excessivement long, c'était d'amener la mort de ce perfide. Il est en proie aux remords et finit par s'offrir aux coups de poignard que les amis de Moldaw destinaient à son fils. La Nonne sanglante, apaisée par ce sang, pardonne à Luddorf et l'emporte au ciel dans un tableau final. Ce pardon in extremis et cette apothéose de la haine posthume et assouvie terminent d'une manière aussi absurde que ridicule cette pièce légendaire. En assumant la responsabilité d'un tel livret, M. Gounod a fait preuve d'un courage que certaines personnes ont traité de témérité. En effet, la pièce, sous une apparence fantastique et bizarre, offrait au compositeur des situations très connues au théâtre, et empruntées à des chefs-d'œuvre comme la Juive, Othello, les Huguenots, Robert. M. Gounod a abordé résolument ces difficultés, et si le succès n'est pas venu couronner sa tentative, on ne saurait s'en prendre entièrement à lui, car jamais musique n'a été mieux appropriée à la couleur générale du poème L'introduction a un caractère sinistre obtenu principalement par la sonorité des cors, les gammes chromatiques des violons et le chant des trombones. Un air en la majeur de Pierre l'Ermite, avec chœurs, la romance de Rodolphe, le duo : Mon père, d'un ton inflexible, l'ensemble à douze-huit du finale sont les morceaux saillants du premier acte. Le second acte est le plus intéressant. Les couplets d'Urbain, l'air de Rodolphe : Du seigneur, pâle fiancée, sont suivis d'une sorte de symphonie descriptive pendant laquelle l'œil du spectateur ne voit sur la scène que ruines et désolation. Derrière la coulisse, des choristes, à bouche fermée, joignent à l'orchestre des accords bizarres. On comprend la fuite de Rodolphe avec sen étrange compagne et on songe à la ballade de Lénore : Hurrah ! les morts vont vite. Les ruines font place à un palais enchanté resplendissant de clarté. Ici M. Gounod s'est visiblement souvenu du lever du soleil dans le Désert de Félicien David : Cuique suum. A la Marche des trépassés succède un finale d'une grande puissance. Le troisième acte offre des situations plus douces. Nous rappellerons la valse en ré majeur ; l'air : Un jour plus pur, un ciel d'azur brille à ma vue, est instrumenté avec tant de goût et la mélodie en est si gracieuse qu'on remarque peu l'une des innombrables fautes de français dont Scribe a émaillé ses livrets d'opéra. Le quatrième acte renferme de jolis airs de ballet ; quant au cinquième, l'auditeur, fatigué, ne remarque guère que le duo d'Agnès et de Rodolphe, et l'air de Luddorf.
(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, 1869)
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Sujet emprunté à une sombre légende introduite par Lewis dans son roman du Moine. Cet ouvrage, d'une haute valeur musicale, ne fut joué cependant que onze fois. Parmi les morceaux les plus intéressants, il faut citer la symphonie fantastique, le duo de l'incrédule et de la croyante, la scène des morts, le chant de la croisade, le pas des Bohémiens et les finales.
(Gustave Chouquet, Histoire de la musique dramatique en France, 1873)
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Roqueplan, alors directeur de l'Opéra, confia à Gounod le sujet de la Nonne sanglante, épisode fantastique du sombre roman anglais de Lewis, le Moine. Gounod tira tout le parti possible de ce récit peu heureux, et la partition de la Nonne sanglante est une œuvre assurément fort honorable qui se recommande surtout par son style noble et élevé. Parmi ses meilleurs morceaux, il faut signaler la belle symphonie descriptive et le finale du second acte, de jolis airs de ballet et des chœurs remarquables. Suivant Gounod lui-même (Mémoires), plusieurs morceaux sont d'une bonne couleur, entre autres le chant de la Croisade avec Pierre l'Ermite et les chœurs, au premier acte, au second acte, le prélude symphonique des Ruines et la marche des Revenants ; au troisième acte, une cavatine du ténor et son duo avec la Nonne.
(Nouveau Larousse Illustré, 1897-1904)
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costume de Louis Gueymard (Rodolphe) lors de la création, lithographie d'Alexandre Lacauchie (1854)
(édition de 1854)
ACTE PREMIER
Le théâtre représente le château de Moldaw. — Par une brèche faite à la muraille, le comte de Luddorf et ses chevaliers viennent de s'élancer portant des glaives et des flambeaux. — Le baron de Moldaw, debout, l'épée à la main, et suivi de ses vassaux, vient de repousser une partie des assiégeants. Il tient sous ses pieds un des principaux chefs, tandis que le comte de Luddorf lève sa hache d'armes sur un des assiégés, qu'il a renversé. — Une partie du château est en flammes, tandis que des galeries supérieures, les vassaux du baron s'apprêtent a faire pleuvoir le fer et le feu sur leurs ennemis. — En ce moment, au milieu des flammes qui déjà s'élèvent, et au milieu des combattants, un moine, vêtu d'une robe blanche et tenant une croix à la main, paraît sur la brèche : c'est Pierre l'Ermite.
SCÈNE PREMIÈRE LE BARON DE MOLDAW ET SES VASSAUX, LE COMTE DE LUDDORF ET SES CHEVALIERS, PIERRE L'ERMITE, s'élançant entre les combattants.
PIERRE. Arrêtez, chrétiens ! arrêtez ! Craignez la foudre qui s'apprête A frapper vos fronts révoltés !
TOUS, s'arrêtant avec crainte et respect. Pierre le saint anachorète ! Pierre l'Ermite !
PIERRE. Oui, Pierre qui maudit Vos haines de famille et cette guerre impie Dont la Bohême entière et s'émeut et frémit ! Bas les armes, chrétiens ! que chacun se rallie (Montrant la croix qu'il tient à la main.) A ce saint étendard, par qui Dieu m'a conduit ! (Les combattants s'éloignent les uns des autres et baissent la tête, mais tiennent encore leurs glaives dans leurs mains.)
Air Dieu puissant, daigne m'entendre, Et d'un céleste rayon Dans leurs âmes fais descendre La clémence et le pardon ! (Aux combattants.) Avant que le ciel ne tonne Courbez vos fronts prosternés, Et pour que Dieu vous pardonne, A vos frères pardonnez !
[ PIERRE. [ Dieu puissant, daigne m'entendre, [ Et d'un céleste rayon
[ Dans leurs âmes fais descendre [ [ TOUS, se prosternant. [ C'est Dieu que je crois entendre ; [ C'est un céleste rayon [ Qui dans mon cœur fait descendre [ La clémence et le pardon ! (Ils jettent tous leurs armes ; le comte et le baron s'empressent autour de Pierre.)
PIERRE. Si longtemps ennemis, jurez vous d'être frères !
LE COMTE ET LE BARON. Mon père, qu'il soit fait ainsi que Dieu l'a dit !
PIERRE. Pour éteindre à jamais ces haines centenaires, Voici ce que ce Dieu, par ma voix, vous prescrit : Vous ne formerez plus qu'une même famille ! Vous, baron de Moldaw, donnerez votre fille, Agnès, à Théobald... (Montrant Luddorf.) L'aîné de ses deux fils. (Le baron et le comte étendent tous deux la main.) Vous le jurez ?... c'est bien !... que vos cœurs soient unis… (Leur prenant les mains qu'il joint.) Comme vos mains !... (Avec exaltation.) Chez l'Infidèle, O vaillant Théobald, pour la croix tu combats !... Et demain, mes amis, nous suivrons tous ses pas !
CHŒUR. Oui, tous !
PIERRE. (Cabalette de l'air.)
C'est Dieu qui vous appelle ; Qu'il faut, dans un saint zèle, Marcher et vous unir ! A ceux qui savent croire, Dieu promet, pour victoire, La palme de la gloire Ou celle du martyr ! Oui, vers vous du Jourdain, les tribus opprimées Étendent leurs bras suppliants ; Marchons à leur secours, et le Dieu des armées Conduira nos pas triomphants !
CHŒUR GÉNÉRAL. C'est Dieu qui nous appelle ; C'est contre l'Infidèle Qu'il faut, dans un saint zèle, Marcher et nous unir ! A ceux qui savent croire, Dieu promet, pour victoire, La palme de la gloire Ou celle du martyr ! (A la fin de cet ensemble, on entend un bruit de marche.)
LE BARON DE MOLDAW. Quel est ce bruit ?
LE COMTE DE LUDDORF. C'est la marche guerrière Des Luddorf courant aux combats !
Mon second fils, Rodolfe, au secours de
son père,
LE BARON DE MOLDAW. Il assistera, comte, à l'hymen de son frère ! (Donnant la main au comte.) Venez ! à mon Agnès je veux Apprendre le lien qui nous unit tous deux ! (Aux soldats de Luddorf.) Et vous, amis, aux combats faisant trêves, Entrez, avec sécurité, Dans ce château, que défendaient nos glaives, Et qui vous est ouvert par l'hospitalité !
CHŒUR DE SOLDATS. Compagnons, bas les armes ! Plus de sang ! plus de larmes ! Pleins d'un joyeux transport, Buvons... chantons en frères ; Et que le choc des verres Succède aux cris de mort ! (Ils entrent tous dans l'intérieur du château.)
SCÈNE II PIERRE, puis RODOLFE.
