Julien ou la Vie du Poète
Poème lyrique en un prologue, quatre actes et huit tableaux, poème et musique de Gustave CHARPENTIER, d'après son oeuvre la Vie du Poète.
Création à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 04 juin 1913, décors de Lucien Jusseaume, costumes de Marcel Multzer, mise en scène d’Albert Carré, danses réglées par Mme Mariquita.
20 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950.
personnages |
emploi |
créateurs |
Louise |
soprano |
Mmes Marguerite CARRÉ |
la Beauté |
soprano |
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la Jeune Fille |
soprano |
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l'Aïeule |
soprano |
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la Fille |
soprano |
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la Paysanne |
contralto |
Germaine PHILIPPOT |
les Filles du Rêve |
Marie TISSIER, Germaine CARRIÈRE, Jeanne CALAS, Marguerite VILLETTE, MARINI, ARNÉ | |
les Chimères |
Madeleine MÉNARD, LE FONTENAY, Germaine PHILIPPOT, Suzanne THÉVENET, Gabrielle Victorine ALAVOINE, Germaine GALLOT | |
Fées |
Suzanne THÉVENET, Gabrielle Victorine ALAVOINE, Germaine GALLOT | |
une Bourgeoise |
Berthe MARIETTI |
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une Fille |
PESIER |
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deux Grisettes |
PLA, Marguerite JULLIOT |
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Voix dans la coulisse |
REYNALD |
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Julien |
ténor |
MM. Charles ROUSSELIÈRE |
l'Hiérophante |
baryton |
Raymond BOULOGNE |
le Paysan |
baryton |
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le Mage |
baryton |
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l'Officiant |
ténor |
Eugène DE CREUS |
une Voix de l'abîme |
ténor |
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le Sonneur |
ténor |
Maurice CAZENEUVE |
l'Acolyte |
ténor |
Georges MESMAECKER |
un Bûcheron |
Maurice CAPITAINE | |
un Bohème |
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un Camarade |
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un Casseur de pierres |
Pierre DUPRÉ | |
une Voix de l'abîme |
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un Camarade |
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un Ouvrier |
Robert PASQUIER | |
un Camarade |
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un Rapin |
Pierre ANDAL | |
un Camarade |
Francis DONVAL | |
Garçons de café |
Jean CORBIÈRE, Pierre DÉLOGER | |
un Etudiant |
ÉLOI | |
un Bourgeois |
DABURON | |
Lévites, Augures, Sages, Servants, Servantes de la Beauté, Muses, Amants, Amantes, Poètes élus, Poètes déchus, Bûcherons, Terrassiers, Paysannes, Paysans, Bohémiennes, Bretonnes, Foule de Fête et de Carnaval, Danseuses sacrées, Danseuses de Fête |
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Chef d'orchestre |
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Albert WOLFF |
Charles Rousselière (Julien) lors de la création [photo Brod]
Raymond Boulogne (l'Hiérophante) lors de la création [photo Brod]
C'était le 18 mai 1891. Nous étions conviés à entendre, comme chaque année, dans la grande salle du Conservatoire, l'un des plus récents envois de Rome faits à l'Académie des beaux-arts par un des élèves de la villa Médicis. Il s'agissait d'une « symphonie-drame en trois actes et quatre tableaux » intitulée la Vie du Poète, dont l'auteur, M. Gustave Charpentier, élève de Massenet, avait obtenu le grand prix en 1887, âgé alors de vingt-sept ans (*). L'oeuvre nouvelle présentait cette particularité assez rare (je crois bien que c'est la première fois qu'elle se produisait) que le compositeur en avait écrit lui-même les paroles.
(*) La cantate qui lui avait valu le grand prix avait pour titre Didon. L'auteur du poème était M. Augé de Lassus, et elle fut chantée à l'Institut par Mme Yveling Rambaud, MM. Vergnet, Lauwers. Il en fut fait une fort belle édition, accompagnée de dessins de M. Danger, grand prix de Rome de peinture.
J'ai sous les yeux le programme de cette Vie du Poète, fait par l'auteur en personne et signé de ses initiales. Le premier acte, qui a pour devise : ENTHOUSIASME, est divisé en trois scènes portant chacune un titre : 1° Recueillement ; 2° Incantation ; 3° Au Pays du Rêve. Le deuxième acte : DOUTE, comprend deux scènes, dont la première est intitulée la Nuit splendide. Le premier tableau du troisième acte : IMPUISSANCE, n'a qu'une scène : Le Poète, les voix d'en haut, et le deuxième tableau : IVRESSE, se déroule A Montmartre, dans une fête — fête populaire, cela va sans dire. Il nous semblait être dès l'abord en présence d'un disciple de Berlioz et d'un adepte de la musique descriptive — descriptive à la fois de la nature et d'un état d'âme. En attendant que nous fussions surpris par l'indépendance que l'auteur allait nous montrer au point de vue purement musical, nous pouvions déjà constater l'indépendance dont il faisait preuve au point de vue poétique par la lecture de ce sonnet en vers décasyllabiques et en rimes uniquement féminines, qui illustre le second acte, la Nuit splendide, de sa très intéressante composition :
Entends-tu la nuit, la nuit calme et tendre ? L'herbe fait sa note étrange et confuse. Il n'est point d'accords que le bois refuse Au musicien qui sait bien l'entendre.
Jà le vent du soir se dispose à tendre Son archet puissant sur l'ombre diffuse. L'accompagnement, ô subtile ruse ! Se fait tendre et doux, de couleur gris-cendre.
Comme un long soupir de violoncelle, Ecoute s'enfler, sur l'eau qui ruisselle, La pleurante voix qu'exhale le saule...
Bruit imperceptible, et qu'un rien nous voile, Entends-tu le clair solo d'une étoile Dont le blanc rayon te cherche et te frôle ?...
Ceci est bizarre, mais non désagréable, de même que la musique que nous allions entendre. Car cette musique, nettement personnelle, vraiment originale et d'un caractère absolument particulier, obtint un grand succès, le succès qu'elle méritait, et mit en vue du premier coup le nom de M. Charpentier lorsque, un an plus tard, le 17 juin 1892, la Vie du Poète fut exécutée publiquement à l'Opéra, aux applaudissements d'une salle à la fois surprise et charmée, et lorsque, presque aussitôt, l'auteur en personne dirigea son oeuvre aux Concerts-Colonne. Du coup, le nom de M. Charpentier se vit populaire, comme l'était le caractère même de son oeuvre. On sait la suite de la carrière du jeune maître qui avait alors à peine dépassé la trentaine, carrière peu féconde, mais qui se distingue précisément par sa recherche constante de l'accent populaire. Ce sont les curieuses et savoureuses Impressions d'Italie, dont l'orchestre est si neuf, si vivant et si coloré ; c'est l'agréable Sérénade à Watteau, écrite pour l'inauguration, dans le jardin du Luxembourg, de la statue de ce peintre délicieux (9 novembre 1896) ; c'est le Couronnement de la Muse, l'ode symphonique devenue si fameuse,
Bonn's gens, Riches, indigents, Accourez tous ici, Venez tous admirer la Muse de Paris !
qui fut exécutée pour la première fois sur la place de l'Hôtel-de-Ville, à l'occasion de la fête en l'honneur de Michelet (24 juillet 1898) et qui depuis lors a parcouru triomphalement toute la France ; c'est enfin Louise, qui fut accueillie à l'Opéra-Comique avec l'enthousiasme que l'on sait, qui depuis longtemps déjà a dépassé à ce théâtre sa trois-centième représentation, et qui a paru sur toutes les scènes de France et de l'étranger. Justement, depuis le succès de Louise on nous parlait de Julien, qu'on nous donnait comme devant être une suite de Louise, avec ses deux personnages principaux. Or, de suite, je n'en ai guère vu pour ma part. Julien n'est, en réalité, que la véritable adaptation scénique de la Vie du Poète, laquelle n'était encore que ce qu'on appelle, en langage de théâtre, un « monstre » ou, si vous aimez mieux, un canevas, un plan destiné à être développé. L'incubation a été longue, on le voit, puisque Julien nous arrive juste vingt-deux ans après la Vie du Poète. Je ne saurais celer l'embarras que j'éprouve à analyser le livret de Julien. C'est que, de pièce, à vrai dire, il n'y en a pas ici, non plus que d'action suivie. Ce n'est qu'une suite de tableaux, dont les premiers, de caractère fantastique, ne sont que la traduction plastique d'un rêve, tandis que les autres, seuls, et tout en n'ayant encore entre eux qu'un lien de nature bien fragile, nous ramènent dans la réalité ; le tout provenant d'un symbolisme que l'auteur s'efforce de nous expliquer dans sa préface. Nous sommes donc bien en présence d'un poème lyrique, ainsi qu'il est qualifié, non d'une oeuvre vraiment scénique, et nous n'avons pas à demander à l'auteur autre chose que ce qu'il a voulu faire. C'est d'une idée à la fois philosophique et un peu mystique que s'est inspiré M. Charpentier pour la construction morale et intellectuelle de son poète, de Julien. Voici comme il s'en exprime dans la préface dont je parlais :
Julien met en scène la vie d'un poète. C'est-à-dire que l'action est à la fois vivante et féerique. Tantôt l'enthousiasme de ses rêves transporte le poète et l'envoie vers des pays enchantés, peuplés des visions de la Beauté. Tantôt, revenu dans la vie, il ira, apôtre d'universel amour, chanter, prêcher son rêve au peuple du Faubourg. Puis, lassé de son effort, en proie au doute et au découragement, il viendra chercher la paix féconde et l'oubli au sein de la bonne Nature, parmi les travailleurs de la terre, qui ne le comprendront pas. De plus en plus désemparé, fantôme à la recherche de son âme d'autrefois, il ne pourra plus trouver l'oubli que dans l'ivresse, à moins qu'il n'y retrouve une jeunesse nouvelle et qu'il n'y puise encore l'enthousiasme qui l'envola jadis au pays du Rêve...
Le prologue de Julien nous le montre dans son atelier de la Villa Médicis, où il travaille auprès de Louise endormie. Puis, la fatigue le prend, il se met à songer, et peu à peu s'assoupit et s'endort. Et nous allons assister au rêve que lui donne le sommeil. C'est d'abord (premier tableau du premier acte) la Montagne Sainte, dont la cime est couronnée par le Temple de la Beauté. Là, « les filles du Rêve descendent au-devant des Poètes élus, Pèlerins de l'Idéal, qui s'avancent en cortège de printemps ». Louise et Julien les suivent en extase. C'est ensuite (deuxième tableau) la Vallée maudite, à mi-chemin du Temple : contrée d'horreur, où « les Poètes déchus implorent la Beauté ». En Julien s'éveille le désir de secourir ses frères malheureux et de « se dévouer au bonheur du Monde ». Puis (troisième tableau) c'est le choeur magnifique du Temple colossal de la Beauté. Ici, le symbole est dans toute sa puissance. Julien, enchanté, implore la présence de la Beauté, qui s'offre en effet à ses regards, et « laisse tomber de ses lèvres souriantes les suprêmes paroles : Aime ! Crains l'Orgueil... et la Raison. » Le rêve est terminé, et nous rentrons dans la réalité. Le second acte (Le Doute) nous transporte en un paysage de Hongrie, à l'entrée d'un village. Julien, fatigué, se repose sur un banc, à la porte d'une ferme. « Autour de lui, la plainte des travailleurs de la plaine et de la forêt dit l'accablement de l'inutile effort humain, et semble le gémissement de la terre elle-même, lassée de son perpétuel enfantement. » La jeune fille de la ferme lui sourit, le fermier lui-même l'engage à rester avec eux, à partager leur vie ; ne serait-ce pas le repos, peut-être le bonheur ? « Mais le poète peut-il vivre heureux, alors qu'il n'a réalisé aucun de ses rêves généreux ? lorsqu'en lui l'angoisse du Doute a surgi, et que son oeuvre est inexistante ?... » — Et il s'éloigne. Nous le retrouvons (troisième acte : Impuissance) en un coin de Bretagne, sur le seuil de la maison familiale, auprès de son aïeule, qui l'entoure de son amour. Tempête, éclairs, tonnerre, vent furieux sur la mer déchaînée. Julien se perd dans ses pensées. « Mais du fond de la vallée monte un chant de malédiction ; un sombre cortège s'avance sur la route. Mes frères les Poètes ! s'écrie Julien, qui reconnaît les Poètes déchus de la Montagne Sainte, errant éternellement à la recherche de l'Idéal perdu. Et c'est devant lui le lamentable et tragique défilé de tous ceux dont l'effort avorte. » Et en les voyant, sombres et désespérés, Julien maudit le ciel ! Quatrième acte (Ivresse). Une guinguette à Montmartre. Julien semble épuisé. Une Fille s'approche de lui, en qui il croit retrouver les traits de Louise, amour disparu. Il tend les bras ; la Fille se sauve en dansant, railleuse et provocante. Resté seul, désemparé, Julien éprouve le désir invincible de s'étourdir dans une gaîté folle, celle que donne l'ivresse. Allons !... — Le théâtre change et représente la Place Blanche, un soir de carnaval et de fête foraine. Baraques, tréteaux, saltimbanques, musique sauvage, bousculade. Voici Julien, ivre de bruit, de cris, de libations. Il ne se connaît plus. Mêlé à la foule, il injurie les saltimbanques, harangue la populace, et renie son Idéal. « Bêtes de somme que nous sommes, dit-il, vivons comme des bêtes. L'Homme est mort ! Vive l'Animal ! » La foule elle-même est hurlante, et ne peut se contenir. Sous une poussée formidable, l'une des baraques s'écroule avec fracas, les lumières s'éteignent, la populace s'enfuit. Julien, qui s'est acoquiné avec la Fille, reste seul avec elle, dans l'obscurité. « Tout à coup, du fond des décombres une lueur surgit. Des voix claires chantent, comme jadis chantaient dans le Temple les Pèlerins de la Beauté. Julien sursaute. Ces chants ! Cette vision ! Terrifié, il s'accroche désespérément à la Fille. Cependant la vision grandit, le Temple de la Beauté se dresse tout vibrant de chants et de lumières... Puis tout disparaît, s'éteint, se tait. Julien délirant a repris son chant d'orgie. Bientôt il trébuche, salué du rire stupide de la Fille, et s'écroule à ses pieds. Et l'on entend, très loin, trois sanglots de l'Idéal enfui... » Ceci n'est ni une critique, ni une apologie, ni un jugement quelconque. C'est un simple procès-verbal, une analyse aussi exacte que possible, une sorte de cinéma de ce que j'ai vu et entendu. Il va sans dire que la nouvelle oeuvre de M. Charpentier était attendue avec impatience, et que ce Julien tant annoncé attirait de toutes parts l'attention. Le prodigieux succès de Louise, la récente élection de son auteur à l'Académie des beaux-arts, par dessus tout peut-être la gentille popularité qu'il s'est acquise par la création du « Conservatoire » de Mimi Pinson, qui mettait sur sa personnalité une note féminine et gracieuse, tout contribuait à exciter la curiosité et à lui faire souhaiter un nouveau triomphe. Aussi, l'accueil fait à ce Julien fut-il véritablement enthousiaste ; sans doute même dépassa-t-il un peu la mesure. Mais on sait que lorsque le public une fois s'est « emballé », il ne se connaît plus. Ceci soit dit sans vouloir diminuer la valeur d'une oeuvre fort intéressante, très sincère, vraiment musicale, mais qui, pour les auditeurs de sens rassis, ne constitue peut-être pas encore ce qu'on appelle un chef-d'oeuvre. Le défaut principal de la partition de Julien — et ceci n'est point la faute du compositeur, mais celle de son librettiste — consiste en une certaine monotonie provenant de la présence continue du principal personnage, qui est toujours en scène et toujours dans la même situation. Point de contraste dans ce rôle écrasant, toujours la même note, la noie mélancolique et sombre, dont le musicien ne pouvait varier les accents et qui donne à son style une couleur que l'on voudrait moins uniforme. Au point de vue général, l'oeuvre est solidement construite, et de main d'ouvrier. Je lui sais gré, pour ma part, d'être, comme je le disais, musicale, c'est-à-dire vocale, tonale et rythmique ; de ne pas nous froisser les oreilles par les harmonies barbares si en faveur aujourd'hui et dans lesquelles se complaisent ceux qui ne sauraient faire autre chose; de nous présenter enfin un orchestre qui, tout en étant vigoureux et corsé, évite les sonorités étranges et les stridences douloureuses. Certains vont sans doute crier au leitmotiv, ce qui ne me parait pas absolument exact. Il y a dans la partition des rappels, de nombreux rappels non seulement de Louise, mais de la Vie du Poète ; peut-être y en a-t-il trop ; mais ils ne sont pas employés avec la persistance d'un leitmotiv et de façon à devenir importuns. Ce qui paraît manquer le plus dans cette musique, c'est la fraîcheur et la fleur de nouveauté de l'inspiration. On ne rencontre pas là-dessus une de ces idées caressantes et neuves, un de ces motifs di prima intenzione, comme disent les Italiens, qui frappent aussitôt l'auditeur, l'enveloppent et s'emparent de lui par leur grâce souriante et leur générosité. C'est de la mélodie que vous voudriez, me dira-t-on. Eh ! sans doute, et je ne vois pas pourquoi je m'en défendrais, bien que la pauvre soit aujourd'hui bien dédaignée par nos chercheurs de midi à quatorze heures. Et, au point de vue dramatique, on ne trouve pas non plus, en ce qui touche l'émotion, l'équivalent de ce que nous donnait Louise dans les belles scènes, si pathétiques et si touchantes, de son premier et de son cinquième acte. Mais ici encore, la faute retombe sur le librettiste, qui n'a pas su donner à son collaborateur les situations où eussent pu se développer les qualités de tendresse et de sentiment dramatique qu'il possède à un si haut degré. Tout ceci ne veut pas dire qu'il n'y ait, dans la nouvelle partition de M. Charpentier, des pages intéressantes, voire remarquables, et utiles à signaler ; mais elles se trouvent comme noyées dans la phraséologie toujours un peu pleurarde du rôle de Julien, qui tient toujours la scène et qui ne cesse de se lamenter dans un langage qui malheureusement ne varie guère. Je citerai, entre autres, l'invocation de Julien dans le Temple de la Beauté, le sermon de l'Hiérophante avec sa déclamation vigoureuse, et un beau choeur construit à l'italienne mais dont les parties de soprano sont écrites sur une échelle qui, pour être moins haute que celle de Jacob, n'en est pas moins meurtrière pour les voix ; puis, dans le tableau de la Hongrie, la jolie page symphonique, pleine d'émotion et de poésie, qui souligne le départ mélancolique de Julien ; et encore, la scène touchante du pèlerinage de la Bretagne — sans compter le reste. C'est M. Rousselière, spécialement engagé, qui est chargé du rôle fatigant de Julien. Il le chante avec talent et le joue avec vaillance. M. Rousselière est un artiste solide, plein de conscience, et dont la belle voix avait sonné vigoureusement naguère à l'Opéra. Il a supporté sans faiblir le poids de ce rôle qui exige des épaules robustes, et son succès a été très légitime. Mais hélas ! pourquoi l'a-t-on si fâcheusement habillé ? Louise, c'est Mme Marguerite Carré, qui représente aussi la Beauté, et la jeune fille hongroise, et l'aïeule bretonne, et la Fille de la Place Pigalle (à laquelle M. Charpentier a enlevé le nom qu'il lui avait donné de Casque d'Ognon, pourquoi ?). On voit qu'elle a fort à faire, et c'est tant mieux, car elle apporte sa note de grâce tout le long de cet ouvrage quelque peu austère. Son succès aussi a été complet. Le seul rôle un peu important ensuite est celui de l'Hiérophante, que M. Boulogne tient avec une véritable autorité, en y faisant briller sa belle voix. A signaler pourtant deux personnages épisodiques d'un comique bizarre, le Sonneur et l'Acolyte, bien représentés par MM. Cazeneuve et Mesmaecker. Il va sans dire que dans cette pseudo-féerie, entremêlée d'apparitions, de visions, de cortèges, de ballets, M. Albert Carré, qui se trouvait dans son élément, a fait des prodiges de mise en scène. Le tableau de la Montagne Sainte est délicieux, celui du Temple de la Beauté d'une splendeur éblouissante, et celui du village hongrois (ou slovaque, comme on voudra) on ne peut mieux réussi. L'ensemble, d'ailleurs, est merveilleux de toutes façons, et je m'en voudrais de ne pas signaler à l'admiration qu'ils méritent les superbes décors de M. Lucien Jusseaume.
