Gustave CHARPENTIER
Gustave Charpentier en 1912 [photo Henri Manuel]
Gustave CHARPENTIER
compositeur et chef d'orchestre français
(19 rue du Moulin [auj. rue Gustave-Charpentier], Dieuze, Meurthe [auj. en Moselle], 25 juin 1860* – maison de santé, 9 rue de Turin, Paris 8e, 18 février 1956*)
Frère de Victor CHARPENTIER (1867-1938), chef d'orchestre.
Il eut une liaison avec Françoise Augustine WILLAY dite Camille WILLAY (Lignières, Cher, 03 septembre 1877* – 66 boulevard Rochechouart, Paris 18e, 01 mai 1957*), qui est enterrée avec lui.
=> généalogie
Lorrain, il fit ses premières études dans le Nord, à Tourcoing, où s’était installée sa famille qui avait opté pour la nationalité française en 1871, à la suite de la cession de l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne. Entré à quinze ans, comme employé, dans une filature, il y reste deux ans. Lauréat du conservatoire de Lille, il entra en 1881 au Conservatoire de Paris. De la classe de violon de Lambert-Joseph Massart il passe au cours d'harmonie d’Emile Pessard, où il concourt deux fois sans résultat. Enfin, en 1885 il entre dans la classe de composition de Jules Massenet et en sort, en 1887, avec le premier grand prix de Rome avec sa cantate Didon. Son séjour à la Villa Médicis vit naître les pittoresques et sensibles Impressions d’Italie pour orchestre (1889), le début de la Vie du poète, symphonie‑drame avec solos et chœurs (1892). Puis vint un savoureux recueil de Poèmes chantés, contenant notamment des Impressions fausses, sur un poème de Verlaine (1894), dont les accents douloureux, la couleur populaire sont déjà saisissants. On y voit, ainsi que dans le vaste poème symphonique le Couronnement de la Muse (1898), paraître peu à peu les matériaux de Louise. Le 3 février 1900, l’Opéra-Comique représenta Louise, « roman musical », avec un succès éclatant qui n’a cessé de se maintenir depuis. Charpentier y exprime avec bonheur la poésie, la couleur, la vie intense de la butte Montmartre, où il n’a cessé de vivre, et l’accent émouvant d’un drame de famille. On retrouve le même esprit dans Julien, libre adaptation lyrique de la Vie du poète (Opéra-Comique, 1913), et dans le Chant d’apothéose (1902), écrit pour le centenaire de Victor Hugo. On lui doit encore les Fleurs du mal, mélodies sur quatre des poèmes de Baudelaire ; quinze Poèmes chantés, dont plusieurs avec chœurs et orchestre ; Sérénade à Watteau, pour l'inauguration du monument du peintre (1896). Il a fondé en 1900 « l'Œuvre de Mimi Pinson », et en 1902 le « Conservatoire populaire de Mimi Pinson », destiné à l’enseignement gratuit de la musique, de la comédie et de la danse rythmique, mais qui n’a eu qu’une existence éphémère. Il a fondé également le Syndicat des Artistes musiciens de Paris, et la Fédération des Artistes musiciens de France (1901). En 1950, il a dirigé un acte de Louise à l’Opéra-Comique pour le cinquantenaire de la création. Il a été nommé chevalier (11 août 1900), officier (01 février 1921), commandeur (12 août 1930), puis grand officier (25 février 1950) de la Légion d’honneur. Il a été élu membre de l’Académie des beaux-arts le 26 octobre 1912, en remplacement de Massenet.
En 1897, il habitait 6 rue Custine à Paris 18e ; de 1902 à sa mort, 66 boulevard Rochechouart à Paris 18e (une plaque est apposée sur cet immeuble). Il est décédé en 1956, célibataire, à quatre-vingt-quinze ans. Il est enterré au Père-Lachaise (10e division).
=> Gustave Charpentier et le lyrisme français, par Marc Delmas (1931)
œuvres lyriques
Didon, scène lyrique, poème de Lucien Augé de Lassus (grand prix de Rome, 1887) => partition la Vie du Poète, symphonie-drame en 4 parties pour soli, choeurs et orchestre (Conservatoire National, 18 mai 1892 ; Opéra de Paris, 17 juin 1892) => fiche technique le Couronnement de la Muse, apothéose musicale pour les fêtes de la Muse du peuple, en 6 parties (Fêtes du centenaire de Michelet, place de l'Hôtel-de-Ville, 24 juillet 1898) => fiche technique Louise, roman musical en 4 actes, poème du compositeur (Opéra-Comique, 02 février 1900) => fiche technique Julien ou la Vie du Poète, poème lyrique en 1 prologue et 4 actes, poème du compositeur (Opéra-Comique, 04 juin 1913) => fiche technique
mélodies
Chant d'apothéose, scène pour soli, choeurs et orchestre pour le centenaire de Victor Hugo, poème de Saint-Georges de Bouhélier (1902) Chants mêlés de danse, sur le mode antique (Trocadéro, choeurs et danseuses de Mimi Pinson, 1904) Fête des myrtes (la), choeur, poésie de Charles Toubin (1887) Fleurs du mal (les), sur 4 poésies de Charles Baudelaire (1886) Impressions fausses, chant, choeurs et orchestre, poésies de Paul Verlaine (Concerts Colonne, 03 mars 1895) : la Ronde des compagnons ; la Veillée rouge Poèmes chantés, recueil contenant Impressions fausses (voir ci-dessus) et 14 mélodies : A mules, mélodie tirée des Impressions d'Italie, poésie de Jules Méry (1890) ; A une fille de Capri (poésie de Lucien Puech, 1888) ; Allégorie (poésie de Georges Vanor, 1894) ; Chanson d'automne, poésie de Paul Verlaine (1890) [partition ci-dessous] ; la Chanson du chemin (poésie de Camille Mauclair, 1893) ; les Chevaux de bois (poésie de Paul Verlaine, 1893) ; la Cloche fêlée (poésie de Charles Baudelaire, 1890) ; Complainte (poésie de Camille Mauclair, 1893) ; la Musique (poésie de Charles Baudelaire, 1894) ; Parfum exotique (poésie de Charles Baudelaire, 1893) ; la Petite frileuse (poésie de Guez de Balzac, 1885) ; Prière (poésie d'Emile Blémont, 1888) ; Sérénade à Watteau (voir ci-dessous) ; les Trois sorcières (poésie de Camille Mauclair, 1893). Sérénade à Watteau, scène lyrique, poésie de Paul Verlaine (Inauguration du monument de Watteau, Jardin du Luxembourg, 09 novembre 1896)
œuvres instrumentales
Trois Préludes pour orchestre (1885), inédit Impressions d'Italie, suite d'orchestre en 5 parties (1889 ; Concerts Lamoureux ; Concerts Colonne, 1891-1892) : 1. Sérénade ; 2. A la fontaine ; 3. A mules ; 4. Sur les cimes ; 5. Napoli [voir détails ci-dessous] |
6 mélodies extraites des Poèmes chantés : 1. la Chanson du Chemin. - 2. Ronde des Compagnons. - 3. A mules. - 4. les Chevaux de bois. - 5. Sérénade à Watteau. - 6. les Yeux de Berthe Germaine Féraldy (5-6), Jean Planel (1-3-4), Joseph Lanzone (1-2), Choeurs, Piano et Orchestre dir. Gustave Charpentier Pathé PAT 25, 26 et 35, mat. CPTX 110 à 113, 147 et 148, enr. les 26 novembre 1934 (1 à 4) et 15 mai 1935 (5-6)
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Chanson d'automne (Paul Verlaine / Gustave Charpentier), publiée le 24 octobre 1896
Impressions d'Italie
Cette brillante suite symphonique fut écrite à Rome en 1887, pendant le séjour réglementaire de l'auteur à la villa Médicis. Elle se compose de cinq parties : une Sérénade nocturne, donnée par de jeunes galants à leurs belles ; une Scène à la fontaine, où l'on voit des jeunes filles défiler en portant leur cruche pleine sur leur tête ; une promenade à mules, au soleil couchant, dans le tintement des clochettes ; une rêverie Sur les cimes, à midi, au désert de Sorrente, en face de la mer ; et enfin Napoli, description de la vie ardente, des danses enfiévrées et de toute la frénésie napolitaine dominée par la menace du Vésuve. (l'Initiation à la musique, 1940)
Impressions d'Italie, 1. Sérénade ; 2. la Fontaine ; 3. A mules ; 4. Sur les cimes ; 5. Napoli Orchestre Symphonique dir Gustave Charpentier Columbia D 15071 à D 15073, mat. LX 365 à 368, 405 et 408, enr. les 09 mai et 05 juin 1928
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Gustave Charpentier
