Don Quichotte
affiche pour la première de Don Quichotte à la Gaîté, par Georges Rochegrosse (1910)
Comédie héroïque en cinq actes, livret d'Henri CAIN, d'après le Chevalier de la Longue-Figure, drame héroïque en quatre actes et en vers (Théâtre Victor Hugo [le Trianon], 03 avril 1904), de Jacques LELORAIN dit LE LORRAIN (Bergerac, Dordogne, 20 mai 1856 – Arcueil, Seine [auj. Val-de-Marne], 05 mai 1904), inspiré du roman de Miguel de CERVANTÈS, musique de Jules MASSENET (1909).
manuscrit autographe de la partition
premier manuscrit (contient des documents iconographiques)
Création à l'Opéra de Monte-Carlo le 19 février 1910 ; mise en scène de Raoul Gunsbourg ; décors de Visconti ; décors lumineux de Frey ; ingénieur chef machiniste : Kranich ; costumes des maisons Pascaud de Paris et Zamperoni de Milan ; maître de ballet : G. Saracco.
Première à la Monnaie de Bruxelles le 14 mai 1910, avec l'Orchestre National de l'Opéra de Monte-Carlo sous la direction de Léon Jehin. Reprise le 17 mai 1910 avec les mêmes interprètes.
Première en France, à Marseille, le 17 décembre 1910.
Première à Paris, au Théâtre Lyrique de la Gaîté, le 29 décembre 1910, dans des décors de Chambouléron et Mignard.
Première au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) [le 5e acte seulement] le 10 décembre 1911, au cours du Gala Massenet organisé pour le 10e anniversaire des Trente ans de Théâtre.
Seule représentation à l’Opéra au 31 décembre 1961.
=> Critiques => Livret et enregistrements
personnages |
emplois |
Monte-Carlo 19 février 1910 (création) |
Monnaie de Bruxelles 14 mai 1910 (1re) |
Marseille 17 décembre 1910 (1re) |
Théâtre de la Gaîté 29 décembre 1910 (1re) |
Opéra de Paris 10 décembre 1911 (1re) [5e acte seul] |
Philadelphie 15 novembre 1913 (1re) |
Metropolitan Opera New York 03 février 1914 (1re) |
la Belle Dulcinée | contralto | Mmes Lucy ARBELL | Mmes Lucy ARBELL | Mme D'ALVAREZ | Mmes Lucy ARBELL | Mme Mary GARDEN | Mme Mary GARDEN | |
Pedro (travesti) | soprano | BRIENZ | BRIENZ | BRIENZ | ||||
Garcias (travesti) | soprano | Gisèle BRIELGA [Gabrielle BLEUZÉ] | Gisèle BRIELGA [Gabrielle BLEUZÉ] | DEHAYE | ||||
Don Quichotte | basse chantante | MM. Feodor CHALIAPINE | MM. Feodor CHALIAPINE | MM. LAFONT | MM. VANNI-MARCOUX | MM. VANNI-MARCOUX | MM. VANNI-MARCOUX | MM. VANNI-MARCOUX |
Sancho | baryton | André GRESSE | André GRESSE | André ALLARD | Lucien FUGÈRE | André GRESSE | Hector DUFRANNE | Hector DUFRANNE |
Rodriguez | ténor | Edmond WARNERY | Octave DUA | André GILLY | ||||
Juan | ténor | Charles DELMAS | Charles DELMAS | Charles DELMAS | ||||
le Chef des bandits | rôle déclamé | STÉPHAN | ALBERTI | |||||
Deux valets |
barytons |
THIRIAT BORIE |
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Premier bandit | rôle déclamé | THIRIAT | ||||||
Deuxième bandit | rôle déclamé | SORET | ||||||
Troisième bandit | rôle déclamé | DELESTAN | ||||||
Quatrième bandit | rôle déclamé | PRAT | ||||||
Chœurs : Seigneurs, Amies de Dulcinée, Dames, Bandits, Foule. | ||||||||
Chef d'orchestre | Léon JEHIN | Léon JEHIN | Auguste AMALOU | Auguste AMALOU | Cleofonte CAMPANINI |
La scène se passe en Espagne, au XVIe siècle.
Première à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 07 octobre 1924. Mise en scène d’Albert Carré. Décors de Lucien Jusseaume, Chambouléron et Mignard, Deshays. Costumes dessinés par Marcel Multzer, exécutés par Mme Solatgès et M. Mathieu. Aux 1er et 3e actes, divertissements réglés par Jeanne Chasles.
60 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950.
personnages |
Opéra-Comique 07 octobre 1924 (1re) et 30 octobre 1924 (10e) |
Opéra-Comique 23 novembre 1924 (12e) |
Opéra-Comique 14 octobre 1926 (15e) |
Opéra-Comique 16 juin 1928 (31e) |
la Belle Dulcinée | Mmes Lucy ARBELL | Mmes Lucy ARBELL | Mmes Lucy PERELLI | Mmes Lucy PERELLI |
Pedro | Marthe COIFFIER | Marthe COIFFIER | Renée DESTANGES | Henriette LEBARD |
Garcias | Lucienne ESTÈVE | Lucienne ESTÈVE | Marie KAMIENSKA | Marie KAMIENSKA |
Don Quichotte | MM. VANNI-MARCOUX | MM. VANNI-MARCOUX | MM. Alexandre MOSJOUKINE | MM. VANNI-MARCOUX |
Sancho | Lucien FUGÈRE | André ALLARD | André ALLARD | André ALLARD |
Rodriguez | André GOAVEC | André GOAVEC | Léon NIEL | Léon NIEL |
Juan | Eugène DE CREUS | Eugène DE CREUS | Georges GÉNIN | MATHYL |
le Chef des bandits | Willy TUBIANA | Willy TUBIANA | Willy TUBIANA | Willy TUBIANA |
1er valet |
René HÉRENT Georges MESMAECKER |
René HÉRENT Georges MESMAECKER |
René HÉRENT Georges MESMAECKER |
René HÉRENT Georges MESMAECKER |
2e valet | ||||
1er bandit |
Roger LALANDE Georges GÉNIN |
Roger LALANDE Georges GÉNIN |
Paul PAYEN MATHYL |
Paul PAYEN MATHYL |
2e bandit | ||||
3e bandit |
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4e bandit |
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Danse | Mlle Mona PAÏVA | Mlle Mona PAÏVA | Mlle Andrée COMTE | |
Chef d'orchestre | M. Maurice FRIGARA | M. Maurice FRIGARA | M. Georges LAUWERYNS | M. Georges LAUWERYNS |
personnages |
Opéra-Comique 10 janvier 1931 (33e) |
Opéra-Comique 24 mars 1931 (40e) |
Opéra-Comique 19 décembre 1934 (48e) |
Opéra-Comique 10 janvier 1935 (50e) |
Opéra-Comique 25 avril 1945 (52e) |
la Belle Dulcinée | Mmes Lucy ARBELL | Mmes Lucy ARBELL | Mmes Renée GILLY | Mmes Renée GILLY | Mmes Renée GILLY |
Pedro | Odette ERTAUD | Henriette LEBARD | Odette ERTAUD | Odette ERTAUD | Christiane GAUDEL |
Garcias | Germaine CERNAY | Germaine CERNAY | Jeanne MATTIO | Jeanne MATTIO | Jeanne MATTIO |
Don Quichotte | MM. André PERNET | MM. André PERNET | MM. Feodor CHALIAPINE | MM. CLAUDE-GOT | MM. Roger BOURDIN |
Sancho | André ALLARD | André ALLARD | Louis MUSY | Louis MUSY | Louis MUSY |
Rodriguez | Léon NIEL | Léon NIEL | Léon NIEL | Léon NIEL | Elie SAINT-CÔME |
Juan | Eugène DE CREUS | Eugène DE CREUS | Eugène DE CREUS | Eugène DE CREUS | RIALLAND |
le Chef des bandits | Fernand ROUSSEL | Louis MORTURIER | Louis DUFONT | Louis DUFONT | Alban DERROJA |
1er valet |
Frédéric LE PRIN GUILLOT |
Fernand ROUSSEL |
Frédéric LE PRIN Alban DERROJA |
Frédéric LE PRIN |
Jacques HIVERT Paul PAYEN |
2e valet | Alban DERROJA | Alban DERROJA | |||
1er bandit |
Paul PAYEN MATHYL |
Fernand ROUSSEL |
Marcel ENOT Marcel GÉNIO |
Marcel ENOT |
Jean DROUIN Charles LAÏLLA |
2e bandit | Alban DERROJA | Alban DERROJA | |||
3e bandit |
MATHYL |
Marcel GÉNIO |
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4e bandit |
Paul PAYEN |
Paul DUREL |
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Danse | Mlle Andrée COMTE | Mlle Solange SCHWARZ | |||
Chef d'orchestre | Maurice FRIGARA | M. Maurice FRIGARA | Paul BASTIDE | M. Paul BASTIDE | Roger DÉSORMIÈRE |
Feodor Chaliapine (Don Quichotte) lors de la création
Lucy Arbell (la Belle Dulcinée) lors de la création
Mlle Brienz (Pedro), Edmond Warnery (Rodriguez), Gisèle Brielga [Gabrielle Bleuzé] (Garcias), lors de la création
Vanni-Marcoux (Don Quichotte) lors de la première au Théâtre de la Gaîté
Lucien Fugère (Sancho) lors de la première au Théâtre de la Gaîté
Alberti (le Chef des bandits), Mlle Brienz (Garcias), André Gilly (Rodriguez), Mlle Dehaye (Pedro), Charles Delmas (Juan), lors de la première au Théâtre de la Gaîté
Composition de l’orchestre
3 flûtes (dont 1 joue le piccolo), 3 hautbois (dont 1 joue le cor anglais), 3 clarinettes (dont 1 joue la clarinette basse), 3 bassons
4 cors chromatiques, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba
1 paire de timbales, grosse caisse, cymbales, triangle, tam-tam, tambour militaire, castagnettes, tambour de basque, « tic-tac » (wood-blocks ?)
célesta, 2 harpes, violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasse à 4 cordes
Sur le théâtre : 2 flûtes, hautbois puis cor anglais (1 exécutant), violon, alto, contrebasse ; triangle puis tambour de basque (1 exécutant) ; piano ; harpe ; célesta (même exécutant que dans la fosse) ; orgue (jeux de fonds) ; 20 paires de castagnettes pour les choristes
Analyse et résumé. L'action se passe en Espagne, au Moyen Age.
Acte I. Une place devant la maison de Dulcinée. Des gens du peuple louent sa beauté. Don Quichotte et Sancho arrivent à cheval, ils donnent de l'argent aux mendiants qui se pressent autour d'eux. Clair de lune. Don Quichotte chante une sérénade à Dulcinée : « Quand apparaissent les étoiles », ce qui provoque la jalousie de Juan, amant de cette beauté professionnelle. Elle apparaît, évitant ainsi un duel. Elle est amusée par les déclarations de Don Quichotte et accepte de devenir sa bien-aimée à condition qu'il retrouve un collier qui lui a été volé par des brigands.
Acte II. Sur la route qui mène au camp des brigands, Don Quichotte compose un poème en l'honneur de Dulcinée. Sancho est exaspéré. Ici intervient le combat contre le moulin à vent.
Acte III. Le camp des brigands. Don Quichotte les attaque, tandis que Sancho recule. Le Chevalier est pris. Il s'attend à être mis à mort. Mais son courage, sa digne courtoisie et son amour pour Dulcinée impressionnent les bandits. Ils le libèrent et lui rendent le collier.
Acte IV. Une fête chez Dulcinée. A la stupeur de tous, Sancho et Don Quichotte font leur entrée. Dulcinée, enchantée d'avoir retrouvé son collier, embrasse le Chevalier. Il lui propose immédiatement de l'épouser : « Marchez dans mon chemin ». Touchée par sa dévotion, Dulcinée lui enlève toutes ses illusions en lui révélant quelle sorte de femme elle est.
Acte V. Une forêt. Don Quichotte se meurt. Il dit à Sancho qu'il lui a légué l'île qu'il lui avait promise au cours de leurs pérégrinations, la plus belle île du monde — « L'île des Rêves ». Dans son délire, il entend et voit Dulcinée. La lance qui était dans sa main tombe.
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Devant la maison de la belle Dulcinée, sur la
place publique d'une ville d'Espagne, la foule en fête s'agite, danse, boit
et chante.
Sancho et son maître ont gagné la campagne aride de la Manche. Ils devisent tout en chevauchant. Sancho, pacifique, s'évertue à dissuader le héros d'aller affronter de grands périls pour un caprice de femme. Le noble chevalier tente inutilement de persuader son écuyer de la noblesse du but qu'il poursuit. Un vent léger s'élève et dissipe les brumes qui masquaient la vue des moulins dont la plaine est couverte. Les apercevant, Don Quichotte s'apprête au combat. En vain, Sancho, lui crie-t-il : « Ce sont des moulins. » Le belliqueux chevalier croit apercevoir des géants qui le défient. La lance au poing, il fonce sur les innocentes bâtisses dont une aile, mue par le vent, désarçonne l'intrépide chevalier. De si rudes coups ne sont pas pour arrêter l'élan de notre preux. Poursuivant sa route, il arrive avec Sancho au crépuscule dans une gorge de la montagne. Le prudent écuyer l'invite à regagner les contrées moins effrayantes. Mais Don Quichotte ne vit que dans l'attente de combats fabuleux. Son espoir ne sera pas déçu. Des brigands surgissent de toute part. Don Quichotte entend les pourfendre tous, mais il est promptement mis hors de combat, désarmé, terrassé et ligoté. Ses ennemis le raillent et l'insultent, mais il oppose à leurs injures et à leurs moqueries une si haute sérénité que les misérables impressionnés par tant de noblesse et de bonté, finissent par s'incliner comme devant un vainqueur. Don Quichotte les bénit aux yeux étonnés de Sancho qui n'avait pas prévu cette victoire.