RODOLFE, entrant vivement et regardant autour de lui la tour, qui dans ce moment est déserte. Nos ennemis vaincus ont fui loin de ce lieu ! La victoire est à nous !
PIERRE. La victoire est à Dieu ! La paix va, grâce à lui, succéder au carnage !
RODOLFE, avec joie. Quoi ! la paix ?...
PIERRE. Oui ; la main d'Agnès en est le gage.
RODOLFE, troublé. Ah ! grand Dieu !
PIERRE, Votre frère, au retour des combats, Doit l'épouser !
RODOLFE. Cela ne sera pas !
Romance En vain la discorde inhumaine Habitait ce sombre séjour ; Mon cœur, à leurs serments de haine, Répondait par des vœux d'amour ! (Avec chaleur.) Agnès, ma douce idole ! Ange qui me console, On prétend que j'immole L'espoir que j'ai formé ! (Avec exaltation.) Non, non, plutôt la guerre, L'exil et la misère... (A Pierre.) Car je l'aime, mon père ! Je l'aime et suis aimé !
PIERRE. Qu'as-tu dit ?
RODOLFE. Deuxième Couplet (Plus animé.) Contre moi, le courroux céleste A formé ces nœuds que je hais ! Malgré moi, déjà, je déteste Ce frère qu'autrefois j'aimais ! Si l'âme de ma vie, Mon père, m'est ravie, Si par la tyrannie Mon cœur est opprimé, D'un père et du ciel même Je brave l'anathème ! Car je l'aime... je l'aime... Je l'aime et suis aimé !
PIERRE. Amour coupable que j'abhorre !
RODOLFE. Qui veut contraindre Agnès est plus coupable encore !
PIERRE. Et le salut de tous, et la voix du devoir...
RODOLFE. Est muette en un cœur en proie au désespoir ! (Pierre le prenant par la main avec compassion, et l'amenant au bord du théâtre, sur la ritournelle du morceau suivant.)
Duo
PIERRE. Dieu nous commande l'espérance, Et Dieu vous soutiendra, mon fils ! On est fort contre la souffrance Quand on souffre pour son pays !
RODOLFE, avec désespoir. C'est contre moi qu'ils ont tourné leurs armes...
PIERRE. A sa patrie, il faut tout immoler !
RODOLFE, de même. Que me restera-t-il ?
PIERRE. Moi, pour sécher les larmes Que l'amour aura fait couler !
RODOLFE. Rien ne calme les maux dont mon cœur est victime !
PIERRE. Ici-bas, excepté du crime, De tout on peut se consoler !
[ RODOLFE. [ Non, non, en proie à la souffrance, [ Je ne puis suivre vos avis ! [ Et désormais, sans espérance, [ Mes jours sont proscrits et maudits ! [ [ PIERRE. [ Dieu nous commande l'espérance, [ Et Dieu vous soutiendra, mon fils ! [ On est fort contre la souffrance [ Quand on souffre pour son pays ! (Pierre sort par la droite. Rodolfe tombe anéanti sur un quartier de rocher. Agnès sort de l'intérieur du château.)
SCÈNE III RODOLFE, AGNÈS.
AGNÈS, s'avance timidement, aperçoit Rodolfe et pousse un cri. Rodolfe !...
RODOLFE, levant la tête. Agnès !... (Courant à elle et l'amenant par la main.) Dans tes yeux pleins de larmes, Ah ! je lis ton sort, et le mien ! Tu sais tout !
AGNÈS. Oui !... oui... la vie est sans charmes Pour ce cœur abattu, qui n'espère plus rien !
Duo
Mon père, d'un ton inflexible, Hélas ! a proscrit nos amours ! Et dans ce ciel sombre et terrible, Pour nous il n'est plus de beaux jours !
RODOLFE. A l'amour, rien n'est impossible !... Si ton cœur m'appartient toujours, Pour nous, le ciel sombre et terrible, Conserve encor quelques beaux jours !
AGNÈS. Au malheur comment nous soustraire ?
RODOLFE. Tous les deux fuyons dès ce soir…
AGNÈS. Braver l'autorité d'un père !...
RODOLFE. Tout est permis au désespoir… Sous le rempart du nord, quand la nuit sera sombre, Je t'attendrai !
AGNÈS, tremblante. Non, non !
RODOLFE. A minuit !
AGNÈS, avec effroi. A minuit !
RODOLFE. Quoi ! tu frissonnes ?...
AGNÈS. Cette nuit Est celle où tous les ans son ombre Parcourt ces murs épouvantés.
RODOLFE. Quelle ombre ?
AGNÈS. Écoutez ! écoutez ! Avant minuit, les portes sont ouvertes Pour le fantôme en habits blancs ; La Nonne sanglante, à pas lents, Traîne ses pieds sur les dalles désertes. Dans l'ombre on l'entend s'avancer ; La foudre roule, l'air se glace ! Respectez la Nonne qui passe ! Vivants, laissez la mort passer !
RODOLFE. Comment ! tu crois à cette fable ?
AGNÈS. Rodolfe, en vain vous en doutez, On l'a vu, ce spectre effroyable !
RODOLFE. Erreur !
AGNÈS. Écoutez ! écoutez ! Sur ses habits, le sang tombe et ruisselle ; Son œil est fixe et sans regard ; Sa main droite tient un poignard, Et dans la gauche une lampe étincelle. Livide on la voit s'avancer ; La foudre roule, l'air se glace : Respectez la Nonne qui passe ! Vivants, laissez la mort passer !
RODOLFE. Et tu peux croire à cette fable ?...
AGNÈS. Rodolfe, nous y croyons tous : On l'a vu, ce spectre effroyable... Eh bien, que me répondrez-vous ?
[ RODOLFE. [ A l’amour rien n’est impossible ! [ Si ton cœur répond à mon cœur, [ Dans cette nuit sombre et terrible, [ Pour nous peut briller le bonheur ! [ [ AGNÈS. [ Non, non ! du destin inflexible [ N'allons point braver la rigueur ! [ Redoutons la Nonne terrible [ Dont le nom seul porte malheur !
RODOLFE. Cette fable qui t'épouvante Nous sauve, si tu veux te fier à ma foi !
AGNÈS. Je devrais mon bonheur à la Nonne sanglante Non, non !
RODOLFE. Agnès, écoute-moi ! Lorsqu'a minuit les portes sont ouvertes, En habits blancs, l’œil sans regard, Tenant la lampe et le poignard, Ose marcher sur les dalles désertes !... Quand ils la verront s'avancer, Fais, grand Dieu ! que l'effroi les glace ; Grand Dieu ! c'est mon Agnès qui passe ! Sous tes ailes fais-la passer !
AGNÈS. Braver le spectre au sortir de sa tombe !
RODOLFE. Mais ce spectre n'existe pas !
AGNÈS. Je crois me sentir dans ses bras ! En y pensant, de terreur je succombe…
RODOLFE. Si tu m'aimes, tu l'oseras !
Ensemble (Strette du duo.)
[ RODOLFE, vivement. [ O toi que j'adore ! [ O toi que j'implore ! [ Bien avant l'aurore [ Il faut fuir tous deux ! [ L'amour, qui m'inspire, [ Saura nous conduire. [ Consens, ou j'expire [ D'amour à tes yeux ! [ [ AGNÈS. [ Mon cœur qui t'adore, [ Te prie et t'implore ! [ Quand viendra l'aurore [ Fuis seul de ces lieux ! [ Tu vas me maudire... [ Et dans mon délire [ Je t'aime !... et j'expire [ De crainte à tes yeux !
AGNÈS. Jamais !
RODOLFE. A tes genoux je tombe !
AGNÈS. Jamais !
RODOLFE. Surmonte cet effroi ! A minuit !...
AGNÈS. Prends-pitié de moi ! C'est insulter et le ciel et la tombe… Laisse-moi ! laisse-moi !
[ RODOLFE. [ O toi que j'adore ! [ O toi que j’implore ! [ Bien avant l'aurore [ Il faut fuir tous deux ! [ L'amour, qui m'inspire, [ Saura nous conduire. [ Consens, ou j'expire [ D'amour à tes yeux ! [ [ AGNÈS. [ Mon cœur, qui t'adore, [ Te prie et t'implore ! [ Quand viendra l'aurore [ Fuis seul de ces lieux ! [ Tu vas me maudire... [ Et dans mon délire [ Je t'aime !... et j'expire [ De crainte à tes yeux ! (Rodolfe est aux genoux d'Agnès et redouble ses instances.)
SCÈNE IV LES PRÉCÉDENTS, LE COMTE DE LUDDORF, LE BARON DE MOLDAW, CHEVALIERS, VASSAUX ET VASSALES.
LUDDORF ET MOLDAW. Que vois-je ?...
AGNÈS. Il est perdu !
RODOLFE. Mon père !
LUDDORF. Qui, lui ! mon fils… aux genoux De l'épouse de son frère !
RODOLFE. C'est moi qui suis son époux ! Moi qu’elle aimait ! moi qu'elle aime ! Je le déclare à la face de tous ! A la face de Dieu, notre juge suprême !
LUDDORF, à Rodolfe. Renonce à cet amour !
RODOLFE. Plutôt cent fois mourir ! Dussé-je être frappé par la main de mon frère, Plus encor… par votre colère, Plutôt mourir que d'obéir !