En musique, comme dans toutes les autres manifestations de son activité, les secousses de 1870 furent en quelque sorte salutaires à la France. Elle avait senti que, pour redevenir digne d'elle‑même, il lui fallait revenir à son génie, à ses traditions. Ce retour à l'esprit national, depuis trente ans une lignée de musiciens l'accomplit avec une vigueur assez heureuse pour que l'école française, rajeunie, se soit retrouvée à la tête de toutes les autres. De cette élite (dont le précurseur, héros par nul encore dépassé, fut Bizet, que le pamphlet célèbre de Nietzsche mettait au-dessus même de Wagner), de cette élite qui compte ou compta Saint-Saëns, Ernest Reyer, Massenet, Chabrier, Alfred Bruneau, Pessard, Salvayre, Claude Terrasse, Wormser, et tant d'autres, Gustave Charpentier représente la plus populaire figure. Artiste aussi français qu'Auber et au même titre, il a repris et réalisé selon le génie français la pensée de Wagner : l'œuvre d'art communion, entre l'artiste et la foule, l'œuvre d'art, fête spirituelle où l'auteur convie la multitude à être acteur. Depuis les jeux de la Grèce, les réjouissances du moyen âge et les fêtes civiques de la Révolution de 89, cela s'était oublié, et les réalisations wagnériennes aboutirent à cette impasse : une élite artistique et mondaine s'enfermant dans une chapelle musicale. Le but de Charpentier étant ceci : l'éducation du peuple et son moyen : la musique, il écrit une musique toujours dramatique, et voulue telle. Pas une mélodie, ni une strophe (car il tient à être son propre poète) qui ne fasse dialogue avec l'auditeur, ne le prenne à parti, ne le contraigne de devenir interlocuteur, afin de lui implanter ses convictions ; cet auteur porte un apôtre tyrannique sous l'artiste tumultueux, bouillonnant, et qui décharge avec lyrisme tout ce que porte son cœur, ou du moins, ce qu'il en veut donner. Car un art très froidement réfléchi intervient alors, qui lui fait doser ses emportements en vue de l'effet général à produire. « Dès son début, écrit M. Gauthier-Villars, Didon, cantate qui lui valut le prix de Rome, on fut séduit par cette nature copieuse, primesautière, vibrante, toujours prête à fêter, à adorer ou à maudire la vie. De Rome il envoie les Impressions d'Italie, et ce fut un enthousiasme chez le public, ébloui de cette page violemment colorée, emporté par ce tourbillon musical de jeunesse et de vie. On crut voir, entendre et sentir vivre la vieille Naples, évoquée en pleine lumière poétique avec les turbulentes réalités et les joies tumultueuses des lazzaroni lâchés dans la foule. Un entrelacement de motifs très différents d'allure, des modulations brusques, des combinaisons de timbres à tous les étages de l'orchestre donnent à l'auditeur l'impression de ces foules méridionales, à la fois indolentes et vives ; le pittoresque fouillis orchestral évoque les cohues bariolées des dimanches, l'entrain, les chants, les cris, la rumeur d'un peuple qui s'enivre de vie. » La rumeur d'un périple qui s'enivre de vie : voilà au fond ce que donne la musique de Gustave Charpentier. Et quand, après les Impressions d'Italie, les Impressions fausses, la Vie du Poète, et le Couronnement de la Muse, paraît Louise, M. Félicien Fagus peut écrire à son tour : « Multitude affamée de pain ou de bonheur, c'est-à-dire de jouir par tous les sens, c'est-à-dire de vivre, c'est toi le premier personnage : Louise est le poème du Désir. » Le Couronnement de la Muse, célébré à Paris, puis dans toutes les grandes Villes de la France et qui continue de s'y célébrer, représente une autre face de la même idée : cette fois, c'est sur la place publique même que l'artiste descend communier avec la foule, avec toute la foule. Une même soif, celle de vivre, une même sensation, la vie dans le travail, dans l'amour universel, dans l'activité sous toutes ses formes nobles, tout cela, à la voix de l'Artiste, réalise cette confuse mêlée d'appétits en un seul être collectif, un seul cœur rajeuni, vivifié, assaini par cette quintessence de l'Amour pour laquelle les Pères de l'Église inventèrent le mot sublime de Charité. Ces deux œuvres marquent l'une des étapes décisives du drame musical, les Maîtres Chanteurs, Carmen, le Rêve, étant les précédentes. Quelle sera la première à venir ? Le musicien poète de Louise en apparaîtra-t-il encore le prophète, ou bien ce rôle ne se trouvera-t-il pas logiquement dévolu, cette fois, à un poète musicien ? Peu importe ; d'où qu'elle vienne, Charpentier y a d'avance attaché son nom.
(Figures contemporaines tirées de l’album Mariani, 1901)
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Gustave Charpentier en 1900, année de la création de Louise [photo Benque & Cie]
Gustave Charpentier en 1900 [photos Cautin & Berger]
Gustave Charpentier chez lui au 66 boulevard Rochechouart à Paris 18e
Gustave Charpentier devant la maison d'Hector Berlioz (démolie en 1926), rue du Mont-Cenis à Montmartre [photo Branger-Doyé]
une répétition générale des chorales de "Mimi Pinson" à la salle Pleyel en présence de M. Tornié, un des directeurs, de M. Radiguer, secrétaire. A droite, Gustave Charpentier.
Gustave Charpentier
Gustave Charpentier vient d'être élu membre de l'Académie des Beaux-Arts. Dieuze s'enorgueillit, à juste titre, d'avoir vu naître, en 1860, ce musicien, très célèbre aujourd'hui, qui fut l'un des élèves préférés de Massenet et dont il recueille brillamment la succession enviée sous la Coupole. Grand Prix de Rome en 1887, avec une très belle cantate, qui s'appelait Didon, Gustave Charpentier était un peu considéré, à la Villa Médicis, comme un révolutionnaire, car, avec les idées les plus classiques du monde, il affichait des théories subversives, socialement et esthétiquement parlant, bien entendu. Il n'était de fantaisie échevelée à laquelle il ne se livrât. Un de ses plaisirs favoris consistait à recruter des chanteurs ambulants dans tous les coins de la Ville Eternelle et à les amener à la Villa, où il leur faisait exécuter des chœurs tonitruants. Un jour que le directeur lui reprochait de compromettre le bon renom de l'Académie, en se promenant dans Rome sous une toge d'un rouge aveuglant : — Vos bottes à glands, monsieur, rachètent mon manteau rouge, riposta, du tac au tac, le musicien, en faisant allusion à l'originale façon dont son interlocuteur était chaussé. A l'époque du boulangisme, il s'enfuit, un soir, de Rome pour aller briguer, à Tourcoing, le suffrage de ses concitoyens. On devine l'effet produit par la nouvelle de ce départ sur Hébert, directeur de 1'Ecole. Celui-ci télégraphia aussitôt au jeune artiste que, s'il ne réintégrait pas au plus vite la Villa, il serait considéré comme démissionnaire. Charpentier hésita, puis se décida à reprendre la route de l'Italie, non sans avoir, au préalable, bourré sa malle de ses affiches électorales qui n'avaient pas été collées. Quelques jours après, Hébert, à son réveil, ne fut pas médiocrement surpris de voir s'étaler sur les murs de l'Académie quelques placards multicolores d'où se détachaient ces mots, en lettres grasses : « Gustave Charpentier, candidat indépendant. » — Député ! Ma foi, ça vous irait bien !... se contenta de dire Hébert à son pensionnaire facétieux. Et, certes, le pauvre directeur laissait entendre par là les pires choses... Néanmoins, l'enfant terrible de la Villa Médicis fit assez bien son chemin, sans être député. Sa carrière artistique peut se diviser en deux parties : celle qui comprend les Impressions d'Italie (poème symphonique) et la Vie du Poète, symphonie-drame en quatre actes, et celle qui va du Couronnement de la Muse à Louise, le point culminant de son œuvre. Gustave Charpentier a été « kapellmeister » très grave et très convaincu. Aujourd'hui, chevelu comme jadis, cravaté d'une éternelle lavallière, il est non seulement célèbre dans tous les milieux artistiques, mais très populaire dans les faubourgs par sa création de l'œuvre de « Mimi Pinson ». Et je gage que l'autre soir, à Montmartre, plus d'une gentille ouvrière a fêté son succès académique en pavoisant sa mansarde et en chantant les refrains qu'il lui avait appris !...
(les Annales politiques et littéraires, 03 novembre 1912)
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Louise élève Charpentier aux honneurs de l'Institut, dessin de Georges Villa [coll. A. Meyer]
A l'Académie des beaux-arts. — Election de M. Gustave Charpentier.
L'Académie a procédé le 26 octobre, à l'élection d'un membre titulaire de la section de musique en remplacement de Massenet. L'élection a nécessité deux tours de scrutin.