Cependant, entourée par le brillant cortège de ses admirateurs, Dulcinée se sent triste. Toutes ces galanteries sans amour lui paraissent lassantes. Elle chante pour se distraire et danse. Don Quichotte et Sancho font leur entrée. Dulcinée se raille une fois de plus du chevalier à longue figure, mais quand celui-ci lui montre le collier qu'il a reconquis, elle comprend à quel point elle fut cruelle et s'émeut d'une passion aussi touchante. Le chevalier la croyant conquise lui demande sa main. Un éclat de rire général accueille cette proposition inattendue. Pourtant l'intéressée n'a pas souri. Dans un accès de franchise brutale, la courtisane se déclare indigne d'un tel honneur. Cet aveu brise le rêve de Don Quichotte, le pauvre chevalier chancelle. Dulcinée le reçoit dans ses bras et dépose sur son front un pur baiser. A cette vue, les railleries reprennent et redoublent, mais Sancho apostrophe en termes véhéments les beaux seigneurs incapables de comprendre une telle douleur. Don Quichotte soutenu par Sancho reprend tristement son chemin vers les contrées où il y a des torts à redresser, des misères à secourir.
Au pied d'un chêne séculaire, Don Quichotte agonise. C'est la nuit. Le silence enveloppe le héros désillusionné. Le chevalier attend avec résignation la délivrance suprême. Son âme est encore pleine du souvenir de la bien-aimée. Sancho sanglote près du moribond, cependant qu'avec une douceur infinie, le maître fait à son écuyer fidèle d'émouvants adieux. Et le noble chevalier expire au moment où il croit voir, parmi les étoiles, briller le visage de la belle Dulcinée.
(Programme de l'Opéra-Comique, 1924)
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[la création à Monte-Carlo] Après l'élève, le maître ; après Gabriel Dupont, qui s'impose si brillamment avec la Glu, Massenet, qui, à l'apogée de la gloire, illustre et adulé dans le monde entier, ajoute, avec son Don Quichotte, un fleuron de plus à la couronne, qu'il se forgea lui-même, superbe, unique dans les annales de l'histoire du théâtre lyrique, grâce à une vie de labeur incessant dont chaque étape marque une victoire. Et voilà deux événements musicaux d'importance peu courante éclos à quelque jours de distance seulement sur cette fortunée Côte d'Azur, le premier à l'Opéra de Nice, le second à l'Opéra de Monte-Carlo. Et l'on se demande, devant cet exode de musiciens, si Paris reste toujours Paris et n'est point en train de tout faire pour perdre son ancienne et légitime renommée de capitale mondiale des Arts. C'est le cinquième ouvrage de M. Massenet que la petite scène monégasque a l'insigne honneur de créer. On se rappelle l'idéal Jongleur de Notre-Dame, qui fut triomphalement le premier en date, et le délicat Chérubin, et l'émouvante Thérèse, et Espada, le ballet aux vives couleurs. Don Quichotte continue la série heureuse et de façon éclatante. Habilement taillé par M. Henri Cain dans une comédie héroïque en vers de Le Lorrain, un jeune poète de grand avenir que la mort ravit prématurément au monde des lettres, Don Quichotte compte cinq actes courts (vivants, gais et émouvants) mettant en scène les épisodes principaux de la vie de l'immortel héros de Cervantès. Les guitares, les mandolines, les tambourins, les castagnettes, avec les « Ollé ! » et les « Anda ! » éclatent gaiment de toutes parts, pendant que les danses aguichent de-ci de-là la population en liesse ; c'est jour de Féria. Au milieu de la joie bruyante, grouillante, monte un appel à Dulcinée, dont la demeure ferme un des côtés de la place publique où la fête bat son plein. Dulcinée apparaît à son balcon fleuri. Et elle est radieusement belle, dans tout l'éclat de ses vingt ans ; oui, belle et jeune, et élégante, car les auteurs, par un stratagème charmant et bien théâtre, ont voulu que le public la vit telle que la voit Don Quichotte en son rêve amoureux. Elle répond aux vivat! envoie des baisers rieurs à la foule idolâtre, parmi lesquels se font surtout remarquer Rodriguez, Juan, Pedro et Garcias, ses quatre jeunes soupirants, aussi inséparables qu'ils sont ardents à se disputer sa conquête. Rodriguez philosophie pour dépister Juan ; il se faut garder d'aimer d'amour Dulcinée, coquette, fantasque et frivole, ou gare les chagrins. Juan est trop triste. Pour se changer les idées, qu'il vienne donc au-devant de Don Quichotte et de son gros écuyer, qu'on entend acclamer comiquement au lointain. Don Quichotte ! Un fantoche grotesque, affirme Juan, un être laid, toqué, qui prétend que Dulcinée est la « Dame de ses pensées », alors que celle-ci rit de lui. Il est laid, c'est possible, rétorque Rodriguez, mais il est brave et franc comme une lame et il a la beauté de l'âme. Juché sur la maigre Rossinante, l'interminable lance au poing, casqué de l'armet et droit en selle sous sa lourde armure, le Chevalier de la Longue Figure débouche sur la place, flanqué du rond et suant Sancho Pança, agrippé sur le tout petit Grison n'en pouvant mais de charge aussi conséquente, entouré par le peuple gouailleur et amusé. Il croit à la sincérité des acclamations moqueuses, ordonne à Sancho de vider sa bourse dans les bonnets et les mains tendus de ceux qui l'escortèrent et, descendu de cheval, la mandoline remplaçant la lance, il soupire au balcon de Dulcinée la plus exquise des sérénades, une de ces pages irrésistibles dont Massenet a le divin secret. Alors qu'il attaque le second couplet, Juan paraît. C'est à Dulcinée que les vers sont adressés ? Vite en garde ! Dulcinée, attirée et par la musique et par le cliquetis des armes, descend sur la place. D'un coup d'éventail, elle sépare les fers entrecroisés, éloigne Juan et, folle, s'amuse de son long amoureux. Au lieu de lui proposer un château sur le Guadalquivir, que le Chevalier essaie donc tout bonnement de ravir le collier de perles fines que des bandits lui volèrent sur la route ! Si Don Quichotte revient avec le joyau... il verra au retour !... Fier, extasié, convaincu qu'il est enfin aimé, Don Quichotte partira en campagne dès demain et se jure solennellement de rapporter les perles. Le jour n'est point encore venu. Don Quichotte, toujours sur Rossinante, la lance à l'arçon, la mandoline aux mains, tout en marchant vers le but sacré, rime pour sa belle, tandis que Sancho, époumoné, fourbu, traîne le Grison par la bride. Pied à terre, halte bien méritée, car l'on chevauche depuis un si bon moment déjà que l'assiette du pauvre écuyer est fortement entamée. Il récrimine, le bon Sancho, il se met même en colère, le doux bonhomme. Vraiment, est-ce la peine de faire si longue randonnée pour, comme la veille, charger un troupeau de moutons et de cochons roses aux cris de « mort aux mécréants ! » Et tout cela, parce que Dulcinée a exprimé le désir de rentrer en possession d'un joyau volé ! Ah ! les femmes ! les femmes ! La seule consolation de Sancho est d'avoir laissé la sienne à la maison. Don Quichotte, dont les pensées volent vers la ville où l'attend sa Dame, laisse déraisonner son matériel valet et essaie de happer la rime rebelle. Mais voilà que les nuées roses se dissipent peu à peu, la campagne se découvre et, au loin, surgissent, dans la brume trouée par le soleil levant, des ailes de moulins. Les Géants ! Les Géants ! clame Don Quichotte. Vite en selle de nouveau, la lance en garde et l'on fonce sur l'ennemi imaginaire. Une aile en mouvement cueille au passage le fougueux halluciné qui tournoie dans les airs, alors que Sancho pousse des hurlements de rage. Le soir, au rouge crépuscule. Tout le jour, on a traversé routes, collines, vallées, sans trêve, sans arrêt, pour arriver, avant la nuit, dans le sinistre ravin où se terrent les brigands. A quatre pattes, toujours suivi de Sancho, Don Quichotte guète, la trace des pas des voleurs. Sancho, tout à fait à bout de forces et anéanti par la peur, supplie qu'on le laisse au moins s'allonger à terre et dormir quelque peu. Soit, que le poltron se repose ! Lui, le redresseur de torts, il veillera, debout, toujours debout, prêt à l'attaque. Appuyé sur sa lance, il s'assoupit cependant et son demi-sommeil est bercé par le souvenir de Dulcinée, et l'orchestre susurre adorablement l'adorable sérénade du premier acte. Des pas étouffés. Rampants, les brigands surgissent de toutes parts. Empoignant son fer, Don Quichotte charge désespérément. Il est vaincu par le nombre, ligoté, bafoué, insulté et demeure, et dans la défaite et sous les injures et les coups, hautainement calme. On va le pendre. En une prière simple. émue, touchante, il recommande son âme à Dieu. Le chef des brigands, confondu de pareille sérénité, interroge. Qui es-tu ? Que veux-tu ? Je suis le chevalier errant, combattant pour toutes les bonnes causes, réplique Don Quichotte, et, d'un geste violent, brisant les liens qui l'enserrent :
Et me voici debout, jouant un nouveau rôle, Libre dans mon effort comme dans ma parole ; Et je vous dis ceci, moi, le Haut Chevalier : C'est qu'il faut à l'instant me rendre le collier Pris au cou délicat d'une femme adorée. Le joyau, lui, n'est rien ; mais la cause est sacrée !
Et, fasciné, le chef rend le collier, met genou en terre, en même temps que ses hommes, et implore la bénédiction du héros rayonnant de joie et s'exaltant de la victoire gagnée. Chez la belle Dulcinée, c'est fête. Des musiques paradisiaques murmurent leurs phrases capiteuses, tandis que les danses se déroulent lascives et que Rodriguez, Juan, Pedro et Gardas luttent d'amabilités. Dulcinée est indifférente à tout :
Lorsque le temps d'amour a fui, Que reste-t-il de nos bonheurs ?...
Elle songe à demain, et c'est là encore, parmi tant et tant d'autres, une page idéalement jolie. Les amants inséparables la forcent à sortir de sa rêverie ; elle prend sa guitare, et fantasque toujours, provocante et fiévreuse un peu, elle lance un hosannah vibrant à l'ivresse des baisers cueillis sur les lèvres, et, posant l'instrument dont elle vient de l’accompagner, elle finit de s'étourdir en tourbillonnant un pas espagnol frénétique et entraîne les invités vers la salle du souper. Don Quichotte paraît, radieux, la joie au visage, il promet à Sancho une île avec un château, car, ce soir, ce soir même, il va épouser Dulcinée et l'emmener au pays de rêve, dont lui seul sait la route ! Dulcinée revient au milieu du brouhaha et, apercevant Don Quichotte, va à lui. Elle interroge, narquoise : a-t-il le collier ? Don Quichotte, agenouillé devant l'idole, se relève, subitement meurtri : elle a douté ! Il tend le collier et, simple, confiant, sûr de lui et d'elle, il lui demande d'être son épouse fidèle. Et la folle Dulcinée se met à rire indéfiniment et Don Quichotte, cruellement désenchanté, s'affaisse presque. Dulcinée a compris le mal qu'elle fait ; d'un geste, elle éloigne ses trop bruyants amis, et, bonne, tendre, affectueuse, explique qu'elle est indigne de l'honneur qu'on veut lui faire. Brisé d'émotion, Don Quichotte la bénit pour la sincérité, si douloureuse soit-elle, dont elle vient de faire preuve, et Dulcinée, troublée elle aussi, se retire, alors que les invités reviennent tapageurs, persifleurs et se gaussant du désemparement lugubre du pauvre éconduit. Don Quichotte ne peut lutter davantage, le réveil est terrible ; la réalité, enfin apparue, meurtrière, il tombe, définitivement vaincu, dans les bras de Sancho qui, fou de rage, virulent et superbe, dit leur fait à tous les beaux messieurs et toutes ces belles mesdames incapables de comprendre, ce qu'il comprend, lui, maintenant, toute la grandeur d'âme, la générosité de pensées de l'idéologue saint et grandiose aux pieds duquel tous devraient tomber. A la tombée de la nuit, une clairière dans un bois éclairé par la lune blafarde. C'est la fin ! Don Quichotte, revenu de tous ses songes, va sentir, comme le dit Sancho qui veille pieusement à côté de lui, son cœur si doux « planer dans les clartés où tout ce qu'il rêva devient réalité. » Debout, toujours accoté à un chêne gigantesque, Don Quichotte implore l'aide de son fidèle ami ; qu'il ne pleure pas sur l'inévitable séparation ; il va vivre, lui, retourner au pays de son enfance calme, il aura même l'île promise naguère :
Prends cette île qu’il est toujours en mon pouvoir De te donner ! Un flot azuré bat ses grèves, Elle est belle, plaisante, et c'est l’île des Rêves !...