(Arthur Pougin, le Ménestrel, 07 juin 1913)
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Gustave Charpentier chez lui au 66 boulevard Rochechouart à Paris 18e
Gustave Charpentier et « Julien »
RÉFLEXIONS SUR LA MUSIQUE MODERNE Quelle époque plus accueillante la musique aurait-elle pu choisir pour chanter la vie ? Autour de nous, ne se manifeste-t-elle pas chaque jour plus ardente ? La vie, c'est-à-dire la vérité, n'a-t-elle pas conquis peu à peu tous les arts ? C'est vers le bonheur des hommes que doivent tendre les efforts des poètes. Qu'ils n'oublient pas que, si l'art veut être divin, il faut que son geste soit profitable au monde. Eschyle dit : — Dès l'origine, le poète a servi les hommes. Hugo : — Faisons contraster ce qui doit être avec ce qui est. Si le Brand, d'Ibsen, implore « de la lumière » pour son âme, l'Ennemi du Peuple réclame de la lumière pour tous. Quel art fut celui d'Orphée ?
***
La musique est faite pour chanter, a-t-on dit, et non pour philosopher. Chanter qui, quoi ? Que peut chanter l'homme, si ce n'est lui-même, ses passions, ses émotions, ses amours, ses haines ? Et les chanter, n'est-ce point les interpréter, en dégager la philosophie ? — Chanter pour chanter, comme l'oiseau ! disent-ils.
Comprennent-ils le langage de l'oiseau ?
***
D'autres voix concèdent : — Nous admettons que la musique s'intéresse aux sentiments humains ; mais les transcrire dans la réalité n'est pas votre affaire. La musique est un art de convention, et ses manifestations ne peuvent se mouvoir que dans un monde idéal et conventionnel. Ce qui équivaudrait à dire : — Quand on prend de la convention, on n'en saurait trop prendre ! Je ne discuterai pas avec ces voix-là.
***
J'en entends d'autres proclamer que nous rapetissons les sentiments en les traduisant dans un milieu qui n'est ni héroïque, ni historique, ni mythologique, ni légendaire. A ceux-là je dirai : — Notre théâtre ne peut être le rapetissement des sentiments humains. Sa tâche, au contraire, est de rendre visible ce que nous portons en nous d'héroïsme et de divinité. Notre théâtre, c'est l'émotion, la passion, la fièvre, le rire et les colères des gnomes que nous semblons, transcrits à l'octave lyrique, reportés au diapason sensationnel des héros d'Eschyle et d'Homère. C'est, en un mot, notre portrait sentimental et tragique dessiné nécessairement plus grand que nature, puisqu'il est destiné à être vu de loin et que sa réalisation placera entre lui et le public le rideau d'un orchestre, l'éloignement prodigieux du manteau d'arlequin. Qu'on ne prétende donc plus que le réalisme lyrique est le rapetissement des sentiments héroïques et que les musiciens disent adieu à l'idéal en entrant dans la vérité. Hugo n'a-t-il pas proclamé : — Parce que le poète porte dans la poitrine le sanglot de l'humanité, toutes les voix du mystère ne chantent pas moins en lui. Et n'est-ce point une tâche idéale que transcrire les réalités de la vie pour les rendre pitoyables, en révéler la féerique beauté, pour la faire aimer ; en chanter la gloire, pour que germe l'ambition, le « désir d'être », en de jeunes hommes ?
***
Ce que j'ai dit pour le drame lyrique, je le dirai pour la symphonie. Pour se renouveler, pour progresser, pour être utiles, tous deux doivent s'imprégner d'humanité. — La symphonie est morte depuis Beethoven, a-t-on dit. C'est prendre vraiment trop un désir pour une réalité. Ne sont-ce pas des symptômes que l'œuvre de Berlioz, de Brahms, de Liszt, de Schumann ? Et les poèmes symphoniques de Saint-Saëns, et ceux des Russes, et nos suites d'orchestre, et les oratorios, et les modernes symphonies avec chœurs, soli et orgue, comment les appela-t-on ? Je vous ai dit que les différentes formules de l'art musical, depuis le commencement du siècle, avaient une tendance à se compléter, à se pénétrer, à se magnifier en un art unique et complexe, propice aux manifestations de l'âme lyrique moderne. Le drame lyrique est né de cette collaboration.
***
— Sommes-nous plus musiciens que nos pères ? — Sans doute, la musique a gagné en considération. Elle a cessé de paraître aux lettrés un bruit plus désagréable que les autres. Mais le peuple continue à en ignorer les manifestations. Dans tous les pays, les théâtres de musique sont défendus à la foule. Mentant à ses origines, partout l'art musical se proclame aristocratique. Et pourtant, comme l'amour, comme le soleil, il devrait être le luxe des pauvres. GUSTAVE CHARPENTIER, de l'Institut.
Gustave Charpentier d'après un dessin d'Henry Bataille
MÉDAILLON Dans un art qui s'est souvent soumis à bien des concessions, à bien des chiqués, Gustave Charpentier domine par sa sincérité. C'est un enlumineur naïf, et il a appliqué à la vie moderne de Paris, telle qu'il la conçoit, telle qu'il l'a vue, la foi d'un artiste du seizième siècle. Personnellement, mes prédilections vont de plus en plus aux naïfs et aux sincères. Louise constitue une espèce de prodige. L'œuvre, livret et musique, par son inspiration, son sujet et sa contexture, aurait pu succomber dans la banalité la plus écœurante, dans le commun et l'incohérence. Par le seul moyen de la conviction, par la seule force de l'inspiration ardente, le miracle inverse s'est produit. Rien n'y est commun. Les scènes les plus baroques, celles de l'atelier, de la rue, rejoignent au contraire, dans les sphères supérieures, les plus belles et les plus classiques pages que nous connaissions. Une divination harmonique, l'alacrité de bien faire et de bien dire, sont venues donner au poète de Paris et de la vie contemporaine le coup d'aile nécessaire. On sent qu'il a cru à son œuvre, sans même qu'un doute soit jamais venu l'effleurer : « Heureux les simples, car ils verront Dieu » ; et cela est si juste que la pauvre et banale idylle de la Montmartroise se transforme en un chant éternel !
HENRY BATAILLE.
Gustave Charpentier à son retour de la Villa Médicis
CONFIDENCES Comme je sors de l'ascenseur, à l'étage où est l'appartement de M. Gustave Charpentier, dans un grand hôtel de la rive gauche, une vieille dame, petite, menue, d'allure toute provinciale, habillée de soie noire, coiffée d'un petit chapeau noir orné d'une gentille plume blanche qui tressaille, arrive sur le palier, et se dirige, conduite par un domestique en livrée, vers la porte où je vais frapper. Sans doute, elle est montée à pied, craignant l'ascenseur... Elle remercie le domestique avec un sourire un peu timide. Il semble bien qu'elle soit émue devant cette porte... Je frappe. Gustave Charpentier ouvre la porte lui-même... Je m'efface. Il voit la vieille dame : « Ah ! maman... Bonjour, maman. » Dans la chambre, la mère et le fils s'étreignent... « Tu vas attendre un peu, maman... Va par là... » Gustave Charpentier prend doucement sa mère par le bras, la mène quelques pas, soulève un rideau de soie jaune qui masque la porte d'une seconde pièce, fait entrer par-là la maman avec un bon regard heureux et tout tendre, referme la porte, vient à moi la main large ouverte, puis me prie de m'asseoir. Nous sommes à l'avant-veille de la répétition générale de Julien. Des sonneries au téléphone installé dans la Chambre vont interrompre, toutes les cinq minutes, notre entretien. Sur une table, s'amoncellent des lettres ouvertes, des télégrammes, des feuillets de partition, manuscrits. Contre le mur d'entre les deux fenêtres de la chambre, Gustave Charpentier a fait dresser un tréteau de bois blanc, pareil à la table de travail des architectes. Là-dessus aussi, c'est un fouillis de papiers et de lettres, parmi quoi une petite boîte de cigarettes orientales, entr'ouverte, jette un piaillement rouge et or... Sur le lit, recouvert d'une courtepointe de soie jaune vif, traîne, négligemment jeté là, le chapeau du musicien. La gloire, les honneurs, leurs exigences mondaines, n'ont eu aucune influence sur la forme du chapeau de Gustave Charpentier. Tel nous le montrèrent coiffé les photographies du temps de la Villa Médicis, celles du temps de Louise, celles de l'élection à l'Institut, tel l'auteur de Julien aura été vu aux répétitions de sa nouvelle œuvre, et encore, franchissant le seuil du théâtre, le soir de la première, — sacrifiant à la solennité de l'événement son petit veston, sa lavallière, voire le désordre pittoresque de ses longs cheveux soyeux, mais point, point son chapeau, son chapeau de rapin, son chapeau de feutre au dôme mol que le m'oindre heurt capricieusement cabosse.
Gustave Charpentier est habillé — c'est de grand
matin — d'un pyjama de molleton bleu, et chaussé de pantoufles de feutre. Bien
assis dans un grand fauteuil, face aux fenêtres, il se tient prêt à répondre à
toutes mes questions. Comme Julien aura été joué lorsque paraîtra cet
article, je passe le récit de l'œuvre même, qu'il veut bien me faire... Ce qu'on
ne sait pas, peut-être, c'est que Julien fut écrit presque à la même
époque que Louise. Sans doute, l'ouvrage fut bien revu et retouché
depuis. Mais les deux opéras avaient été conçus, et, pour ainsi dire, composés
en même temps, le travail de l'un délassant du travail de l'autre, tour à tour.
D'ailleurs, on retrouvera les principaux motifs de Louise dans Julien.
Ce fut lorsqu'il était Je demande au compositeur la genèse de son esthétique. Je parle de Zola...
— L'influence de Zola sur ma conception
artistique est indiscutable, me dit Gustave Charpentier. Mais elle n'est point
la seule qui m'ait mené à Louise, à Julien, à l'Amour au
Faubourg..., la trilogie moderne, que j'achève... L'œuvre de Zola avait
excité mon goût, ma ferveur, si vous voulez, de la réalité... Mais il manquait,
à mes yeux, quelque chose à la réalité telle que la peignit Zola... Et c'était
justement ce que la musique pouvait dire... Je pensais qu'on pouvait, en
exprimant la musicalité des êtres et des choses, les hausser au symbole...
Je ne crois pas que Louise, toute seule, corresponde pleinement à ce que
je vous dis là. Louise est » Ibsen aussi m'influença grandement. Et aussi Musset. » Je m'étonne un peu. — Mais oui, Musset... Mêler, comme je l'ai fait dans Julien, le féerique au réel, chanter l'entre-croisement perpétuel de l'illusion et des rudes contingences..., cet entre-croisement, Musset l'avait esquissé dans une phrase de la Confession d'un Enfant du Siècle, et cette phrase, quand, adolescent, je la lus, m'avait impressionné profondément : « Vous penserez à vous faire trappiste, et la destinée qui vous raille vous répondra par une bouteille de vin du peuple... » ... Mais l'heure passait tandis que Gustave Charpentier me commentait son art. Je voulus lui poser encore quelques questions, sur ses modes de travail, sur sa vie, à Antibes, où il réside presque toute l'année... Il me répondit, — et son visage rond, bien charnu, robuste, s'épanouissait, et les jeux de ses traits accompagnaient toutes ses paroles. Il me répondit qu'il travaillait ferme, là-bas, mais qu'il n'y vivait pas du tout en ermite, qu'il jouissait intensément de tous les effluves ensoleillés, de toutes les complaisances de cette région heureuse... Que ne lui eussé-je point demandé, encore, pour l'entendre, chaleureux, solide, jovial... Mais il y avait la maman, dans la pièce à côté, la maman venue de loin, de Lorraine, et qui devait si impatiemment attendre que l'insatiable journaliste s'en allât... André ARNYVELDE
autographe de Gustave Charpentier
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE « JULIEN » Très attendue était cette nouvelle œuvre, Julien, annoncée comme devant être, en quelque sorte, la suite de Louise, dont la carrière fut et demeure si brillante. Disons tout de suite que la curiosité du public n'a pas été déçue et que le succès a été très vif. Julien est un ouvrage original, d'une conception quelque peu fantaisiste, mais qui plaira à tous par le charme, le coloris et la franchise de son exécution.