M. Charpentier est déclaré élu.
M. Gustave Charpentier est né à Dieuze (Alsace-Lorraine), le 24 juin 1860. Il a fait ses études musicales au Conservatoire de Tourcoing, puis à celui de Lille, et enfin à celui de Paris, où il a eu pour professeur MM. Pessard et Massenet. Il obtint le premier grand prix de Rome en 1887. Il est chevalier de la Légion d'honneur. Il a fondé l'œuvre de « Mimi Pinson » et du Conservatoire populaire ; il a aussi fondé et il préside le syndicat parisien et la fédération des artistes musiciens. Voici la nomenclature de ses ouvrages : trois Préludes, pour orchestre (1885) ; les Fleurs du mal, mélodies sur les poèmes de Baudelaire (1886) ; Didon, scène lyrique, poème d'Augé de Lassus (1887) ; Poèmes chantés, sur des poésies de Paul Verlaine, Camille Mauclair, Blémont, George Vanor (18871897) ; Impressions d'Italie, suite d'orchestre en cinq parties, exécutée aux Concerts Lamoureux et aux Concerts Colonne (1891-1892) ; la Vie du poète, symphonie dramatique en quatre parties, pour chœurs et orchestre (1892) ; Sérénade à Watteau, scène lyrique d'après le poème de Paul Verlaine ; le Couronnement de la Muse, apothéose musicale en six parties pour les fêtes de la Muse du Peuple ; Impressions fausses, chant, chœur et orchestre, sur deux poèmes de Paul Verlaine ; Louise, roman musical qui fut joué pour la première fois à l'Opéra-Comique en 1900 ; le Centenaire de Victor Hugo, cantate sur le mode antique. Les œuvres inédites de M. Gustave Charpentier sont : Julien, drame lyrique et féerique en quatre actes, un prologue et huit tableaux, reçu par M. Raoul Gunsbourg pour être joué à l'Opéra de Monte-Carlo l'année prochaine ; une « épopée populaire en trois soirées » : l'Amour au faubourg, Comediante et Tragediante ; Munich, symphonie synthétique. Quel romantisme endiablé dans la prière que prononçait Charpentier pendant que délibérait l'Académie. Les mânes de « son bon maître » ont du frémir de joie : « Il me sera beaucoup pardonné, s'écrie-t-il à Massenet, parce que je vous aurai beaucoup aimé ». Il entendait monter vers lui les voix de Paris et les vœux de Mimi-Pinson. L'élection fut chaude. Au dernier moment seulement, l'Académie ajoutait à la liste des candidats le nom de Charpentier. Les musiciens ne voulaient pas de lui. La veille, au dîner de l'Institut, M. Saint-Saëns déclarait : « Si la presse maintenant, nous impose ses candidats, inutile de voter ». Fauré demeurait hésitant. Un compositeur s'écriait : « C'est Montmartre sous la coupole. » Donnay suffit. Seul Widor lui ouvrait les bras. Ainsi Charpentier fut élu, détail adorable, contre son groupe. Le procédé est excellent et se généralisera peut-être. Ces messieurs de l'Institut qui, lorsqu'il s'agit de leur art, sont les pires réactionnaires, ne montrent un peu d'indépendance que lorsqu'ils sortent de leur partie. Qu'on défende aux musiciens de juger des musiciens, aux peintres de juger des peintres : incompétence pour cause de parenté artistique. Maintenant qu'il porte l'habit couleur d'espérance, espérons que l'auteur de Louise réalisera ses promesses. « Il suffit que je veuille, que j'agisse pour vaincre, écrit-il. » Mais ajoute-t-il aussi avec une candeur gamine (n'oublions pas tout de même que Charpentier a cinquante-deux ans) : « C'est peut-être parce que je veux et j'agis rarement. » Attendons Julien.
(Comœdia illustré, 05 novembre 1912)
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Académie des beaux-arts. — Election de Gustave Charpentier. Le 26 octobre 1912, l'Académie des beaux-arts a procédé à l'élection d'un membre titulaire dans la section de composition musicale, en remplacement de J. Massenet, décédé. Les candidats en présence étaient, par ordre alphabétique : G. Charpentier, Hüe, Lefebvre, Maréchal, Messager, Pierné. Emile Pessard avait retiré sa candidature. Le nombre des votants s'élevait à 37, et deux tours de scrutin furent nécessaires. Les candidats obtinrent successivement : Charpentier 13, 21 ; Lefebvre 10, 4 ; Messager 6, 5 ; Maréchal 4, 1 ; Pierné 2, 6 ; Hüe 2, 0. Gustave Charpentier est déclaré élu.
(Larousse mensuel illustré, février 1913)
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Gustave Charpentier, texte de Willy, caricature d'Aroun-al-Rascid [Umberto Brunelleschi] (l'Assiette au beurre, 27 septembre 1902)
M. Gustave Charpentier est né à Dieuze (Alsace‑Lorraine), le 24 juin 1860. Il a fait ses études musicales au conservatoire de Tourcoing, puis à celui de Lille, et enfin à celui de Paris, où il a eu pour professeurs M. Emile Pessard et Massenet. Il obtint le premier grand prix de Rome en 1887. Il est chevalier de la Légion d'honneur. Il a fondé l'œuvre de « Mimi Pinson » et du Conservatoire populaire ; il a aussi fondé et il préside le syndicat parisien et la fédération des artistes musiciens. Voici la nomenclature de ses ouvrages : trois Préludes, pour orchestre (1885) ; les Fleurs du mal, mélodies sur les poèmes de Baudelaire (1886) ; Didon, scène lyrique, poème d'Augé de Lassus (1887) ; Poèmes chantés, sur des poésies de Paul Verlaine, Camille Mauclair, Blémont, Georges Vanor (1887-1897) ; Impressions d'Italie, suite d'orchestre en cinq parties, exécutée aux concerts Lamoureux et aux concerts Colonne (1891-1892) ; la Vie du Poète, symphonie dramatique en quatre parties, pour chœurs et orchestre (1892) ; Sérénade à Watteau, scène lyrique d'après le poème de Paul Verlaine ; le Couronnement de la Muse, apothéose musicale en six parties pour les fêtes de la Muse du Peuple ; Impressions fausses, chant, chœur et orchestre, sur deux poèmes de Paul Verlaine ; Louise, roman musical qui fut joué pour la première fois à l'Opéra-Comique en 1900 ; le Centenaire de Victor Hugo, cantate sur le mode antique ; Julien, drame lyrique et féerique en quatre actes, un prologue et huit tableaux, joué d'abord à l'Opéra de Monte-Carlo, puis à l'Opéra-Comique, en 1913. Comme œuvres inédites, le compositeur annonce : une « épopée populaire en trois soirées » : l'Amour au faubourg, Comediante et Tragediante ; Munich, symphonie synthétique. M. Gustave Charpentier avait vingt-sept ans quand il fut lauréat de l'Institut, mais un de ses biographes a rappelé avec raison que ce ne fut pas le prix de Rome qui le fit connaître : « Charpentier avait déjà une jeune réputation. N'est-ce pas lui qui, à l’âge de quinze ans, employé dans une filature de Tourcoing, et consacrant ses heures libres de la soirée à prendre des leçons de clarinette chez le professeur Bailly, et de violon chez le professeur Stappen, fondait avec son patron, M. Lorthiois, propriétaire de la filature, une société musicale composée des jeunes gens de la ville ? N'est-ce pas lui qui apprenait le violon a M. Lorthiois, qui, en échange de ce zèle du jeune néophyte de la musique, soldait de ses deniers les premières études d'harmonie de Gustave Charpentier au Conservatoire de Lille ? Puis ce fut la ville de Tourcoing elle-même qui, à la suite des succès de son enfant adoptif (car Charpentier était né à Dieuze, en Lorraine, et avait émigré avec ses parents en 1871, après la guerre), lui vota une pension de douze cents francs pour qu'il pût suivre les cours du Conservatoire à Paris et vivre. Vivre ! C'était un problème pour ce jeune homme lancé tout à coup dans la capitale et qui avait dit à sa mère, en la quittant : « Maman, la ville de Tourcoing nous a voté six cents francs à chacun. » Le problème, déjà ardu par lui-même, se trouvait compliqué par un parti pris que M. Saint-Georges de Bouhélier a caractérisé en excellents termes : « M. Charpentier aime à être appelé un artiste social. C'est-à-dire qu'il veut contribuer dans la mesure de ses moyens au bonheur des pauvres hommes que nous sommes tous, qui que nous soyons. Il souhaite que son art serve à quelque chose. Ce n'est pas à écrire des petites pièces pour piano qu'il saurait jamais se satisfaire un instant. Il n'a jamais fait ce que l'on appelle de la musique de chambre. En somme, il considère celle-ci comme stérile, égoïste et parasite. Ou ne trouverait ni une sonate ni un quatuor sur la liste de ses œuvres... Selon Charpentier, la musique est un moyen d'entrer en communication avec plus d'êtres que cela n'est possible dans la petite vie ordinaire que nous menons. « Je voudrais être aimé ! » a-t-il dit une fois à Alfred Bruneau. Il est indubitable que son grand ressort intérieur est un désir de sympathie qui le pousse à souhaiter la communion des hommes dans la vue de la beauté. Quand, devant cinquante mille personnes, comme à Saint-Etienne, à Lens, à Bordeaux ou à Alger, il dirige le Couronnement de la Muse, par exemple, il a la satisfaction supérieure de voir palpiter d'une même émotion profonde la foule qu'il a su unir durant un moment. Ce prodige de concorde que son art accomplit, il aime à le renouveler. » En 1891, les Impressions d'Italie valaient au musicien une première notoriété. En 1892, on fut encore plus frappé par l'originalité de la Vie du Poète. La donnée est cependant très simple. La première partie, Enthousiasme, montrait le poète dans l'ivresse des premiers enchantements, à l'heure bénie où l'on croit tout atteindre, où l'on se demande seulement si l'on sera Musset, Hugo, Paul Verlaine (au choix et suivant le tempérament). Mais ces fumées généreuses ne tardent pas à se dissiper ; la vie se