Et droit devant la Mort, comme il le fut devant la Vie, sa pensée dernière allant à Dulcinée, les bras tendus vers les étoiles parmi lesquelles il découvre la tant aimée, il tombe pour ne se relever jamais. Dire le charme, la vie, la variété, la gaîté et l'émotion que M. Massenet prodigua une fois de plus en cette œuvre nouvelle, est impossible. L'on reste confondu vraiment devant tant d'éternelle jeunesse, tant de fraîcheur dans les idées, tant de sensibilité délicate, tant d'inspiration toujours neuve, toujours renouvelée, tant d'étourdissante maîtrise et de sûreté élégante de main. Sans s'occuper des jappements des impuissants hargneux, ni des jalousies méchantes des ratés prétentieux, ni des attaques envenimées des pions grotesques, le maître du théâtre lyrique contemporain poursuit sereinement sa tâche acharnée ; il a reçu mystérieusement mission de nous captiver et il nous captive, et il le fait naturellement, honnêtement, simplement, donnant ainsi aux jeunes générations le plus bel exemple, non seulement de résistance au travail, mais encore de persévérance justement convaincue et de probité artistique. Chemin faisant, nous avons signalé la sérénade de Don Quichotte et la rêverie de Dulcinée, deux perles rares, mais non uniques. Au hasard de souvenirs enchantés, citons tout le premier acte en bloc, coloré, brillant, délicat, attendri, le défi valeureux aux moulins, au 2e acte, la prière de Don Quichotte et toute la scène finale du 3e acte, d'une ampleur d'accents très particulière, tout le 4e acte extrêmement divers avec sa romanesca dans la coulisse, la rêverie, le terzetto, la chanson et la danse espagnoles, l'arrivée de Don Quichotte, les deux scènes entre Don Quichotte et Dulcinée et l'anathème terrible que crache Sancho au visage des moqueurs, et, enfin, l'admirable conclusion de l'ouvrage, la mort pathétique et grandiose du héros vaincu. M. Massenet a fait dire là à la musique tout ce qu'elle peut dire, sans fatras inutile, sans fracas prétentieux, sans complications énervantes ; la mélodie simple, l'harmonie éloquente vont droit à l’âme et, doucement, béatement presque, le cœur se serre et les larmes vous montent aux yeux... Don Quichotte, c'est M. Chaliapine, et M. Chaliapine c'est Don Quichotte ! Le personnage composé, grimé et habillé avec un art extrême, une très haute compréhension, une attention de chaque minute, dans chaque geste, dans chaque attitude, dans chaque intonation, demeure inoubliable, et le chanteur, encore que gêné par le français, car c'est la seconde fois seulement qu'il chante dans notre langue, ne le cède en rien au comédien. Jolie et élégante, selon le vœu des auteurs, Mlle Lucy Arbell, dont on sait l'organe généreux et sonore et l'ampleur tragique, nous a donné une Dulcinée enjouée, coquette, malicieuse, tendre et mélancolique aussi, tout a fait inattendue ; et, surprise nouvelle, elle égrène la vocalise tout comme un soprano léger, joue de la guitare avec une endiablée maestria et danse comme une espagnole. Et puis, toujours scrupuleuse, elle est l'interprète musicale absolument fidèle aux moindres intentions du compositeur, et c'est là qualité extrêmement rare. M. Gresse prête sa voix solide et sa carrure ramassée au bon Sancho, personnage de haute fantaisie qui l'a conduit fort loin des grands prêtres et des nobles vieillards qu'il a l'habitude de représenter à l'Opéra. MM. Delmas et Warnery, Mlles Brielga, Brienz, figurent de façon charmante les quatre soupirants inséparables et M. Delestang est un chef de brigands à la diction précise. L'orchestre de Monte-Carlo, sous la ferme et scrupuleuse direction de M. Léon Jehin, les chœurs aux sonorités pleines, ont grandement contribué au triomphe d'une première qui comptera dans les annales de l'Opéra monégasque. La salle, d'élégance raffinée, n'a cessé de manifester bruyamment son enthousiasme, interrompant à tout moment la représentation pour acclamer les interprètes, incapable de résister au plaisir d'applaudir sur-le-champ aux conquérantes phrases d'enchantement et réclamant impérieusement le bis à Mlle Arbell de la chanson et de la danse espagnole. Combien de fois fit-on relever le rideau après chaque acte et à la fin du spectacle ? Quelles innombrables ovations saluèrent le nom glorieux de Massenet ? Il est difficile de s'en souvenir. Mais ce qui reste en la mémoire, ce qui y restera toujours, c'est le mouvement de reconnaissante et vibrante admiration qui projeta toutes les mains tendues vers la loge du Prince de Monaco, au fond de laquelle le Maître assistait à la soirée d'apothéose.
(Paul-Emile Chevalier, le Ménestrel, 26 février 1910)
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Air de Dulcinée, manuscrit du compositeur édité dans les Annales
[la première à la Gaîté] Il y a quelques années, là où se trouve aujourd'hui le gentil Théâtre-Lyrique de Trianon, dont le succès est si vif, un directeur audacieux, M. Armand Bour, avait ouvert, sous le nom de théâtre Victor-Hugo, une scène littéraire dont l'existence au contraire fut éphémère, et dont le souvenir n'a laissé que des traces fugitives et insaisissables. C'est là que, le 2 avril 1904, avait lieu avec un certain éclat la première représentation d'une « comédie héroïque » en quatre actes intitulée Don Quichotte, dont le héros de Cervantès était, si l'on peut dire, plutôt encore le prétexte que le sujet, car le caractère du chevalier de la Triste Figure y était considérablement modifié, et celui de sa Dulcinée y avait subi une transformation à peu près complète. Ce Don Quichotte du théâtre Victor-Hugo était l'œuvre intéressante d'un pauvre diable de poète ouvrier qui, hanté par le démon des vers, prenait sur ses heures de repos le temps de se livrer à la littérature. Cordonnier de son état, il suivait l'exemple que lui avait donné plusieurs autres poètes ouvriers, ses devanciers : Savinien Lapointe, cordonnier comme lui, le tisserand Magu, le boulanger Jean Reboul, de Nîmes, l'imprimeur sur étoffes Thomas Lebreton, de Rouen, sans compter ceux que l’on pourrait nommer. Natif de Bergerac, il s'appelait Jacques Le Lorrain, et sa vie fut particulièrement agitée, partagé qu'il était entre le besoin de gagner sa vie et le désir ardent de se produire comme poète. Il trouva — avec quelles difficultés ! — le moyen de publier un recueil de vers, les Fleurs pâles, un roman intitulé l’Au-delà, et une sorte d'autobiographie, le Rousset, où il racontait l'histoire d'un humble ouvrier cordonnier. Très fier et très indépendant, Le Lorrain était venu à Paris dans le désir de s'y produire — naturellement, et songeait au théâtre. Il écrivit alors son Don Quichotte, et lorsque celui fut terminé, s'empressa de le présenter à la Comédie-Française d'abord, à l'Odéon ensuite, qui le refusèrent l’un après l'autre ; non absolument que l'on trouvât la pièce mauvaise, mais parce qu'on la jugeait injouable en l'état où elle se trouvait et qu'elle exigeait des remaniements, remaniements que l'auteur, d'une intransigeance farouche sous ce rapport, se refusait absolument à opérer, prétendant voir représenter son œuvre telle qu'il l'avait écrite. C'est alors que M. Armand Bour reçut Don Quichotte pour son théâtre Victor-Hugo. Il mit l'ouvrage en répétitions au bout de quelques mois ; mais alors l'auteur, dont la santé était délabrée, avait dû retourner dans le Midi, d'où il était originaire, et se trouvait gravement malade à Libourne, chez des amis qui l'entouraient de soins. Mais il va sans dire qu'il était informé de ce qui se passait et se tenait au courant. Il sut que sa pièce était à l'étude, il sut que les trois rôles particulièrement importants, ceux de Don Quichotte, de Sancho et de Dulcinée, avaient pour interprètes, le premier M. Armand Bour lui-même, le second M. Angély, le troisième Mlle Barbieri ; il sut enfin que sa pièce avait paru devant le public, qui l'avait bien accueillie. Il n'eut plus alors qu'une idée : la voir et l'entendre ; et malgré tout, il mit cette idée à exécution. De fait, en dépit de sa faiblesse et de l'état désastreux de sa santé, et avec l'aide d'un ami, qui fit les frais de son voyage, le pauvre poète prit le train et arriva à Paris pouvant à peine se soutenir. Une fois ici, il se fit transporter au théâtre Victor-Hugo et eut la joie d'assister à la représentation de sa pièce, joie qui devait être, hélas ! de courte durée, car, quelques jours après, il mourait d'épuisement à Arcueil, dans une maison de santé où on l'avait fait admettre. Si j'ai raconté, aussi brièvement que possible, cette petite odyssée d'un poète malheureux, c'est qu'elle se rattache naturellement à l'histoire du Don Quichotte de M. Massenet et à l'histoire de M. Massenet lui-même, qu'un écrivain d'art avisé ne manquera pas d'écrire un jour, la gloire de l'auteur de Marie-Magdeleine, de Manon et du Jongleur de Notre-Dame s'imposant d'elle-même à l'attention et à l'intelligente curiosité du public. Donc, un ami ayant attiré l'esprit de M. Massenet sur le Don Quichotte de Jacques Le Lorrain en lui faisant entrevoir là un heureux sujet d'œuvre lyrique, le compositeur prit connaissance de la pièce, la trouva en effet à sa convenance, et, après s'en être entretenu avec M. Henri Cain, pria celui-ci de la transformer à son usage en un livret d'opéra, ce qui fut fait. On sait le reste, et comment ce nouveau Don Quichotte, dont la musique fut elle-même bientôt écrite, fut représenté d'abord, il y a quelques mois (19 février 1910), sur l'élégante scène de Monte-Carlo, avec Mlle Lucy Arbell, MM. Chaliapine et Gresse comme interprètes principaux, et le succès éclatant qui l'accueillit, succès que son apparition au Théâtre-Lyrique de la Gaîté vient de confirmer en l'accentuant encore. Ce n'est pas la première fois que le sujet de Don Quichotte attire l'attention et la sympathie de nos musiciens. Dès le dix-huitième siècle, Boismortier écrivait, sur un poème de Favart, un Don Quichotte chez la Duchesse qui fut représenté à l'Opéra le 12 février 1743, et le 10 mai 1869 Ernest Boulanger donnait au Théâtre-Lyrique un Don Quichotte dont la carrière fut courte et sans éclat. Il faut signaler aussi un Sancho Pança dans son île de Philidor, qui vit le jour à la Comédie-Italienne le 8 juillet 1762. Tout cela est aujourd'hui bien oublié, et la nouvelle œuvre de M. Massenet va raviver la popularité du chevalier de la Triste Figure (1).
(1) Bien plus nombreux que les nôtres ont été les musiciens étrangers qui, depuis plus de deux siècles, ont mis à contribution le chef-d'œuvre de Cervantès pour le transporter au théâtre sous la forme musicale. Parmi les auteurs de Don Quichotte lyriques il faut citer : pour l'Allemagne, Fœrtsch (1690), Treu (1727), Holtzbauer (1756), Hubatscheck (1791), Ditters von Dittersdorf (1795), Rauchenecker (1897), Wilhelm Kienzl (1898), Antoine Beer-Walbrunn (1908) ; pour l'Italie, Francesco Conti (1722), Piccinni (1770), Salieri (1771), Paisiello (1776), Angelo Tarchi (1791), Generali (1806), le comte de Miari (1810), Mercadante (1829), Mazzucato (1836), Luigi Ricci fils (1881), Simone Besi (1908) ; pour l'Angleterre, le célèbre Henri Purcell (1694), George-Alexandre Macfarren (1846), et Frédéric Clay (1875) ; enfin, pour la Suisse, M. Jaques-Dalcroze avec un Sancho représenté à Genève il y a quelques années.