LUDDORF. Eh bien donc, sur ton front que tombe l'anathème !
SCÈNE V LES PRÉCÉDENTS, PIERRE, qui est entré pendant ces derniers vers.
PIERRE, à Luddorf. Ah ! prêt à l'accabler, sur toi-même frémis ! L'anathème d’un père est celui de Dieu même !
AGNÈS. Et Rodolfe est votre fils !
LUDDORF. Un fils coupable ! un fils rebelle ! Que la maison paternelle, Que mon cœur et mes bras lui soient donc interdits !... Va-t'en, je te maudis !
[ PIERRE, AGNÈS ET LE CHŒUR. [ O terreur qui m'accable ! [ Arrêt inexorable [ Qui punit un coupable [ Sur qui mon cœur gémit ! [ Qui prendra sur la terre [ Pitié de sa misère, [ Quand la voix de son père [ Le frappe et le maudit ? [ [ LUDDORF ET MOLDAW. [ Malheur au fils coupable ! [ D'un arrêt redoutable [ C'est le ciel qui l'accable, [ C'est Dieu qui le punit ! [ Loin de nous sur la terre [ Qu'il traîne sa misère ; [ Le courroux de son père [ Le frappe et le maudit ! [ [ RODOLFE. [ C'en est fait, tout m'accable ! [ Par l'arrêt redoutable [ Qui punit un coupable [ Mon espoir est détruit. [ Nul ami sur la terre [ Ne reste à ma misère, [ Car Agnès et mon père [ M'ont proscrit et maudit !
RODOLFE. Eh bien, je pars chassé... je pars chassé loin d'elle ! Désespéré, maudit par la voix paternelle ! Mais contre tant de maux où vous m'avez réduit, Bientôt la mort...
AGNÈS, tremblante et s'approchant de Rodolfe, lui dit à voix basse. A minuit !
RODOLFE, avec transport. A minuit !...
[ RODOLFE, avec joie. [ O bonheur ineffable ! [ En mon sort misérable, [ Quelle voix secourable [ Tout à coup retentit ! [ Doux rayon qui m'éclaire, [ Un ange tutélaire [ Me reste sur la terre... [ Je ne suis plus maudit ! [ [ AGNÈS. [ Je dois, quand tout l'accable, [ Partager du coupable [ Le destin misérable. [ Il le sait… je l'ai dit ! [ Hélas ! j’ai dû le faire : [ Il n’a que moi sur terre, [ Le courroux de son père [ Le frappe et le maudit ! [ [ LUDDORF ET MOLDAW. [ Malheur au fils coupable ! [ D'un arrêt redoutable [ C'est le ciel qui l'accable, [ C'est Dieu qui le punit. [ Loin de nous sur la terre [ Qu'il traîne sa misère ; [ Le courroux de son père [ Le frappe et le maudit ! [ [ PIERRE ET LE CHŒUR. [ O terreur qui m'accable ! [ Arrêt inexorable, [ Qui punit un coupable [ Sur qui mon cœur gémit ! [ Qui prendra sur la terre [ Pitié de sa misère, [ Quand la voix de son père [ L'a proscrit et maudit ? (Moldaw entraîne sa fille ; Luddorf renouvelle à Rodolfe l'ordre de s'éloigner, tandis que les soldats et vassaux de Luddorf, à genoux ou tendant les bras vers lui, semblent intercéder pour son fils, qui part accompagné et soutenu par Pierre. La toile tombe.)
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maquette du costume d'Agnès de Moldaw par Paul Lormier pour la création
ACTE DEUXIÈME
Une rue sur laquelle donne la principale cour du château. — Au fond le château, où l'on monte par un large escalier. Une grande grille sépare la cour du château de la rue, et cette grille est ouverte.
SCÈNE PREMIÈRE HOMMES ET FEMMES DU PEUPLE, à gauche, devant une taverne et buvant ; URBAIN, couvert d'un manteau, et se promenant en long et en large sur la place.
[ CHŒUR. [ Assez rire et boire ! [ Rentrons, mes amis, [ Rentrons au logis, [ Car la nuit est noire ! [ Assez rire et boire [ De ce vin du Rhin [ Dont le jus divin [ Ote la mémoire ! [ [ URBAIN. [ Assez rire et boire ! [ Bourgeois, mes amis, [ Rentrez au logis, [ Car la nuit est noire ! [ Assez rire et boire [ De ce vin du Rhin [ Dont le jus divin [ Ote la mémoire !
URBAIN. Mon maître va bientôt venir, Car du rendez-vous voici l'heure ! Et pour regagner leur demeure Ces bourgeois devraient déguerpir : Comment donc les faire partir ? (S'adressant à un bourgeois.) Avant que minuit ne sonne Soyons clos en nos logis ! Car voici l’heure où la Nonne Descendra de ce parvis !
LES BOURGEOIS, effrayés. Vous croyez... vous croyez ?...
URBAIN, montrant les grilles du fond que des domestiques du palais ouvrent en ce moment. Voyez, suivant l'usage, D'avance, sur son passage, Un soin prévoyant et sage Ouvre ces grilles d'airain, Qu'elle briserait soudain !
CHŒUR. Partons, partons ! hâtons nos pas ! Amis, ne nous exposons pas... Assez rire et boire ! Rentrons, mes amis, Rentrons au logis, Car la nuit est noire ! Assez rire et boire, De ce vin du Rhin Dont le jus divin Ote la mémoire ! (A demi-voix.) Je me sens glacé d'épouvante : L'aspect de la Nonne sanglante Peut, dit-on, donner le trépas ! Partons, partons ! doublons le pas ! (Ils sortent par la gauche, et la taverne se ferme.)
SCÈNE II
URBAIN, riant. Nonne !... je te bénis.... tu les auras fait fuir ! Mon maître à présent peut venir !
Premier Couplet L'espoir et l'amour dans l'âme, Quand vient la nuit, qu'il est doux D'attendre une noble dame En un galant rendez-vous ! Bientôt elle va paraître, De trouble le cœur saisi… Ah ! qu'il est heureux, mon maître… Que ne suis-je comme lui !
Deuxième Couplet Dans ce char qui vous entraîne, Muet et doux entretien, Votre main est dans la sienne, Votre cœur bat près du sien ! L'aurore qui va renaître Verra leur destin uni... Ah ! qu'il est heureux ! mon maître, Quand serais-je comme lui ?
SCÈNE III RODOLFE, URBAIN.
RODOLFE. Tout est-il prêt ?
URBAIN. Oui, mon maître !
RODOLFE. Laisse-moi !...
URBAIN, sortant par la droite. J'attends là le signal du départ !
SCÈNE IV RODOLFE, puis LA NONNE.
RODOLFE, seul, regardant l'escalier du palais. Voici l'heure !.. bientôt mon Agnès va paraître, Blanche nonne !... portant la lampe et le poignard !
Air Du Seigneur, pâle fiancée, Toi, dont j'implore le secours, Du fond de la tombe glacée, Nonne, protège nos amours ! Viens ! et protège nos amours ! Ainsi que nous, peut-être Esclave des tyrans, Ton cœur a pu connaître L'amour et ses tourments ! Du Seigneur, pâle fiancée, Toi, dont j'implore le secours, Du fond de ta tombe glacée Nonne, protège nos amours ! (Écoutant.) Mais l'airain sonne !... et de la voûte immense Un pas lointain a troublé le silence.
Cavatine, agitée. C’est Agnès !... oui, c’est elle !... D'où vient donc que soudain Une terreur mortelle A fait battre mon sein ? Je tressaille et succombe A l'horreur que je sens… Et le froid de la tombe A glacé tous mes sens ! (La Nonne commence à paraître au haut de l'escalier.) Ainsi que l'indiquait la légende fatale, Voici bien le poignard... la lampe sépulcrale, Et la tache de sang Qui souille son long voile blanc ! (Faisant quelques pas pour aller au devant de la Nonne qui descend lentement les marches de l'escalier.) Allons !... allons !... C'est Agnès !... c'est elle !... (S'arrêtant.) D'où vient donc que soudain Une terreur mortelle A fait battre mon sein ? Je tressaille et succombe A l'horreur que je sens Et le froid de la tombe A glacé tous mes sens ! (Pendant cette reprise, la Nonne s'est approchée de lui.) (A la Nonne.) Combien l'heure me semblait lente ! Agnès, Agnès !... enfin je te revoie ! Tu ne me réponds pas ! immobile et tremblante, Craindrais-tu de me suivre ? Ah ! calme ton effroi ! Agnès, toi qui m’es chère Je t’engage ma foi ! Par le ciel et la terre, Je jure d'être à toi !
LA NONNE, d'une voix sépulcrale. A moi !!!
RODOLFE, avec amour. Toujours à toi ! (Lui prenant la main.) Ah ! que ta main est froide ! (Il lui met au doigt son anneau.)
LA NONNE. A moi !... Toujours à moi !... (Elle lui prend la main. Le tonnerre gronde, les éclairs brillent et l'on entend les mugissements de l'enfer.)