révèle avec toutes ses âpretés, et les éditeurs se dérobent avec un ensemble navrant ; le poète commence par maudire l'humanité et finit par douter de son propre génie. Il y met le temps, mais il y arrive ; et c'est la deuxième partie du drame symphonique : Doute, à laquelle succède le tableau de l'Impuissance. En vain le poète essaye-t-il de réagir contre son accablement physique et moral, il est brouillé avec la muse, les idées le fuient ; il va chercher une diversion dans l'orgie. Mais cette orgie n'avait rien de romantique, de byronien, de « déjà vu ». Elle se passait à Montmartre. M. Charpentier faisait même grimper son héros jusqu'aux cimes escarpées, mais peu sauvages, du Moulin de la Galette, et il le fait redescendre au Moulin-Rouge, et nous entendons la parade des saltimbanques, les coups de piston des orchestres forains, l'orgue des chevaux de bois, les cris de la foule en gaieté... Déjà Montmartre hantait la pensée de M. Gustave Charpentier. En 1898 il dotait la butte d'une Muse ; on la couronnait, la veille du 14 juillet, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, avec deux cents musiciens, quatre cents chanteurs, le concours de la musique de la Garde républicaine, des danses exécutées par Mlle Cléo de Mérode et vingt ballerines de l'Opéra. De cette cérémonie de la Muse, le compositeur devait tirer le second acte de Louise, représentée pour la première fois en 1900, à l'Opéra-Comique, et dont M. Charpentier avait écrit le poème et la partition : « Louise, Gustave Charpentier lui-même l'a dit, c'est le poème de notre jeunesse à tous, poètes et artistes ; il a voulu peindre les désirs et les enthousiasmes de nos vingt ans, quand nous rêvons de conquérir la ville immense et le cœur de la fillette voisine dont les rideaux s'entr'ouvrent parfois pour laisser passer un sourire. Louise, c'est le petit monde des humbles, des souffrants, des laborieux, vus en passant ; c'est le regard d'envie des miséreux attentifs au bruit de la ville en joie... » Le vieux mont des Martyrs y apparaît toujours paternel, carnavalesque, épique ; il fait partie intégrante de l'action, suivant un procédé renouvelé d'Une Page d'amour d'Emile Zola ; il pourrait figurer dans la distribution avec un autre personnage symbolique : Plaisir de Paris, fantastique noctambule, tentateur mystérieux, incarnation des effluves subtils qui sortent d'entre les pavés et livrent les pauvresses à l'assaut des séductions. C'est Paris qui appelle Louise et l'exhorte à déserter, pour une école buissonnière au pays bleu, le taudis déjà menacé par la pioche des démolisseurs ; Paris qui la joint au troupeau des fillettes en quête de luxe et d'aventure ; Paris qui lui promet la courte et radieuse souveraineté d'une Muse populaire. Quand Julien, un Gringoire de Montmartre, vient chanter sous la fenêtre de la midinette : « Partons, la belle, pour le pays d'ivresse éternelle ! » son cœur chavire ; elle va rejoindre l'aimé. Et, devant le panorama de Paris au crépuscule où vient mourir la symphonie des cris de la rue, quand Louise traînera sa « flemme » voluptueuse au bras du bohème, confit en sentimentalités langoureuses,
Depuis le jour où je me suis donnée, Toute fleurie semble ma destinée...
à peine songera-t-elle aux vieux parents qu'elle a laissés dans les larmes. D'ailleurs, Julien, pour calmer ses très vagues remords, lui fera la paraphrase musicale de la célèbre théorie d'Ibsen : « Tout être a le droit d'être libre ; tout cœur a le devoir d'aimer. Aveugle celui qui voudrait garrotter l'originale et fière volonté d'une âme qui s'éveille et qui réclame sa part de soleil, sa part d'amour. » Le triomphe fut énorme dès le premier soir pour tous les morceaux à effet de la partition ; au premier acte, la scène muette où Louise se jette dans les bras de son père, la phrase du vieil ouvrier : « Le bonheur, vois-tu, c'est d'être comme nous sommes, » et le dialogue : « Ces poupées-là... » coupé par le chant ironique de la mère ; puis, à travers les tableaux, qui se succèdent rapidement dans la prestigieuse mise en scène de la salle Favart, la chanson de la bohème, le chœur des modistes, l'évocation de Paris, la romance de Louise, la suprême et meurtrière rencontre du père et de l'enfant. Le critique musical du Siècle écrivait à cette date : « M. Charpentier a remporté une victoire complète sur ce terrain spécial ; parmi les compositeurs de la jeune école, aucun ne manie les ressources orchestrales avec une égale maestria. Il a en mains un instrument merveilleux qui lui permettra peut-être de nous donner un jour la formule définitive de la polyphonie française, d'une rénovation décisive du drame lyrique au sens où l'entendent presque tous les jeunes compositeurs. En attendant, Louise est une manifestation d'art toujours remarquable, souvent admirable, qui suscitera bien des controverses, qui rompt avec toutes les traditions de la salle Favart, mais qui doit attirer le grand public et le retenir en lui ouvrant des horizons nouveaux. » Ce nouvel effort, M. Gustave Charpentier devait le tenter récemment : après douze années de production intermittente remplies par les triomphales reprises de Louise, le compositeur faisait représenter, le 4 juin 1913, Julien, poème lyrique en 4 actes et 8 tableaux, dont il a résumé ainsi la construction morale et intellectuelle : « Julien met en scène la vie d'un poète, c'est-à‑dire que l'action est à la fois vivante et féerique. Tantôt l'enthousiasme de ses rêves transporte le poète et l'envole vers des pays enchantés, peuplés des visions de la Beauté. Tantôt, revenu dans la vie, il ira, apôtre d'universel amour, chanter, prêcher son rêve au peuple du faubourg. Puis, lassé de son effort, en proie au doute et au découragement, il viendra chercher la paix féconde et l'oubli au sein de la bonne Nature, parmi les travailleurs de la terre, qui ne le comprendront pas. De plus en plus désemparé, fantôme à la recherche de son âme d'autrefois, il ne pourra plus trouver l'oubli que dans l'ivresse, à moins qu'il n'y retrouve une jeunesse nouvelle et qu'il n'y puise encore l'enthousiasme qui l'envola jadis au pays du Rêve... » C'est, en effet, un voyage, et même, d'après les confidences de M. Gustave Charpentier, une autobiographie en musique. Nous le voyons d'abord dans sa chambre de la Villa Médicis. C'est le prologue : enthousiasme, chants de fête, personnages réels ; puis nous plongeons dans le rêve : vision idéaliste de la montagne sacrée, panorama terrifiant de la Vallée maudite, Hurle-aux-Loups des mauvais poètes, finalement Temple de la Beauté où cette déesse esthétique ne prononce qu'un commandement : « Aime ! » Application pratique, car Julien n'a qu'à choisir entre six Chimères et six filles de Rêve. Après le songe, la Vie, les misères de l'apostolat, le Doute au pays slovaque, l'impuissance au pays breton, où Julien hésite entre l'Amour et la Foi, enfin l'échouement à Montmartre en pleine fête foraine, où le Faust de M. Charpentier, ou plutôt M. Faust Charpentier, trouve sa nuit du Walpurgis. Louise, qu'il avait déjà revue en paysanne et en fantôme, lui réapparaît en gigolette. Celle en qui se résumaient toutes ses illusions n'est plus qu'une fille qui le bafoue. La Bête triomphe ; le poète expire, tandis qu'un lamento traîne au bord de l'horizon. Cette donnée est bizarre, mais intéressante. Quant à la partition, elle a suscité des commentaires discordants. En attendant que le temps fasse son œuvre et mette les choses au point, nous nous bornerons à reproduire l'appréciation de M. Arthur Pougin : « Ce qui paraît manquer le plus dans cette musique, c'est la fraîcheur et la fleur de nouveauté de l'inspiration. On ne rencontre pas là-dessus une de ces idées caressantes et neuves, un de ces motifs di prima intenzione, comme disent les Italiens, qui frappent aussitôt l'auditeur, l’enveloppent et s'emparent de lui par leur grâce souriante et leur générosité. C'est de la mélodie que vous voudriez, me dira-t-on. Eh ! sans doute, et je ne vois pas pourquoi je m'en défendrais, bien que la pauvre soit aujourd'hui bien dédaignée par nos chercheurs de midi à quatorze heures. Et, au point de vue dramatique, on ne trouve pas non plus, en ce qui touche l'émotion, l'équivalent de ce que nous donnait Louise dans les belles scènes, si pathétiques et si touchantes, de son premier et de son cinquième acte. Tout ceci ne veut pas dire qu'il n'y ait, dans la nouvelle partition de M. Charpentier, des pages intéressantes, voire remarquable et utiles à signaler ; mais elles se trouvent comme noyées dans la phraséologie toujours un peu pleurarde du rôle de Julien, qui tient toujours la scène et qui ne cesse de se lamenter dans un langage qui malheureusement ne varie guère. Je citerai, entre autres, l'invocation de Julien dans le Temple de la Beauté, le sermon de l'Hiérophante avec sa déclamation vigoureuse, et un beau chœur construit à l'italienne, mais dont les parties de soprano sont écrites sur une échelle qui, pour être moins haute que celle de Jacob, n'en est pas moins meurtrière pour les voix ; puis, dans le tableau de la Hongrie, la jolie page symphonique, pleine d'émotion et de poésie, qui souligne le départ mélancolique de Julien ; et encore, la scène touchante du pèlerinage de la Bretagne, — sans compter le reste. » Rappelons, pour terminer, ce fait