J'ai dit que, dans sa pièce, Le Lorrain avait modifié d'une certaine façon la physionomie du héros de la Manche, en môme temps qu'il transformait complètement celle de sa Dulcinée, muant la Maritorne de Cervantès en une coquette élégante et fine qui soulève autour d'elle tous les cœurs et tous les désirs. Don Quichotte n'est pas le dernier à subir les effets de son irrésistible séduction, et l'intensité de son amour est telle qu'il meurt de chagrin de se voir refusé par elle pour époux. Donc, au premier acte nous sommes sur une place publique, devant la demeure de Dulcinée, un jour de grande feria (j'ai oublié de vous dire que la scène se passe en Espagne). Chants, danses, réjouissances, acclamations populaires : du bruit, de la joie, de l'ivresse causés par une fête ensoleillée. Bientôt quatre soupirants, répondant aux noms de Rodriguez, Juan, Pedro et Garcias, et dont aucun n'est jaloux de l'autre, se réunissent sous le balcon de la belle, qui sourit à chacun d'eux et envoie des baisers à la foule enfiévrée. Et voici que de grands cris de cette foule grouillante annoncent l'approche de Don Quichotte et de son fidèle Sancho, qui arrivent, en effet, l'un la lance au poing, juché sur la placide Rossinante, l'autre à califourchon sur son âne. On s'amasse autour d'eux, on acclame Don Quichotte, qui, heureux et souriant, jouit naïvement de la sympathie qu'il excite et qu'on lui témoigne. Mais bientôt la foule s'éloigne, Sancho, sur un signe de son maître, s'en est allé conduire les bêtes à l'écurie, et Don Quichotte, resté seul, soupire sous les fenêtres de Dulcinée une sérénade dont à peine a-t-il achevé les vers. Cette sérénade n'est pas du goût de Juan, l’un des amoureux de la belle, qui vient rôder par là et qui cherche querelle au chevalier ; celui-ci répond, les épées sortent du fourreau, et ledit Juan passerait peut-être un vilain quart d'heure, si Dulcinée, attirée par le bruit de la dispute et le cliquetis des épées, ne venait séparer les combattants. Elle moralise Don Quichotte et lui dit qu'au lieu d'occire son prochain, il ferait mieux, s'il veut lui plaire, de retrouver le collier précieux qui, la veille, lui a été volé par des bandits. Le chevalier, alors persuadé de l'amour de Dulcinée, accepte la mission et s'engage solennellement à rapporter le collier. Le second acte, tout épisodique, nous montre Don Quichotte, de nouveau monté sur Rossinante, rimant des vers pour sa belle, et Sancho, pestant contre la destinée qui l'attache au pas d'un maître qu'il aime et qu'il révère, mais dont il déplore la folie. Tous deux chevauchent tranquillement à travers la campagne, lorsque tout à coup, au milieu du silence : « Les géants ! les géants ! » s'écrie furieusement Don Quichotte. Et aussitôt, la lance en avant, il pique des deux, entraînant Rossinante, et fonce... sur les fameux moulins à vent, qu'il prend pour des mécréants. Et de toutes parts on voit surgir des moulins, et l'on voit Don Quichotte au galop s'élancer sur eux, jusqu'au moment où, happé au passage par une aile de ceux-ci, il tournoie vivement en l'air aux cris de terreur du brave Sancho, qui n'en peut mais. — Chef-d'œuvre du machiniste, ce tableau est vraiment curieux. Au suivant, nous retrouvons Don Quichotte, remis de son algarade et plus que jamais accompagné de Sancho, pénétrant au fond d'un ravin où, inutilement jusqu'ici, il cherche la trace des bandits auteurs du vol du collier. La nuit est sombre, tous deux sont fatigués, et, une fois étendus sur l'herbe, ne tardent pas à s'endormir. Durant leur sommeil les brigands arrivent, et, pensant faire une bonne prise, s'emparent du noble chevalier, auquel ils s'apprêtent à faire un mauvais parti. Mais celui-ci, confiant dans la destinée, dans la pureté de ses intentions, les fascine par son regard et par sa parole, et cela de telle façon que non seulement il échappe à leur fureur, mais encore qu'il obtient d'eux, sur une seule injonction, la remise du fameux collier. C'est le triomphe de la vertu sur le crime. Quatrième acte. Grande fête chez Dulcinée, qu'entoure la foule de ses adorateurs. Repas somptueux, lumières étincelantes, toilettes exquises, musique enchanteresse. La belle est mélancolique, quoique l'on se presse autour d'elle et que chacun l'accable de louanges et de compliments. Puis, tout d'un coup elle se ressaisit, s'empare d'une mandoline et entonne, en s'accompagnant elle-même, une chanson endiablée, qu'elle termine, enivrée par sa voix, par une danse endiablée... C'est à ce moment qu'arrive Don Quichotte, au comble du bonheur. Il est porteur du fameux collier qu'il va remettre à sa bien aimée, certain qu'ensuite elle n'hésitera pas à lui accorder sa main. Il s'agenouille en effet devant Dulcinée, lui remet, à sa grande surprise, le joyau tant regretté, et lui demande d'être son épouse. Dulcinée part alors d'un grand éclat de rire, puis, voyant le chagrin qu'elle lui fait, car Don Quichotte s'est relevé consterné, elle essaie de le calmer, de le consoler, en lui disant qu'elle ne veut se marier avec qui que ce soit, et que, d'ailleurs, elle est indigne de lui. Après quoi elle s'éloigne, toute troublée, le laissant seul et désolé. Cinquième acte, la fin de Don Quichotte. Au fond d'un bois, dans une clairière qu'éclairent seuls les rayons de la lune. Don Quichotte épuisé par le chagrin, par la perte de ses illusions, agonise lentement auprès de son fidèle, de son inséparable Sancho, qui veille anxieusement auprès de lui. Mais tout est fini, et rien ne peut sauver le doux et fantasque héros, que rien non plus ne retient plus à la vie. Il adresse lui-même des consolations à son vieux compagnon, jette une dernière pensée à Dulcinée, qu'il ne peut cesser d'aimer, et meurt en digne chevalier errant. En somme, ce livret est varié, alerte, mouvementé, avec de l'élégance, de la grâce et de la gaîté. A part la scène finale, celle de la mort de Don Quichotte, ce serait un vrai livret d'opéra-comique. Mais quoi ? le Pré-aux-Clercs aussi est un opéra-comique, en dépit de la mort de Comminges. Et M. Massenet a traité ce livret comme il était tracé. La grâce et l'élégance, on sait s'il les possède. Quant à la gaîté, au mouvement, n'est-il pas le musicien scénique par excellence, et sa muse toujours jeune, toujours en éveil, ne sait-elle pas se plier à toutes les situations, à toutes les circonstances ? Inutile donc de dire qu'il a su tirer des unes et des autres tout le parti qu'elles comportaient, et qu'il les a mises en relief avec son habileté coutumière, toujours étonnant l'auditeur par la fraîcheur de ses mélodies, par la saveur et l'imprévu piquant de ses harmonies et par la richesse d'un orchestre tel que lui seul peut l'écrire. Et puis il a su peindre et « pourtraicturer » ses personnages, donnant à Don Quichotte une allure tout à la fois bizarre, tendre et mélancolique, à Sancho le ton pesant et lourd du bon paysan attache à ce maître qu'il ne comprend mais qu'il aime en toute sincérité comme un bon chien, à Dulcinée la grâce aimable d'une courtisane à qui l'excès de la coquetterie n'a pas enlevé toute sensibilité et qui le prouve à l'occasion. Les trois caractères sont rendus, musicalement, avec une exactitude et une précision qui les mettent en pleine lumière. Quel choix faire dans cette partition si substantielle, de quel côté porter ses préférences, et quelles pages, plutôt que d'autres, signaler à l'attention ? Essayons pourtant. C'est d'abord, au premier acte, la scène populaire d'introduction, qui est pleine de couleur et d'un mouvement endiablé, puis la gentille canzone de Dulcinée à son balcon, et surtout la sérénade de Don Quichotte : Quand apparaissent les étoiles, qui caractérise le personnage et que nous retrouverons à diverses reprises dans l'orchestre, notamment dans l'agréable interlude et la scène du sommeil du troisième acte. Le second, très court, où Don Quichotte et Sancho sont seuls en scène, se distingue, après la chanson hésitante du chevalier cherchant ses rimes, par le naturel de leurs dialogues amusants et d'un très bon sentiment comique. La scène des bandits au troisième est curieuse, et tout le quatrième, avec sa fête somptueuse, vient jeter une note élégante et lumineuse qui tranche avec le précédent. Ici, tout serait à mentionner, la rêverie de Dulcinée : Lorsque le temps d'amour a fui, d'un rythme si séduisant, le petit terzetto qui vient ensuite, puis la chanson suivie de danse, puis l'entrée de Don Quichotte, puis sa scène avec Dulcinée, puis... tout enfin. Quant au dernier acte, que précède un interlude dont le solo de violoncelle a été joué d'une façon délicieuse par un artiste dont je regrette de ne pas connaître le nom, il est touchant et tout empreint d'une poésie intense et d'une profonde mélancolie. Cette scène de la mort de Don Quichotte a été traitée par le compositeur avec un sentiment dramatique à la fois impressionnant et plein de sobriété, sans forcer un seul instant la note, et produisant l'émotion à l'aide des moyens les plus simples et les plus naturels. Cela est absolument excellent. Ce qu'il est difficile de caractériser, c'est le charme qui émane de cette musique, c'est la grâce élégante dont elle est empreinte, c'est le sentiment poétique qui s'en dégage, c'est l'impression délicieuse qu'elle provoque chez l'auditeur. Je n'ai pas besoin de dire qu'au point de vue technique de la forme, elle est écrite de main de maître, cela va de soi pour qui connaît l'auteur ; mais j'insiste sur ce fait qu'elle nous repose par son naturel, et, si l'on peut dire, par sa santé, des divagations maladives dives et cruelles auxquelles nous sommes habitués et qui sont à la fois le supplice de l'esprit, de l'oreille et des sens. Comme toutes les œuvres bien venues, celle-ci est merveilleusement jouée et chantée, M. Marcoux, à qui l'on souhaiterait peut-être plus d'ampleur vocale, est un excellent, excellent Don Quichotte. Il a composé le rôle non seulement avec soin et intelligence, mais avec un vif sentiment du pittoresque, et tout, dans sa tenue, dans ses attitudes, dans son geste, jusque dans son regard, tout est parfait. Le chanteur est d'ailleurs habile et sûr de lui. Le succès très bruyant de M. Marcoux a été très grand et très mérité. Que dire, après lui, de Sancho-Fugère, avec sa bonhomie niaise, sa balourdise amusante et sa verve toujours si pleine de naturel ? Il est délicieux, ce Fugère, et impayable quand on le voit monté sur son grison. Pour ce qui est de Mlle Lucy Arbell, elle est tout aimable et toute séduisante dans le rôle de cette nouvelle Dulcinée telle que l'a comprise Le Lorrain. Elle a bien la grâce et la légèreté qui conviennent au personnage, avec un brillant et incontestable talent de cantatrice. Et puis, elle danse, et puis, elle joue de la guitare, et puis, elle s'accompagne elle-même ; elle est étonnante. L'interprétation est très bien complétée par Mlles Brienz et Dehaye, MM. Gilly, Delmas et Alberti. Quant à l'exécution générale, chœurs et orchestre, elle est excellente sous la direction très ferme et très précise de M. Amalou. Et la mise en scène complète le succès. Le premier décor est rutilant, nous montrant, en plein soleil, une rue de caractère vraiment espagnol. On se croirait à Saint-Sébastien ou à Fontarabie. Et pour ce qui est du tableau des moulins, celui-là est prodigieux et, je l'ai déjà dit, fait le plus grand honneur au machiniste. Vous pouvez vous rendre compte qu'avec tout cela Don Quichotte sera un grand succès.
(Arthur Pougin, le Ménestrel, 07 janvier 1911)
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Qui ne connaît le chevalier de la Triste Figure, ce héros que Cervantès créa avec tant de génie et fixa pour la postérité comme un type unique et légendaire? Qui ne s'est délecté au récit de ses exploits ridicules, bouffons et malheureux, ainsi qu'aux sages propos de Sancho Pança, son fidèle écuyer ? C'est ce roman célèbre, où les personnages sont campés avec une vérité saisissante et pittoresque, qui inspira, il y a quelques années, une pièce à l'infortuné poète-cordonnier Jacques Le Lorrain, mort presque de faim dans son échoppe, pendant que son ouvrage triomphait sur la scène du théâtre Victor-Hugo et que son nom allait enfin connaître la gloire. Le Lorrain ne se doutait guère que son adaptation servirait dans la suite à un librettiste et provoquerait une partition. Henri Cain a ingénieusement combiné l'action de son livret ; il a clairement exposé le sujet sans trop vouloir ambitionner de toucher au fond de l'œuvre par l'évocation de la grandeur épique, mais seulement de la traiter théâtralement en des scènes brèves et rapides, dans lesquelles chaque détail est exactement et simplement mis à la place qui lui convient. Le premier acte s'ouvre sur une place publique, le jour de la Feria : la foule grouille, chante et danse devant la fenêtre de la belle Dulcinée. Don Quichotte et son bon écuyer Sancho apparaissent et sont acclamés par les villageois. La Dulcinée n'est pas la matrone légendaire ; elle possède plus d'admirateurs que celle de Cervantès et compte Don Quichotte parmi les assidus. Mais elle souhaite de se débarrasser du ridicule chevalier en le chargeant d'aller retrouver le collier de perles que les bandits ont dérobé la veille. Voilà Don Quichotte parti avec le peureux Sancho : il rêve et songe tout d'abord aux rimes qu'il écrit en l'honneur de la bien-aimée; puis, abandonnant la poésie pour l'action, il livre bataille contre les moulins qui agitent dans l'air leurs immenses ailes, et qu'il a pris pour des géants. Il parcourt ensuite les ravins rocheux et arrive en pleine sierra, chez les brigands, pour reconquérir le collier. Là, les bandits lui font subir l'outrage et la flagellation ; mais son calme extatique les stupéfie, les désarme et les touche même, car ils s'agenouillent maintenant devant l'illuminé, à la grande surprise de Sancho, et ils lui rendent l'objet dérobé. Heureux, Don Quichotte rapporte le collier de perles. Personne ne veut en croire ses yeux; pas même la Dulcinée. Le chevalier servant demande comme récompense la main de la belle : « Soyez mon épouse fidèle », dit-il, mais elle ne l'entend pas ainsi ; elle veut suivre la destinée de sa vie aventureuse et se rit de son soupirant, bien que ce « fou sublime » l'ait quand même touchée. Brisé, anéanti, Don Quichotte voit tous ses rêves s'effondrer : il ne lui reste plus qu'à mourir. Et là-bas, sur le chemin creux de la forêt immense, il expirera dans la brousse, au désespoir de son bon Sancho. Le héros, que les déceptions ont cruellement atteint, veut quitter la terre « en beauté » ; debout, la main crispée sur sa lance, il ne la lâchera point, pas plus que la poursuite de son idéal, fidèle à sa conviction « d'avoir lutté pour le bien et fait la bonne guerre », léguant à Sancho son seul avoir, l'île des Rêves, qu'il n'a jamais atteinte. Sur cette donnée d'une action tout à la fois dramatique et comique, Massenet a trouvé des accents de tendresse émue, par des moyens simples, un peu trop simples peut-être, pour notre époque de complications techniques ; mais la grâce piquante et légère, la couleur pittoresque et locale et parfois une douce mélancolie, placent cette nouvelle partition au nombre de celles qui auront connu le succès. Nous signalerons le début mouvementé de l'orchestre, avec les cris d'allégresse de la foule Alza, alza, tableau tout animé de couleurs papillotantes. L'air de Dulcinée « Quand la femme a vingt ans », avec ses vocalises soutenues par un accompagnement discret, met en valeur la voix sur des contours mélodiques sobres, mais d'une inspiration insuffisamment artistique. L'entrée de Don Quichotte et de Sancho, sur un rythme de marche populaire; puis la sérénade de Don Quichotte, d'une jolie facture, et qui servira de thème pour le premier interlude, sont autant de pages charmantes. Le second acte est d'une délicieuse fraîcheur mozartienne et la scène du combat que livre Don Quichotte au moulin à vent, a de la fermeté et un accent presque archaïque : « Géant, géant, monstrueux cavalier ! » Les troisième et quatrième actes sont remplis de ces « airs » et de ces « formules » si personnels dont Massenet a doté la musique française. Citons cependant au quatrième acte le joli duo de Dulcinée et de Don Quichotte. Au dernier acte, très court, l'émotion est exprimée si simplement qu'on se sent tout impressionné, lorsque Don Quichotte, épuisé par les luttes qu'il a dû soutenir, meurt, la tête contre le tronc d'un chêne, cependant que Sancho couvre de sa veste les jambes déjà refroidies du pauvre hidalgo, en murmurant une fervente prière :
Ô Maître, que ton cœur plane dans la clarté, Où tout ce qu'il rêva devient réalité !