RODOLFE. Ah ! je frissonne, Et le ciel tonne ! L'éclair sillonne Ce noir palais ! Vaine furie !... (A la Nonne.) A toi, ma vie ! L'hymen nous lie Et pour jamais ! Oui, sous mes pas la terre tremble... N’importe !... viens !... fuyons ensemble !... (En ce moment, Agnès, vêtue de blanc, paraît au haut de l’escalier, à gauche.) Ah ! je frissonne, Et le ciel tonne ! L'éclair sillonne Ce noir palais ! Vaine furie !... A toi, ma vie ! L’hymen nous lie Et pour jamais ! (Il disparaît par la droite, entraîné par la Nonne et à la lueur des éclairs ; la scène se couvre de nuages ; une musique infernale se fait entendre. — Le théâtre change et représente les ruines d'un château gothique. Une vaste salle d'armes, dont les croisées et les portiques sont à moitié détruits. Au milieu du théâtre, les débris d'une grande table de pierre, et des sièges en pierre qui sont couverts de lierre et de plantes sauvages. La lune éclaire ce tableau et laisse apercevoir au fond du théâtre et au sommet du rocher un ermitage.)
SCÈNE V RODOLFE ET URBAIN, entrant vivement par la porte du fond qui est à moitié ruinée.
RODOLFE.
Récitatif Effrayés par la foudre et l'ouragan terrible, Nos chevaux, que lançait une main invisible, Comme une flèche ont atteint les parois De la roche escarpée où brillait autrefois L'antique château de mes pères ! (Regardant autour de lui.) Séjour abandonné… ruines solitaires... Sous vos sombres débris cachez bien nos projets !
URBAIN. Et votre fiancée... Agnès ?...
RODOLFE. Toujours silencieuse !... et passant tout à l'heure Auprès de la chapelle... elle a quitté ma main ! D'effroi, tremblante, elle est soudain Tombée à genoux !... elle pleure ! Elle prie !... un instant respectons son effroi ? (Prenant Urbain par la main et lui montrant au fond du théâtre l'ermitage, qu'on aperçoit de loin.) Au sommet du rocher et près des cieux, habite Pierre, le pieux cénobite : Je puis me fier à sa foi ! Va le chercher ?... qu'il vienne, Que dans le cœur d'Agnès Sa présence ramène Le pardon et la paix ! (Urbain s'éloigne et disparaît au milieu des ruines.)
SCÈNE VI
RODOLFE, seul. Remparts qu'avait bâtis Rodolfe, notre ancêtre ! Tombeaux de mes aïeux, que je foule peut-être !... Quel forfait impuni vous a donc renversés ? Qui couvrit vos lambris de ronces et de lierre ? Et ne devez-vous plus, sortant de la poussière, Retrouver votre gloire et vos honneurs passé ?... (La lune disparaît ; les portiques et les croisées en ruine reprennent leur forme et leur élégance premières. Les débris de la table de pierre se changent en une vaste table couverte de mets et richement servie. Tout autour, des sièges nombreux. Les flambeaux qui couvrent la table s'allument tout à coup, ainsi que les candélabres qui garnissaient la salle d'armes, et à l'obscurité succède l'éclat des flambeaux, des dorures et des faisceaux d'armes qui brillent de toutes parts ; mais tout ce changement s'est fait silencieusement.) (Se retournant et poussant un cri.) Ah !... je revois ces lieux connus de mon enfance !... La salle du banquet aux convives nombreux ! Mais aujourd'hui... déserte... immense… Je n'entends plus leurs cris joyeux ! (On entend un chant souterrain, sombre et mystérieux. Paraissent à toutes les portes de la salle des seigneurs et des dames richement habillés, mais d'une pâleur effrayante et ne faisant presque pas de mouvements, ils glissent plutôt qu'ils ne marchent, et s'avancent lentement.)
CHŒUR, à demi-voix. Les morts reviennent ; Ils se souviennent De leurs beaux jours, De leurs amours ! Nouvelle fête Pour nous s'apprête : Fuyez nos pas... N'approchez pas !...
RODOLFE, les regardant. Prodige qui confond ma raison et mes yeux, Ces traits que j'admirais sur leurs portraits antiques, Ces traits décolorés sont ceux de mes aïeux ! (S'avançant vers eux.) Ombres que je révère, ancêtres glorieux, Parlez !... Qui vous ramène aux foyers domestiques ? Répondez-moi ?... Sombres, silencieux !... Ils s'asseyent... (Les seigneurs et les dames se sont assis en silence. Des pages, des écuyers, des hommes d'armes, à la figure pâle et livide, les servent sans proférer une parole.) (Les contemplant avec effroi.) De vin leur coupe s'est remplie ! Mais, convives glacés, à peine si ces lieux Ont retenti du bruit de leur muette orgie !...
CHŒUR, à voix basse. Les morts reviennent ; Ils se souviennent De leurs beaux jours, De leurs amours ! Nouvelle fête Pour nous s'apprête : Fuyez nos pas… N'approchez pas !...
SCÈNE VII LES PRÉCÉDENTS, LA NONNE, toujours voilée et s'avançant lentement.
RODOLFE, allant à elle. Agnès, où sommes-nous ?... et quelle destinée Les a tous rassemblés ici ?
LA NONNE. Notre hyménée !
RODOLFE. Qui sont-ils ?
LA NONNE. Nos témoins !... regarde !...
RODOLFE, regardant un chevalier qui se lève. Ah ! qu'ai-je vu Mon frère, auprès de moi !... Frère, que me veux-tu ? Réponds ?
LA NONNE. Il ne le peut !... atteint par le trépas, Il possède une tombe, et moi je n'en ai pas !
RODOLFE. Eh ! qui donc êtes-vous ?
LA NONNE. Moi !... la Nonne sanglante !
RODOLFE. O ciel !...
LA NONNE. Ta fiancée !... oui, voilà, ton anneau Qui tous deux nous unit par delà le tombeau !
RODOLFE. O terreur !
LA NONNE. Tu l'as dit : « Agnès, toi qui m'es chère, « Je t'engage ma foi... « Par le ciel et la terre « Je jure d'être à toi !... »
[ RODOLFE. [ Sous moi tremble la terre, [ Et je me meurs d'effroi ! [ [ CHŒUR. [ Par le ciel et la terre [ Il engagea sa foi ! [ [ LA NONNE. [ « Agnès, toi qui m'es chère, [ « A toi ! toujours toi ! »
LA NONNE, l’entraînant. Unis par le trépas, Viens... viens... tu me suivras !
RODOLFE. Ah ! qui me sauvera ?
SCÈNE VIII LES PRÉCÉDENTS, PIERRE L'ERMITE, amené par Urbain et paraissant à la porte du fond, tenant une croix à la main.
PIERRE. Mon bras qui te protège, Et Dieu qui nous défend ! (Étendant la croix vers les fantômes.) Du tombeau, funèbre cortège ; Rentrez dans le néant ! (Les flambeaux s'éteignent. Les riches lambris disparaissent et font place aux ruines. La lune voilée par des nuages éclaire seule le théâtre.)
LA NONNE, montrant Rodolfe. Lui seul, impie et sacrilège, M’appartient... et sa foi Je la réclamerai !
RODOLFE. Mon Dieu ! protégez-moi !
LA NONNE. Toujours à moi !
CHŒUR des fantômes, qui disparaissent peu à peu. Les morts reviennent ; Ils se souviennent De leurs beaux jours, De leurs amours !
LA NONNE. A moi… toujours !
RODOLFE, avec désespoir. Toujours !!! (La Nonne et les fantômes s'abîment sous terre ou derrière les ruines, et Rodolfe, évanoui, est tombé dans les bras d'Urbain. — La toile tombe.)
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maquette de costume d'un Villageois bohémien par Paul Lormier pour la création
ACTE TROISIÈME
Une chambre rustique, en Bohême. — A gauche, une grande porte ouverte donnant sur une forêt qui entoure, la ferme. — Au fond, deux croisées ; entre les croisées, un lit de repos. — A droite, sur le premier plan, une table, quelques chaises.
SCÈNE PREMIÈME Au lever du rideau, des ménétriers placés à gauche exécutent un air de valse. FRITZ ET ANNA, DE JEUNES PAYSANNES ET DE JEUNES PAYSANS BOHEMIENS entrent en valsant.
CHŒUR. Valsez sous l’ombrage, Filles du village ; L'archet retentit, Et le jour finit ! Que la valse est belle ! Rapide comme elle, Le plaisir va fuir... Sachons le saisir !
ANNA, montrant la forêt qu'on aperçoit au fond. La lune brille, L'herbe scintille ; La jeune fille, A demi-voix, Gaîment répète La chansonnette Que la fauvette Disait au bois : Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
CHŒUR. Valsez sous l'ombrage, Filles du village ; L'archet retentit, Et le jour finit ! Que la valse est belle ! Rapide comme elle, Le plaisir va fuir... Sachons le saisir ! (L'air de danse continue toujours ; les jeunes gens et les jeunes filles sortent de la chambre ou y rentrent en valsant. Au fond, sous les arbres de la forêt, on aperçoit plusieurs groupes qui valsent aussi.)
FRITZ, s’adressant aux paysans. Demain, j'épouse Anna, ma fiancée !
ANNA. Et nous dansons, par avance, aujourd'hui !
FRITZ. Rêves d'amour enivrent ma pensée !... Demain, elle est à moi…
ANNA. Quel bonheur d'être à lui !