caractéristique que M. Gustave Charpentier est entré à l'Institut en 1912 pour remplacer Massenet, comme Massenet lui‑même y était entré, c'est-à-dire par le suffrage des « incompétents ». Il n'avait pas la majorité dans la section de musique, où M. Saint-Saëns s'était résolument déclaré contre lui. Cependant au scrutin la victoire se dessinait dès le premier tour par 13 voix accordées à M. Charpentier, alors que M. Charles Lefebvre en obtenait 10, M. André Messager 6, M. Henri Maréchal 4, MM. Georges Hüe et Pierné 2. Au second tour de scrutin, M. Charpentier obtenait 21 voix sur 37 votants, 21 voix très largement suffisantes pour lui assurer l'élection, puisque la majorité était 19. Les autres voix se répartissaient ainsi : 6 à M. Pierné, 5 à M. Messager, 4 à M. Charles Lefebvre, 1 à M. Maréchal. « Le premier mouvement, écrivait à ce propos M. Jean Chantavoine, est de protester contre un règlement qui, dans ces questions touchant l'art le plus fermé de tous, — la musique, — donne le dernier mot à des peintres, sculpteurs, etc. Dans le cas présent, pourtant, l'exclusion de M. Charpentier par la section musicale semblait indiquer chez les musiciens de l'Institut, envers l'auteur de Louise, une hostilité bien singulière, et qui pouvait à juste titre prendre les apparences de la partialité, du procès de tendances. La spécialisation, avec les avantages de la compétence, présente parfois les inconvénients de l'étroitesse... Les « incompétents » semblent avoir soupçonné chez certains de leurs collègues l'existence (assurément inconsciente !) de pareils sentiments. Dans l'espèce, le gros public leur donnera cette fois raison ; sans rabaisser aucun des candidats qui briguaient la succession de Massenet, on peut dire que nul d’entre eux n'a donné une œuvre aussi indépendante et significative que Louise. Si les « incompétents », après avoir imposé M. Charpentier, en font autant, dans l'avenir, pour MM. d'Indy et Debussy, on ne les en applaudira pas moins. »
(Camille Le Senne, Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire, 1931)
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à g. et à dr., Gustave Charpentier par Théophile-Alexandre Steinlen en 1902
Gustave Charpentier et Saint-Georges de Bouhélier, Grands Prix du Théâtre
Depuis un mois déjà, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques avait attribué le Grand Prix du Théâtre, d'une valeur de 100.000 francs, qu'elle décerne chaque année à un auteur et à un compositeur dont elle veut honorer l'œuvre et la carrière. Le dramaturge qui donna le Carnaval des enfants au Théâtre des Arts de Jacques Rouché, et le Sang de Danton à la Comédie-Française d'Emile Fabre, et le musicien dont le chef-d'œuvre a imposé sur toutes les scènes lyriques du monde une image de Paris qui conserve, après bientôt un demi-siècle, avec toute sa grâce et son pittoresque sonore, la faveur enthousiaste d'un innombrable public, en sont les bénéficiaires. A la nouvelle de la mort de Saint-Georges de Bouhélier qui nous parvint soudainement en Suisse, la commission responsable n'a pas cru devoir modifier son choix. L'œuvre d'un écrivain qui lutta toute sa vie pour l'idéal de sa jeunesse lui parut mériter davantage encore l'hommage confraternel qu'elle lui dédiait spontanément en décembre dernier, sans se douter qu'il allait rejoindre des lauriers funèbres.
Que la compagne qui d'un bout à l'autre
de sa carrière mouvementée, de ses débuts éclatants à
Ce n'est qu'une coïncidence du hasard qui unit dans le même palmarès les noms diversement célèbres de Gustave Charpentier et de Saint-Georges de Bouhélier. A moi, pourtant, leur rencontre a semblé moins fortuite qu'à la plupart de mes confrères. Car c'est Bouhélier qui me présenta, en 1902, à Gustave Charpentier, alors dans le plein rayonnement de sa gloire toute neuve. J'avais fait la connaissance de Bouhélier, par l'entremise de Maurice Magre, au Collège d'esthétique qu'il venait de fonder en compagnie de ses disciples et amis Maurice Le Blond, qui devait épouser quelques années plus tard la fille de l’auteur de l'Assommoir, Denise Zola, et Eugène Montfort, le futur directeur de la revue les Marges, et l'auteur de la Turque, de la Maîtresse américaine et de Cécile ou l'amour à dix-huit ans, romans admirables, aujourd'hui trop oubliés, mais dont on reparlera, un jour, et qu'on relira quand ils seront devenus classiques. Ils peuvent attendre. En 1901, Bouhélier, Montfort et Le Blond, frais émoulus du lycée, venaient à peine de publier leurs premiers ouvrages, mais leur enthousiasme et leur double activité littéraire et sociale attiraient déjà vers eux les jeunes gens dont j'étais alors.
J'ai dit qu'ils venaient d'ouvrir un
collège d'esthétique dont les cours avaient lieu dans un vaste Bouhélier, dont le Figaro venait de publier le Manifeste de l'école naturiste, organisait aussi des réunions publiques. L'une d'elles se déroula dans un préau de gymnastique, boulevard des Batignolles. Quelle soirée ! Alfred Bruneau présidait, devait présider, plutôt ! A peine Bouhélier l'eut-il présenté que des grognements incongrus, des gloussements de poulailler en délire, les onomatopées les plus variées s'exhalèrent de l'assistance mélangée qui avait répondu à son appel. On entendait crier : « Pas de Bruneau, des pruneaux ! Pruneaux cuits ! » En vain nous contre-manifestions et nous tentions d'obtenir le silence pour que pût parler le compositeur de l'Attaque du moulin et de Messidor, et ensuite les orateurs inscrits au programme. Des enragés s'étaient hissés au sommet des poteaux qui soutenaient la toiture de l'établissement et, se glissant sur les poutres apparentes qui en constituaient la charpente, ils en laissaient retomber les agrès du gymnase que le propriétaire y avait enroulés et dissimulés. Des cordages, des trapèzes et des anneaux se déployaient maintenant dans l'espace. Et, tout en poussant des clameurs sauvages, des acrobates amateurs se balançaient au-dessus des têtes penchées et des dos que la peur courbait. Des remous brassaient la foule où s'échangeaient des injures et des horions. Le patron de l'établissement à qui l'on avait assuré, en louant sa salle, qu'il ne s'agissait que d'une soirée purement littéraire, au cours de laquelle ne seraient exclusivement débattus que des problèmes d'esthétique pure, crut alors prudent de tourner la clé du compteur à gaz. Brusquement, l'obscurité se fit. La panique jeta tout le monde vers la sortie. On piétinait en fuyant des cannes et des parapluies brisés, des manteaux déchirés, des chapeaux perdus, et même des œufs frais et des tomates pourries destinés par leurs adversaires aux orateurs annoncés. La bagarre se prolongea quelque temps sur le boulevard des Batignolles, puis la police intervint avec sa délicatesse habituelle. Et le combat cessa faute de combattants. Un matin, Bouhélier m'emmena chez Paul Meurice et grâce à lui je vécus une heure émouvante en compagnie du vieil ami de Victor Hugo qui nous entretint de son idole. Paul Meurice habitait un hôtel particulier, rue Fortuny, où il devait mourir, peu après, âgé de 88 ans. C'est aussi grâce à Bouhélier que j'approchai Zola à qui je ne fus pas peu fier de serrer la main qu'il me tendit, sur la scène du Théâtre de la Renaissance, le jour que Labori, son avocat de l'Affaire, y fit le discours par lequel il posait sa candidature au Parlement. La séance, cette fois encore, ne manqua pas d'être agitée, mais néanmoins elle n'atteignit pas les hauts sommets fantaisistes de la soirée des Batignolles. Enfin, en 1902, je fis partie, et grâce encore à Bouhélier, d'un comité de jeunes écrivains formé à l'occasion du centenaire de Victor Hugo. Nous réussîmes à obtenir de la Ville de Paris que la place des Vosges, que le poète de Marion Delorme avait habitée, et où sa demeure allait devenir le Musée Victor Hugo, servirait de cadre à une grande manifestation populaire au cours de laquelle se déroulerait le Couronnement de la Muse de Gustave Charpentier. Le compositeur dirigea lui-même l'orchestre et les chœurs. Le Conservatoire de Mimi Pinson prêtait son gracieux concours à la cérémonie qui fut émouvante et belle. Toutes les élèves de ce conservatoire étaient de jeunes ouvrières. Toutes, elles auraient pu jouer le rôle de Louise, sinon le chanter. On les imaginait toutes amoureuses du jeune musicien qui les avait célébrées. Plus tard, j'ai eu quelquefois le plaisir de voir Gustave Charpentier dans le modeste logis montmartrois qui fut le sien quand il composa l'ouvrage qui le devait rendre illustre, qui ne cessa pas de l’être après le succès triomphal de Louise à l'Opéra-Comique et qui est, aujourd'hui encore, celui où son confrère de l’Institut, Henri Büsser, et le charmant Maurice Yvain l'ont informé ces jours-ci du geste que vient de faire, par admiration et en toute amitié respectueuse, la commission de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques présidée par Roger-Ferdinand. Ce que j'ai remarqué au cours des quarante-six ans qui ont passé depuis le centenaire de Hugo, c’est que Louise changeait quelquefois de visage dans l’appartement du boulevard Rochechouart, mais qu’elle avait toujours vingt ans, comme Gustave Charpentier, d'ailleurs, qui se poudre maintenant les cheveux à frimas, comme on faisait sous la Régence, par coquetterie certainement.