Dans Julien, tout comme dans Louise,
M. Gustave Charpentier a écrit de la musique claire. Alors même que ses idées de
poète épris de symbolisme l’entraînent en d'aventureuses entreprises, sa musique
n'en ressent nulle atteinte, elle reste toujours de forme nette, aisée à saisir.
Il y a un tel accord, une si parfaite concordance entre les aspirations du poète
et l'imagination du compositeur que les intentions sont toujours réalisées en un
ensemble harmonieusement fondu, et que les échappées les plus hasardeuses du
poète parviennent à être Il y a, en outre, une grande diversité dans l'action, avec une tendance, toutefois, à être quelque peu éparpillée. Le réel et l'irréel y sont presque continuellement juxtaposés. Déjà, dans Louise, la féerie se mêlait à la réalité dans une assez notable proportion : deux tableaux sur cinq, si j'ai bonne mémoire. Dans Julien, ce mélange s'accuse davantage, et la féerie tend à dominer sur la réalité ; ou, plutôt, — selon la qualification même employée par l'auteur pour désigner son nouvel ouvrage, — Julien est un poème lyrique, alors que Louise était un roman musical. Au surplus, la simple nomenclature des tableaux suffira à expliquer la différence : Prologue (Enthousiasme). Une Chambre d'Artiste à la Villa Médicis. — Premier acte (Au Pays du Rêve). Premier tableau : la Montagne Sainte ; second tableau : la Vallée Maudite ; troisième tableau : le Temple de la Beauté. — Deuxième acte (Doute). Un paysage pittoresque dans les plaines slovaques. — Troisième acte (Impuissance). Un Site Sauvage. — Quatrième acte (Ivresse). Premier tableau : Un Coin Désert près d'une Fête ; deuxième tableau : la Place Blanche, à Montmartre. On aura remarqué qu'à chaque acte est attribuée une mention spéciale qui en détermine le caractère principal et nous expose les sentiments par lesquels passe le poète. C'est, d'abord, l'enthousiasme, puis le doute ; ensuite, l'impuissance et, enfin, l'ivresse. Dans la préface écrite pour Julien, et dont il a fait publier divers extraits, M. Gustave Charpentier s'explique à ce sujet de la façon suivante :
Julien met en scène la vie d'un poète ; c'est dire que l'action est à la fois vivante et féerique. Tantôt, l'enthousiasme de ses rêves transporte le poète et l'envole vers des pays enchantés peuplés des visions de la Beauté. Tantôt, revenu dans la vie, il ira, « apôtre d'universel amour », chanter, prêcher son rêve au peuple du faubourg ; puis, lassé de son effort, en proie au doute et au découragement, il viendra chercher la paix féconde et l'oubli au sein de la bonne Nature et parmi les travailleurs de la terre qui ne le comprendront pas. De plus en plus désemparé, fantôme à la recherche de son âme d'autrefois, il ne pourra plus trouver l'oubli que dans l'ivresse, à moins qu'il n'y retrouve une jeunesse nouvelle et qu'il n'y puise encore l'enthousiasme qui l'envola jadis au pays du Rêve.
Charles Rousselière dans le rôle de Julien, à l'Opéra-Comique
Ces lignes nous offrent un commentaire de nature suffisamment explicite pour permettre au lecteur de saisir le sens général de l'action, un peu dispersée, de cet ouvrage, dont les personnages apparaissent bien plus comme synthétisant des idées chères à l'auteur, que comme des êtres réellement vivants. Il ne saurait être exact de considérer ces quatre actes de Julien comme une suite de Louise, si on entend, par là, la continuation de l’existence commune de Louise et de Julien en tant qu'elle nous révèle les faits les plus significatifs avant pu se produire entre eux, depuis que la jeune fille fut chassée du logis paternel. Le dessein de l'auteur est bien plutôt de nous mettre à même de suivre le développement intellectuel de Julien, et d'évaluer, de juger ses tentatives artistiques, ses multiples efforts pour atteindre le but idéal auquel il aspire et qui, toujours, se dérobe devant lui. Ainsi que le reconnaît M. Gustave Charpentier lui-même, le drame se limite à l'étude de la sensibilité d'un héros unique. Toute l'action se resserre, se concentre autour de ce seul personnage, à ce point que la personnalité de Louise s'efface ou, du moins, se transforme en une sorte de muse inspiratrice du poète, et qu'elle ne se mêle plus qu'abstraitement à sa vie. C'est qu'à vrai dire, l'auteur de Julien a eu beaucoup plus en vue une adaptation scénique de sa Vie du Poète qu'une suite de Louise. Cette Vie du Poète est l'œuvre la plus importante produite avant Louise par M. Gustave Charpentier. Procédant à la fois du drame et de la symphonie, elle fut l'envoi de Rome du jeune compositeur, alors qu'il était pensionnaire de la Villa Médicis. Inspirée, comme tendance générale, de l'Episode de la Vie d'un Artiste de Berlioz, elle retrace en quatre tableaux, désignés de la même manière que ceux de Julien : Enthousiasme, Doute, Impuissance, Ivresse, les étapes successives de la pensée du poète à la recherche de l'idéal bonheur qu'il ne peut atteindre. On voit que le sujet principal est le même, et comme, pour l'auteur, son Julien n'est autre que l'artiste dont il nous décrit les tourments et les angoisses morales dans la Vie du Poète, on peut dire que Julien est le développement de la Vie du Poète, d'autant plus que la partition de la Vie du Poète a passé tout entière dans celle de Julien. Au reste, M. Charpentier n'en fait point mystère. Il le reconnaît lui-même implicitement, dans l'entrevue qu'il a accordée à notre collaborateur André Arnyvelde, où il avoue que l'idée de son drame lyrique « s'exprime tout entière, et à l'état purement musical, dans la Vie du Poète ». Le malheur est que la Vie du Poète ne comporte point une action suivie, je veux dire que les scènes ne se déduisent pas logiquement les unes des autres. Or, au théâtre, le spectateur désire s'attacher à un sujet dont toutes les parties soient liées entre elles par des nécessités logiques, et tel n'est pas du tout le sens dans lequel a été composé Julien. L'enchaînement des scènes est de nature psychologique et non logique. Le héros de M. Charpentier passe par certains états d'âme fort naturels assurément, tels que l'enthousiasme, le doute, l'impuissance et l'ivresse, mais qui ne sortent pas forcément les uns des autres, ni ne coexistent à l'état d'union indispensable, et, surtout, qui ne peuvent apparaître réellement intéressants au spectateur que s'ils se succèdent dans une action où ils seront motivés par des séries de faits, par des péripéties dont le développement provoquera le trouble, l'angoisse ; en un mot, l'émotion. C'est avec raison que M. Gustave Charpentier affirme — dans l'article qu'on lira dans ce même numéro des Annales — que la tâche du théâtre est « de rendre visible ce que nous portons en nous d'héroïsme et de divinité ». « Notre théâtre, ajoute-t-il, c'est l'émotion, la passion, la fièvre », etc. D'accord. Mais l'important est d'imaginer une action passionnante où tous ces puissants éléments d'intérêt puissent trouver place. Ce n'est malheureusement pas ce que M. Charpentier a fait dans son Julien, où les états d'âme de son poète se succèdent sans qu'on puisse discerner les mobiles qui les provoquent, qui les suscitent. J'ajouterai que la prononciation des chanteurs étant, le plus souvent, fort défectueuse, il devient très difficile de pouvoir entendre avec netteté les paroles qu'ils prononcent. Dès lors, les motifs qui les font agir n'étant plus perceptibles à l'auditeur, il éprouve une incertitude nuisible à son plaisir... Ces restrictions visent surtout, comme on voit, l'adaptation scénique imaginée par M. Gustave Charpentier. Quant à la musique, elle est, comme je l'ai dit au début, remplie de précieuses qualités ; elle abonde en pages colorées, poétiques, lyriques et de belle tenue symphonique. Je regrette que l'étendue déjà excessive de cet article ne me permette pas d'en citer et d'en analyser plusieurs. Cependant, dans le court fragment que reproduisent les Annales, on pourra déjà remarquer le si charmant enveloppement qui résulte de ce chœur à bouches fermées formant accompagnement et créant une délicieuse atmosphère de poésie musicale... M. Albert Carré a monté Julien avec le même soin artistique dont il avait donné de si éclatantes preuves dans Louise. Certains décors de Jusseaume sont de ravissants tableaux qui encadrent l'oeuvre de la façon la plus harmonieuse. Enfin, l'interprétation vocale est excellente. Mme Marguerite Carré déploie, dans les divers personnages qui lui sont confiés, une admirable maîtrise, et la voix puissante de M. Rousselière met en superbe relief l'ampleur des pages mélodiques du rôle de Julien. Ce qu'on ne saurait trop louer, enfin, c'est cette ingéniosité délicate dans la mise en scène, qui réalise à merveille toutes les intentions de l'auteur. ALBERT DAYROLLES.
(les Annales politiques et littéraires n° 1563, 08 juin 1913)
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Julien est issu de Louise et de la Vie du poète. Voici : Par un beau soir d'été, julien travaille dans sa chambre de la villa Médicis ; Louise, qui est allée le retrouver à Rome, dort dans l'alcôve. Le jeune homme quitte par moments son travail pour songer : la vie s'ouvre devant lui avec tous ses rêves de gloire. Il sent son âme se dilater en des aspirations sans bornes. Peu à peu, il s'assoupit, Louise s'éveille et le regarde tendrement ; elle sait de quelles radieuses visions est hanté son sommeil, elle les entrevoit elle-même, elle sera sa compagne fidèle et partagera sa destinée. Ce tableau, malgré qu'il soit, de par son cadre, tout intime et familier, est déjà d'un puissant lyrisme. Je m'étonne que M. Charpentier n'ait point fait entrer par la fenêtre ouverte un souffle de cette brise romaine dont il sait si bien rendre la senteur enivrante ; mais peut-être a-t-il préféré rester dans l'atmosphère plus imprécise, plus abstraite, exhalée par les rêves de son héros. A partir de ce moment, nous ne sommes plus dans la réalité, mais nous ne sommes pas non plus dans le rêve. Les tableaux qui vont se succéder sont presque entièrement symboliques. Nous allons suivre Julien dans les étapes successives qui marquent l'ascension de son esprit vers l'Idéal, puis nous verrons sa morne descente vers le Doute et assisterons enfin à sa chute irrémédiable dans la négation désespérée de tout ce qui d'abord avait rayonné, à ses yeux, d'une lumière sublime. C'est en premier lieu la Montagne Sainte. Les poètes élus aux regards éblouis en gravissent les cimes, conduits par les Filles du Rêve. Louise et Julien, extasiés, se mêlent au cortège. Puis, c'est la vallée maudite, où se lamentent les poètes déchus, ceux que la basse ambition ou la haine a souillés. La scène change, et nous pénétrons dans le temple colossal de la Beauté ; une foule immense y est assemblée, des chants d'enthousiasme s'élèvent et s'épanchent à travers les voûtes éclatantes. Julien, au comble de l'exaltation, se dirige vers l'autel ; mais l'Hiérophante, vieillard doux et grave, lui adresse un discours troublant : « Prends garde, lui dit-il, les divines chimères t'emporteront très haut, mais un jour tu tomberas meurtri, terrassé par la désillusion. » Julien ne veut rien entendre. Que lui importe de souffrir, s'il lui est donné de pouvoir servir la beauté ! Louise disparaît. L'amour terrestre n'existe plus pour lui. Celle qu'il aimait se confond désormais dans l'ensemble de matière idéale ou s'alimentera son génie de poète. Seul maintenant dans le Temple immense et plein d'ombre. Julien éprouve une sorte d'incertitude douloureuse ; mais, peu à peu, des lueurs, des chants lointains lui rendent l'espoir, et bientôt la Beauté lui apparaît, idéale, surnaturelle, sous les traits de Louise transfigurée, et tandis que Julien se prosterne éperdu, deux voix nasillardes et vulgaires échangent dans un coin des propos gouailleurs ; c'est l’acolyte et le sonneur du Temple qui se moquent de Julien et de sa foi : première manifestation de l'Ironie et du Doute. Au deuxième acte, nous voyons la campagne slovaque ; des paysans chantent et travaillent sur la route. Julien, que le Doute a déjà envahi, est venu là ; il espère, en s'éloignant du berceau de ses premières désillusions, en se retrempant dans la nature, oublier l'ingratitude des hommes, reconquérir la force et le courage. Une famille de paysans l'entoure d'affection ; le père l'invite à demeurer auprès d'eux, la jeune fille ne lui cache pas son amour, mais qu'est-ce que cette félicité paisible et bornée auprès de ce qu'avait rêvé Julien ? Le crépuscule tombe lentement et verse une paix délicieuse sur les champs ; la nuit vient, des voix mystérieuses s'éveillent dans l'ombre, invitant le poète au repos ; mais Julien se remet en marche, et tandis qu'il s'enfonce dans l'ombre, le rossignol mêle son chant limpide aux clartés de la lune. La jeune fille, à sa fenêtre, le suit d'un long regard d'amour. Tout ce tableau est d'une poésie profonde. Avec quelle joie nous avons retrouvé l'admirable nocturne qui déjà, dans la Vie du poète, nous avait enchantés ! Par moments, j'eusse souhaité que la voix des deux personnages se fît plus discrète, ou se tût, afin de mieux entendre la ravissante et chaude mélodie développée par les chœurs ; mais malgré le petit obstacle causé par ce dialogue, d'ailleurs émouvant et beau, l'impression musicale demeure poignante. Nous voici maintenant en Bretagne. L'orage siffle et gronde. Julien, debout à la porte de sa maison natale, confronte le trouble impétueux de son âme avec celui de la Nature. Son aïeule tente de le calmer, elle lui parle du ciel, de Dieu, lui rappelle son enfance pieuse, mais Julien ricane douloureusement. Que peuvent sur lui tous ces mensonges, et ce Dieu perfide qui leurre de ses mirages l'espoir des hommes ? Les poètes déchus apparaissent de nouveau, joignant leurs imprécations aux siennes. Julien crache un dernier blasphème vers la croix ; l'aïeule tombe inanimée. Il y a dans tout ce tableau une violence terrible, une grandeur sauvage et sinistre. Le beau décor farouche de M. Jusseaume, avec ses arbres noirs semblables à des fantômes, ses flots aux miroitements d'acier, renforce la sensation lugubrement grandiose causée par la musique. Au dernier acte, nous sommes à Montmartre, au coin d'une rue sale et brumeuse, où clignotent deux becs de gaz. Julien s'affale sur une table de café. On entend au loin les bruits de la fête turbulente et grouillante, des pistons stridents, des grosses caisses, des cymbales au bruit de ferraille, tout le clinquant criard et morne de la joie populaire. On se souvient de l'effet produit jadis au concert par cette reproduction si exacte et si artiste à la fois du tintamarre forain, évocateur des joies les plus triviales, perçu par un cerveau avili mais où survit encore un reste de noblesse, une vacillante lueur d'idéal. Il est impossible de rendre de façon plus saisissante ce contraste déchirant et que tout le monde a éprouvé plus ou moins fortement. C'est le quadrille, le chahut dérisoire des rêves anéantis, la réponse haineuse et vociférante de toutes les laideurs de la vie à celui qui a prétendu les ignorer ou les combattre. La réalisation scénique ajoute ici à la beauté brutale de ce fragment incomparable. Le décor est une trouvaille. Une fille de la rue s'approche de Julien, lui fait des avarices, s'apitoie sur sa tristesse. Cette image de l'Amour sortie du ruisseau rappelle au malheureux son bel amour d'autrefois. Mais il ne veut plus souffrir, à quoi bon ? la vie n'en vaut vraiment pas la peine ; il faut à tout prix oublier qu'elle est laide, qu'elle est triste ; l'alcool, le bruit, il n'y a que ça ! Il court vers la fête et arrive devant une baraque, où se presse une foule tumultueuse. On crie, on se bouscule, un « mage » fait le boniment à la porte : Ici, la splendeur du vrai est visible pour deux sous. Gaieté énorme, factice, implacable, où Julien se rue avec acharnement. Le Mage continue sa parade et, soudain, il semble à Julien qu'il revoit l'Hiérophante de jadis... le mage et sa troupe en guenilles pailletées, n'est-ce pas une horrible parodie de ce qu'il a vu dans le Temple sublime ? Il se lève, insulte le mage, vide un verre d'absinthe à la mort de l'Idéal ; la foule renchérit, devient orgiaque, et bientôt, dans une poussée immonde, renverse la baraque ridicule où un vieux raseur s'entête à parler d'Idéal ! Puis, peu à peu, elle se dissipe ; les lumières s'éteignent, la fille s'accroche au bras de Julien ; et alors, torture atroce, au milieu des derniers échos du quadrille infâme, Julien entend comme une résonance des chants que clamaient jadis les prêtres de la Beauté ! L'hymne pieux se mêle aux refrains orduriers dans sa pauvre cervelle délirante — et dans le silence qui se fait maintenant autour de lui, Julien, ivre-mort, mais lucide pourtant, pleure avec des hoquets répugnants la mort de tout ce qu'il a chéri ! La fille avinée s'esclaffe... Une plainte lointaine leur répond : c'est celle de l'Idéal méprisé. On voit que le sujet de Julien est vaste, infini ! Et l'on conçoit sans peine que dans sa réalisation aient pu se glisser certaines obscurités, certaines contradictions comme il s'en rencontre dans tous les symboles. Mais la signification générale de celui-ci est extrêmement claire. Elle est douloureusement pessimiste et M. Charpentier nous doit maintenant une figuration, égale en force et en généreux lyrisme, de la toute-puissance que l'homme peut trouver dans le travail et dans la véritable raison. Ainsi que je l'ai dit, en plus d'un endroit, l'élément scénique apporte à la musique une collaboration heureuse. Peut-être n'en est-il pas ainsi des premiers tableaux où s'épanche magnifiquement l'inspiration du musicien : quoi qu'on fasse, il est presque impossible de donner une forme tangible qui ne soit pas décevante à des idées aussi immatérielles. Malgré le luxe déployé, malgré l'ingéniosité dont on a fait preuve, le Temple et les représentants de la Beauté, tels qu'on nous les montre, demeurent trop différents de ce qu'ils sont dans notre imagination. Le succès de Julien m'a rappelé celui qui avait salué jadis la Vie du poète. Il aura d'interminables et d'irradiants lendemains. Espérons seulement que M. Charpentier ne nous fera pas attendre aussi longtemps qu'il l'a fait depuis Louise une nouvelle occasion de l'acclamer ! Mme Marguerite Carré incarne avec charme et avec vérité les divers personnages engendrés dans l'esprit de Julien par le souvenir de sa Louise, et dans celui de la fille, au dernier acte, elle a su être réaliste sans pourtant se permettre la moindre outrance canaille. C'était fort difficile, et seule une artiste éprouvée pouvait y parvenir. M. Rousselière apporte au rôle de Julien une chaleur, une ardeur, une conviction vibrantes, irrésistibles, qui, à plusieurs reprises, ont électrisé la salle. M. Boulogne est, je le sais, un artiste de mérite et il l'a encore prouvé, mais j'ai peine à comprendre pourquoi il chante perpétuellement fortissimo ; c'est un défaut regrettable. Les rôles secondaires m'ont paru fort bien tenus. L'orchestre est excellent, selon son habitude, sous la brillante direction de M. Wolff, et les chœurs, savamment stylés par M. Fernand Masson, accomplissent sans défaillance une tâche tour à tour délicate et écrasante.