ENSEMBLE. Sur nos tapis de mousse, Combien la valse est douce ! Combien ses gais accents Deviennent enivrants, Quand de son amoureuse, Émue et gracieuse, Le jeune et beau valseur Sent palpiter le cœur !
TOUS ENSEMBLE. Valsez sous l'ombrage, Filles du village ; L'archet retentit Et voici la nuit ! Que la valse est belle ! Rapide comme elle, Le plaisir va fuir Sachons le saisir ! (Au milieu du chœur général des danseurs et des chanteurs, Urbain paraît à la porte du fond.)
SCÈNE II LES PRÉCÉDENTS, URBAIN ; puis RODOLPHE.
URBAIN. On m'a dit qu'en ces lieux je trouverais mon maître.
FRITZ. Un étranger…
ANNA. Un jeune et beau seigneur…
FRITZ. Que nous avons reçu sous notre toit champêtre ?
URBAIN. Lui-même.
FRITZ. Ah ! jour et nuit, profonde est sa douleur !
URBAIN. Je la connais, et viens la changer en bonheur !
Premier Couplet Un page de ma sorte, Page leste et joyeux, D'ordinaire n’apporte Que messages heureux ! A l'usage fidèle, J'annonce une nouvelle Qui comblera ses vœux Cette heureuse nouvelle, Quelle est-elle ? Quelle est-elle ? (Aux paysans et paysannes qui l'entourent.) Ah ! vous en êtes curieux ? (A Anna.) Vraiment, vraiment, ma toute belle ? Eh bien, eh bien, je vous le dis tout bas, Rassurez-vous... vous ne le saurez pas !
Deuxième Couplet De cet heureux message, A bon droit, je suis fier ! Et Monseigneur, je gage, Me le paiera bien cher ! (Aux paysannes et paysans.) Vous voulez le connaître Pour le dire mon maître ; Les amoureux Sont toujours généreux ! Ma nouvelle est si belle... Quelle est-elle ? Ah ! vous en êtes curieux ? Vraiment, vraiment, je comprends votre zèle : Eh bien, eh bien, je vous le dis tout bas, Tra, la, la... vous ne le saurez pas !
(Apercevant Rodolfe qui entre et courant à lui.) Ah ! mon maître, c'est vous ! la fortune jalouse, Par un brusque retour comble tous vos souhaits ! Vos parents désarmés vous accordent Agnès !
RODOLFE, poussant un cri de joie. Je n'ose y croire... Agnès !...
URBAIN. Votre Agnès pour épouse !
RODOLFE. Et comment ?
URBAIN. Théobald, par un coup imprévu, Frappé dans les combats...
RODOLFE, avec effroi. Ah ! c'est lui que j'ai vu! C'est lui qui, délaissant sa couche sépulcrale, Assistait, sombre et pâle, à l'union fatale Dont j'étais la victime !... O mon frère ! ô douleur !... (Aux villageois.) Un instant seul avec mon page Laissez-moi, mes amis (La valse reprend. Fritz, Anna et les valseurs sortent tous par la porte du fond, qui se referme.)
SCÈNE III URBAIN, RODOLFE. (Rodolfe est retombé assis près de la table, à droite ; Urbain, contemplant avec surprise son air rêveur, s'approche de lui.)
RODOLFE, à part. Au milieu de l'orage, Cette lueur d'espoir, cet éclair de bonheur, Du sort qui me poursuit redouble encor l'horreur ! Duo Malheur au fiancé de la Nonne sanglante !
URBAIN. Que dites-vous, maître ? que dites-vous ?
RODOLFE. As-tu donc oublié cette nuit d’épouvante, Où le spectre, de moi, reçut l’anneau d’époux ? Depuis lors, ô prodige, où ma raison succombe, Tous les soirs… oui… tous les soirs, à minuit, Le fantôme sort de sa tombe Et vient, pâle et glacé, s’asseoir près de mon lit !
URBAIN, effrayé. Tous les soirs !...
RODOLFE. Tous les soirs !
URBAIN. A minuit !
RODOLFE. A minuit !
Ensemble
URBAIN. O terreur qui m'oppresse ! D'une telle maîtresse, D'un pareil rendez-vous, Mon cœur n'est pas jaloux ! Dieu veillera sur nous, Mon maître, calmez-vous !
RODOLFE. Tourment terrible qui m'oppresse, Devant moi son ombre se dresse, Et vient, pâle, au rendez-vous Donné par l'enfer en courroux !... (Avec délire.) Va-t’en !... va-t'en !... fuis loin de nous !
RODOLFE. Chaque nuit la ramène !... et sa voix vengeresse, Me rappelant ma fatale promesse : « A toi… toujours à toi… même après le tombeau !... « Tu l’as dit, tu l'as dit... et voici ton anneau ! « Des serments la tombe est jalouse… « Et nulle autre que moi ne sera ton épouse !...
URBAIN, effrayé. A toi !...
RODOLFE. Toujours à toi !
URBAIN. Même après le tombeau !
RODOLFE. Même après le tombeau !
Ensemble
URBAIN. O terrible promesse ! D'une telle maîtresse, D'un pareil rendez-vous, Mon cœur n'est pas jaloux ! Dieu veillera sur nous, Mon maître, calmez-vous !
RODOLFE. Tourment terrible qui m'oppresse, Devant moi son ombre se dresse ! Et vient, fidèle au rendez-vous Donné par l'enfer en courroux ! (Avec délire.) Va-t'en !... va-t'en !... fuis loin de nous !
URBAIN. Cantabile Du vain délire où votre âme s'agite Bientôt vont fuir les sinistres vapeurs ; Bientôt, pour vous, Pierre le saint ermite Va de l'enfer conjurer les fureurs ! Oui, croyez-moi, mon maître, mon doux maître, Devant le jour se dissipe la nuit. Et le malheur va pour vous disparaître Devant l'amour qui brille et vous sourit ! (Gaiement.) Reprenez courage ! Un ciel sans nuage Succède à l'orage Qui fuit pour toujours ! Plaisir et tendresse Et noble maîtresse De votre jeunesse, Vont charmer les jours !
RODOLFE. Reprenons courage ! Pour nous plus d'orage ! Croyons-en mon page, Croyons aux beaux jours ! Plaisir et tendresse Et douce maîtresse Vont de ma jeunesse Embellir le cours !
URBAIN. Pierre a parlé ! pour la croisade sainte Tous nos chevaliers vont partir !... Mais avant de quitter l'enceinte Du manoir paternel, il prétend vous unir A votre Agnès !...
RODOLFE, poussant un cri de joie. O ciel !
URBAIN, gaiement. Déjà, de cette fête, Par ses soins empressés, la pompe au loin s'apprête ! Aux noirs habits de deuil, la pourpre a succédé ! Les ménestrels, les chants, la danse, et mieux encore, Votre Agnès vous attend !... aussi, par moi guidé, Dès demain vous partez, au lever de l'aurore !... Et je vais jusque-là valser en attendant...
RODOLFE, hors de lui. Est-ce un rêve ?
URBAIN, riant. Eh ! non vraiment !
[ URBAIN. [ Reprenez courage ! [ Un ciel sans nuage [ Succède à l'orage [ Qui fuit pour toujours ! [ Plaisir et tendresse [ Et noble maîtresse [ De votre jeunesse [ Vont charmer les jours! [ [ RODOLFE. [ Reprenons courage ! [ Pour nous plus d’orage ! [ Croyons-en mon page [ Croyons aux beaux jours ! [ Plaisir et tendresse [ Et belle maîtresse [ Vont de ma jeunesse [ Embellir le cours ! (Urbain s'élance en courant par la porte du fond, qu'il referme sur lui.)
SCÈNE IV
RODOLFE, seul. (Sur une ritournelle douce et suave, il va ouvrir la fenêtre, semble aspirer la fraîcheur de la forêt et respirer plus librement.)
Air Un air plus pur, Un ciel d'azur Brille à ma vue ! Rêve d'amour, Calme en ce jour Mon âme émue ! A son fils malheureux, Mon père enfin pardonne ! Et le pardon des cieux Autour de moi rayonne ! Un jour plus pur, Un ciel d'azur Brille à ma vue ! Rêve d'amour, Calme en ce jour Mon âme émue ! (Regardant autour de lui.) Mais la nuit s'avance... (Avec crainte.) La nuit !! Et bientôt va sonner minuit ! Si, comme à l'ordinaire… et sanglante et terrible... La Nonne apparaissait... (Écoutant.) Si j'entendais ses pas !... (Se rassurant.) Non, non, c'est impossible !... Ce soir... elle ne viendra pas ! (S'approchant de la fenêtre, et entendant au dehors l'air de valse qui reprend, il regarde et dit :) La lune brille, L'herbe scintille ; La jeune fille, A demi-voix, Gaîment répète La chansonnette Que la fauvette Disait au bois !... (Avec joie, et refermant la fenêtre.) Elle ne viendra pas !... ici tout me rassure ! Et le calme de la nature A passé dans mes sens !... Un air plus pur, Un ciel d'azur Brille à ma vue ! Rêve d'amour Charme en ce jour Mon âme émue ! (Minuit sonne. A la musique gracieuse succède une musique sombre et terrible. Les pas du spectre se font entendre. La muraille à droite s'ouvre d'elle-même, et laisse passer la Nonne qui s'avance lentement. Rodolfe, glacé d'effroi, tombe assis sur le lit et reste immobile.)