(Stan Golestan, Larousse mensuel, mars 1911)
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Nombreux ont été les essais de mise à la scène de Don Quichotte. Ils ont généralement été malheureux ; le héros est trop grand, trop idéal, pour ne pas être amoindri, rapetissé par la réalisation scénique. La pièce de MM. Cain et Massenet sera-t-elle plus heureuse que ses devancières ? L'avenir seul pourra le dire ; elle est encore trop près de nous pour qu'il soit possible d'en juger. Les auteurs ont en tout cas évité un écueil : ils n'ont pas tenté de faire rentrer trop de choses dans leur cadre. Ce Don Quichotte est sobre et se borne à un petit nombre d'épisodes. La passion de Don Quichotte pour Dulcinée fait le fond de la pièce et Dulcinée, seul personnage féminin, y joue un grand rôle. Nous la voyons sous les traits d'une fille galante, jeune et jolie, courtisée par toute une troupe d'amoureux. Ces derniers ne voient dans le Chevalier de la triste figure qu'un objet de dérision ; mais Dulcinée est plus clairvoyante : la grandeur, le sublime de l'amour du pauvre fou l'ont émue, et si elle ne peut l'aimer, si elle ne peut surtout l'épouser, du moins lui témoigne-t-elle un respect sincère et profond. Cette Dulcinée-là diffère, on le voit, considérablement de celle imaginée par Cervantès. Au premier acte, Dulcinée paraît au milieu de la cour de ses adorateurs. Arrivent Don Quichotte et Sancho, assemblage grotesque et bizarre, suivis d'un cortège qui s'en amuse. Le héros paraît flatté de ce qu'il prend pour des hommages et répand largement les aumônes. Puis il cherche querelle à Juan, le galant qui serre Dulcinée le plus près. Il l'embrocherait si la belle elle-même n'intervenait, et pour se débarrasser d'un soupirant si tragiquement sérieux, ne s'avisait de l'envoyer chercher un collier que lui dérobèrent des brigands. Don Quichotte accepte cette mission et part. Le second acte se passe dans la campagne, près de moulins à vent que masque encore la brume. Don Quichotte est là, avec Sancho ; il se prépare à l'action. C'est le combat contre les moulins à vent, pris par le pauvre halluciné pour des géants. A part cela, il n'y a dans cet acte que des hors d'œuvre : déclamations de Sancho contre les femmes, etc. Au baisser du rideau, le pauvre chevalier, happé par les grandes ailes, se balance lamentablement, pendu par le fond de son haut de chausses. Au troisième acte, nous sommes dans la Sierra. La nuit tombe et Sancho meurt d'effroi. Non loin de là, dans l'ombre, sont de vrais brigands, ceux-là mêmes qui dérobèrent à Dulcinée son collier. Voyant deux voyageurs isolés, ils s'élancent ; Sancho s'éclipse, mais Don Quichotte accepte la lutte. Il est battu et ficelé, mais le prestige de sa grande âme, le magnétisme de son réel courage, le rayonnement de son idéal en imposent aux misérables qui le tiennent en leur pouvoir. Si bien qu'à la fin, c'est lui qui commande, intrépide, et ses vainqueurs qui tremblent. Il leur ordonne de restituer le collier, et ils le rendent. Bien plus ! ils implorent son pardon. Scène très belle dans sa conception, mais de réalisation un peu décevante. Chez la belle Dulcinée, on s'amuse et l'on rit. Fatiguée par les assiduités de ses soupirants, la coquette les congédie. Elle rêve d'autres amours, de passions pures et hautes, de choses impossibles. Mais voici que s'annoncent le paladin et son écuyer. Stupéfaction de tous lorsque Don Quichotte remet à sa propriétaire le joyau dérobé. Folle de joie, Dulcinée saute au cou du chevalier, qui croit venue l'heure des réalisations ultimes. Noblement, il demande la main de sa belle, qui ne peut s'empêcher d'en rire, mais cependant est profondément remuée. Aussi trouve-t-elle des paroles émues et sincères pour lui dire sa reconnaissance. Elle trouve aussi le geste qu'il faut et pose sur le front de celui qui reste devant elle un genou en terre, le plus fervent, le plus chaste baiser. Don Quichotte n'en est pas moins frappé au cœur : repoussé par sa dame, la raison de vivre disparaît pour lui et il s'en va pour mourir. C'est à sa mort, dans le chemin raviné de la vieille forêt, que nous fait assister le dernier acte. Le héros meurt debout, assisté de son fidèle Sancho, qui le soigne comme un enfant en versant toutes ses larmes. Il meurt en plein rêve, l'œil perdu dans l'infini...
(Edouard Combe, les Chefs-d’œuvre du répertoire, 1914)
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Il est impossible de se défendre d'une impression de respect en écrivant le nom de « Don Quichotte » et même d'une certaine fierté, lorsque l'on songe à tout ce qu'il éveille en nous de sentiments que nous nous sommes flattés, tous, plus ou moins, d'éprouver — tant le chef-d'œuvre, d'allure si franchement romantique, est d'une humanité profondément générale... On y trouve le même genre de plaisir qu'à la lecture de Shakespeare, de Molière et de Rabelais. Y a-t-il un esprit cultivé qui n'ait, chez nous, pris connaissance de l'immortel poème héroïque de Cervantès, à travers la traduction désormais classique de Louis Viardot, magistralement commentée par l'illustration si fantaisistement fidèle de notre Gustave Doré ? Faut-il donc s'étonner que l'ouvrage le plus populaire ait inspiré tant d'adaptateurs dramatiques ? On ne saurait compter les comédies, les drames, les féeries plus ou moins lyriques, — lesquelles, de tout temps, ont, sans succès pour la plupart, mis en pièces le pauvre chevalier de la Triste Figure... Et nous renoncerons à en dresser le catalogue, nous bornant à signaler parmi les moins ingrates et les moins traîtresses deux transpositions : celle de Sardou, sur la scène du Châtelet, et celle de Jean Richepin, à la Comédie-Française — œuvre d'expert en choses de théâtre, œuvre de poète. La comédie héroï-lyrique en 5 actes — musique de Massenet — interprétée pour la première fois à l'Opéra de Monte-Carlo le 24 février 1910, créée en province à Marseille le 17 décembre de la même année — et, douze jours après, dans la capitale, sur la scène de la Gaîté (galas Chaliapine) le 29 décembre — a été écrite d'après une pièce de Le Lorrain, qui mourut à Paris où il était venu pour assister à la représentation de son œuvre, jouée en 1904 au théâtre Victor-Hugo (le « Trianon » actuel). Le poème est de Henri Cain, l'auteur délicat de la Belle au Bois dormant en collaboration avec Jean Richepin, et de nombreux livrets particulièrement réussis : Cendrillon, Sapho, le Juif polonais, la Navarraise, la Vivandière, Quo vadis ? etc. Il n'a tiré de Don Quichotte qu'un petit nombre d'épisodes, cadrant peu ou prou avec ce qu'en connaît le profane vulgaire, et se rattachant à la seule intrigue possible, — celle que fournit une « Dulcinée » dont la physionomie est sans rapport avec celle de l'original. Cette Dulcinée-là tient en Espagne commerce de galanterie. Elle y est fort prisée, et les soupirants affluent sous son balcon. C'est jour de « féria ». Voici venir Don Quichotte chevauchant Rossinante, et flanqué de Sancho Pança sur son grison. Le peuple, auquel fait largesses le sympathique chevalier, les acclame joyeusement et se disperse. La nuit s'étend, et Don Quichotte, resté seul, se prépare à donner la sérénade sous les fenêtres de la Belle — mais un des galants, don Juan, vient dédaigneusement le sommer de se retirer... Le paladin dégaine et les deux adversaires vont en venir aux mains lorsque Dulcinée s'interpose. Elle ne prend pas la chose au sérieux ; et, moitié par coquetterie, moitié pour se débarrasser du trop fidèle chevalier, elle l'envoie à la conquête d'un collier de perles fines qui lui a été dérobé par le brigand Ténébrun. Don Quichotte s'est éloigné dans l'enthousiasme. Le second acte nous le montre aux prises avec les mirages belliqueux vers lesquels l'attire fâcheusement une imagination sans équilibre. C'est l'aventure des moulins pris dans la brume pour des bandits gigantesques, et qu'il charge jusqu'à ce qu'il soit désarçonné par un coup d'aile. Dans la sierra, les vrais brigands vont attaquer Don Quichotte, rapidement réduit à l'impuissance. Ils se répandent en quolibets narquois contre ce fou qui n'a pas craint de les défier sans escorte et dans cet attirail bouffon. Mais tout entier à son rêve, le héros fait entendre des propos si évangéliques, des paroles si vraiment belles, que les routiers — facilement chevaleresques, en ce temps déjà précurseur des « gentlemen cambrioleurs » — tombent à ses genoux et lui rendent le collier de perles et la liberté. Et Don Quichotte est tout réjoui en son cœur. Fête dans le « patio » fleuri et illuminé de Dulcinée-la-Belle — qui n'a pas été sans éprouver quelque émotion des généreuses déclarations de Don Quichotte. Aussi reçoit-elle froidement la petite cour de ses adorateurs et leurs hommages dépourvus de flamme, exempts d'originalité. C'est à ce moment, éminemment psychologique pour toute autre, qu'on annonce le Chevalier de la Triste Figure : il vient déposer aux pieds de la Dame de ses pensées le trophée qu'elle lui a donné la douce mission de reconquérir. Mais le pauvre amoureux se leurre étrangement s'il espère avoir par la même occasion capté le cœur de la coquette, et acquis des droits à sa main, qu'il a cette naïveté de demander. Et elle lui rirait au nez avec tout le monde, si tant de passion ingénue ne finissait par la toucher. Dulcinée ne peut être la femme de Don Quichotte qui la croyait « pure et sans tache ». Elle le lui dit très doucement dans un baiser... Ses adorateurs ordinaires vont railler encore : indigné, le brave Sancho arrête tout net leurs sarcasmes en exaltant avec enthousiasme le caractère du « grand homme » auquel il a voué un véritable culte. Et c'est au tour des courtisans de s'incliner. Mais Don Quichotte ne saurait survivre longuement à ses disgrâces et à ses désillusions. Dans la vieille forêt, par une nuit d'étoiles, il parle à Sancho de l'Ile du Rêve où vont se consoler après la reposante mort les vrais amants déçus et les chercheurs découragés de l'Idéal, et, pleuré par son vieux fidèle, il s'endort à jamais, les yeux extasiés éperdument sur la vision de la parfaite Dulcinée.
(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)
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Acte I — Une Place publique |
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Prélude et Danse | Alza ! Alza! Vivat Dulcinée ! | la Foule | |
01 | Quand la femme a vingt ans | Dulcinée | |
02 | Duo-Sérénade | Quand apparaissent les étoiles | Dulcinée, Don Quichotte |
03 | Duo | J'aime paladins et poètes | Dulcinée, Don Quichotte |
Elle m'aime et va me revenir | Don Quichotte | ||
Acte II — Les Moulins |
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Prélude | |||
Chanson | C'est vers ton amour | Don Quichotte | |
04 | Air de Sancho | Comment peut-on penser du bien de ces coquines | Sancho |
05 | Scène de la provocation | Géant, monstrueux cavalier | Don Quichotte |
les Moulins | |||
Premier Interlude (Sérénade de Don Quichotte) | |||
Acte III — Dans la Sierra |
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le Sommeil de Don Quichotte | |||
06 | Prière et Air | Seigneur, reçois mon âme... Je suis le chevalier errant | Don Quichotte |
Acte IV — Le Patio de la belle Dulcinée |
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Prélude | |||
Musique invisible (Romanesca antica) | |||
07 | Air | Lorsque le temps d'amour a fui | Dulcinée |
08 | la Chanson de Dulcinée | Ne pensons qu'au plaisir d'aimer | Dulcinée |
09 | Duo | J'entre enfin dans la joie | Don Quichotte, Sancho |
10 | Duo | Oui, je souffre votre tristesse | Dulcinée, Don Quichotte |
11 | les Imprécations de Sancho | Riez, allez, riez du pauvre idéologue | Sancho |
Deuxième Interlude (la Tristesse de Dulcinée) | |||
Acte V — La Mort de Don Quichotte |
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Prélude | |||
O mon maître, ô mon Grand ! | Sancho | ||
Ecoute, mon ami, je me sens bien malade | Don Quichotte |
LIVRET
décor de l'acte I pour la création
ACTE PREMIER
En Espagne. Le jour de la Feria.