(Reynaldo Hahn, Comœdia illustré, 20 juin 1913)
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Ce n'est pas seulement une belle œuvre, c'est une œuvre qui a voulu être belle, et qui est, en effet, un épanouissement de beauté et de poésie, une effusion chaleureuse d'émotion et de vie. Il y a de la lumière, de la santé, de la liberté dans cette musique ; il y a de l'indépendance et de la franchise. On y sent une insouciance complète, — trop rare aujourd'hui, — des critiques qui la jugeront, mais, en revanche, un besoin instinctif, impérieux, de sincérité. Le poète ne s'est pas plus inquiété de philosophie, quoi qu'on ait pu dire, que le musicien n'a recherché l'effet technique et la virtuosité. Le poète n'a pas fait plus d'état de mettre sur la scène une « pièce bien faite », que le musicien de « marcher avec son temps », et de progresser après Louise. Interrogez M. Gustave Charpentier : il vous dira qu'il ignore si son œuvre contient des significations précises, un symbolisme profond ; Julien vit son rêve, et la vit en toute force, en toute plénitude, à travers les réalités, belles ou laides, des milieux où il se meut. C'est tout. Que du reste Julien, personnellement, soit peu intéressant ; qu'il reste trop inférieur aux épreuves qu'il a voulu subir, et que sa passivité, sa faiblesse, son absence de caractère, son absence de génie, retirent toute sympathie à sa déchéance, c'est une autre affaire. Un enseignement très haut, une moralité très nette, ne se dégagent pas moins de cette aventure vulgaire, et cette œuvre que Julien prétendait faire, et qu'il n'a pas faite, M. Gustave Charpentier l'a créée magnifique, en nous la contant. Oui, la beauté y règne en souveraine, somptueuse ou intime, épanouie ou pénétrante ; la poésie y prend un charme, une plénitude, une harmonie extrême ; la mélodie y revêt une expression toujours juste, éloquente et distinguée ; l'orchestre y épand, avec une richesse sobre et pleine, avec une force et une ampleur sereines, les sonorités les plus savoureuses. Et pour achever, l'unité de conception et de réalisation est absolue. Bien que formant la seconde partie de cette trilogie, inachevée encore, dont Louise reste la première, Julien n'est nullement une suite, ni de fait, ni de style. Son origine est même, M. Charpentier l'a déclaré, antérieure à celle de Louise. Elle date du temps où, pensionnaire de Rome, sous le ciel italien, il concevait des drames de beauté, des réalisations de symboles, dont la première expression, en attendant mieux, fut la Vie du poète, cette symphonie lyrique qui eut, qui a toujours tant de succès, et où déjà le réalisme des ambiances vulgaires de la vie coudoie un tel besoin de beauté, une telle poésie d'imagination. Depuis, le poète-musicien a pensé que son rêve pourrait se réaliser au théâtre, que son idée serait plus explicite dans le prestige des décors et par une interprétation tangible. Aussi, sans négliger probablement certain Orphée interrompu depuis et qui devait porter, comme les tableaux du Temple, ici, la marque de Parsifal, ce sont les étapes de la Vie du poète que nous retrouvons dans Julien : pour mieux dire, c'est toute sa substance qui y a passé. On le reconnaîtra aisément à l'analyse. Voici l' « Enthousiasme » du poète, d'abord... Le prologue nous ouvre sa chambre d'artiste, à Rome. Julien, tout à la joie du poème entrepris, s'endort, comme bercé déjà des échos du triomphe qu'il attend, tandis que Louise, sa compagne, soupire de ne pouvoir le suivre en ces chevauchées de sa chimère... Mais à nos yeux ce rêve prend corps : le premier acte nous le révèle. Julien est au pied de la montagne sainte, Louise à son bras. Des êtres beaux et harmonieux évoluent autour d'eux et leur montrent le chemin. La nature est splendide, la route est délicieusement fleurie, les airs sont pénétrés d'harmonies enchanteresses. En vain, au cours de l'ascension, un abîme lamentable de ténèbres s'entr'ouvre devant l'audacieux ; celui où les déchus de l'art, où les désespérés, sans courage, pleurent leurs illusions perdues, sous le rire insultant des chimères impitoyables... ; Julien monte toujours et atteint le Temple de la Beauté. Abordant l'hiérophante, qui y siège au milieu des Élus de l'Art, il réclame sa consécration. « C'est ton calvaire qui va commencer, lui est-il répondu, sauras-tu le gravir avec constance ? » N'importe ! Julien se croit fort, se croit prédestiné, aucune crainte ne saurait l'atteindre... On le couronne donc. Mais la Beauté, qu'il a demandé à contempler en personne, et qui lui apparaît un instant, lui laisse cet avertissement : « Crains l'orgueil..., crains la raison ! » Mais Julien, précisément, est orgueilleux et raisonne. Son rêve est impossible, son doute est impuissant : d'avance il est perdu. Le second acte nous le montre en pays slovaque (le site importe peu, d'ailleurs) ; il prétend évangéliser son rêve d'idéal parmi les paysans attachés au sol. Ils ne le comprennent pas, et lui ne les comprend pas davantage. Il n'en pénètre pas la sincérité, sous la forme de ce simple amour de jeune fille, qui voudrait le retenir, et qu'il repousse avec dédain, en partant pour de nouveaux cieux. Car « le Doute » le ronge, et flétrit tout sur sa route. Bientôt, c'est le tour de « l'Impuissance ». Le voici en pays de foi et de prière, en Bretagne, près d'une aïeule, qui prie pour lui, qui lui montre le grand Christ du Calvaire et ces femmes agenouillées à ses pieds, qui l'adjure de lever vers Lui ses mains affaiblies... Hélas ! il voit aussi passer la cohorte des aigris, des orgueilleux, ses frères, qui tendent le poing, qui maudissent. Et il fait comme eux : son âme, sevrée d'illusions, exaspérée de sa faiblesse même, ne sait plus que répondre par le blasphème à la Consolatrice qui l'étreint. Enfin, l'horreur suprême l'attend encore, et c'est à Paris, c'est dans son cher Montmartre, où il fut heureux naguère, où il revient chercher sa jeunesse, que « l'Ivresse » la lui apporte. Une fille l'accoste, dont le fard cache mal l'irrémédiable flétrissure..., et c'est Louise ! C'est Louise encore, comme la Beauté était Louise, comme la jeune fille slovaque, comme l'aïeule bretonne l'étaient toujours. Une baraque s'offre à ses yeux, un « temple de l'idéal », avec son hiérophante à grande barbe et ses anges couronnés de roses... Dérision ! c'est la caricature même de ce Temple de la Beauté qui le couronna jadis et dont il est devenu si indigne !... A bout de forces, à bout de pensée, Julien veut en finir : il se rue à l'ivresse, il se rue au plaisir, et voici que dans un coin désert et sombre, au sanglot de cette fille qui pleure aussi sur elle-même, il s'affaisse et meurt peut-être, en désespéré. Tout ceci est assez clair, on le voit, et ne semble pas exiger grandes explications. Pour nombre de gens, cependant, il paraît qu'il en eût fallu davantage, car ils ont pris le change ; ils ont discuté sérieusement cette philosophie du désenchantement... A dire vrai, M. Charpentier eût évité ce malentendu en intitulant son œuvre : le Rêve du poète, mais pouvait-il imaginer qu'on s'y tromperait ? C'est le rêve de Julien auquel, dès le début, nous assistons. Et nul, à coup sûr, ne lui sera plus profitable dans la vie réelle que sans doute nous le verrons vivre un jour, au cours de la troisième partie de cette trilogie ; nul ne lui aura apporté plus ferme enseignement. Le rêve est pénétré de réalité, c'est chose normale. Nous ne voyons pas seulement, dans nos songes, mille spectacles qui nous surprennent, nous avons, par tel ou tel trait vulgaire, l'impression de leur vérité, dont le mensonge ne nous apparaîtra qu'une fois réveillés. C'est ainsi qu'il faut comprendre et suivre les visions disparates de Julien, qui n'ont jamais l'allure de hors-d'œuvre, d'épisodes, mais que relie indissolublement la pensée créatrice du poète. Mais, musicalement plus encore, le poème s'impose avec une libre et puissante beauté dont le charme est irrésistible. Il faut plaindre ceux qui ne veulent pas s'en laisser pénétrer, qui s'irritent de n'y pas trouver les « sensations » nouvelles et imprévues qu'ils attendaient, qui restent obstinément fermés à la saveur, à la flamme, à la noblesse de cette inspiration. L'idée féconde de ce rêve est suivie et magnifiée, à travers ses divers tableaux, avec une continuité d'expression musicale dont la plénitude ne se dément pas un instant. La déclamation est ferme et pure, sans ombre de recherche. Les ensembles choraux sont riches et harmonieux, somptueux dans la majesté du Temple, âpres et douloureux dans le réalisme de la vie. L'instrumentation est d'une saveur qui ne comporte jamais d'effets mesquins au détriment de la couleur générale et où tel unisson de cordes, telle phrase de violoncelle à découvert, tel frisselis de notes aiguës, évoque une impression profonde et naturelle, non une fantaisie de surface. Le second acte, dans la campagne, est probablement celui dont l'expression semblera toujours le plus éloquente : il est d'une poésie intense et de proportions parfaites. Mais le court prologue, qui débute, sans prélude, en pleine fièvre d'inspiration ; mais l'harmonieux prestige de l'ascension au Temple et la gloire de beauté qui y resplendit ; mais l'angoisse éperdue de la grève bretonne ; mais la vulgarité de la fête montmartroise, traversée, relevée par l'émotion poignante des phrases de Julien... tout est d'un intérêt soutenu, parce que rien n'est indépendant de la pensée conductrice du poème. Il est superflu d'ajouter que cette réalisation, que M. Charpentier ne pouvait certes rêver, il y a quinze ans, a été rendue avec un art des plus pittoresques par M. Albert Carré et son fidèle associé en prestiges féeriques, M. Jusseaume. Le cadre est d'une notation merveilleusement évocatrice qui vraiment collabore avec la musique pour faire surgir l'idée. Les personnages qui s'y meuvent en font réellement partie, en complètent les « touches ». Entre tant de rôles qui n'existent ainsi que comme parcelles de l'ensemble, et qu'un zèle commun a rendus en perfection, celui de Julien restera sans doute l'un des plus beaux de la carrière de M. Rousselière, dont la voix généreuse, au timbre puissant et chaud, a su exprimer avec autant de souplesse que de sincérité l'enthousiasme et le désespoir, l'orgueil et la fatale impuissance. Madame Marguerite Carré a été Louise, et les contrastes si attachants que présente cette image ont admirablement servi son talent raffiné de comédienne, comme sa grâce vocale si souple : délicieuse de beauté au début, elle a été touchante de simplicité dans la jeune fille à l'aube de l'amour, émouvante de tendresse maternelle dans l'aïeule, impressionnante de vérité dans la malheureuse avilie du dernier acte. Puis, c'est M. Boulogne, dont l'organe robuste a rendu avec relief le personnage de l'hiérophante, mais aussi du paysan slovaque, père de la jeune fille, et du Mage de foire à Montmartre ; ce sont MM. Cazeneuve et Mesmaecker, comparses grotesques de la vision d'idéal, MM. De Creus, Capitaine, Dupré... Mademoiselle Philippot, et tant d'autres dont la mission est plus humble encore. C'est enfin M. Albert Wolff, dont la main ferme et le sentiment musical ont dirigé en perfection l'excellent orchestre. Ai-je dit que l'œuvre a été acclamée ?... Mais cela allait de soi.