(René Fauchois, journal Opéra, 21 janvier 1948)
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Gustave Charpentier
Gustave Charpentier, caricature de Leonetto Cappiello parue dans le Figaro
Après une enfance en Lorraine, que ses parents quittent à la suite de l'annexion par l'Allemagne (1871), Gustave Charpentier entre comme comptable dans une filature de Tourcoing, tout en continuant ses études musicales aux Écoles académiques, puis au conservatoire de Lille. Il y obtient un prix de violon et un prix d'harmonie, à quoi la ville de Tourcoing ajoute une pension lui permettant de venir à Paris. En 1881, il est, au Conservatoire, l'élève de Massart (violon) et d'Émile Pessard (harmonie), puis, en 1883, de Massenet. Grand prix de Rome en 1887, avec la cantate Didon (poème d'Augé de Lassus), il séjourne le temps réglementaire à la Villa Médicis et en rapporte les Impressions d'Italie, pour orchestre, ainsi que ses premières mélodies. De retour à Paris, il s'installe à Montmartre, dont il deviendra, selon sa propre ambition, du reste, le musicien, au même titre qu'Utrillo devait s'en faire le peintre. Et poursuivant, parallèlement à son idéal musical, un idéal humanitaire que chacune de ses œuvres devait refléter, il définit l'un et l'autre dès la Vie du poète, tandis qu'il se compose pour lui-même le légendaire visage des artistes de Murger, longs cheveux, lavallière et ample cape de rapin. Cette « symphonie-drame » en quatre parties pour soli, chœurs et orchestre, exécutée le 18 mai 1892 au Conservatoire, puis à l'Académie nationale de musique et aux concerts Colonne, marque, dans la carrière de Gustave Charpentier, le premier grand succès. Son tempérament de musicien de théâtre s'y révèle déjà, à travers l'influence de Berlioz, de Chabrier et surtout de Massenet, et ses qualités d'orchestrateur, au service d'une inspiration riche de sève et de jeunesse, attirent sur lui l'attention. Une deuxième suite d'orchestre (1894 ; détruite dans un incendie) précède les Poèmes chantés (concerts Colonne, 24 novembre 1895), d'après Verlaine, Mauclair et Baudelaire, et les Fleurs du mal, également sur des poèmes de Baudelaire. Le 8 novembre 1896, le compositeur conduit lui-même sa Sérénade à Watteau pour l'inauguration du monument élevé, au Luxembourg, à la gloire du peintre. Enfin, le 2 février 1900, c'est, avec la création de Louise à l'Opéra-Comique, l'un des triomphes les plus indiscutés dans l'histoire du théâtre. Dans ce « roman musical » en quatre actes (sur un texte de Saint-Pol Roux), Gustave Charpentier avait élargi à l'audience populaire les données traditionnelles de l'art lyrique. Le sujet s'y prêtait dans le sens où le compositeur pouvait y mettre tout son amour du peuple de Paris, représenté par l'ouvrier et la midinette, et requérait, à ce titre, une émotion vraie, une sensibilité à l'échelle humaine. Sa perfection de forme et sa puissance dramatique en faisaient, par ailleurs, un des ouvrages les plus caractéristiques de l'Opéra-Comique où il devait obtenir cent représentations en un an. Gagnant bientôt la province et l'étranger, Louise est aujourd'hui encore l'une des partitions du répertoire les plus unanimement appréciées et universellement connues. En 1900 également, Gustave Charpentier fondait un conservatoire populaire, le « Conservatoire de Mimi-Pinson » et, en 1902, inaugurait des cours gratuits de musique et de danse classiques destinés aux ouvriers. Encouragé par le succès de Louise, il voulut alors considérer son œuvre comme le premier épisode d'une trilogie dont les deux autres seraient Julien et l'Amour au faubourg. Seul Julien fut connu du vivant de son auteur, et l'insuccès relatif qui l'accueillit à sa création, en 1913, est sans doute la raison du silence qui entoura la conclusion du cycle. Depuis cette date, en effet, Gustave Charpentier n'a fait connaître aucune œuvre nouvelle, et, malgré la réussite de Louise, jamais Julien ne put être repris. Le 26 octobre 1912, Gustave Charpentier était élu membre de l'Institut, à la place de Massenet. Homme de théâtre et homme d'une seule œuvre, c'est à elle qu'il doit de laisser un nom dans la musique française, et précisément à un moment important de sa destinée, dans le genre qu'il représente. A cet égard, et bien que son influence ait été pratiquement nulle, Louise doit la place qu'elle tient dans l'histoire de l'art lyrique beaucoup plus à son pouvoir d'émotion et à son intensité dramatique qu'à ses vertus purement musicales.
(André Gauthier, Larousse mensuel illustré, avril 1956)
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carte de visite de Gustave Charpentier [coll. ALF]
Gustave Charpentier
Gustave Charpentier [photo Henri Manuel]
Gustave Charpentier (1860-1956) a été, lui aussi, l'un des champions du réalisme au théâtre lyrique. Il fit ses premières études à Tourcoing, entra dans une filature comme employé, puis, décidément appelé par la musique, il obtint de son patron de suivre les cours du conservatoire de Lille, où le prix d'honneur couronna ses études. En 1887, élève de Massenet, il reçoit le premier grand prix de Rome. En Italie, il emmagasine des souvenirs qui vont lui dicter cette étincelante suite de cinq Impressions d'Italie (1890). La Vie du poète l'année suivante, puis le premier acte de Louise furent ses autres envois de Rome. Louise fut donnée le 3 février 1900. La première de ce « roman musical » est une date dans l'histoire du théâtre. On fit grief à Charpentier des défauts de son héroïne et de son héros comme s'ils eussent été les siens propres : Louise est merveilleusement « midinette », et beaucoup plus que « muse », et c'est la raison de son succès. L'art de Charpentier est sincère et vigoureux. Julien (1913), le second volet du triptyque, dont le troisième devait être l'Amour au faubourg, n'a pas eu le succès de Louise, malgré la beauté réelle de certaines pages — Entends-tu la nuit, et la Fête à Montmartre —, car les malheurs du héros n'intéressent guère. On doit encore à Gustave Charpentier des Poèmes chantés, des mélodies avec accompagnement d'orchestre. Par l’ « Œuvre de Mimi Pinson » et par le « Théâtre du Peuple », il a rêvé d'associer les masses à la vie artistique.
(Norbert Dufourcq, la Musique des origines à nos jours, 1959)
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Gustave Charpentier en 1913 [photo Henri Manuel]
le bureau de Gustave Charpentier, reconstitué au Musée de Montmartre [photo du Vieux-Montmartre, 1977]
le bureau de Gustave Charpentier, reconstitué au Musée de Montmartre [photo ALF, vers 1980]
Pour l'inauguration du Musée, en 1960, la première exposition fut consacrée à Gustave Charpentier, dont on fêtait le centenaire de la naissance.