CRIS DE FOULE (derrière le rideau). (Le rideau se lève. Une place publique. A gauche une hôtellerie. A droite, la demeure de la belle Dulcinée. Foule, grand mouvement, danses, beuveries. Acclamations de la foule.)
LA FOULE. Alza ! Alza ! Alza ! Vivat Dulcinée Fantasque et fêtée ! etc. Vivat ! Vivat ! (Un mouvement à la fenêtre de Dulcinée éveille un cri ; « La voilà ! C'est Dulcinée ! Qu'elle est belle ! ») Alza !
PEDRO, GARCIAS, RODRIGUEZ, JUAN (sous le balcon de Dulcinée). Belle, dont le charme est l'empire, Faites l'aumône d'un sourire, Et d'un regard de vos grands yeux A nos pauvres cœurs amoureux ! Dulcinée, enchanteresse, Pour un instant Délaisse Le nouvel amant Que t'a choisi ta fantaisie, Et parais Devant tes sujets, O Dulcinée ! ô Souveraine ! Dulcinée ! Reine ! Gentille Reine !
TOUS (tournés vers le balcon de Dulcinée). Parais ! (Les danses reprennent.)
LA FOULE. Anda ! Alza ! Anda ! (Dulcinée apparaît sur le balcon. Les danses s'arrêtent.)
PEDRO, GARCIAS, RODRIGUEZ, JUAN. Dulcinée !
LA FOULE (se courbant avec admiration). Dulcinée !
DULCINÉE. Alza ! Alza ! Quand la femme a vingt ans, la majesté suprême Ne doit pas avoir grands attraits ! L'on possède un beau diadème, Mais après, mes amis, après, après ? On vit dans une apothéose, Vos jours sont de gloire entourés, Mais il doit manquer quelque chose... Ou quelqu'un... ou quelqu'un... Ah ! Comme vous voudrez.
LA FOULE (en l'applaudissant avec enthousiasme). Belle, dont le charme est l'empire, Dulcinée ! Reine ! Sois notre Reine !
DULCINÉE. Alza ! Quand la femme a vingt ans, D'hommages l'on vous environne Durant le jour ; oui, mais la nuit... Parce qu'on porte une couronne, Le temps d'amour s'enfuit, Hélas ! Hélas ! Et pour calmer le cœur morose Et les ennuis exaspérés, Il doit bien manquer quelque chose... Ou quelqu'un, ou quelqu'un... Ah ! Comme vous voudrez.
TOUS. Dulcinée ! Reine ! Sois notre Reine !
DULCINÉE. Alza !
TOUS. Alza !
DULCINÉE (avec effusion). Amis, à tous ici, Merci ! amis, merci, merci ! (Elle disparaît pendant les acclamations joyeuses de la foule qui se répand sur la place. Rodriguez et Juan causent à l'écart)
RODRIGUEZ. Dulcinée est certes jolie, Mais on doit l'aimer seulement Comme on cueille une fleur, un matin de printemps, Autrement c'est folie !...
JUAN (avec un soupir attristé). Je l'adore pourtant, Cette perverse enchanteresse.
RODRIGUEZ. Si tu l'aimes d'amour fervent, que de tristesse Tu te réserves, mon pauvre ami ! (Très au loin, on entend des rires et des acclamations ; c'est la venue de Don Quichotte et de Sancho qui en est cause.)
RODRIGUEZ (rieur, ayant regardé au loin pour se rendre compte d'où venaient ces rumeurs joyeuses). Pour te désennuyer, Regarde Don Quichotte et son gros écuyer.
JUAN (avec un rire méprisant). Ce fantoche grotesque, Ce vieux fou pédantesque, Qui déclare que Dulcinée Est la « Dame de ses pensées » Tandis que celle-ci se rit de lui !
RODRIGUEZ (avec fermeté). Tant pis ! car il est brave et franc comme une lame.
JUAN (riant). Et beau
RODRIGUEZ (ferme). De la beauté merveilleuse de l'âme.
JUAN (moqueur). Certes, il est extravagant, Toqué, cocasse, inélégant.
RODRIGUEZ. Mais il secourt la veuve et les enfants sans mère.
JUAN. Apôtre halluciné...
RODRIGUEZ. Porté par la Chimère, Il parcourt plaines et vallons, Escalade les pics, poursuit les chemins longs.
JUAN (rieur). Ah ! c'est un être exquis
RODRIGUEZ. De très haute envergure Que le bon Chevalier...
JUAN (terminant ironiquement). de la Longue Figure ! (Arrivée de Don Quichotte et de Sancho. Don Quichotte est monté sur Rossinante, il a la lance au poing. Sancho est sur son grison. Entrée comique. Les enfants les entourent en faisant la roue, en dansant une ronde. La foule s'amuse en les acclamant. Les bonnets sautent en l'air. Don Quichotte est revêtu de sa vieille armure, casqué de son armet.)
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Entrée de Don Quichotte et de Sancho - de g. à dr. : André Gresse (Sancho), Feodor Chaliapine (Don Quichotte), Charles Delmas (Juan), Edmond Warnery (Rodriguez), Mlle Brienz (Pedro), Gisèle Brielga (Garcias), lors de la création
LA FOULE (entourant Don Quichotte impassible et Sancho radieux). Allégresse ! Allégresse ! (bis) Vive Don Quichotte de la Manche ! Vive le fidèle et bon Sanche ! Vivat pour Rossinante et l'âne et l'écuyer ! Allégresse ! Allégresse ! Vive Don Quichotte de la Manche ! Vive, vive le bon Sanche ! Allégresse ! Allégresse ! Vive Don Quichotte de la Manche ! Vive, vive le bon Sanche ! Vive le Chevalier Don Quichotte de la Manche ! Vive Sanche ! Vive Rossinante et l'âne ! Allégresse ! etc.
DON QUICHOTTE (brandissant sa lance, ravi, à Sancho). C'est merveille de voir comme l'on me connaît !
SANCHO (la bouche s'épatant d'un énorme rire). Même moi, gros benêt, Je prends ma large part des vivats qu'on adresse. (Ils serrent joyeusement les mains tendues. Des pauvres, en loques, viennent, tendant leurs chapeaux rapiécés.)
DON QUICHOTTE. Sancho, vide ta poche, et réjouis ces gueux, Car il faut qu'aujourd'hui nous soyons tous heureux ! (brandissant sa lance, les yeux au ciel) Vivent les Séraphins, les Archanges, les Trônes !
SANCHO (piteux). Notre pauvre souper qui se fond en aumônes. (Il distribue l'argent à toute la canaille qui est accourue.)
DON QUICHOTTE. Donne ! donne ! donne ! Sois généreux, mon fils ! Et tâche comme moi d'être jeune... amoureux.
LA FOULE. Vive Don Quichotte ! etc.
DON QUICHOTTE. Ah ! c'est beau la jeunesse, et bon quoi qu'on en dise !
LA FOULE. Ah ! c'est beau, la jeunesse, et bon quoi qu'on en dise !
DON QUICHOTTE (avec élan). Cette gaîté m'emparadise ! Je voudrais que la joie embaumât les chemins, La bonté, le cœur des humains, Qu'un éternel soleil illuminât les plaines, Que les bois éventés par de fraîches haleines N'eussent que des parfums et des fruits savoureux, Des ruisseaux chantant clair, et que tout fût heureux ! (Acclamations fortes. Un défilé passe devant Don Quichotte. On lui jette des brassées de fleurs.)
LA FOULE. Allégresse ! Vivat ! etc.
DON QUICHOTTE, SANCHO. Merci, Merci !!
LA FOULE. Vive Don Quichotte ! etc. (La place se vide peu à peu. Le crépuscule commence. Don Quichotte envoie un long baiser à la fenêtre de Dulcinée.)
DON QUICHOTTE (avec une passion exubérante). O Dulcinée !...
SANCHO (l'interrompant). Ah !!! Vous allez ameuter alcalde, régidor, Peut-être réveiller le Cid Campeador ! Maître, je serais fier de voir la noble dame, Mais c'est plus fort que moi, mon gosier me réclame. Cette rouge lueur, qui me clignote au loin, C'est l'auberge où j'aurai grand soin De me saouler, non d'allégresse, Mais de la vraie et bonne ivresse !
DON QUICHOTTE (froid). Laisse-moi !
SANCHO (goguenard). Seigneur, sous ce balcon, goûtez votre bonheur. (lui tirant son bonnet) Je suis votre assoiffé, mais humble serviteur. (Sancho, s'en va, tout en chantant ce vieux refrain.) Ah ! Comme on vous héberge Dans cette auberge ! Ah ! Comme on vous héberge, etc. (La nuit très bleue, très claire, tombera tout doucement. Sous un rayon de lune, Don Quichotte est resté absorbé dans sa contemplation devant le balcon de Dulcinée ; il esquisse une ritournelle sur sa mandoline.)
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Dulcinée écoutant la sérénade - Lucy Arbell (Dulcinée) lors de la création
DON QUICHOTTE (très amoureusement). Quand apparaissent les étoiles Et quand la nuit du fond des cieux Couvre la terre de ses voiles... Je fais ma prière à tes yeux !... A tes yeux !... Je fais ma prière ! Et c'est dans la fleur... (Il est interrompu par Juan.)
JUAN (continuant la phrase, railleur et mielleux). Qu'est cela, le beau mandoliniste ?
DON QUICHOTTE (ingénument). Une chanson d'amour.
JUAN (moqueur). Est-elle gaie ou triste ?...
DON QUICHOTTE (avec enthousiasme). Elle peut être l'une ou l'autre, également, Car c'est une chanson d'amant Pour ma Dame d'Amour : la Belle Dulcinée !
JUAN (insolent). Vieux fou, je vous défends...
DON QUICHOTTE (bondissant sous l'insulte). Avez-vous une épée ?
JUAN (dégainant). A me servir, monsieur, elle est trop occupée Pour me quitter jamais.
DON QUICHOTTE (dégainant à son tour). Que la chanson du fer Remplace le refrain qui montait pur et clair Vers vous, étoiles innocentes !... (ils commencent à ferrailler.)
DON QUICHOTTE, JUAN. Que la chanson du fer Remplace le refrain Que la chanson du fer Remplace... (Soudain Don Quichotte se frappe le front, remet son épée au fourreau.)
DON QUICHOTTE. Pardon, cher monsieur, des rimes sont absentes Au cantique d'amour que j'allais réciter. Avant de vous tuer je tiens à les chanter.
JUAN (réclamant et le désignant). Avant de vous tuer !
DON QUICHOTTE (insistant). Avant de vous tuer.
JUAN. Vous !
DON QUICHOTTE. Vous !
JUAN. Vous !
DON QUICHOTTE. Vous ! (Il reprend sa mandoline.)
JUAN (à part, riant). Vieux fou ! (Dulcinée apparaît à son balcon ; à moitié cachée, elle répète les paroles de l'inconnu qui chante, sans être vue ni de lui ni de Juan. Don Quichotte continue, perdu dans son rêve.)
DON QUICHOTTE (et Dulcinée, qui répète les paroles). Et c'est dans la fleur... dans la fleur de tes lèvres... Qui ne sauraient jamais, jamais mentir, Qu'amour tout palpitant... Amour... s'est fait un nid pour s'y blottir... Tout palpitant..., palpitant de fièvres... (Il termine sa ritournelle, puis il envoie un baiser vers la fenêtre de Dulcinée qui vient à quitter son balcon. Il rejette sa mandoline derrière son dos et tire son épée. Les deux adversaires se remettent en garde. Intervention de Dulcinée qui sépare les épées d'un coup d'éventail, et passe entre les combattants.)
DULCINÉE (gaie). Ah ! C'est vous qui lanciez des vers à ma fenêtre ?
DON QUICHOTTE (simple et ravi). C'est moi.
DULCINÉE. Les strophes sont d'un maître. Et vous jouez, mon cher, de ce noble instrument Comme de votre épée avec un art charmant.
JUAN (jaloux). Madame !
DULCINÉE (à part, à Juan en lui souriant). Riez donc, grand jaloux que vous êtes ! (revenant vers Don Quichotte ravi) L'amour est avec eux d'une distinction Parfaite, et qui contraste avec la passion Dont un autre amant nous opprime... (Don Quichotte ferme les yeux) (bas à Juan qui s'avançait, furieux) Délicieusement d'ailleurs... et c'est un crime Que je pardonne. (Elle lui envoie un baiser du bout de son éventail.)
JUAN (fiévreusement). Ah !...
DULCINÉE (l'arrêtant dans son élan d'amour). Mais allez me chercher ma mantille...
JUAN. Mais...
DULCINÉE (souriante, à Juan, gamine). Mais... laissez-moi m'amuser ! (Juan sort, malheureux de la coquetterie de la belle.)
DON QUICHOTTE (rouvrant les yeux, regardant avec stupeur partir Juan). Comment ! Vous m'empêchez De couper la gorge à mon adversaire ?
DULCINÉE. Que dites-vous ? Qu'alliez-vous faire ?
DON QUICHOTTE (majestueux). Mais l'occire à l'instant.
DULCINÉE (gentiment). Vous êtes, mon seigneur, plus que compromettant... Pour un peu de musique, un brin de poésie... Vous auriez donc la fantaisie De répandre du sang !... Que non ! que non ! que non ! Je veux modérer votre ardeur.
DON QUICHOTTE (tremble de joie, mais cherche à paraître implacable). Le nom de cet homme ! Son nom ! Son nom !