(Henri de Curzon, le Théatre n° 349, juillet 1913)
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Catalogue des morceaux
Prologue (Enthousiasme) - Une chambre d'Artiste à la Villa Médicis |
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Prélude | ||
Scène I | Eh ! Julien ! bonsoir ! - Bonsoir ! toi... l'Oeuvre naissante | Julien, les Camarades au dehors |
Scène II | Julien ? - Il dort ? - Il rêve | Louise, Julien |
Premier Acte (Au Pays du Rêve) - Premier Tableau - La Montagne Sainte |
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Scène I | Dioné ? Néora ? Noëli ? | les Filles du Rêve |
Scène II | Douce extase du poète - Brûle, ô mon âme, brûle toujours | Servants et Servantes de la Beauté, l'Hiérophante, l'Officiant, Lévites, Augures, Sages, Poètes élus, puis Louise et Julien |
Premier Acte (Au Pays du Rêve) - Deuxième Tableau - La Vallée Maudite |
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Scène I | Viens ! flamme divine ! - Filles du Rêve, Soeurs clémentes | les Chimères, les Poètes déchus, puis Julien et Louise |
Premier Acte (Au Pays du Rêve) - Troisième Tableau - Le Temple de la Beauté |
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Scène I | Flamme ! | Louise, Julien, l'Hiérophante, les Filles du Rêve (Dioné, Néora, Noeli, Philyra, Euryté, Séa), Servants, Servantes de la Beauté, Danseuses sacrées, Amants, Amantes, Poètes élus, Lévites, Augures, Sages |
Scène II - l'Initiation | Vous m'accueillez comme on accueille le printemps - Attention ! l'Hiérophante va parler | les Précédents |
Scène III | O Beauté ! daigne fleurir | Julien, puis l'Officiant, les Lévites et les Augures |
Scène IV | Beauté puissante, éblouissante - Beauté ! | Julien seul, puis les Précédents |
Scène V | Alleluia ! - Rêve auguste | les Précédents, la Beauté |
Deuxième Acte (Doute) - Un Paysage Slovaque |
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Scène I | Hou ! creuse vite ton trou - La terre gémit sous la pelle | un Paysan, sa Femme, sa Fille, Julien, un Casseur de pierres, un Laboureur, Paysans, Paysannes, Bohémiennes, Moissonneurs, Moissonneuses, Terrassiers, Bûcherons |
Scène II | Entends-tu la nuit - Ami, votre souffrance est-elle donc si grande | la Jeune Fille, Julien |
Scène III | Ami, la maison est ouverte, si tu veux entrer | la Jeune Fille, Julien, le Paysan |
Scène IV | J'ai franchi le seuil du Temple | Julien, les Voix de la Nuit |
Troisième Acte (Impuissance) - Un Site Sauvage en Bretagne |
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Prélude | ||
Scène I | Vierge puissante, éblouissante - Ciel sans pitié | l'Aïeule, Julien, Jeunes Bretonnes, Voix dans la Tempête |
Scène II | O mon fils bien aimé - Sois maudit | les Précédents, les Poètes déchus |
Scène III | Vainement, à travers les cieux | Julien |
Quatrième Acte (Ivresse) |
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Prélude | ||
Quatrième Acte (Ivresse) - Premier Tableau - Un coin désert, près d'une Fête |
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Scène I | Soit maudit ! - Des maudits la plainte obsédante | Choeur invisible, Julien |
Scène II | Pour tuer le chagrin - Tissons des songes | la Fille, Julien et les Chimères |
Scène III | Mystère de la destinée | Julien seul |
Scène IV | Gais et contents, nous allions triomphants | Julien, une Bande joyeuse |
Scène V | Ai-je compris ? tardive vérité | Julien seul |
Scène VI | Nous allons encore en suer une | le Sonneur, l'Acolyte, les Filles du Rêve |
Quatrième Acte (Ivresse) - Deuxième Tableau - La Place Blanche, à Montmartre (Apparition du Temple de la Beauté) |
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Scène I | Miracle inconcevable !!! - Les Sirènes et les Fées changeaient en dieux | le Mage, les Fées et Sirènes, le Sonneur, l'Acolyte, la Foule, puis la Fille et Julien |
Scène II | Bêtes de somme que nous sommes - Turpitude : Servitude ! | Choeurs, le Mage |
Scène III | La, la, la, la ! | la Fille (en coulisse) |
Scène IV | Douce lumière, vers toi s'envole ma prière - Là-bas... on dirait... des choses... déjà vues... dans ma jeunesse ! | Julien, la Fille, la Foule du Temple |
LIVRET
PROLOGUE
Une chambre d'artiste à la Villa Médicis. Au lever du rideau la chambre est déserte. Par la fenêtre ouverte, sur une nuit claire de printemps, on aperçoit le panorama de Rome. Dans une petite alcôve, sur un lit, une jeune femme repose. Au milieu de la chambre, une table, éclairée par une lampe à abat-jour bas, étale un désordre de papiers et de livres qui déborde jusque sur le plancher.
JULIEN, LES CAMARADES, au dehors. La porte s'ouvre. Julien, alerte, enjoué, conquérant, jette sur le divan son manteau et sa canne, va vers la fenêtre, fait un geste d'adieu.
LES CAMARADES, au dehors. Hé ! Bonsoir ! Julien ! Bonne nuit ! A demain ! Julien ! Ils s'éloignent. Julien, à pas de loup, s'approche de la dormeuse qu'il regarde avec admiration.
JULIEN Louise !... Il l'embrasse dévotement, tire le rideau de l'alcôve, va à sa table de travail, examine les feuillets épars.
LES CAMARADES, loin.
Felicissima notte ! Ohé ! la coterie ! Rires, joyeuses rumeurs, mandolines et guitares.
JULIEN, devant sa table, gentiment
railleur. Sincère.
Bonsoir ! Œuvre chérie autant que
mon amante ! Toi, dont je sens naître
Dans mon être, Fiévreusement. Œuvre d'ardente foi
Que je voudrais écrire avec mon sang ! Et d'orgueil renaissants ! Il s'assied. Avec ferveur. Œuvre première ! Faite d'amour, de vie et de lumière !
Plus belle que tous les chefs-d'œuvre
amoncelés ! L'éblouissante, l'insaisissable Beauté ! Il se lève, dans un grand geste de passion pour son œuvre.
Ô toi, que je voudrais faire jaillir Épargne à mon désir L'angoisse de l'attente ! Comme l'Amour Sois-moi clémente ! Il va vers la fenêtre, regarde la nuit brillante.
Mon beau rêve enchanté, quand verra-t-il
le jour ?... Conquérir des âmes !... Entrer dans l'Avenir !... Lassé, il se jette sur le divan. L'Avenir ! Il réfléchit encore, fait un geste d'interrogation, puis peu à peu s'assoupit.
LOUISE, JULIEN Louise entr'ouvre le rideau, passe la tête en souriant.
Vivement elle se lève, s'approche de lui.
Il rêve !... à sa gloire ?... à son
Œuvre ?... Faisant le geste de lui caresser le front. Avec mystère sur un ton de complainte. Il est parti pour son pays Le blond poète que j'adore !
Comme un aigle il s'enivre à conquérir
l'espace Encore plus mystérieux.
Mais voici qu'il aborde un domaine
enchanté... Éprises de sa fierté ! Ah ! Que ne m'a-t-il prise comme passagère, Le charmant aviateur Qui s'égare en cherchant loin de moi le bonheur ! (*) (*) Variante : Qui forgea son hélice au foyer de mon cœur.
JULIEN, rêvant.
LOUISE, le contemplant comme avec un regret.
C'est ainsi qu'il m'échappe aux heures de
travail, Songeuse.
Être Muse, espoir divin, sort
redoutable ! Craintive.
Que sera ma vie ?
Qu'importe, si son génie Mon destin ?... Avec feu. Son Œuvre en parlera ! Ça suffit à Louise ! La lampe s'éteint. La nuit se fait dans la chambre. Rayon de lune sur la fenêtre. Louise se rapproche du dormeur. Que fait-il en pensée Loin de celle qui l'aime ? Oublie-t-il sa Louise auprès de quelque fée ? La nuit est complète dans la chambre. Un dernier rayon persiste à la fenêtre, puis disparaît. Être Muse !... Destin divin !... Sort redoutable !... Le rideau tombe lentement, invisible. Fanfares lointaines. Changement de décor durant la musique de scène. Le rideau se lève dans l'obscurité. La clarté se fait peu à peu.
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Décor du 1er tableau de l'Acte I pour la création par Lucien Jusseaume
ACTE PREMIER (Enthousiasme)
LA MONTAGNE SAINTE
Un sentier fleuri la gravit en riants lacets, parmi d'augustes vestiges du passé. Au sommet, la masse sombre du Temple de la Beauté dont l'aube commence à dorer les colonnades.
LES FILLES DU RÊVE.
LES FILLES DU RÊVE, loin.
Dioné ? Néora ? Noéli ? Séa ? Elles apparaissent peu à peu sur le sentier, le descendent en courant, joyeuses, comme si elles allaient à la rencontre d'êtres chers. Dioné, Néora, Noéli, Philyra, Euryté, Séa, demeurées en scène, échangent des gestes avec celles qui sont descendues dans la vallée.
Tiralla, tiralli-é-ti-é ! La-i, la-i-é-là ! Rires. Elles vont au-devant de leurs sœurs qui reviennent portant des fleurs et des palmes.
LES FILLES DU RÊVE, revenant. Rallahi !... Rallahi !... Elles repassent heureuses, turbulentes.
DIONÉ, NÉORA, NOÉLI, PHILYRA, EURYTÉ, déjà loin.
Rallahi !... Rallahi !...
SÉA, survenant, jette un appel et
remonte vite.
DIONÉ, loin.
NOÉLI, plus loin.
SERVANTS, SERVANTES, PÈLERINS DU RÊVE, AMANTS, AMANTES, LOUISE, JULIEN. Bientôt apparaît sur le sentier le cortège des Pèlerins de la Beauté.
SERVANTS, et SERVANTES DE LA BEAUTÉ, semant des roses et portant des emblèmes.
Douce extase du poète élu
LES PÈLERINS DU RÊVE, religieusement. Pure lumière,
Vers toi s'envole ma prière D'un divin jour !...
LES AMANTS et LES AMANTES, vêtus de printemps, tendrement enlacés. Louise et Julien sont parmi eux.
Aube d'amour,
LOUISE, puis JULIEN Brûle, ô mon âme, Brûle toujours, voluptueuse flamme !
Troublante aurore
Dans ton amour,
L'ardente aurore
LES PÈLERINS DU REVE Pure lumière,
Vers toi s'envole ma prière D'un divin jour ! Louise et Julien demeurent un moment, tandis que passent les derniers groupes du cortège.
LOUISE, à Julien, montrant l'horizon merveilleux. Ah ! tout est beau... On dirait un cortège
De fleurs d'azur, de fleurs de neige,
JULIEN
Sous son grand manteau La terre sent courir, Comme du sang, Les sèves... Ainsi je sens
En moi monter le flot grandissant
LOUISE, s'attardant à admirer le
paysage.
JULIEN, l'entraînant. Prémices de bonheur !
LOUISE Leur éclat est doux comme nos tendresses...
Leur parfum, ardent comme nos caresses... Ils gravissent lentement le sentier jonché de roses. Des nuages descendent derrière lesquels se fait le changement du décor.
VOIX LOINTAINES Gloire au Poète ! Gloire à l'Amant ! Gloire à l'Amante ! Les nuages continuent de descendre, découvrant le décor nouveau.
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Décor du 2e tableau de l'Acte I pour la création par Lucien Jusseaume
ACTE PREMIER (Enthousiasme)
Deuxième Tableau LA VALLÉE MAUDITE
Sur la Montagne Sainte, à mi-chemin du Temple, près d'une gorge obscure. Dans l'abîme, le groupe des POÈTES DÉCHUS. Sur un sentier surplombant, les CHIMÈRES semblent tisser des brouillards et de légères nuées multicolores qui descendent, flottant au-dessus des Poètes et leur dérobant la Montagne Sainte.
LES CHIMÈRES, LES POÈTES DÉCHUS, puis JULIEN et LOUISE.
VOIX DANS L'ABÎME
Rêve ! Rêve ! O Rêve ! doux printemps de
l'amour ! Ah ! ne trahis pas tes promesses !
LES CHIMÈRES
Filles du rêve, sœurs clémentes, Tissons sans bruit
Des songes cléments qui mentent...
LES POÈTES DÉCHUS, tendant les bras vers la Montagne.
Viens, flamme divine ! Viens, chaude
clarté !...
A nos yeux charmés feras-tu renaître Refleuris, ô Verbe ! Érigez vos faîtes,
Temples si beaux que les plus beaux soirs
LES CHIMÈRES
Tissons des rêves et des mirages
L'éternité de ruine et d'esclavage Nos doigts d'amour ont voilée. Les brumes qu'elles tissent envahissent peu à peu le haut de la scène. Louise et Julien paraissent sur un rocher qui domine la gorge obscure. Immobiles d'effroi, ils regardent, écoutent.
LES POÈTES DÉCHUS, s'acheminant vers la vallée.
Cieux lointains ! ô mers ! ô larges
miroirs, Ils s'offrent et l'ombre est évanouie... Apercevant Louise et Julien, les Chimères remontent vers la cime et disparaissent derrière les brumes.
LES CHIMÈRES, s'appelant. Julien entraîne Louise jusqu'au bord de l'abîme. Tous deux se penchent.
LES POÈTES DÉCHUS, sanglotant au loin.
JULIEN, frissonnant contre Louise.
LES POÈTES DÉCHUS, loin. Ah ! ah ! ah ! Le bas de la Montagne disparaît à son tour derrière les brumes. Une émotion violente saisit Julien. Il voudrait secourir ses frères malheureux. En lui s'éveille l'instinct de sa mission divine.
Soleil du monde, suprême amour,
L'âpre douleur qui blessa mes oreilles
Va se donner Au triomphe de la Beauté ! Au triomphe de l'Amour !
LOUISE, enthousiaste.
JULIEN L'Amour !...
LOUISE L'Amour !... Soudain le décor de la Montagne s'enfonce ; les brumes disparaissent, découvrant le décor suivant.
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ACTE PREMIER (Enthousiasme)
Troisième Tableau LE CHŒUR MAGNIFIQUE DU TEMPLE COLOSSAL DE LA BEAUTÉ
LOUISE, JULIEN, L'HIÉROPHANTE, L'OFFICIANT, LES FILLES DU RÊVE, SERVANTES, SERVANTS DE LA BEAUTÉ, LÉVITES, AUGURES, SAGES, AMANTS, AMANTES, POÈTES ÉLUS, DANSEUSES SACRÉES, LA FOULE.
TOUS, avec des gestes d'appel.
LOUISE et JULIEN
Soleil du monde, suprême amour,
TOUS Flamme !
LOUISE et JULIEN O merveilles !... Des baisers d'or enchantent mes oreilles !
TOUS
Flamme !
Dans ce premier printemps,
Mon cœur d'enfant prédestiné Au triomphe de l'Amour, Sans nul retour !
Ma voix chante pour l'adorer. De sa beauté ! Je veux suivre Sa volonté !
Et j'abandonne à tout jamais L'amour qui luit Commande en roi : je suis à lui !
[ LES FILLES DU RÊVE, LES LÉVITES, LES AUGURES. [ Voix de mon âme!
[ Splendeur qui m'illumines, ô Vérité !
[ Pures musiques, [ Dans ta volupté, [ Se lève [ Mon Rêve !
[
[ O flamme immense,
[ Soleils triomphants des passés ! [ Et l'éclair fait apparaître [ Les palais merveilleux,
[ Les grands temples orgueilleux
[ LES FILLES DU RÊVE, L'HIÉROPHANTE et L'OFFICIANT.
[ Beauté ! Beauté puissante ! [ Montre-toi ! [ Donne-toi !
[ Reine éternelle ! [ LA FOULE DU TEMPLE, en mouvement intense et passionné. [ Dans un rayon, [ Suprême vision, [ Révèle
[ A ton peuple d'Amants
JULIEN, grave, souriant.
Vous m'accueillez comme on accueille le
printemps, Gravirent les sommets où l'azur se déploie ! Murmures d'admiration. Me voici, voici mon âme,
Mon cœur, pur comme la flamme !
Tout être obscur et son tourment... Te consacrer, Beauté, ma vie entière. Ah ! voudras-tu fleurir pour mes yeux en prière ?