Centenaire : la Vie montmartroise de Gustave Charpentier
Au beau temps des cerises. Ce temps, ce beau temps-là : juin. Il faisait beau, à Dieuze, le 25 juin 1860, et c'est en un ciel bleu-baptême que sonnait, ce jour-là, le carillon baptismal de la petite ville (3 000 habitants), tandis que le modeste cortège paraissait au seuil de l'église. L'usage veut qu'à la volée le parrain jette alors aux gosses accourus quelques poignées de sous ou de dragées. Ce fut des cerises qu'il jeta. Si le père du nouveau chrétien était « dans la boulange », ses beaux-parents, chez qui il habitait, étaient, eux, dans la fruiterie. Boulanger, c'est avec une savetière insouciance que, de l'aube au soir, voire du soir à l'aube, — n'est-ce la nuit que se cuisent le pain et les brioches ? — ce brave homme chantait, tandis que le parrain qui, par profession, aunait le drap, montrait un véritable culte pour le piano : il s'appelait Culté. Entre les deux, c'est, ainsi, dans la musique que le jeune Gustave vécut ses années d'enfance. NB. . — En 1860, Puccini avait deux ans, et c'est deux ans plus tard que devait naître Debussy.
Au temps du violon et de la clarinette. Dieuze (Moselle) est en Lorraine, et la Lorraine devient allemande, tandis que les Charpentier, en bons Français, le veulent rester. Ils le resteront à Tourcoing (Nord) où le jeune Gustave, en première culotte longue, tient, comme un grand, sa partie de clarinette en l'Harmonie Municipale à répertoire de marches lorraines. Mais « allant (allégrement) sur ses quinze ans », il entre comme employé à la Filature Lorthiois, ce qui ne l'empêche pas de constituer une petite bande à lui, laquelle perpétue la tradition, espagnole, paraît-il, des sérénades aux chandelles. — Des sérénades ? En avons-nous donné... en avons-nous donné ! devait dire, plus tard, le bon maître. Ainsi faut-il croire qu'elles dépassaient singulièrement le jour de la Sainte-Catherine (25 novembre). Et de là à imaginer que le sieur Lorthiois lui-même en avait été le bénéficiaire... Il prend, en tout cas, feu à la musique, ce sieur Lorthiois. Député, il fera bâtir une salle de concert à Tourcoing, et on le verra diriger lui-même les « Impressions d'Italie ». Mais pour que son employé les puisse écrire, il l'envoie au conservatoire de Lille, où il décroche — à la pointe de l'archet — un prix, un prix et une bourse. Nanti des 1 200 fr de celle-ci, il gagne Paris, Paris près Montmartre. Mais, en la grande Ecole du faubourg Poissonnière, le professeur Massard décide que Gustave-le-turbulent ne sera jamais un Sarasate. Qu'il prenne la porte ! Il la prend, mais c'est pour frapper à la voisine : celle de Massenet.
Au temps de Werther. On sait que Massenet se servait des marges de ses partitions comme livre de raison de sa vie. « Noël ! Noël ! Noël ! Noël ! » : sous les joyeux cris d'enfants par lesquels Werther conclut, il devait écrire : « Dimanche, 26 juin 1887, 7 heures du matin. Temps gris. Charpentier, premier Grand Prix de Rome, hier, samedi. Sujet : Didon. » Sans doute, à côté de ce premier Grand Prix y en avait-il deux seconds : Erlanger et Bachelet. Mais, à la vérité, il n'y en avait que pour ce grand garçon de vingt-sept ans tout juste (25 juin 1860 — 25 juin 1887), dont la cantate avait soulevé l'enthousiasme. Une cantate pareille, ça ne s'entend qu'une fois, solennellement, à la séance solennelle de l'Institut. « Didon », par exception, passait chez Colonne ; elle était montée à Bruxelles et à Tourcoing, où son auteur était accueilli avec des fleurs, des discours, des banderoles, des pétards et des vivats de carillons ! La gloire, Madame...
Au temps des amours. « Je dois tout à Massenet, devait dire Gustave Charpentier. C'est lui qui m'a fait comprendre la musique. Mieux, beaucoup mieux : c'est lui qui me la fit aimer. » Comment ? Ecoutez. « A la classe, devait dire Massenet, Charpentier n'était pas sans vouloir parfois épater ses camarades. Je lui disais alors : ce n'est pas cela qu'il faut chercher ; laissez parler votre tempérament. Allez à Montmartre. Regardez quelque jolie fille, et permettez à votre cœur de dire ce qu'il veut. » Le meilleur des conseils, c'est de ne pas les suivre. Mais à qui ferait-on croire que Charpentier, pour le suivre, avait attendu celui-ci ? La jolie fille était « une jeune ouvrière aux yeux vifs, au teint mat, et dont les cheveux sombres, roulés en grosse tresse, se penchaient sur une taille longue et vigoureuse ; c'était une enfant inquiète et hésitante, que le désir de vivre libre affolait. » « Je la revois. Je me revois, devait encore dire celui qui devait être son aède ou son chantre, en la petite mansarde du boulevard de Clichy, d'où on apercevait un morceau de ciel au-dessus d'une cour sombre », tout en haut de cette maison où habitait Louise, qui n'avait pas encore de leitmotiv. Et à Saint-Georges-de-Bouhelier, en lui désignant, un jour, une grande bâtisse dans un renfoncement du boulevard, avec une terrasse curieusement aménagée : — La maison de Louise, dit-il (*).
(*) Charpentier, jeune, partagea avec Beethoven le goût ou la nécessité des déménagements. Avant de se fixer au 66 du boulevard de Rochechouart où il devait mourir, Camille Mauclair devait parler d'un petit logis « en haut de l'Escalier Sainte-Marie » (?), et Bouhelier, d'une soupente rue Caulaincourt. Remarquons, d'autre part, que l'immeuble du boulevard de Rochechouart est toujours sans plaque, et que, si Paris connaît onze rues « Gustave » (G. Courbet, G. Doré, G. Flaubert, G. Goublier, G. Larroumet, G. Le Bon, G. Lepeu, G. Mesureur, G. Nadaud, G. Rouanet et G. Zédé), l'occasion serait peut-être heureuse de lui en créer une douzième.
Boulevard de Clichy, boulevard de
Rochechouart : Gustave Charpentier est de Montmartre-en-bohème. Bohème,
il l'est alors, avec son allure de Rolla affranchi, de Murger à Mais ce Montmartre, on l'a décrit vingt fois. Avec les angélus de Saint-Pierre et le geste bénissant des moulins, il sent encore la campagne, tout en venelles bordées d'épines-vinettes, qui ont des fleurs pourpres en avril, des baies pourpres. en octobre. Et les chansons de Mimi Pinson couraient encore du haut en bas de ces venelles-là. Mais voici mieux, en douze lignes signées Pierre Louÿs :
Il est, au sommet de la Butte, un petit village dessiné par trois rues : la rue de l'Abreuvoir, la rue des Saules, la rue Girardon. Là-haut, c'est la pleine campagne : jardins, murs décrépis, sentiers, silence, cris d'oiseaux. Jamais une voiture ! A peine un passant. Quelquefois, un chat qui saute pardessus l'herbe. Et si l'on avance à la limite de ce hameau perdu sur sa colline déserte, on découvre à ses pieds un nuage de brume grise et bleue, un océan de villes entr'aperçues qui, depuis les villas de Colombes jusqu'aux hauteurs de Nogent-sur-Marne, nourrissent et emprisonnent quatre millions d'hommes.
Sur les pavés disjoints de ce Haut-Montmartre passe le fantôme quinteux d'Hector Berlioz (il a eu sa maison des champs, rue du Mont-Cenis), tandis qu'un très étonnant personnage va quitter sa rue Cortot : Erik Satie. Si Charpentier a rêvé du premier (en douterions-nous ? Berlioz est un de ses maîtres à penser...), connaîtra-t-il le second ? Nous ne savons. C'est là, en tout cas, à la limite du hameau, qu'il bâtira — en rêve... — la petite maison que lui, Julien, habitera avec Louise. C'est là qu'il notera les cris montant de Paris qui s'éveille. C'est là qu'il trouvera les sons féeriques s'accordant avec la féerie de Paris qui s'allume. Il lui faudra, pour cela, six mois — ou davantage.
Au temps de Rome. Pour l'heure, il lui faut dire adieu à ces matins et à ces soirs-là, et, de la Butte, passer au Monte Pincio, ce qui ne va pas sans déchirements. Avec des chansons de circonstance, une poignée de joyeux compagnons lui a fait cortège jusqu'à cette gare lointaine qui est « de Lyon ». Mais, à l'heure du marchepied, le cœur lui a manqué. Il renonce trois fois : — J' peux pas... J’ peux pas... Non, j' peux pas ! Et, trois fois, il ne put s'arracher au soleil du faubourg de Louise pour aller trouver la pluie à Rome en emportant un violon sans cordes, une clarinette sans clefs — et un cœur sans espoir ! Dieu merci ! A peine déballés les bagages qui contenaient les deux premiers de ces accessoires, qu'une fenêtre ouverte de la Villa encadra, éveillé de curiosité, le minois d'un petit modèle d'un de ces messieurs peintres. La Ville éternelle lui souriait.