SCÈNE V RODOLFE, LA NONNE.
Duo
LA NONNE. Me voici — moi, ton supplice ! — J'ai ta foi, — j'ai ton anneau ! — Le ciel veut qu'on accomplisse Les serments faits au tombeau !
RODOLFE. Au tourment de te voir qui donc m'a condamné ? Nonne ! que t'ai-je fait ?
LA NONNE. A moi, tu t'es donné ! Agnès ! Agnès ! à toi, toute ma vie !... As-tu dit !
RODOLFE. A l'enfer, je n'ai point fait de vœu !
LA NONNE. Ni moi, ni moi ! — je n'appartiens qu'à Dieu ! Coupable comme toi, ma faute... je l'expie !
RODOLFE. Puis-je t'aider à l'expier ?
LA NONNE. Oui !
RODOLFE. Comment donc briser le pacte qui nous lie ?
LA NONNE, levant son voile et montrant la tache de sang qui est à l’endroit du cœur. En immolant mon meurtrier !... Jusque-là...
[ LA NONNE. [ Je viendrai — moi, ton supplice ! — [ J'ai ta foi, — j'ai ton anneau ! — [ Le ciel veut qu'on accomplisse [ Les serments faits au tombeau ! [ [ RODOLFE. [ Pour finir un tel supplice, [ Pour reprendre mon anneau, [ Que faut-il que j’accomplisse ? [ Je te suis jusqu'au tombeau ! [ Oui, j'irai jusqu’au tombeau !
RODOLFE. Eh bien ! ce meurtrier ?...
LA NONNE. Tu sauras tout ! (Cherchant à rappeler ses souvenirs.) Attends... A la guerre… on disait : il a perdu la vie... Dans le cloître où sa mort me conduisait... j'apprends (Avec joie.) Qu'il existe !... (Avec colère.) Qu'il se marie !... J'accours... lui rappeler notre amour... ses serments ! Et lui !... pour s'épargner une importune plainte... (Montrant la plaie qu'elle a au cœur.) Il m'a frappée !!! — Oui, sans remords, sans crainte ! Moi qui l'aimais !...
RODOLFE, vivement. L'infâme !
LA NONNE. N'est-ce pas ?
RODOLFE. Quel est-il ?
LA NONNE. Tu le sauras !
RODOLFE. Et je le vengerai !
LA NONNE. C'est bien! — Tiens ton serment ! — et je tiendrai le mien
[ LA NONNE. [ Oui, qu'il succombe !... [ Oui, que la tombe [ A mon destin [ L'unisse enfin ! [ Et tes serments [ Je te les rends ! [ [ RODOLFE, avec joie. [ Quoi ! s'il succombe, [ Quoi ! si la tombe [ A ton destin [ L'unit enfui ! [ Tous mes serments [ Tu me les rends !
RODOLFE, avec exaltation. Ah ! je serai ton chevalier ! Je punirai ton meurtrier... Son nom ? son nom ?
LA NONNE. Tu le sauras demain !
RODOLFE, avec joie. Et je serai donc libre enfin !...
LA NONNE. Adieu, Rodolphe... à demain !... A minuit !... à demain !!
[ LA NONNE. [ Oui, qu'il succombe !... [ Oui, que la tombe [ A mon destin [ L'unisse enfin ! [ Et tes serments [ Je te les rends ! [ [ RODOLFE, avec joie. [ Oui, s’il succombe… [ Oui, si la tombe [ A ton destin [ L'unit enfui ! [ Tous mes serments [ Tu me les rends !
LA NONNE, s'éloignant. A minuit !... à demain !... (Au moment où la Nonne s'éloigne et où Rodolfe, hors de lui et anéanti, vient de se laisser tomber sur le lit, on entend en dehors l'air de valse qui reprend.)
Ensemble
URBAIN, en dehors, frappant à la porte. Mon maître !... mon doux maître, L'aurore va paraître ! Partons, partons gaîment Au manoir paternel, où l'amour vous attend !
CHŒUR, en dehors. Valsez sous l'ombrage, Filles du village, Voici le retour, Le retour du jour ! Que la valse est belle ! Rapide comme elle, Le plaisir va fuir... Sachons le saisir !
RODOLFE. Suis-je éveillé ?... Suis-je vivant ? Veille sur moi, Dieu tout-puissant ! Ah ! c'est Urbain... (Revenant à lui.) Eh oui.... vraiment, C'est Agnès... c'est l'amour qui m'attend ! (Rodolfe se lève en chancelant, et au moment où il va ouvrir la porte à Urbain, la toile tombe.)
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maquette de costume d'une Villageoise bohémienne par Paul Lormier pour la création
ACTE QUATRIÈME
Les jardins du comte de Luddorf. Tout y est disposé pour les fêtes du mariage.
SCÈNE PREMIÈRE LE COMTE DE LUDDORF, LE BARON DE MOLDAW, CHEVALIERS ET SEIGNEURS DES DEUX FAMILLES, assis autour d'une table. ÉCUYERS ET VALETS, placés derrière eux.
LUDDORF. Premier Couplet Bons chevaliers, vaillants hommes d'armes, Mes compagnons dans les jours d'alarmes, Déposons tous le fer et l'airain ! Que le hanap brille en votre main ! A la rescousse ! hymen ! hyménée ! C'était le cri de nos bons aïeux, Et nous, amis, leur noble lignée, Comme eux chantons ! et buvons comme eux !
CHŒUR. Pour imiter nos braves aïeux, Comme eux chantons ! et buvons comme eux !
LUDDORF. Deuxième Couplet Si, trop longtemps, guerres inhumaines Ont dévasté nos tristes domaines, Que Mars s'éloigne !... et qu'en ce séjour, Gaîment l'amour guerroie à son tour ! A la rescousse ! hymen ! hyménée ! C'était le cri de nos bons aïeux, Et nous, amis, leur noble lignée, Comme eux chantons ! et buvons comme eux !
CHŒUR. Pour imiter nos braves aïeux, Comme eux chantons ! et buvons comme eux !
SCÈNE II LES PRÉCÉDENTS, URBAIN, FRITZ, ANNA, TROUPE DE PAYSANS BOHÉMIENS ET DE JEUNES BOHÉMIENNES EN HABITS DE NOCE.
URBAIN, amenant Anna, qui résiste et n'ose entrer. Venez, notre charmante hôtesse ! Venez, et ne craignez rien !
LUDDORF. Qu'est-ce ?
URBAIN. De jeunes fiancés, dont le cœur généreux Accueillit votre fils souffrant et malheureux !
LUDDORF. Je leur dois une récompense !
URBAIN, à demi-voix. Et de plus, Monseigneur, au loin dans le pays, D'Anna la gitana l'on vante la science !
LUDDORF, montrant Fritz et Anna. En même temps que celui de mon fils, Je veux que l’on célèbre ici leur mariage !
FRITZ. Dieu ! quel honneur !
ANNA. Je n'ose y croire !
LUDDORF, lui tendant la main. Que ma main De ma promesse soit le gage !
ANNA, baise la main que lui tend le comte, puis le regarde avec attention et pousse un cri. Ah ! grand Dieu ! qu'ai-je vu ? (Elle s'éloigne avec crainte.)
URBAIN, courant à elle à la droite du théâtre, pendant que le comte de Luddorf et les seigneurs se sont remis à table à gauche. D'où te vient soudain Le trouble qui t’agite ?
ANNA. O colère céleste, Qui me glace de crainte !... (Bas, à Fritz.) En ce jour... et comme eux… Nous marier... jamais !... (A demi-voix, à Urbain.) Car cet hymen funeste N'aura pas lieu !
URBAIN, riant. Folie ! (Lui montrant Rodolfe et Agnès, qui s'avancent par le fond du théâtre, suivis d’une escorte nombreuse.) Ils viennent tous les deux, Ces heureux fiancés, pleins de joie et d'ivresse !
LUDDORF, aux conviés. Ils viennent partager vos danses et vos jeux Avant qu'à nos autels, consacrant leur tendresse, La voix du prêtre saint ne descende sur eux !
SCÈNE III LE BARON DE MOLDAW, et ses chevaliers se placent à gauche et au fond du théâtre ; RODOLFE ET AGNÈS s'asseyent à droite ; près d'eux et debout, URBAIN, FRITZ, ANNA. On a enlevé la table où buvaient les chevaliers. Les jardins du comte de Luddorf sont de tous côtés ornés de fleurs et illuminés. LES DAMES ET SEIGNEURS des environs, en costume de gala, arrivent successivement pour prendre part à la fête, et sont reçus par le comte de Luddorf, qui plusieurs fois entre, sort et donne des ordres pendant le divertissement suivant.) (Ballet où l'on exécute tour à tour des danses bohémiennes, moraves, hongroises et styriennes. Vers la dernière partie du ballet, la grande horloge du château sonne lentement minuit. Rodolfe, qui était à droite, assis à côté d'Agnès, se lève et fait vivement quelques pas au bord du théâtre.)