LES PRÉCÉDENTS, LE SONNEUR, L'ACOLYTE, LES POÈTES DÉCHUS. Majestueux, l'Hiérophante s'avance vers Julien qu'il fixe sympathiquement. Silence subit. Julien, descendu des degrés, soutient bravement l'examen. Cependant on le devine troublé. Louise, craintive, s'est réfugiée dans le groupe des Filles du Rêve empressées autour d'elle. En haut du transept, sur une corniche (*), apparaissent le Sonneur et l'Acolyte, invisibles pour l'assemblée.
(*) Ou derrière un pilier.
LE SONNEUR, à l'Acolyte. Goguenard.
Qu'est-ce qu'il va prendre pour son
rhume, En entrant la coutumière thune ? Les Augures, les Sages, les Officiants s'assoient autour du chœur, formant un tableau inspiré des fresques de Raphaël. Sur un geste de l'Hiérophante, la foule s'écarte de Julien et se masse sous les arcades.
L'ACOLYTE, qui a une voix de fausset. C'est cocasse !... A les voir, on pourrait croire que c'est arrivé !
LE SONNEUR, secouant la tête.
L'ACOLYTE Mais, dans quel but cette comédie ?
LE SONNEUR Hum !... Faire croire aux autres ce qu'on suppose être la "Splendeur du Vrai..." !
L'ACOLYTE, ricanant.
LA FOULE. impatientée.
LE SONNEUR Tu vois !
L'HIÉROPHANTE, à Julien, avec douceur
et autorité.
L'ACOLYTE, admiratif, montrant Louise qui s'est avancée de quelques pas vers Julien. En voilà une que j'aimerais mieux la voir tomber en mon lit que l'tonnerre !... Le Sonneur lui impose silence.
L'HIÉROPHANTE Présomptueux poète, qui t'en vins
Déchiffrer les secrets des abîmes
divins !
Et n'as point redouté nos redoutables
portes ! Téméraire vaillant ! Dont l'audacieuse prunelle, Sans émoi, fixe cet autel...
L'ACOLYTE, au Sonneur.
L'HIÉROPHANTE Frère ! doux héros dont l'appel Osa provoquer la Reine éternelle, N'interrogeas-tu point les lendemains amers ? Sais-tu qu'il est des deuils plus profonds que les mers ? Julien fait un geste d'insouciance. Fanfares lointaines. Ta jeune foi colore d'espérance La triste vie où tes pas s'en iront... Et tes désirs te masquent la souffrance Et les nuits vides d'où tes rêves s'enfuiront... Brutal.
Prends garde qu'ayant connu la source
vive de Gloire, Même geste de Julien.
L'ACOLYTE, admiratif.
L'HIÉROPHANTE
Bien d'autres sont venus avant toi
sans nul fruit !... Ils agonisent dans la nuit !
LES POÈTES DÉCHUS, au loin.
Rêve ! Rêve ! Rêve ! Doux printemps de
l'amour !... Julien reste impassible.
Tu ne redoutes rien, enfant ? Pleurs ni
vertige ? Julien et Louise, souriants, se tournent doucement l'un vers l'autre.
La femme t'apparaît en robe de
prestige...
JULIEN, résolu.
Qu'importent les regrets et la mort
elle-même...
L'HIÉROPHANTE, plus pressant.
Ton vouloir généreux pour d'obscurs
malheureux, Ton rêve d'altruisme et de fraternité Au désastre est voué !... Et ceux-là mêmes dont tu crois Assurer le bonheur te cloueront sur la Croix.
JULIEN, exalté.
Qu'importe la fureur des hommes ?
Je les aime ! L'ample moisson surgit des douleurs que l'on sème !
Puisque ton esprit indompté Ne veut croire à la vanité De l'amour et du sacrifice, Penche ton cœur vers l'orifice
De l'abîme où s'effondre et meurt le
monde entier...
Apprends la vanité de tes luttes
prochaines !... Abandonnez toute espérance !..."
JULIEN, avec ferveur. Si tout me renie, il me reste un cœur Assez vaste pour que j'y vive et que j'y chante !
Si la femme est frivole et la foule
méchante,
Comme tous ceux qui par les siècles ont
chanté.
L'HIÉROPHANTE Avant que de chanter, tu verseras des pleurs !
JULIEN Je chanterai mes douleurs !
L'HIÉROPHANTE Tu n'atteindras pas ton rêve !
JULIEN, avec énergie. Tous deux se contemplent longuement.
L'HIÉROPHANTE Soit, que ton attente s'achève !... Voici l'instant sacré... Contemple ?... Et que ta force persévère... Car de ce jour, enfant, commence ton calvaire. Les Lévites viennent processionnellement revêtir Julien des attributs de servant de la Beauté. L'Hiérophante lui donne l'accolade et disparaît derrière l'autel, suivi des Augures. La Foule, respectueuse, s'écoule silencieusement par les côtés, les regards fixés sur Julien.
LE CHŒUR, s'éloignant. [ 1er groupe [ Le doux vainqueur
[ Qui triompha des abîmes [ [ 2e groupe
[ Son cœur est animé
TOUS
Daigne fleurir, ô mère !
Les deux loustics ont reparu sur
la corniche haute. Tiens ! t'essuies une larme ?
L'ACOLYTE, ému. Est-ce qu'ils se r'verront ?...
LE SONNEUR Qui donc ?
L'ACOLYTE La môme et son crâneur...
LE SONNEUR, hausse les épaules. Viens sonner, c'est l'heure. Il l'entraîne.
L'ACOLYTE, revenant avec mystère, une main en porte-voix, souffle à Julien qui ne l'entend pas : Tiens bon la rampe ! Il ricane et se sauve.
LE SONNEUR, de loin.
JULIEN, L'OFFICIANT, LES LÉVITES, LES AUGURES. Julien se met en prière. La nuit descend, lunaire, mystérieuse.
L'OFFICIANT, loin. Ô Beauté !... Daigne fleurir pour ses yeux en prière !
LES LÉVITES et LES AUGURES, loin.
LES PRÉCÉDENTS, LES FILLES DU RÊVE, L'HIÉROPHANTE, L'OFFICIANT, LE CHŒUR INVISIBLE. Coups de cloche tombant en tonnerre du haut de la nef. Éclair sur l'autel. Bruit de tempête. L'obscurité s'épaissit brusquement.
LES FILLES DU RÊVE, soli, derrière l'autel, accompagnées de célestas et de harpes. Mélopée religieuse. Ah ! Ah ! Ah ! Sur l'autel, l'Officiant, l'Hiérophante et les Augures dessinent dans l'ombre des gestes d'incantation.
LE CHŒUR, invisible, psalmodiant mystérieusement sous la mélopée.
Beauté puissante, Immaculée, Voûte étoilée,
Protégez-nous !
L'HIÉROPHANTE, d'un ton de
commandement.
L'OFFICANT
O Beauté ! Protégez-nous ! Exaucez-nous ! Porte d'aurore, Porte d'or, Porte de gloire, Miroir !
Protégez-nous ! Au-dessus de l'autel passent et repassent à intervalles de plus en plus rapprochés des lueurs vives et prolongées.
LES FILLES DU RÊVE, toujours invisibles. Mère et flamme
Des âmes !
Des poètes !
Montre-toi ! Orgues lointaines dans le silence. Émergeant insensiblement des vapeurs, la Beauté apparaît.
LES PRÉCÉDENTS, LA BEAUTÉ.
Ah ! je t'aime, Te chérir ! Et mourir ! Il se traîne jusqu'aux marches de l'autel sur lesquelles il s'abîme.
L'OFFICIANT, L'HIÉROPHANTE, LÉVITES et AUGURES, encensent la Beauté à larges volées.
Blanche clarté d'éternité !
LE CHŒUR, autour de l'autel et dans les bas-côtés.
Alléluia ! Alléluia ! Alléluia ! D'amour !
L'OFFICIANT, L'HIÉROPHANTE, LÉVITES et AUGURES
Soleil sans voiles !
LE CHŒUR Heureux les cœurs
Élus pour les splendeurs
JULIEN, dans la plus grande exaltation. Mère des âmes, Garde mon âme ! Mère des cœurs, Garde mon cœur ! Magnifique et réelle chimère, Veille sur moi comme veille une mère !... Il sanglote comme un enfant. La Beauté, souriante, vers lui lève le bras en recommandation grave. Sur l'autel, les Officiants se prosternent éperdument. Tout se tait.
LA BEAUTÉ, d'un accent sibyllin.
Rêve auguste que tu fais d'être en face
de ta fée !
Ah ! rends grâce à l'amante qui,
pour toi, me ressemble.
Crains l'orgueil ! C'est l'écueil ! Avec la même simplicité, en oracle souriant.
L'Œuvre vit de tendresse... Elle lui envoie un baiser, comme une bénédiction. Aime ! Elle disparaît peu à peu.
LE CHŒUR, invisible. Aime !... Julien se prosterne. Rideau.
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ACTE DEUXIÈME (Doute)
Un paysage pittoresque ; un pays slovaque : champs, bois aux nombreuses clairières où un ruisseau serpente. A droite, une vieille chaumière ; à gauche, un tertre de gazon, une fontaine. Banc rustique près de la maison. La grande route traverse le fond du théâtre. Un sentier va de la maison au bois. 3 heures. Été.
JULIEN, UN PAYSAN, SA FEMME, SA, FILLE, UN LABOUREUR, UN BÛCHERON, UN CASSEUR DE PIERRES, TERRASSIERS, BÛCHERONS, BOHÉMIENNES, MOISSONNEURS et GLANEUSES, VOIX DANS LA CAMPAGNE. Près de la chaumière Julien repose dans un grand accablement. La Jeune Fille le regarde avec pitié et amour. Assis devant la porte, Le Père guette tendrement sa fille. La Mère étend du linge, plus loin, sur les buissons qui séparent la maison de la route.
VOIX LOINTAINES [ Hou ! Hou ! [ Creuse vit' ton trou ! [ La terre gémit sous la pelle, [ L'entends-tu qui t'appelle ? [ [ LES BÛCHERONS, goguenards. [ Hein ! Hein ! [ Prépare ta bière [ De demain. [ Dans le bois qui geint [ Sous ta main [ Pleure ta dernière [ Prière !
LA PAYSANNE, à son homme qui est venu
sur le seuil. Une voiture de Bohémiennes passe sur la route. Des fillettes déguenillées l'escortent.
BOHÉMIENNES, en voiture.
PAYSANS, loin. Eho !
TERRASSIERS, loin. Eho !
LES BÛCHERONS, loin, tirant avec des cordes les troncs d'arbres. O-hisse !... O-hisse !...
LE PAYSAN Depuis son arrivé au pays c'est son premier repos.
LA PAYSANNE Son âme souffre d'un rêve que nous ne pouvons comprendre.
LE PAYSAN
D'où vient-il ? On l'ignore...
LA JEUNE FILLE Il fut très malheureux sans doute.
UN CASSEUR DE PIERRES, sur la route. Trimez, les bons ouvriers ! Faut que vous trimiez !
Nul repos, ni trêve pour les amours !...
UNE VOIX, lointaine, en écho.
JULIEN, s'éveillant.
Une chanson de souffrance plane sur la
terre... Est-ce la terre elle-même qui se plaint ?
UNE VOIX, lointaine.
AUTRE VOIX, plus lointaine.
JULIEN
De partout monte un long cri de misère
L'instant où chacun meurt...
LE CASSEUR DE PIERRES Trimer toujours !
VOIX LOINTAINES Toujours.
JULIEN Parmi les peuples éplorés Dont je rêvais la délivrance
Naguère j'ai connu cette
désespérance !...
Là, je m'étais penché sur des êtres de
souffrance, D'où la douleur se répandait à flots !... Des ouvriers des forges passent, las, sur la route.
[ LES TERRASSIERS [ [ LES BÛCHERONS [ O-hisse !... O-hisse !... [ [ LES PAYSANS [ Trimer toujours ! Les cris et les appels continuent jusqu'à la fin de la tirade de Julien.
JULIEN, avec amertume. A mon chant d'amour Ils ont jeté des sarcasmes, des cris de haine. Farouche. Laisse-nous, va-t'en ! Tes paroles sont vaines ! Nos pères furent des gueux, Nos enfants seront comme eux ! Va prêcher ailleurs ton inutile espoir !
A t'entendre chanter tes rêves illusoires
Il mime des gestes désespérés et menaçants. Malheur sur toi ! Poète maudit !
Malheur et mort au prometteur de
paradis ?
LA JEUNE FILLE, apitoyée. Ah ! Les voix rudes se perdent peu à peu dans la campagne.
JULIEN ...Tristement, je suis reparti... Cherchant un horizon derrière l'horizon, Où ne gronderaient plus la haine et l'égoïsme. Coucher de soleil or et rose.
Et je suis venu près de cette humble
chaumière Des voix nouvelles surgissent de l'autre côté de la plaine chantant la gloire de la terre.
MOISSONNEURS et GLANEUSES, comme un cantique. Terre, Terre ! Doux printemps de l'amour !
Donne-nous des ailes pour l'essor du
retour ! Terre conquise ! Protège le joyeux labeur des jours ! Durant ce chœur le paysan apitoyé s'avance vers Julien que la jeune fille regarde avec une naïve et amoureuse compassion.
LE PAYSAN
L'universel bonheur... ah !... la belle
chimère ! Pressant.
Ah ! écoute-moi... ami ! Les Moissonneurs, les Glaneuses, les Paysans, passent sur la route graves et souriants. Et c'est comme un cortège du travail heureux de la Terre : ni Julien, ni le groupe qui l'entoure ne semblent l'apercevoir. Avec autorité. Reste !... Près de la bonne terre
Ton cœur se guérira de toutes ses
folies !
Regardant sa fille.
Le cortège a passé, suivi de groupes dansant au son du tambourin. C'est la fin du coucher du soleil. Le crépuscule va tomber lentement, préparant une nuit claire d'été.
JULIEN
Puis-je être heureux... loin de ceux que
j'aime ?
LES MOISSONNEURS, au loin.
Chasse l'hiver de détresse !...
JULIEN, agité, nerveux.
Tandis que je suscitais l'espoir et
chantais Naissait en moi, pire qu'une démence, Une mortelle angoisse où mon esprit sombrait ! Plus calme.
A toute heure attristé des trahisons, des
haines, Fantôme en peine de mon esprit flottant,
J'ai fui, ne cherchant qu'à me fuir, qu'à
disparaître ! Le Doute implacable ! Le Doute qui m'accable ! Se tournant vers l'horizon assombri.
Toutes mes illusions de Vie
L'illusion du Rêve Il cherche à se rappeler son rêve... Le Paysan hoche la tête, fait signe aux siens et rentre dans la maison. Les deux femmes le suivent, s'arrêtent sur le seuil, écoutent encore.
JULIEN, avidement.
Oh! l'ardent souvenir du Mont
inaccessible !
LA PAYSANNE, à sa fille, en une maternelle complicité de sympathie pour l'inconnu. Son rêve est plus joli que notre vie... Railleuse. Ses regrets sont plus forts... que ton envie... Elle pousse sa fille doucement vers l'intérieur et ferme la porte. Julien interroge longtemps l'horizon vide... puis il s'assied avec accablement, près du tertre, les yeux toujours fixés sur le couchant assombri. Dans l'air flotte l'écho des fanfares féeriques. Un coucou salue la nuit qui monte.
JULIEN, LA JEUNE FILLE, LES VOIX DE LA NUIT. La lune se lève. La Jeune Fille paraît sur le seuil de la maison, une cruche d'eau à la main. Elle va lentement à la fontaine, s'y s'accoude, regarde Julien. Subitement décidée, elle s'approche de lui.
LES VOIX DE LA NUIT, chœur invisible. Entends-tu la nuit, la nuit calme Qui te parle ?
Un frisson profond d'amour vient des
cimes. Pour ton cœur blessé que l'espoir caresse. Julien lève la tête, aperçoit la Jeune Fille qui lui sourit.
LA JEUNE FILLE
Ami, votre souffrance est-elle donc si
grande
Contre votre douleur ne peut-on vous
défendre ? Gentiment pressante.
Si vous saviez combien nous en
souffririons tous !... La solitude rend si dure toute peine.
JULIEN, souriant. Enfant de tendresse ! Ta voix limpide et douce En vain berce et caresse Mon pauvre cœur meurtri !