DULCINÉE (ayant l'air de le supplier). Qu'importe ! Il est de mon cortège... Pitié, mon chevalier ! Il est de mes amis attachés à mes pas... Vous êtes, monseigneur, plus que compromettant... Pour un peu de musique, etc.
DON QUICHOTTE (tranquille). Vous n'avez aujourd'hui qu'ajourné son trépas !
DULCINÉE (paraissant troublée, lui mettant la main sur la bouche et lui faisant un doux sourire). Vous me faites pleurer... Puis-je vous croire encore ?
DON QUICHOTTE (balbutie, étranglé d'émotion). Moi... mais... je vous adore ! Pour vous choyer et vous servir, Je vous offre un château sur le Guadalquivir, Les jours y passeront duvetés de tendresses, Parfumés d'idéal et fleuris de caresses !
DULCINÉE (avec élan, lui coupant la parole). Alors... vous devriez, O mon héros superbe à l'âme valeureuse, Pour me voir très heureuse... Tenter de ravoir le collier... Qu'hier... sur ma poudreuse, Le bandit Ténébrun osa me dérober...
DON QUICHOTTE (fièrement). Devrais-je succomber, demain je partirai... je partirai !
DULCINÉE (enjôleuse, caressante). Vous partirez demain...
DON QUICHOTTE (fier, heureux). Demain je partirai...
DULCINÉE. Heureux de me donner...
DON QUICHOTTE. Cette preuve d'amour...
DULCINÉE. Et si vous revenez vainqueur, vous verrez au retour...
DON QUICHOTTE. Au retour...
DULCINÉE. Vous verrez au retour... (Don Quichotte pose la main sur son cœur et met un genou à terre devant Dulcinée dont il baise la main. On entend les amoureux de Dulcinée conduits par Juan qui rapporte la mantille de la belle.)
PEDRO, GARCIAS, RODRIGUEZ, JUAN. Belle, dont le charme est l'empire...
DULCINÉE (gaiement, à Don Quichotte). Mais voici mes amis ! (Don Quichotte est légèrement interloqué en voyant Dulcinée prendre le bras de Juan.)
DULCINÉE (à Don Quichotte, jouant la sévérité). Souvenez-vous, Messire !
DON QUICHOTTE (avec un sentiment d'étonnement). Partir... avec... celui... ?
DULCINÉE (rieuse et faisant la grosse voix). que vous deviez occire ! Vous aviez pardonné...
DON QUICHOTTE (avec un geste de condescendance). Oui...
DULCINÉE (follement prometteuse). Au retour... grand ami ! (Elle va rejoindre ses amis rieurs après avoir envoyé un baiser à Don Quichotte tremblant de bonheur.)
JUAN (ayant Dulcinée au bras). Son amour vous amuse ?...
DULCINÉE. Il est drôle !... et je suis sa déesse !
JUAN (s'esclaffant). Sa muse ! (Ils sortent tous en riant.) (Don Quichotte monte sa garde, seul, grave, immobile, fier, la lance au poing, dans le silence.)
DON QUICHOTTE. Avec des yeux mouillés de repentir... Ah ! son rire d'enfant, sa démarche onduleuse... Son œil câlin, et sa voix enjôleuse ! Quoi qu'il puisse advenir : Ma parole est sacrée, et je veux la tenir. (Au loin, on entend la voix rieuse de Dulcinée.)
DULCINÉE. Quand la femme a vingt ans ! (bis). (Don Quichotte est immobile devant le balcon de Dulcinée.) (Tout est calme dans la ville.)
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décor de l'acte II pour la création
ACTE DEUXIÈME
Un lever d'aurore très rose dans la campagne. Les buées enveloppent encore l'horizon. Les moulins sont invisibles dans le brouillard.
(Don Quichotte entre sur Rossinante, sa lance à l'arçon ; il joue de sa mandoline, et les yeux au ciel, « cherche des rimes » pour des couplets, en l'honneur de Dulcinée. Sancho, suant, soufflant, conduit par la bride à la fois Rossinante et le Grison.)
DON QUICHOTTE (cherchant, avec difficulté, ses rimes). C'est vers ton amour... ton amour... mour... jour ! ... nuit et jour... Que je soupire nuit et jour Dulcinée !... ma pensée ?... Dame de ma pensée ! La, la, la, etc. De toi mon âme est oppressée... oppressée ? Dulcinée ! Mais j'ai vu ton émoi... ton émoi ?... Pense à moi ?... Je sais que tu penses à moi ! Son émoi ?... à moi ?... à toi ?... Je crois en toi ! Ah ! ah ! ton émoi !... Pense à moi ! je crois en toi ! Je crois en toi ! Ma Dulcinée ! Je crois en toi ! en toi ! etc. La, la, la, etc. (Don Quichotte continue son improvisation tout en descendant de cheval. Sancho s'essuie le front et va conduire les bêtes dans un fourré.)
SANCHO (revenant, mécontent, exaspéré). Croyez-moi, Chevalier, nous nous sommes trompés ; Les ennemis qu'hier vous avez dissipés En chargeant à grands cris de : « Vive Dulcinée ! » Et « Mort aux mécréants »... ah ! ah ! ah ! ah ! C'était tout simplement la troupe combinée De petits cochons noirs et de gros moutons blancs !
DON QUICHOTTE (très calme, tout en tirant de sa poche de quoi écrire, commence à noter une chanson d'amour). Tes paroles me font sourire... (Il est de suite dans le feu de sa composition)
SANCHO (lève les bras au ciel). Enfin, il est heureux... respectons son délire. (il pousse un cri, se tâtant l'échine) Aïe !!! Pour peu qu'on marche encor, à la fin de l'été Je lui rendrai des points pour la gracilité. Tout se volatilise en moi, si cela dure... J'ai déjà resserré trois crans à ma ceinture !
DON QUICHOTTE (ravi, composant son air). La, la, la, etc.
SANCHO. Tra, la, la, etc. (Subitement fou de rage, il se frappe la tête avec son pain, saute en l'air et montre les poings au ciel. Don Quichotte le regarde avec stupeur.)
DON QUICHOTTE. Deviens-tu fou, Sancho ?
SANCHO (éclatant). Oui !! Tout de même être ici ! Parce que Dona Dulcinée Usant de son pouvoir (à part, en croquant rageusement dans son pain) La coquine damnée ! (haut) Vous a dit un beau soir : (imitant une voix de femme) Qu'il existait dans la Sierra voisine Un bandit qui pille, assassine, Mais qui lui déroba tel bijou de valeur : (avec sa voix naturelle, en colère) Voilà que nous courons sus au hardi voleur ! Au voleur ! au voleur !! Cette dame se rit de nous, de nous deux, de nous deux, mon bon maître.
DON QUICHOTTE (avec sérénité). Pour en parler ainsi, c'est ne pas la connaître... C'est ignorer son cœur.
SANCHO (haussant les épaules en levant les bras au ciel). Au contraire, seigneur !
DON QUICHOTTE (calme, doux, souriant). Non, Sancho, tu m'amuses.
SANCHO. Les femmes, Chevalier, c'est tout mensonge et ruses !
DON QUICHOTTE (bondissant, indigné). Quoi ?
SANCHO. Oui. (Se frottant les mains et clignant de l'œil.) Ce qui m'enchante en notre beau métier, C'est que j'ai pu laisser au logis... ma moitié !! Ça me console, je le jure, Quand je sens les nodosités De mon asinesque monture M'entrer dans les... rotondités Dont m'a doté Dame Nature. Comment peut-on penser du bien De ces coquines, ces pendardes, De ces menteuses, ces bavardes, Dont la meilleure ne vaut rien. (jouant la scène) Regardez donc cette dévote Qui passe en baissant les yeux, Et par les rues trotte, trotte, trotte, Édifiant jeunes et vieux. Regardez ! Regardez ! Tout à coup sous sa mantille... Pourquoi ce regard qui brille ? Pourquoi ? Pourquoi ? C'est qu'elle a vu s'entrouvrir Une porte dérobée Par où va s'évanouir Cette coquine embéguinée !... Ah ! ah ! ah ! etc. Et le mari se morfond, Trouvant bien longue la messe, Tout en se grattant le front Qui le picote sans cesse... Et le mari, le mari se morfond En se grattant le front, Et le mari se morfond... (sentencieusement) La femme est un démon, vicieux et malin, Créé pour le malheur du sexe masculin ! Qu'elles viennent de l'Afrique, D'Asie ou d'Amérique, Qu'elles aient le nez fin, camus, aquilin, Qu'elles soient brunes, rousses, blondes, Plates, dodues, minces, rondes, Nous sommes les souris, de ces êtres félins. (hors de lui) L'homme est une victime, et les maris des saints ! des saints ! des saints ! L'homme est une victime, etc. (Les brumes s'élèveront doucement ; peu à peu les moulins apparaîtront.)
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Attaque des moulins - Feodor Chaliapine (Don Quichotte) et André Gresse (Sancho) lors de la création
DON QUICHOTTE (désignant le fond). Regarde !
SANCHO (sursautant, regardant autour de lui). Quoi ? quoi ?
DON QUICHOTTE (désignant le premier moulin). Homme de peu ! regarde !
SANCHO (ahuri). Quoi ? Mais quoi ?
DON QUICHOTTE. Sancho ! En garde ! En garde !
SANCHO (effaré). En garde !!
DON QUICHOTTE. Vois... là-bas se dresser dans le fond opalin Ce terrible géant...
SANCHO (ahuri). Maître, c'est un moulin ! un moulin ! (D'autres moulins apparaissent vaguement dans le fond.)
DON QUICHOTTE (transporté de noble impatience). Rustre, c'est les Géants qui dans leur arrogance Tentent de m'arrêter. Folle est leur insolence, Je vais les châtier !
SANCHO (avec pitié). O fatale démence ! Le pauvre recommence (Il court chercher Rossinante qu'il ramène avec effarement.)
DON QUICHOTTE (tirant son épée et lançant le défi au premier moulin). Géant, Géant, monstrueux cavalier, (bis) Si votre cœur n'est pas cuirassé de vaillance, Faites-nous place, ou bien à la dague, à la lance, Je vous porte un défi, moi le Haut Chevalier ! (Les moulins se mettent à tourner. On entend leur tic-tac. Don Quichotte brandit son épée.) Vos grands gestes ne font qu'exalter mon courage. Arrière ! Arrière ! ou bien, à l'instant, Dans votre chair et votre sang, Je m'ouvre un large passage !
SANCHO (éploré). Mon Dieu !
DON QUICHOTTE. Écuyer, avec moi, dis que je les défie !
SANCHO. Quelle folie ! (Don Quichotte s'élance sur Rossinante, l'enfourche, saisit ensuite sa lance. Sancho, tremblant de peur sous les regards furibonds de son maître, crie aussi fort qu'il le peut.)
DON QUICHOTTE, SANCHO. Géant, Géant, monstrueux cavalier, (bis) Si votre cœur n'est pas cuirassé de vaillance.
DON QUICHOTTE. Faites-moi place, ou bien à la dague, à la lance, Je vous porte un défi, moi le Haut Chevalier !
SANCHO. Faites-lui place, ou bien à la dague, à la lance, Il vous porte un défi, lui le Haut Chevalier ! (Puis Don Quichotte bien couvert de son écu, la lance en arrêt, frappe furieusement les flancs de Rossinante et charge contre les moulins à vent aux cris répétés de : « Dulcinée ! Dulcinée ! pour toi, ma Dame de Beauté ! »
DON SANCHO (à genoux). Quel malheur ! Au secours ! Mon bon maître ! Hélas ! Hélas ! Jésus, Marie, venez le délivrer !! (Le meunier, ahuri, paraît à la fenêtre du moulin. Le rideau se ferme très vite au moment où Don Quichotte fonce sur le moulin... Le rideau se rouvrira et l'on apercevra Don Quichotte, accroché par le fond de son haut-de-chausses, voltigeant par les airs, enlevé par une aile du moulin. On l'entendra toujours crier désespérément, tandis que Sancho poussera des cris en essayant de l'arrêter au vol. Soleil levant. Ciel incendié.)
Premier Interlude (Sérénade de Don Quichotte)
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Feodor Chaliapine (Don Quichotte) au milieu des brigands - extrait de l'acte III lors de la création
ACTE TROISIÈME
Dans la Sierra. Le crépuscule rouge, magnifique. Fourrés à droite et à gauche. Profils vagues de montagnes.
(Don Quichotte, contemplé par Sancho tenant par la bride Rossinante et le grison, est à quatre pattes ; il regarde attentivement les traces du chemin.)
DON QUICHOTTE. C'est ici le chemin que prennent les bandits Quand ils rentrent dans leur taudis ! C'est ici ! Débâte le Grison, desselle Rossinante, Peut-être fatigués par notre course ardente ! (Il embrasse le museau de son cheval.)
SANCHO (très peu rassuré). Ce lieu dégage une épouvante Qui hérisse mon poil et celui du Grison. (Il tire les animaux au dehors, dans un pré.) Allez, mes chers agneaux, brouter l'épais gazon !
DON QUICHOTTE (tendant l'index). Ne vois-tu rien qui bouge au fond de la clairière ?
SANCHO (poltron, prêt à fondre en larmes). Seigneur, je voudrais bien revenir en arrière ! Maître, j'ai peur de l'ombre et des bruits angoissants Dont s'emplissent la brande et les bois frémissants. Que va-t-il se passer ?
DON QUICHOTTE (héroïque). Quelque chose d'immense ! Sancho, notre gloire commence ! (solennel) Les preux, les paladins et les héros passés Vont être en un clin d'œil, oubliés, éclipsés. Je bous d'impatience héroïque et de fièvre.