RODOLFE, avec agitation, et pendant que minuit sonne. Minuit ! (Se rassurant et s'efforçant de sourire.) Quelle terreur vient encor me saisir ! Au milieu de la fête, et des danses bruyantes... Et des lampes étincelantes... Le spectre n’oserait venir ! (Au moment où le dernier coup de minuit s'est fait entendre, un nuage de gaze descend derrière Rodolfe, et le sépare de la foule ; cet obstacle transparent qui le retient n’empêche pas d’apercevoir le bal, lequel continue toujours pendant la scène suivante. Les jardins du fond restent illuminés, mais la rampe, qui est sur le devant du théâtre, s’éteint, et Rodolfe voit à côté de lui s’élever l’ombre de la Nonne, visible pour lui seul, invisible pour tous les autres.)
SCÈNE IV LES PRÉCÉDENTS, LA NONNE, se plaçant silencieusement à côté de RODOLFE, pendant que, dans le fond, différents groupes de danses continuent à se former, et que l'on entend toujours dans le lointain et en sourdine l'orchestre du bal.
RODOLFE, épouvanté. Encor toi !... ma persécutrice !
LA NONNE. N'avais-je pas dit : A demain !
RODOLFE. Tu devais finir mon supplice !
LA NONNE. Et toi, punir mon assassin !
RODOLFE, avec impatience. Montre-moi donc alors ce chevalier terrible ! A quel signe, réponds, le connaîtrais-je enfin ?
LA NONNE. Invisible pour tous, et pour toi seul visible, Apparaîtra sur son sein La croix de sang que je porte moi-même. (La lui montrant.) Tiens, regarde !...
RODOLFE, avec force et étendant la main. Sur moi que tombe l'anathème Si mon bras ne l'immole !
LA NONNE, étendant aussi la main. Et moi, je te permets Dès qu'il ne sera plus, d'épouser l'autre Agnès ! (La Nonne disparaît. Le nuage de gaze remonte, la lumière revient sur le devant du théâtre. Rodolfe, encore sous l'impression du rêve qu’il vient de subir, regarde autour de lui et contemple d'un air étonné les danses qui l'entourent et qui ont repris un caractère plus animé. Succombant à ses émotions, il porte la main à ses yeux et chancelle ; Agnès, qui est accourue près de lui, le soutient et ne le quitte plus.)
AGNÈS. Qu'as-tu donc ? et quel trouble au moment du bonheur !...
RODOLFE, cherchant à se remettre de son émotion. Il est des biens si doux, que plus on les désire Plus on craint de les perdre !
AGNÈS, avec tendresse. A toi seul est mon cœur ! Oui, je t'aime !... et je puis maintenant te le dire ! De t'aimer sans cesse, Je vais, quelle ivresse ! Te faire à l'autel Le vœu solennel ! Loi chère et suprême Qui, devant Dieu même, Du plus doux espoir Me fait un devoir !
[ AGNÈS. [ De t'aimer sans cesse [ Je vais, quelle ivresse ! [ Te faire à l'autel [ Le vœu solennel ! [ Loi chère et suprême [ Qui, devant Dieu même, [ Du plus doux espoir [ Me fait un devoir ! [ [ RODOLFE. [ O sombre tristesse, [ Tourment qui m'oppresse ! [ A la voix du ciel [ Fuyez de l'autel ! [ Viens, serment suprême, [ Qui, devant Dieu même, [ Du plus doux espoir [ Me fait un devoir !
SCÈNE V LES PRÉCÉDENTS, LE COMTE DE LUDDORF, PIERRE L'ERMITE suivis d'un cortège religieux.
Finale
PIERRE. Oublions tous les discordes passées ! Que les haines soient effacées ! Au pied des saints autels, un Dieu juste et clément Veut, par cet hymen éclatant, Ne faire de vous tous qu'une seule famille !
MOLDAW, tendant la main à Rodolfe. Mon noble gendre, on nous attend !
LUDDORF. A moi d'offrir la main à ma nouvelle fille ! (Il ouvre le manteau d'hermine qui le couvre pour offrir la main à Agnès, et Rodolfe, qui dans ce moment est placé en face de lui, aperçoit sur le sein de son père la croix de sang désignée par la Nonne.)
Ensemble
RODOLFE. O terreur !...
TOUS. Qu'a-t-il donc ?...
RODOLFE. Je frémis !
TOUS. Réponds-nous ?
RODOLFE. Qu'ai-je vu ?
TOUS. Quel effroi...
RODOLFE. Dieu vengeur !
TOUS. Quel courroux ! (Dialogué.) LE CHŒUR. Qu'a-t-il donc ? Quel effroi !... Réponds-nous ! Réponds-nous !
RODOLFE. Du forfait... Preuve horrible !... A mes yeux Cachez-vous !...
Ensemble (Avec explosion générale.)
RODOLFE. C'est mon père ! c'est lui ! Et d'horreur j'ai frémi ! Oui, l'enfer à ma main Vient livrer l’assassin ! J'avais fait le serment De répandre son sang... De ce crime dépend Le bonheur qui m'attend ! (Avec fureur.) Non ! plutôt le parjure, Et fuyons loin d'eux tous ! Effroi de la nature Et du ciel en courroux !
LE CHŒUR. C'est Rodolfe ! c'est lui Dont la main a frémi ! Il hésite soudain... Il s'arrête incertain... Quel dessein menaçant, Quel soupçon offensant Le saisit à l'instant Où l'hymen les attend ? (Avec explosion.) Si c'était un parjure, Par notre honneur à tous, Il doit pour cette injure Expirer sous nos coups !
AGNÈS, ANNA, URBAIN ET FRITZ. C'est Rodolfe ! c'est lui Dont le cœur a frémi ! Il se trouble soudain.... Il s'arrête incertain... O misère ! ô tourment ! [ Lui qui m’aime, comment [ Lui qui l’aime, comment Hésiter à l’instant [ Où l'hymen nous attend ! [ Où l'hymen les attend ! (Avec douleur.)
[ Supplices que j’endure, [ Mon cœur vous brave tous, [ Son cœur vous brave tous, Excepté le parjure D'un amant, d’un époux !
PIERRE, à Rodolfe, qu’il prend par la main. Quand l'autel est prêt... qui t'arrête ?
RODOLFE, hors de lui. Qui m’arrête ?... ne vois-tu pas La foudre au-dessus de ma tête, Et l’abîme ouvert sous mes pas ? Serment fatal… dont je suis la victime !... S’il me faut obtenir mon bonheur par un crime, (En sanglotant.) Je ne le puis... plutôt mourir, hélas ! Mais cet hymen...
TOUS. Eh bien ?...
RODOLFE. Ne s'accomplira pas !
Reprise du motif
AGNÈS, s'élançant près de lui. Qu'as-tu dit ?
RODOLFE. O tourments !
AGNÈS. C'est par toi…
RODOLFE. Dieu vengeur !
AGNÈS. Que nos nœuds...
RODOLFE. Je frémis !
AGNÈS. Sont rompus !
RODOLFE. O terreur !
AGNÈS. Et pourquoi ? Par pitié... Réponds-nous !... Réponds-nous !...
RODOLFE. Sous mes pas... Par pitié… Sombre abîme... Ouvrez-vous !
[ RODOLFE. [ C'est mon père ! c'est lui ! [ De terreur j'ai frémi ! [ Oui, l'enfer à ma main [ Vient livrer l'assassin ! [ J'avais fait le serment [ De répandre son sang ! [ De ce crime dépend [ Le bonheur qui m'attend ! [ (Avec fureur.) [ Non, plutôt le parjure, [ Et fuyons loin d’eux tous ! [ Effroi de la nature, [ Et du ciel en courroux ! [ [ LE CHŒUR. [ Nœuds sacrés ! quoi ! c'est lui [ Qui vous brise aujourd'hui ! [ Quoi ! d'un cœur inhumain, [ Il refuse sa main ! [ Il trahit son serment, [ Et l'hymen qui l'attend... [ Un affront si sanglant [ Veut du sang... oui, du sang !... [ (Avec explosion.) [ Et félon et parjure, [ Par notre honneur à tous, [ Il doit pour cette injure [ Expirer sous nos coups ! [ [ AGNÈS. [ Nœuds sacrés ! quoi ! c'est lui [ Qui vous brise aujourd'hui ! [ Il refuse, inhumain, [ Mon amour et ma main ! [ Il trahit son serment, [ Et mon cœur, cependant, [ Tremble encore et défend [ Celui que j'aimais tant ! [ O tourments que j'endure, [ Mon cœur vous bravait tous, [ Excepté le parjure [ D'un amant, d'un époux !
LES CHEVALIERS des deux partis, tirant l'épée du fourreau, et se rangeant, les uns autour de Moldaw, les autres autour de Luddorf. Plus de paix ! plus de trêve ! En nos mains que le glaive Venge enfin les affronts Dont rougissent nos fronts ! Au combat ! au combat !... le ciel sera pour nous !
PIERRE, s'élançant au milieu d'eux. Insensés !... furieux !... le ciel vous maudit tous !
CHŒUR. Plus de paix ! plus de trêve ! E nos mains que le glaive Venge enfin les affronts Dont rougissent nos fronts ! Au combat ! au combat !... le ciel sera pour nous ! (Les chevaliers ennemis vont s'élancer l'un sur l'autre ; Agnès et les dames se jettent au devant de leurs pères ou de leurs maris, et Pierre au milieu d'eux tous. La toile tombe.)