Hélas ! ce n'est qu'un baume, endormant
ma détresse...
LA JEUNE FILLE, ingénument.
Si pourtant vous aviez près de vous une
amie A qui vous puissiez vous confier... Qui parvienne à vous faire oublier L'injustice des hommes et le triste passé ! Plus tendrement.
Pour trouver le bonheur n'est-il d'autre
chemin Est-ce là vraiment toute sagesse ? Persuasive. Le silence a peut-être une voix qui caresse... Mais sur les monts déserts, qui vous tendra la main ? Julien attendri la regarde un instant, puis détourne la tête.
LES VOIX DE LA NUIT
Vois, c'est la nuit, la nuit calme et
belle
JULIEN
Oh ! l'ardent souvenir de mon premier
amour !... Sombre.
Elle est loin ma Louise... que m'a ravie
le destin ! LA JEUNE FILLE, humble. Je me nomme aussi... Hésitante. Louise...
JULIEN, surpris. Louise ?
LA JEUNE FILLE, timide.
Voudras-tu m'aimer comme elle ? Grave. Qui fut ton désir.
JULIEN Tout désir est mort... avec la morte...
LA JEUNE FILLE, craintive, avec amour.
Je serai celle qui guérit la peine et
console...
LES VOIX DE LA NUIT, en murmure.
JULIEN, pensif, en lui-même.
LA JEUNE FILLE, penchée sur lui, avec
affirmation. Julien la contemple et la repousse doucement.
LES VOIX DE LA NUIT
Des rêves plus beaux fleurissent sur
terre...
JULIEN Fol espoir !... Ton amour que j'envie, Dont s'illuminerait ma sombre vie... Cette aventure que tu m'offres, Jolie ! Ne serait pour moi qu'amertume, inutiles regrets ! Se levant.
Ne crée pas à mon cœur trahi
d'autres remords !... Laisse-moi poursuivre mon chemin... Déchirant. Éloigne-toi, enfant, laisse-moi ! Il recule comme pour suivre le sentier qui va au bois. La porte de la chaumière s'ouvre. Le paysan paraît sur le seuil. D'un geste bref, il indique sa demeure à Julien.
LES MÊMES, LE PAYSAN.
LE PAYSAN, dont la voix et les gestes évoquent le souvenir de l'Hiérophante, gardien de l'idéal sanctuaire.
Ami, la maison est ouverte... si tu veux
entrer ; La Jeune Fille s'achemine vers la maison, lentement, comme à regret.
JULIEN, immobile, sombre.
La même voix qui prophétisait là-bas : Plus déclamé, un peu railleur.
Ici, la menace est plus brève :
Avec ferveur, presque parlé.
Avec amertume et dédain. La porte se ferme.
JULIEN, LES VOIX DE LA NUIT.
J'ai franchi le seuil du temple !
Avec défi, sans colère ni
rancune, presque joyeusement. Les voix de la nuit murmurent. Il va vers la route, s'arrête, écoute, surpris, la protestation de l'ombre.
JULIEN, tendant les bras vers la nuit. Que me réserves-tu, Nuit
Mystérieuse et troublante ?
Blanche dans l'ombre flottante ?
Mystérieuse et troublante, Blanche dans l'ombre flottante ?
LES VOIX DE LA NUIT
Que veux-tu, toi dont j'entends
JULIEN
O Nuit ! où mon cœur s'élance, Je tâche de percevoir Ce que dérobe ton silence : Triomphe ou mort de mon espoir ! Le chant du rossignol fait écho à la plainte du poète. La lune reparaît. Le ruisseau fait à l'horizon un fin collier d'argent. A la fenêtre de la chaumière, le rideau se soulève, la Jeune Fille se penche, regarde Julien s’éloigner. Rideau.
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Décor de l'Acte III pour la création par Lucien Jusseaume
ACTE TROISIÈME (Impuissance)
Un site sauvage, en Bretagne, non loin de la mer. A gauche une maison familiale, délabrée, avec une large terrasse couverte et un perron. A droite, une église pauvre. Plus loin, un calvaire. Une route serpente venant de la vallée abrupte. Aube glaciale. Des nuages obscurs galopent dans le ciel. Automne.
L'AÏEULE, JULIEN, LES BRETONNES, VOIX DANS LA TEMPÊTE. Au lever du rideau, tempête, tous les éléments déchaînés. Julien sur la terrasse, comme pétrifié par le malheur, confie à la nature tumultueuse son immense désespoir. L'Aïeule le couve d'un regard désolé. Devant le calvaire, des Bretonnes récitent des litanies. Une atmosphère de tragique mystère planera sur tout l'acte.
LES BRETONNES, devant le calvaire. Vierge puissante, Éblouissante, Immaculée... Vierge Marie,
Priez pour nous ! Soleil d'étoiles, Soleil d'amour...
Protégez-nous, Porte d'aurore, Porte d'or ! Priez pour nous ! Porte de gloire, Pur miroir !
Priez pour nous ! Et secourable ! Protégez-nous ! Les Bretonnes se relèvent et vont vers l'église où elles disparaissent.
JULIEN, tendant les bras avec angoisse.
Ciel sans pitié ! De ma lutte dernière
Il écoute les bruits de la tempête, insensible à éblouissement des éclairs.
VOIX DANS LA TEMPETE Ho ! ho !
JULIEN Voix de revenants Ressuscitant... Voix d'ancêtres,
Créateurs de mon être...
VOIX DANS LA TEMPÊTE Ho ! ho !
JULIEN Messagers du Néant d'où je vins... où je cours ? L'Aïeule va s'asseoir dans un coin sombre d'où elle surveille avidement les gestes de Julien, tout en disant son rosaire. Elle se signe à chaque éclair.
Mon cœur battu par la tourmente, Perdu dans ses pensées, les yeux fixés sur les cimes lointaines où la lueur d'un phare tournoie, affolée. Jadis, dans un splendide songe,
Pourquoi m'appelais-tu, pur et divin
rayon ?... L'Aïeule se lève, va vers Julien.
Mystérieux tumulte où je suis entraîné...
L'Aïeule, qui s'est approchée, lui ferme la bouche d'une main tremblante. Elle le prend dans ses bras comme une mère son enfant, le cajole tendrement, puis l'entraîne vers le perron. Orgues lointaines.
L'AÏEULE, JULIEN, puis LES POÈTES DÉCHUS. Les sons de l'orgue évoquent en l'esprit de Julien le souvenir de l'ineffable apparition. Les larmes jaillissent de ses yeux. Il se cache la tête sur l'épaule de l'Aïeule frissonnante.
L'AÏEULE Ô mon fils bien-aimé, pour ton cœur désolé, la prière, seule, est salutaire !... Te souviens-tu... mon fils... de celle que jadis tu récitais avec ta bonne mère... au coin de l'âtre... de la vieille maison ?... La vieille maison qu'elle a quittée à jamais !... s'en allant là-haut, prier... prier pour son fils... pour qu'il ne soit pas damné !... Au loin dans la clarté blafarde du matin, un lugubre cortège s'avance lentement.
VOIX LOINTAINES
Si l'esprit dans le vide
L'AÏEULE, inquiète.
Quel est ce long troupeau qui rôde dans
le soir ?... JULIEN, reconnaissant les malheureux Pèlerins du Rêve.
Tous ceux dont un espoir, frère de mon
espoir, Mes frères, les Poètes !
LES POÈTES DÉCHUS, s'avançant sur la
route. L'Aïeule, terrifiée, se cache la tête dans les mains. Julien a descendu le perron, s'est avancé vers la route ; son visage exprime tour à tour l'enthousiasme et la terreur.
L'AÏEULE, s'élançant vers Julien qu'elle entraîne derrière la terrasse, hors du regard des Déchus. Mon fils !... Ne m'abandonne pas !...
JULIEN, avec ferveur.
Tous ceux qui, comme moi, ravagés par le
doute En maudissant le sort !
PREMIER GROUPE Si tout être agonise A chaque heure du jour !... Suivent les Poètes Déchus, sombres, agressifs, appuyés sur les Muses en deuil.
DEUXIÈME GROUPE Si le deuil s'éternise Aux baisers de l'amour !... Puis des groupes d'Éphèbes et d'Amantes éplorées.
TROISIÈME GROUPE
Si la douce espérance
L'AÏEULE, s'accrochant à Julien qui semble vouloir les suivre. Julien !...
JULIEN, dans la plus vive émotion.
[ CHŒUR : [ PREMIER GROUPE
[ Eternel recommencement de l'existence
[ C'est le Temps qui mène la danse. [ Tout vient en se tenant la main,
[ S'en va, revient, jadis, aujourd'hui,
demain.
[ Tout meurt et tout refleurit, danse et
rit, [ [ DEUXIÈME et TROISIÈME GROUPES
[ Si la pire souffrance [ Qui l'abreuve de fiel !... Tous se tournent vers la croix avec des gestes de blasphème.
[ L'AÏEULE [ (Ad libitum.) [ Blasphémateurs ! [ Diaboliques menteurs !
[ Lucifer vous inspire !... [ Elle les menace de gestes forcenés et tremblants. [ [ LE CHŒUR [ Vérité ! Beauté ! Rêve !
[ Si tout l'homme est trahi... [ Tous reprennent leur marche vers la grève, groupe par groupe, indifférents.
JULIEN, tendant les bras vers le
calvaire. O Créateur !
O Rédempteur ! Mère en qui j'avais foi ! Ton obscur devenir
N'est-il donc qu'un cercle étroit Trop sinueux détours... Dans l'éternel retour Des deuils et des fêtes... Des victoires et des défaites ! L'Aïeule suit du regard la disparition du sombre cortège. Trottinant menu elle s'avance vers Julien calmé.
L'AÏEULE, en confidence grave à Julien.
De Satan s'écroula le rêve ambitieux...
Et le doute éternel ! Peu à peu prophétique et plus directement à Julien qui l'écoute étonné.
Crains l'orgueil...
JULIEN, se souvenant, douloureusement.
L'AÏEULE
La raison :
JULIEN, frémissant.
Grand'mère !.... qui t'a dit ?... Comment
peux-tu savoir ? Toi, qui ne sais pas même lire...
L'AÏEULE, grave, montrant le Christ du calvaire.
Celui dont tu ne veux pas voir
JULIEN, avec reproche mais sans
conviction. Les Bretonnes sortent de l' office et s'éloignent. L'orgue élève de nouveau sa voix plaintive. Lentement l'Aïeule va vers le calvaire, s'agenouille et prie. Julien écoute les voix lointaines des Déchus, regarde l'Aïeule.
JULIEN Maudire ?... Prier ? Il secoue la tête, s'assied, médite douloureusement. Au loin, un pâle arc-en-ciel se dessine sur le ciel de cuivre et de suie.
LES POÈTES DÉCHUS, très loin.
Si tout l'homme est trahi...
JULIEN, sombre, fatal, fixant l'Aïeule, de plus en plus courbée sur les marches du calvaire. Vainement à travers les cieux, Sans écho dans l'ombre infinie,
Se perdent nos cris et notre agonie !
Vainement l'homme souffre et pleure...
Dans un geste désespéré, tendant le poing vers l'horizon. Sois maudit ! Au pied de la croix l'Aïeule tombe comme morte, silencieusement. Rideau.
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ACTE QUATRIÈME
Premier Tableau
Un coin désert près du boulevard extérieur en fête. A gauche, "entrée des artistes" d'un théâtre forain. A droite, terrasse de guinguette. Nuit d'hiver.
JULIEN, CHŒUR INVISIBLE. Julien entre, égaré, comme poursuivi par les voix fatales. Il a vieilli, sa barbe et ses cheveux sont grisonnants et sa démarche, ses gestes, le désordre de son costume témoignent d'un commencement de déchéance morale et physique.
JULIEN, à lui-même.
Des maudits la plainte obsédante Devant elle, sans cesse, je fuis... M'enfonçant plus avant dans la nuit !... Il lève la tête vers le ciel fleuri d'étoiles. En lui chantent les souvenirs des jours enfuis.
CHŒUR INVISIBLE Vois, c'est la nuit, la nuit calme...
Et toi, nuit malicieuse et fausse ! Que me dit ton mystère ?... M'annonces-tu la fin de mon triste calvaire ? Des bruits de fête glissent dans l'air. Railleur :
Là-bas, dans Paris, on s'amuse... Une Fille sort de la guinguette.
Tout brille, et tout rit, et tout
chante !... Suis-je un homme comme eux ? Il s'assied. Moi seul, ne puis rien oublier !
La Fille l'écoute. Elle
s'approche.
LA FILLE, JULIEN, LES CHIMÈRES, UN GARÇON
DE CAFÉ.
Pour tuer le chagrin S'offrant.
Pour oublier l'amour
LES CHIMÈRES, dans l'ombre. Tissons des songes...
LA FILLE, fait signe à un garçon qui paraît sur le seuil.
Moi je connais un philtre (*) Variante : Qui dans le sang s'infiltre.
LES CHIMÈRES Tissons des brumes d'oubli.
C'est une science Poète malchanceux, Que rendre un homme heureux.
LES CHIMÈRES. Tissons des voiles, des mirages dans la nuit !... Le garçon apporte deux verres qu'il remplit.
LA FILLE, se méprenant à un geste de
Julien. Se drapant avec mystère. Une muse Qui s'use (*)
A souffler de tendres sons Des cœurs polissons. (*) Variante : Qui s'amuse, Crânant. Je suis la Belle Humble. Qui fait la Bête
Gamine, tendant la main. Curieuse, familièrement.
Es-tu riche... De pognon ? Effarée.
Tu pleures !... L'invitant à trinquer. Elle peut t'en vendre de plus belles,
Celle qu'on appelle Je vais te le dire... Elle prend une chaise et s'assied près de Julien qui l'écarte d'un geste las, presque brutal. Avec reproche.
Décidément, je te fais peur ? On trouve pire Pourtant Sur le chemin du bonheur. Julien se détourne. Sois indulgent... Humble, avec une exagération plaisante. Si le feu de mes châsses N'est plus aussi joyeux,
C'est que, vois-tu, j'ai fait la chasse
Julien ne l'entend plus. Il compare le magnifique passé à la hideuse réalité. Si mes dents ont des brèches... Sois généreux, C'est qu'elles ont trop mordu dans la dèche ! Si je suis... démolie, C'est d'avoir, si lasse... Dormi sur des lits Sans paillasse. Délurée, le verre en main. Mais ceci n'est rien Quand on s'aime bien !
Et ce soir, je suis l'amoureuse,
Elle vide son verre d'un trait
et le repose sur la table. Comme inspirée. Oui, je veux me payer Avec toi le loyer D'une nuit à la belle étoile... Julien tend l'oreille, dans l'air vibrent les réminiscences de ses amours défuntes. Il contemple avec une émotion croissante celle dont la voix évoque de radieux souvenirs.
JULIEN Spectre infernal ! Que veux-tu ?...
LA FILLE, se découvrant le visage.
Je veux pour ciel de lit Grandiloquente. Ta puissante poitrine !...
JULIEN, effrayé, croyant revoir
l'adorée disparue.
LA FILLE
...Tout imprégnée
LES CHIMÈRES, comme un écho plaintif.
Julien semble se débattre dans un cauchemar. Il contemple, frissonnant, la Fille qui maintenant esquisse une danse qu'elle voudrait lascive.
JULIEN, se détournant.
LA FILLE, s'éloigne en dansant, tournée vers lui, comme pour l'inviter à la suivre.
C'est un métier divin Poète malchanceux !... L'appelant du doigt. Que savoir rendre un homme heureux ! Un groupe de masques sort de la guinguette vers la fête.
JULIEN, seul.
JULIEN, sombre. Mystère de la destinée !...
Quel est ce doute dont mon âme
s'épouvante ?... Devant moi se lever le fantôme éperdu De mes jeunes années !
Si je n'étais certain que Louise n'est
plus, Cette femme damnée ! J'étais halluciné ! Avec remords. Louise !... En un appel lointain. Louise !... Ah ! me consume le remords, D'avoir sacrifié à la chimère insaisissable Plus d'amoureux bonheur Que n'en auront connu les plus heureux des hommes. Il se rassied.