Au temps des belles romaines. Comment ce petit modèle avait-il fait la nique aux interdictions de M. Ernest Hébert, septuagénaire en exercice, lequel eût d'avance volontiers fait sien le slogan de l'opérette connue : « Pas de femmes, pas de femmes... » ? Ce fut sans doute là le sujet d'une première discussion avec son trop galant pensionnaire. Mais quoi ! Il devait y en avoir bien d'autres et de tous ordres. Ainsi défense était-elle faite de se promener sous la pourpre de Borgia. Défense aussi de s'afficher candidat boulangiste (ou anti). Or, un beau jour, Massenet rencontre Charpentier sur le boulevard des Italiens. — Mon Dieu ! Que faites-vous donc là ? lui demanda-t-il. — Voici, répondit noblement le fils du boulanger. Je lâche la musique pour la politique, et je vais me présenter, à Tourcoing, comme candidat du brav' général et de son p'tit ch'val blanc. — Mais c'est de la folie, cela ! Et puis, c'est très grave, mon pauvre ami. Regagnez donc Rome au plus vite. Ce qu'il fit. Et Dieu merci, à Rome, ses activités « en marge » n'empêchaient pas le travail. Un pensionnaire de la villa doit, à qui l'entretient trois ans, trois « envois ». Charpentier devait en fournir deux, à savoir : 1° « Napoli ». Voir Naples... Mais c'est qu'on le voit, qu'on le voit en cette tarentelle en plein soleil, du Vésuve au Pausilippe. Plus tard, ce « Napoli » deviendra la cinquième et dernière des « Impressions d'Italie ». Les quatre autres : « Sérénade », « A la fontaine », « A mules » et « Sur les cimes ». 2° « La Vie du poète », qui devait, au Conservatoire comme chez Colonne, chez Colonne comme à l'Opéra, soulever chez les jeunes un enthousiasme à trépignements : « Charpentier !... Charpentier !!... Charpentier !!!... ». Et jamais deux sans trois. Mais, pour ce numéro 3, Charpentier avait, avant son départ, obtenu de Hartmann la promesse d'un livret. Cette promesse, il la lui avait rappelée une, deux, trois fois. Ce livret, il l'avait ensuite réclamé par un bombardement d'une circulaire à rythme sempre piu presto :
Monsieur,
J'attends le livret promis, et vous
serais infiniment reconnaissant de le poster à réception de la présente.
De guerre lasse, las de ce tir de harcèlement, il s'était, un beau jour, souvenu du conseil de Massenet : allez à Montmartre, mon ami... Il y retourna, par un soir de printemps où Paris était « tout en fête ».
La musique est souvenir. Elle incanta la
petite Montmartroise au cœur dormant...
Au temps de Louise. A supposer qu'il ait jamais cessé de l'être, Charpentier est redevenu montmartrois. C'est maintenant le Montmartre d'Alphonse Allais et de Maurice Donnay, de Jouy et de Tinchant. C'est aussi celui de « Louise ». « La Vie du poète » a une jeunesse ardente pour elle. Nous étions cent, dira Saint‑Georges de Bouhelier, pour qui l'œuvre était sacrée. Elle était comme la préfigure, comme le drame préfiguré de nos destinées. Et « Louise », dont chacun parlait, ne pouvait-être que de la même encre, du même sang, du même lyrisme. Ecrite en 1890, sur un texte qu'il écrivit lui-même — encore qu'on l'ait dit de Paul Roux, dit Pol Roux le Magnifique — « Louise » est lue, en 1890, au critique Gaston Carraud. Mais était-elle alors terminée ? Comme si elle le fut jamais ! Sensible aux conseils, trop sensible, prétendit-on, Charpentier la fait, la défait et la refait sans cesse. D'où les « disparates lyriques » que certains y verront. D'où le hors-d'œuvre qu'est le Couronnement de la Muse. Remaniée en 1893, elle trouvait une forme « définitive » en 1896. En ces années-là, Bertrand et Gailhard dirigeaient l'Opéra, et Carvalho, l'Opéra-Comique. Les premiers avaient vaguement pensé à « Louise », à une « Louise » réduite à deux tableaux : lesquels ? Quant au second, il se hérissait devant l'époque moderne où l'œuvre se déroulait. Sans doute, sans remonter à Mozart et aux « Noces de Figaro », pouvait-on déjà citer « le Rêve », de Bruneau (1891), la « Sapho » de Massenet (1897), et même certaine « Troupe Jolicœur », de Coquard, qui, arrêtant les gens du voyage sur la scène lyrique, ne devait être jouée qu'en 1902, mais qui était écrite avant 1900. Cependant, même sans un premier acte à 14 juillet, « Louise » allait singulièrement plus loin que cette troupe-là : ne faisait-elle appel, à ce qu'on disait, à des apaches, à des gigolettes, à des filles de barrière ? Ainsi Carvalho, qui croyait toujours aux « Noces de Jeannette » et au « Chalet », hésitait-il :
— Transportez donc votre œuvre sous
l'Ancien Régime, disait-il au compositeur. — Tenez, si encore le ténor revenait au dernier acte. Mais, au fait, pourquoi ne pas le faire revenir ? A l'instant pathétique, la porte s'ouvre, Julien se jette entre Louise et son père... — Et ils partent ensemble pour se marier, n'est-ce pas ? ricana Charpentier dans un grand rire sonore. Tenez ! J'aime mieux moi-même reprendre la porte, mon chapeau et mon ours. Il fit bien. Albert Carré arrivait, le 11 janvier 1898. Et quarante-huit heures avant de signer son contrat directorial, il faisait venir Gustave Charpentier. — Votre « Louise », lui dit-il, sera la première œuvre nouvelle que je monterai. Il n'était que temps, affirme l'histoire ou la légende : il avait fallu, cet hiver-là, la charité d'un crémier mélomane de la rue Lepic pour sauver le compositeur de la famine. Mais ne dit-on même que, pour le 2 février 1900, il dut, « pour les indispensables dépenses de circonstance », lui emprunter un louis ?
Au temps de la gloire. Le 2 février 1900 : le soir de « Louise », le temps de la gloire. Sur cette soirée-là, on a tout dit. On a dit l'enthousiasme des jeunes, la beauté des décors, l'affiche de Rochegrosse, Loubet en la loge présidentielle, le réalisme inouï du spectacle : Albert Carré l'avait préparé par de véritables expéditions matinales sur la Butte, avec ses décorateurs et ses interprètes, Mlle Rioton en tête, qui devait être Louise, à côté de Mme Deschamp-Jehin (la mère), à côté de Maréchal (Julien) et de Fugère (le père), Messager étant à l'orchestre. Mais ce rôle, qui était une consécration, pour la jeune « servatoire » qu'était Mlle Rioton, elle ne devait le tenir longtemps : elle l'abandonnait. Et c'est alors Mary Garden qui prenait sa place pour affirmer qu'elle était heureuse « dépouis lé jour où jé mé souis donnée... » N'importe ! Il y eut les amoureux de Louise. Tel de ces amoureux-là fit trente-trois représentations consécutives. Trente-trois : qui dit mieux ?
Et le reste fut silence. Silence, pas tout à fait. Charpentier devait encore écrire un « Julien » (4 juin 1913), et parler au moins d'une œuvre dont on risque de ne savoir jamais plus que le titre : « l'Amour au faubourg ». Il fut de l'Institut, mais il n'eut pas la joie d'assister à la 1 000e de « Louise » ; à la 943e seulement, le 28 février 1950, l'œuvre étant alors remontée dans les décors d'Utrillo.
Charpentier devait dire un jour à
Bruneau : Il le fut. C'est que, plus qu'un musicien, le chantre de « Louise » fut un amoureux. Ou un amant.
(José Bruyr, Musica, juin 1960)
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Gustave Charpentier et la pianiste Marthe Rennesson (1878-1961) [photo Boudot Blanchot]
Gustave Charpentier [photo G. L. Manuel Frères]
Gustave Charpentier
Gustave Charpentier
Gustave Charpentier dirige l'orchestre de l'Opéra-Comique pour le 50e anniversaire de la création de Louise le 28 février 1950
le 24 juin 1950 était le 90e anniversaire de Gustave Charpentier. Quelques semaines auparavant, le maître dirigeait avec une maîtrise et une autorité extraordinaires les répétitions du chant d'apothéose à l'Opéra-Comique (photo Lipnitzki) [revue l'Opéra de Paris n°1, juillet 1950]
pour le 90e anniversaire de Gustave Charpentier, André Cluytens [en face de Charpentier] dirige Louise à l'Opéra-Comique en juin 1950
Gustave Charpentier en 1950 [photo Keystone]
Gustave Charpentier en 1950 [photo Agip]
l'immeuble au 66 boulevard Rochechouart à Paris 18e où Gustave Charpentier vécut au 4e étage et la plaque apposée au-dessus de la porte d'entrée [photos ALF, 2022]
Discographie
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Gustave Charpentier parle de son activité Radio, 1935
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Gustave Charpentier parle à Radio-Cité (publié en 1957)
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Adolphe Boschot parle de Gustave Charpentier Radio, 1954
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les Mimi Pinson parlent de Gustave Charpentier Radio, 1956
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Henri Büsser parle de Gustave Charpentier Radio, 1958
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Jean-Marie Charpentier parle de son grand-oncle
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