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maquette de costume d'une Paysanne bohémienne par Paul Lormier pour la création
ACTE CINQUIÈME
Le théâtre représente un site sauvage près du château de Moldaw. Au fond, sur une éminence, le tombeau de la Nonne sanglante ; un peu plus haut, la chapelle de l'ermitage de Pierre l'Ermite.
SCÈNE PREMIÈRE
LUDDORF, seul. Mon fils me fuit en vain... ah ! pour ce fils coupable Je veux être aujourd'hui terrible, inexorable !... Inexorable !... moi !... Moi, parler de punir !... Quand le ciel me poursuit, quand je me sens frémir Sous le poids du forfait dont mon âme est brisée ! Malheur à moi !... d'Agnès je reconnais les coups ! Oui !... vingt ans de remords ne l'ont pas apaisée, Et sur moi, sur les miens, elle étend son courroux !
Air De mes fureurs déplorable victime, Toi que jadis mon bras a fait périr, Grâce ! permets que je cache mon crime ; Qu'il te suffise, hélas ! de le punir. Ah ! que mon fils, mon noble fils l'ignore ; Frappe, il est temps... je suis prêt à mourir ! Mais qu'en mourant du moins je puisse encore Revoir mon fils, l'embrasser sans rougir ! (Il va se prosterner au pied de la statue de la Nonne.)
SCÈNE II NORBERG, ARNOLD, AMIS ET SERVITEURS du comte de Moldaw ; puis LUDDORF qui, en les entendant, descend de la montagne et les écoute.
LUDDORF, à part. Qu'entends-je ?...
NORBERG ET LE CHŒUR. Amis, avançons en silence... Que la nuit protège nos pas ! Que le désir de la vengeance Nous guide et dirige nos bras !
NORBERG, à Arnold qui entre. Eh bien ! Rodolfe ?...
ARNOLD. Eh bien ! notre ennemi Quittait ces lieux, laissant notre affront impuni…
NORBERG ET LE CHŒUR. Il fuyait !...
ARNOLD. Une ruse a retardé sa fuite, Et va servir notre courroux : « Arrêtez ! ai-je dit ; Pierre le saint ermite, « A huit heures, ce soir, vous donne rendez-vous, « Là-haut, à la chapelle !... » Il s'arrête, il hésite...
TOUS. Eh bien ?...
ARNOLD. Il a promis de venir !
NORBERG. Il viendra !
ARNOLD. Nous l'y précéderons, et dès qu'il paraîtra, Au pied du saint autel, et dans la nuit obscure, Nos poignards dans son sein vengeront notre injure ! Courons l'attendre, amis, et songeons bien Que l'honneur veut du sang, et qu'il nous doit le sien !
LUDDORF, au fond, à part. Frapper mon fils !...
LE CHŒUR. Amis, avançons en silence... Que la nuit protège nos pas ! Que le désir de la vengeance Nous guide et dirige nos pas !
LUDDORF. Mon fils, mon fils... quand la vengeance Contre ta vie arme leurs bras, A moi de prendre ta défense Et de conjurer le trépas ! (Norberg, Arnold et les amis du comte de Moldaw montent les degrés de la chapelle, sans voir Luddorf, caché par le tombeau.)
SCÈNE III LUDDORF, puis RODOLFE ET AGNÈS.
LUDDORF, descendant les degrés du tombeau, et apercevant Rodolfe qui paraît à gauche du théâtre. Ah ! prévenons mon fils !... Ciel ! Agnès suit ses pas ! (Il s'arrête.)
AGNÈS, à Rodolfe, qu'elle suit. Vous romprez le silence, ou ne partirez pas !
Duo Toi, Rodolfe, parjure et traître !... Non, je ne peux te condamner, Et de toi je veux tout connaître, Pour te plaindre et te pardonner !
RODOLFE. Non, non ! je suis parjure et traître ! Et ton cœur doit me condamner ! Je pars, et tu ne peux connaître Ces torts que te veux pardonner...
AGNÈS. C'est trop de résistance ! Romps ce cruel silence ; Mon honneur, qu’il offense, T'ordonne de parler ! Ah ! ma raison s'égare, Et le destin barbare Qui tous deux nous sépare, Pour toi me fait trembler.
RODOLFE. Moi ! rompre le silence ! Non, le ciel, que j'offense, Le ciel, en sa vengeance, Me défend de parler ! Ah ! ma raison s'égare, Et le destin barbare Qui tous deux nous sépare, D'horreur me fait trembler...
LUDDORF, à part, en se rapprochant. Quel tourment !
RODOLFE, à Agnès, en lui montrant la statue de la Nonne. Agnès, dont tu vois la statue... Agnès, par un forfait au tombeau descendue...
LUDDORF. Dieu ! que dit-il ?
RODOLFE, continuant. « Agnès, par un arrêt cruel, « N'aura de repos dans le ciel, « Et nous, de bonheur sur la terre, « Que par la mort du criminel… »
LUDDORF, à part, avec terreur. Le connaît-il ?
AGNÈS. Eh bien ?
RODOLFE, hors de lui. Eh bien ! dans sa colère, Et pour frapper son meurtrier, C'est moi qu'elle choisit !...
AGNÈS. N'es-tu pas chevalier ! Va, sois son vengeur...
RODOLFE. Moi !... je ne peux.
AGNÈS. Qui t'arrête ?
RODOLFE, égaré. J’ai peur !
LUDDORF, à part, avec terreur. Il sait tout !...
RODOLFE. Peur de la foudre en éclats Qui déjà... l'entends-tu ?... gronde sur notre tête ! Peur de moi-même !... (Revenant à lui.) Ah ! qu'ai-je dit, hélas !
AGNÈS. Achève ! achève !...
RODOLFE. Adieu… ne m'interroge pas !
LUDDORF, à part. Il sait tout… Eh bien ! donc... (Regardant du côté de la chapelle.) Livrons-leur une vie Que depuis si longtemps le remords a flétrie ! Oui, dérobons mon fils au trépas qui l'attend ! (Montrant Agnès et Rodolfe.) Pour tous deux, le bonheur !... Pour moi, le châtiment ! (Il gravit la montagne, s’arrête un instant devant le tombeau de la Nonne, puis continue à monter et entre dans la chapelle.)
[ AGNÈS. [ Coupable silence [ Qui double l'offense ; [ Loin de ma présence [ Va, fuis pour jamais ! [ Une telle audace [ M’irrite et me lasse... [ Va-t'en, je te chasse ! [ Va-t'en, je te hais ! [ Va-t'en pour jamais ! [ [ RODOLFE. [ Ah ! plus d'espérance ! [ Mon fatal silence [ A de sa vengeance [ Redoublé les traits ! [ Trop justes menaces ! [ Comble de disgrâces ! [ Je pars, tu me chasses... [ Je fuis pour jamais ! [ Adieu pour jamais ! (Agnès va tomber sur le rocher dans le plus profond accablement ; Rodolfe, qui s'éloignait, revient et se jette à ses pieds.)
RODOLFE. O disgrâce cruelle ! Mourir... mourir loin d'elle !
BRUIT ET VOIX, dans la chapelle. Mort à Rodolfe !
AGNÈS. O ciel !
LE CHŒUR, dans l'intérieur de la chapelle. Le céleste courroux Livre enfin l’infâme à nos coups !
AGNÈS, Mort à Rodolfe !... ont-ils dit ?
RODOLFE. Ah ! qu'importe ! Ils demandent ma vie… eh bien ! je la leur porte ! (Il s'élance vers la chapelle au moment où Luddorf en sort sanglant et poursuivi par les meurtriers. Il se traîne jusqu'au tombeau de la Nonne, et vient tomber expirant entre les bras de son fils. Pierre l'Ermite, le comte de Moldaw, soldats, pages, paysans, etc., accourent au bruit, et se précipitent sur le théâtre avec des flambeaux.)
SCÈNE IV LES PRÉCÉDENTS, PIERRE L'ERMITE, LE COMTE DE MOLDAW, SOLDATS, PAGES, PAYSANS, ETC.
RODOLFE, à son père qu'il soutient. Ah ! sur mon bras appuyez-vous... (S'adressant aux meurtriers, qui sortent de la chapelle.) Vils assassins... je punirai le crime !
NORBERG, ARNOLD ET LES MEURTRIERS, apercevant Rodolfe, et restant immobiles de surprise. Rodolfe !... ô ciel !... Qui donc est tombé sous nos coups ?
LUDDORF. Moi !... moi !... de leurs poignards volontaire victime ! (Levant les bras au ciel.) Je t'implore, Dieu tout puissant ! Ah ! pour eux le bonheur, pour moi le châtiment ! (S'adressant à la statue de la Nonne.) Agnès ! Agnès ! je meurs... ton courroux implacable...
LA NONNE, du haut de son tombeau, et jetant son poignard. Est apaisé !... Ma lampe redoutable Ne doit plus éclairer ici que des heureux ! (Regardant Luddorf qui est à ses pieds.) Par le trépas, réunis tous les deux, Viens !... J'espère obtenir, aux pieds du divin Maître, Mon pardon... et le tien peut-être !... (La Nonne s'élève au milieu d'un groupe de nuages dans lequel Luddorf disparaît.)
CHŒUR GÉNÉRAL (A genoux.) O clémence ineffable ! Daigne les accueillir... La vertu du coupable Est dans le repentir.
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