Mystère des destinées !... Je me vois tout enfant Dévoré d'un orgueil immense...
Plus que l'amour, j'aimais mon
espérance !... Ardent. J'aimais la vie !
J'aimais les êtres qu'elle offense ! Avec une fierté un peu gavroche.
Et Paris et la France... Il se dresse, esquisse un grand geste d'enthousiasme, puis retombe. Si m'attirait la souffrance, Si je cherchais tant d'amour,
C'était que mon orgueil avide de
victoires
Duperie inconsciente dont mon âme
agonise. Depuis que mon espoir a sombré ! Depuis que ma raison A compris le néant De l'immortalité ! Répondant à une voix intérieure. Mourir ?... Comme inspiré. Finir... Souriant à l'idée qui l'illumine. En beauté !... Musique de bal dans la guinguette.
JULIEN, UNE BANDE JOYEUSE. Précédés d'une bande de gavroches et de fillettes en liesse, des Modèles et des Rapins, déguisés sous leurs manteaux d'hiver, débouchent de la rue voisine et se dirigent vers la fête. Une fanfare les précède. Des couples attirés par le bruit paraissent sur le seuil de la guinguette, encore essoufflés d'avoir dansé. Les Modèles et les Rapins chantent une scie du quartier latin en gambadant follement.
MODÈLES ET RAPINS, s'éloignant vers la
fête.
GAVROCHES et FILLETTES, les entourant. Gais et contents Nous allions triomphants, etc. Cris, rumeurs, Julien regarde avidement la foule turbulente.
JULIEN, LE CHŒUR INVISIBLE. Ah !... Ah !...
Hélas ! Ai-je compris ?... Tardive vérité !
Dernier et seul espoir qui me sourit en
rêve... Mon cœur, mort si longtemps, s'éveille à la gaîté ! Dans une agitation grandissante et heureuse.
Mieux que la mort et ses vaines alarmes,
Il se lève exalté, frémissant.
Gaîté du monde, ah ! viens calmer mon
cœur !
Que mon âme s'enflamme et la fête
flamboie... Hallali ! Hallali ! Trépidant.
Le vin crapuleux La généreuse absinthe
Devient sainte ! Il se rue vers la fête.
LE SONNEUR, L'ACOLYTE, puis LES FILLES DU RÊVE. Deux hommes paraissent et s'arrêtent essoufflés. On reconnaît le Sonneur du Temple et l'Acolyte du premier acte.
L'ACOLYTE, mal content.
LE SONNEUR Ousqu'est le temps des joyeuses thunes ?...
Les chouettes pourboires ! Rageur. Même pour deux sous... Montrant le poing à la ville. Ils n'en veulent point !
LE SONNEUR, sarcastique. Ils ont aut' chose à penser !
L'ACOLYTE, plaintif, approuvant. Y a trop d' misère !...
LE SONNEUR, goguenard. Penses-tu Y z'aim'nt mieux rigoler ! Sentencieux. L'humanité... c'est une...
L'ACOLYTE, l'interrompant joyeux.
Trois Filles du Rêve, déguisées en fées, débouchent d'une rue voisine et s'empressent vers les deux compères.
LA PREMIÈRE, à l'Acolyte.
LA DEUXIÈME, se recoiffant.
LA TROISIÈME, remontant sa jupe.
L'ACOLYTE, saluant d'autres Fées et Sirènes qui accourent essoufflées. Pas de presse !... La baraque est encore vide... Tous s'éloignent vivement. Obscurité subite, durant laquelle le décor change. Lumière aussitôt.
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ACTE QUATRIÈME
Deuxième Tableau
La Place Blanche à Paris, un soir de Carnaval et de fête foraine. A droite, premier plan, cabaret avec terrasse débordant sur la chaussée, fenêtre au premier étage, lampions ; second plan, un toboggan. A gauche, à l'avant-scène, le coin d'une baraque. Au centre, le "Théâtre de l'Idéal" au décor défraîchi de féerie. Sur les côtés, on aperçoit, en enfilade, les façades merveilleuses des cabarets montmartrois. Au fond, très loin, bal populaire (rue Lepic). Les ailes du Moulin-Rouge dominent la scène de leurs lumières en tournoiement intermittent. Foule de fête et de Carnaval. Il est dix heures du soir.
LE MAGE, LES FÉES et SIRÈNES, LE SONNEUR, L'ACOLYTE, LA FOULE, puis LA FILLE, et JULIEN. Au lever du rideau, la foule déambule, grouillante et chantante. Des curieux sont massés devant le théâtre où paradent des Danseuses Sacrées, rappelant piteusement les Danseuses du Temple, dont elles imitent le geste en lançant au-dessus des têtes une nuée de légers serpentins, tandis qu'un Mage, grotesque Hiérophante, montre à la foule l'énorme tableau-réclame du spectacle du jour. Les terrasses regorgent de buveurs en perpétuel mouvement, exubérants et familiers. La fanfare du Toboggan, par instants, domine le tumulte. Une compagnie de cors sur les marches d'une estrade, attend, d'un air noble, le moment de jouer. Bruits de fête foraine, cloches, trompes, coups de feu, tambours, sirènes...
LE MAGE Miracle inconcevable ! Prodige avéré ! La Splendeur du Vrai Est visible à toute heure ! Ceci n'est pas pour les bêtes...
Seuls sont invités moyennant dix centimes
Hors duquel, pour l'humanité, Il n'est point de salut !
COMMIS (*) et GAVROCHES(**), soufflant dans des mirlitons, etc.
Ta, ta, ta, taratata, ta, ta, (*) Les Commis en cache-poussière. (**) Les Gavroches en chienlits amusants, quelques pierrots.
MODÈLES, RAPINS, encore loin.
Nina, la pauvre fille, est morte,
LORETTES et ÉTUDIANTS, apparaissent au bout de la place, en monôme, comiquement lugubre. Aux larmes, citoyens ! Des Danseuses allant au bal sont entourées par des Commis qui font autour d'elles une ronde endiablée.
LE MAGE, bonimentant.
Entrez, entrez, vous verrez la Beauté !
C'est si beau qu'on en pleure !
Il salue cérémonieusement. Les Fées et Sirènes, venant de l'intérieur, font irruption sur l'estrade, suivies du Sonneur et de l'Acolyte.
LES FÉES, LES SIRÈNES Jadis les Sirènes et les Fées
Changeaient en Dieux et en Orphées Il suffit d'y croire pour avoir A l'instant tout ce qu'on aime !
LES GARÇONS, criant.
Voyez terrasse ! Boum ! Voilà !...
LE SONNEUR, sur l'estrade.
L'ACOLYTE Prenez vos places !
LORETTES, ÉTUDIANTS, MODÈLES, RAPINS, soudainement délirant de gaîté. Cloum, catacloum, catacloum,
Cloum ! Cloum ! Boum, Baïboum, Baïboum,
Boum ! Boum ! Aussi haut que le font les Pierrettes De Willette ! Pas autant que l'osa la Phrynette De Donnay ! Mais aussi gaîment que Marcel Legay Sortant d'un banquet !
JULIEN, au bout de la place, encore
invisible.
LES FÉES, LES SIRÈNES, LE MAGE Venez voir la Beauté !
LORETTES et ÉTUDIANTS, s'éloignant
vers le toboggan. En scie populaire répétée aux quatre coins de la place. L'attention du public se partage. Des groupes se portent vers Julien, qui s'avance entouré de noceurs du faubourg, beau de gaîté trépidante et farouche. Le plus grand nombre écoute la parade du Théâtre de l'Idéal, où les danseuses ébauchent des danses sacrées, où des cors romantiques semblent saluer l'arrivée de Julien d'un hallali rappelant les fanfares féeriques.
JULIEN, s'avançant comme triomphalement. Hallali !
Le vin crapuleux Devient sainte !
LES FÉES, LES SIRÈNES, LE MAGE, LE SONNEUR, L'ACOLYTE.
Pour deux sous : la Splendeur du Vrai !
MODÈLES, RAPINS, COMMIS, GAVROCHES, à la Fille qu'ils portent en triomphe.
Ohé ! Louisette !
LA FOULE, hilare.
Y a qu'à Montmartre qu'on rigole comme
ça !
Même les gens les plus minables S'offrent des lippettes De gala ! Apogée du tumulte... Julien et sa bande s'assoient à la terrasse du cabaret. Ils toastent en cadence.
LES NOCEURS Hip ! Hip ! Hourrah ! Ils boivent.
LA FOULE, applaudissant.
LE MAGE, continuant son boniment, le regard fixé sur Julien.
Venez à la Beauté ! La Beauté, pour vos yeux,
Va sa faire plus belle Bonhomme.
"Si qu'on" vous la réserve Et sourit à Platon !
C'est parce que vous êtes
LA FILLE, dans un groupe, loin de Julien.
C'est moi la Beauté, En confidence, mais de façon à être entendue de Julien. Et c'est lui mon Orphée ! Il ressemble à mon premier
Qu'était un sage... Agressive pour le Mage. Plus sage Que ce mage,
Il sourit à Pluton Elle s'avance vers Julien et rôde autour de lui avec ostentation.
LE MAGE
Venez à la Beauté! Juvéniles cerveaux.
JULIEN, à ses voisins de table ou plutôt à lui-même, lointain.
J'ai connu la Beauté Rageur.
La Beauté n'est qu'un mot Le regard de la Fille ne quitte pas Julien dont la curiosité demeure attachée aux gens de la parade.
[ LE MAGE, aux Étudiants, montrant les cabarets.
[ Fuyez ces gynécées [ Approbation. [ [ UN RAPIN, au Mage.
[ Raté toi-même ! [ UN ÉTUDIANT [ La Beauté ! C'est un mythe ! [ [ UN BOHÈME [ Elle est mangée aux mites ! [ [ UN OUVRIER [ La Beauté ! c'est l'amour ! [ [ UNE FILLE [ L'amour ?... [
[ LA FILLE, lançant un baiser à Julien.
LE MAGE, lyrique, tourné vers Julien, joyeux presque. Venez à la Beauté, Mortels infortunés !
La Beauté, pour vos yeux, Que pour des dieux ! Sa voix éveille en Julien des échos de voix anciennes. Peu à peu celui-ci s'énerve de sentir dans le discours du bateleur un reproche direct à sa déchéance. Brusquement, il se lève, s'adresse à la foule, surprise, puis amusée.
JULIEN, railleur, avec défi, provoquant du regard le Mage. O foule, Sublime et hargneuse foule ! Dont l'énorme gaîté S'écoule et se déroule...
Toi ! dont j'entendis s'enfler O foule,
Qui déchaînais contre mon cœur Foule, je viens à toi, faire amende honorable ! Applaudissements ironiques et rires.
Mes paroles, jadis, n'étaient point de
saison ! Ta folie est pure raison ! Le Mage et sa troupe, comme pour lui répondre, frappent sur des gongs et agitent les cloches.
LE MAGE, LES FÉES
Deux sous : la Splendeur du Vrai !
JULIEN, narguant la parade, frénétique. Bêtes De somme Que vous êtes, Les hommes ! Bêtes de somme que je suis, que tous nous sommes ! Approbations qui se continuent durant la tirade. Bêtes, vivons comme des bêtes ! Sans évangile !... Et sans remords, lâchons la bride
Aux appétits Qui fermentent dans notre argile ! La vertu, c'est trop fragile ! Le songe,
C'est du mensonge ! Crions A tue-tête.
Partout où le plaisir appelle
Il n'y a plus ni Bien, ni Mal ! La Fille enthousiasmée se jette dans les bras de Julien.
LA FOULE Bravo ! Bravo !
LA FILLE, avec une sincérité gouailleuse. Bêtes De somme Que vous êtes, Les hommes ! Bêtes de somme Que je suis, que tous nous sommes... Bêtes,
Vivons comme des bêtes : Qui fermentent dans notre argile !... Faisant la nique au Mage.
Il n'y a plus ni Bien, ni Mal !
Rumeurs et bravos. Elle entraîne
Julien dans le cabaret.
LES PRÉCÉDENTS, sauf JULIEN et LA FILLE, puis D'AUTRES GROUPES DE LA FÊTE, DANSEUSES DU MOULIN-ROUGE. Sortie du Toboggan et du Moulin-Rouge. La Foule de tout à l'heure, de plus en plus agitée, reparaît, faisant cortège aux danseuses du Moulin-Rouge qui s'avancent comme à la parade, saluant de la jambe le public qui s'écarte et applaudit.
GROUPES, riant.
Ho ! Ho !
CHŒUR GÉNÉRAL, en canon. Bêtes de somme Que nous sommes... Les hommes. Bêtes, vivons comme des bêtes, etc. Le Mage contemple avec dédain l'orgie populaire. Il salue le mot Bêtes de gestes approbatifs. On le hue.
LE MAGE, haussant les épaules.
Turpitude !
Des Noceurs embrassent les Fées de la
parade.
L'âme des bouteilles est leur âme !
LES NOCEURS, le narguant.
Il n'est rien de vrai, Sur la terre Que l'ivresse salutaire ! Un gavroche va effacer quelques lettres au tableau de façon qu'on lise : Ceci est pour les Bêtes.
UN GROUPE
A la vie, il n'est aucun lendemain,
AUTRE GROUPE Rions, buvons, la main dans la main !
Mort à l'Idéal !... Ils bombardent le tableau d'oranges et d'ordures.
LE MAGE, les menaçant. Barbares ! Bipèdes !
LES FÉES, LES SIRÈNES, épeurées. Ah ! voyez !... leur imbécile rage...
LA FOULE, en émeute. A bas ! A bas ! Les Commis reparaissent dans le costume des Poètes Déchus du troisième acte. Ils montent à l'assaut de la baraque. Les cafés et les établissements voisins ferment hâtivement.
LES FÉES, LES SIRÈNES Bornés ! Ratés ! Sauvages ! Elles se sauvent à l'intérieur ainsi que les Danseuses. Le Mage essaie furieusement de repousser les assaillants. Il est débordé et doit battre en retraite.
LA FOULE, démolissant. Sous la poussée des énergumènes, la façade du théâtre s'ébranle et s'écroule avec fracas. La foule épouvantée fuit dans tous les sens. Obscurité subite.
LA FILLE.
Ah ! Ah ! Ah ! Hop !! Hop !! Ah ! Hop ! Hop ! Ah ! Elle apparaît, suivie de Julien, sur le seuil du cabaret.
JULIEN, LA FILLE, LA FOULE DU TEMPLE. Julien et la Fille, ivres, sortent du cabaret. Ils regardent d'un œil vague le désordre de la place. Soudain, Julien sursaute... Il lui semble que dans l'ombre du théâtre écroulé des voix chantent, comme jadis chantaient les Pèlerins du Rêve... Une lueur mystérieuse envahit tout le fond. Le Temple apparaît peu à peu.
JULIEN, avec stupeur. Là-bas... on dirait... des choses... déjà vues... dans ma jeunesse... Je rêve encore... Ces chants ?... (Les reconnaissant, il crie) Oui ! Comme brûlé par le souvenir. Ah !
Pressant sa poitrine à mains
crispées. Il sanglote.
VOIX LOINTAINES D'AUTREFOIS Douce lumière, Vers toi s'envole ma prière... etc. La vision grandit. Le temple du Rêve se dresse tout vibrant de chants et de lumières.
JULIEN, à la Fille, se raccrochant à la réalité comme à une épave. Trille, O Fille !... Chante, Bacchante !...
LES VOIX DU TEMPLE, formidables.
O flamme immense,
LA FILLE, riant de la tête que fait
Julien. Elle s'affale sur un banc...
Trille, En guenille (*) Ton rire fou. La vision disparaît. Nuit épaisse. Chante, Bacchante, Délirante,
Que je suis saoul !... Besogne,
Ma charogne !... (**) Vide, Avide Et livide, Jusques au fond !... Trébuchant. Sèves Et rêves, Cœurs Et pleurs !... (*) Variante : Éparpille. (**) Variante : Sans vergogne
LA FILLE, sur le banc.
JULIEN Pleurs... Il s'écroule aux pieds de la Fille.
VOIX LOINTAINES
Ah !
Ah ! Rideau.
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