SANCHO. Et moi, je tremble comme un lièvre, Comme un lièvre, je tremble, je tremble... (changeant de ton) Mais si l'on s'asseyait un brin ? Je suis fourbu... Non d'avoir trop mangé, trop bu !
DON QUICHOTTE (stupéfait). S'asseoir ! Un chevalier qui tente l'aventure Doit toujours paraître en posture De déjouer la ruse et de parer le coup.
SANCHO (s'allongeant sur l'herbe). Je vous laisse le soin de veiller sur mon cou : Qu'on ne le tranche point, seigneur, à l'improviste !
DON QUICHOTTE. Sois tranquille !
SANCHO (s'allongeant davantage). Je dors, vous restez sur la piste. (Le ciel devient plus sombre. Harassé de fatigue, Don Quichotte s'est endormi, debout, appuyé sur sa lance.)
DON QUICHOTTE (rêvant). Quand apparaissent les étoiles... (Bruit de pas.) (se réveillant et envoyant un baiser au ciel) O mes rêves divins... (soudain il sursaute et regarde dans le fond) Cette fois, ce sont eux ! (joyeux et fier) Ils sont plus de deux cents, fils !
SANCHO (piteux, arrivant tremblant près de Don Quichotte ; il se signe). Et nous sommes deux !
DON QUICHOTTE. Nous les vaincrons, s'il plaît à la cause servie.
SANCHO (fou de terreur). Maître, j'ai les bras courts et je tiens à la vie !
DON QUICHOTTE. Va te cacher, au plus noir des forêts !
SANCHO (en se sauvant). Ah ! si j'avais moins peur, quel héros je ferais ! (il disparaît) (On entend les cris des bandits : « Arrêtez-le ! » etc.)
DON QUICHOTTE (aux brigands qui sont en face de lui). Halte-là ! Rendez-vous, gens de peu, valetaille ! (Une bataille. Au milieu de la bagarre la voix de Don Quichotte domine avec ces mots : « Dulcinée ! Dame de mes pensées ! ». En un clin d'œil Don Quichotte est renversé, solidement maintenu, puis lié.)
LE CHEF. Voilà, certes, un gaillard d'une audace superbe ! Si nous avions été brins d'herbe, Il nous eût fauchés du coupant de son fer ! Mais d'où vient-il ? Du purgatoire ou de l'enfer ? (Le chef s'immobilise à l'écart et ne quitte plus des yeux Don Quichotte, impassible.)
UN BANDIT. A quelle sauce allons-nous mettre sa chair rance ?
DEUXIÈME BANDIT. Remarque son indifférence.
PREMIER BANDIT (à Don Quichotte). Indique-nous ton choix. (Don Quichotte hausse les épaules sans répondre.)
TROISIÈME BANDIT (le bousculant). Nous feras-tu l'honneur De répondre aux larrons que nous sommes, Seigneur ? (Silence hautain de Don Quichotte.)
PREMIER BANDIT (le souffletant). Voilà pour ta morgue imbécile ! (Hilarité générale.)
QUATRIÈME BANDIT (même jeu). Voilà qui te rendra la langue plus facile.
LE CHEF (énervé). Il faut en finir ! Saignez-le, brûlez-le, pendez-le : qu'on m'évite Le trouble où son regard me plonge... Faites vite ! (Quelques-uns allument un feu. Les bandits chantent et dansent autour de Don Quichotte impassible et calme que le chef contemple avec stupeur.)
LES BANDITS. Ah ! voir un corps long comme un jour sans pain, Pendre à la branche d'un pin, etc. Est un spectacle cocasse ! Ha ha, ha ha, ha ha ! (bis) Le repas fait avec sa carcasse Sera pour les corbeaux un plus maigre régal Qu'un corps d'hidalgo, d'hidalgo colossal. Ha !! Ha !! Ha !!
DON QUICHOTTE (s'agenouille, les mains jointes, loin de tout, faisant sa prière). Seigneur, reçois mon âme, elle n'est pas méchante, Et mon cœur est le cœur d'un fidèle chrétien. Que ton œil me soit doux et ta face indulgente ! Étant le chevalier du droit, je suis le tien. (Le chef est visiblement ému. Don Quichotte se relève. Les bandits le regardent confondus, interdits.)
LE CHEF. Vraiment je crois rêver, voyant ta face pâle, Tes grands traits émouvants d'où le divin s'exhale Et tes yeux fulgurants de sublimes clartés ! Où vas-tu ? Que veux-tu ?
DON QUICHOTTE (fièrement). Je suis le chevalier errant et qui redresse Les torts ; un vagabond inondé de tendresse Pour les mères en deuil, les gueux, les opprimés, Pour tous ceux qui du sort ne furent pas aimés. Je suis fou de soleil ardent, d'air pur, d'espace ! J'adore les enfants qui rient lorsque je passe, Et ne déteste point les bandits, quand ils ont De la force au jarret et de l'orgueil au front. (d'un effort il brise ses liens, puis dresse sa grande taille.) Et me voici debout, jouant un nouveau rôle, Libre dans mon effort comme dans ma parole ; Et je vous dis ceci, moi, le Haut Chevalier : C'est qu'il faut à l'instant me rendre le collier Pris au cou délicat d'une femme adorée. Le joyau, lui, n'est rien, mais la cause est sacrée.
PREMIER BANDIT (avec une émotion indicible). Ah ! je me sens trembler ! (Le chef retire de sa ceinture le collier qu'il remet à Don Quichotte respectueusement.)
LE CHEF (se découvrant et mettant un genou à terre). Voici Le joyau dérobé, Monseigneur !
DON QUICHOTTE (très simplement). Bien, merci.
LE CHEF ET LES BANDITS (s'agenouillant à leur tour). Et maintenant sur nous, placez votre main pure. O noble chevalier de la Longue Figure !
DON QUICHOTTE (éclairé par l'éclat du feu allumé par les bandits, sa tête auréolée d'un dernier rayon). Viens, Sancho, rustre, au cœur timoré, Viens voir le miracle opéré ! Viens ! (Sancho sort timidement de l'ombre.) (se montant jusqu'à la fin dans une fièvre de sublime exaltation) Les manants, les pillards, fils du Vol et du Crime, Ceux que la peur redoute et que la force opprime, Les sans-logis, les gueux aux rires menaçants, Ont deviné mon but, en ont saisi le sens ! Courbés sous l'âpre vent qui vient des cimes hautes, Tremblants d'un grand frisson, regarde-les, mes hôtes, Les élus de mon cœur, mes fils prédestinés, Vois-les, mes fils, Comme ils sont beaux, dociles, fascinés !...
LES BANDITS. Sur nous placez votre main pure, ô notre chevalier !... (Don Quichotte est radieux, les mains étendues en avant comme pour bénir les bandits.)
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Lucy Arbell (Dulcinée) jouant de la mandoline dans son patio - extrait de l'acte IV lors de la création
ACTE QUATRIÈME
La fête dans le patio de la belle Dulcinée.
(Musique invisible. On danse au loin. Dulcinée est dans un angle du patio, entourée de galants ; elle est pensive.)
JUAN (chagrin, à Dulcinée). Alors, traîtresse, je n'ai plus rien à espérer ?...
DULCINÉE (préoccupée, distraite). Plus rien..., mais Pepita saura te consoler (Juan s'éloigne, chagriné.)
RODRIGUEZ (s'empressant à son tour). De ma grande détresse Quand aurez-vous pitié ?
GARCIAS (de même). Et resterez-vous la maîtresse
PEDRO. De celui qui souffre à vos pieds ?
DULCINÉE (nonchalamment). Pauvres amis..., vous m'ennuyez !... (à part) J'ai bien assez de mes tristesses... (Ils s'éloignent dépités. Des danses lentes et silencieuses continuent au lointain accompagnées par la musique invisible.) (dans un rêve) Lorsque le temps d'amour a fui, Que reste-t-il de nos bonheurs ?... (bis) Et des étés, lorsque la nuit Dans ses voiles ensevelit L'éclat des fleurs ? Lorsque le temps d'amour a fui, Qui peut croire aux bonheurs ? (bis) Lorsque le temps d'amour a fui, Le temps d'amour... (Les danses ont cessé dans le lointain ; la musique s'est tue. Toute la foule envahit le patio. Dulcinée s'est levée et elle est aussitôt entourée des amoureux qui s'empressent autour d'elle. Mais voici que Rodriguez observe Juan se rapprochant de Dulcinée ; même jeu de la part de Juan.)
RODRIGUEZ (à part). Par fortune ! Par fortune ! serait-ce son tour ?
DULCINÉE (à part, malicieusement). Pauvres amis ! Pauvres amis ! Ah ! vous m'ennuyez ! Mes amis ! vous n'aurez pas de chance En me parlant, en me parlant d'amour ! Ah ! ah ! ah ! etc. Ah ! mes pauvres amis ! etc.
RODRIGUEZ, JUAN (à part). ... en lui parlant d'amour ? Par fortune ! Par fortune ! serait-ce son tour ? Aurait-il plus de chance en lui parlant d'amour ? etc.
DULCINÉE (autre ton, autre allure). Ah ! J'ai en ce moment le désir d'autre chose... Je rêve et je pleure sans cause... Je suis très à plaindre... et c'est pitié vraiment De n'être pas ravie ayant de tels amants.
JUAN, PUIS RODRIGUEZ. Que dit-elle ?
PEDRO, GARCIAS. Hein ?
DULCINÉE. Je voudrais être aimée Autrement que par vous... et qu'à l'accoutumée... Ah ! soyez imprévus, superbes, éclatants, Car c'est de l'inédit que mon rêve demande... Et d'inconnus frissons mordant ma chair gourmande !...
TOUS. Vivat pour Dulcinée ! Indomptable ! Indomptée ! Vivat ! vivat ! etc.
DULCINÉE (saisissant une guitare). Alza ! alza ! Ne pensons qu'au plaisir d'aimer, A la fièvre des heures brèves Où l'on sent le cœur se pâmer Sous les baisers cueillis aux lèvres ! Olé !
TOUS. Olé !
DULCINÉE. Alza ! Que les yeux plongent dans les yeux, Désirs, courez la prétentaine ; Et jeunes gens, qu'il vous souvienne, Que l'amour sourit aux audacieux. Anda ! Ne pensons qu'aux minutes brèves Où les âmes vont se pâmer Dans l'ivresse de s'adorer Sous les baisers pris sur les lèvres ! (Elle danse, toute la foule en hurlant d'enthousiasme.)
TOUS. Olé ! Alza !!! (Des valets paraissent à la porte de la salle où aura lieu le souper dont on aperçoit les tables somptueusement servies.)
LES INVITÉS (en se rendant au souper). L'aube bientôt blanchira l'horizon ! Nous saluerons l'aurore en soupant verre en main ! Tandis que les vieux vins encore emporteront Ce qui nous reste de raison ! L'aube bientôt blanchira l'horizon !
PEDRO, GARCIAS, RODRIGUEZ, JUAN. L'aube bientôt, etc.
DULCINÉE. Soupons, soupons, le verre en main !
PEDRO, GARCIAS, RODRIGUEZ, JUAN. L'aube bientôt, etc.
DULCINÉE. Soupons, etc.
PEDRO, GARCIAS. Le verre en main !
TOUS. Le verre en main ! (Quelques instants après la sortie de tous, Sancho est introduit par deux laquais.)
SANCHO (faisant l'important et l'homme pressé, au premier valet ahuri). Annonce le grand Don Quichotte de la Manche, Baron, chevalier de la Longue Figure, (au second valet) Arrivant en Estramadure Avec son écuyer, le valeureux Don Sanche !
LE PREMIER VALET (intimidé par les regards de Sancho). El Señor... El Señor... Quichotte... Estramadure...
SANCHO. Idiot !
LE DEUXIÈME VALET (finissant l'annonce). El Señor... Chevalier de la Longue Figure...
SANCHO (condescendant). Mieux ! (Don Quichotte entre, compassé, solennel, sa salade sous le bras : il fait dans le salon vide un salut effarant que Sancho s'efforce en vain de reproduire, puis le chevalier pousse un soupir en ne voyant personne.)
LE PREMIER VALET (éclatant de rire, bas à son camarade). Sont-ils drôles ! J'augure Que cet homme n'a rien mangé depuis deux ans !
LE DEUXIÈME VALET. Encor s'il nous faisait quelques riches présents ! (Ils ricanent.) (Sancho, s'apercevant de leur manège, court sur eux, furieux et les bouscule.)
SANCHO. Que le grand chevalier rêve, chante ou soupire, Moi seul, entendez-vous, ai le droit de sourire ! (Les valets disparaissent vivement.)
DON QUICHOTTE (épanoui).
SANCHO. Quand donc dans l'abondance et dans l'oisiveté ?
DON QUICHOTTE. J'entre dans l'immortalité
SANCHO. Quand pourrai-je palper le plus mince pécule ?
DON QUICHOTTE. J'entre enfin dans la joie,...
SANCHO. Quand donc dans l'opulence et dans l'oisiveté ? Quand donc ?
DON QUICHOTTE. ... et l'immortalité !
SANCHO (geignant encore plus). Quand donc dans l'abondance et dans l'oisiveté ?
DON QUICHOTTE (le réconfortant). Tous ces biens vont t'échoir,
SANCHO. Tous ces biens vont m'échoir !
DON QUICHOTTE. ... j'en jure par Hercule. Pour ton dévouement, ta vertu, Je songe à t'enrichir.
SANCHO (ravi). Enfin !
DON QUICHOTTE. Que dirais-tu D'une île ?...
SANCHO (stupéfait). Une île ?
DON QUICHOTTE. Ou d'un château, festonné de tourelles ?...
SANCHO. Un château ?
DON QUICHOTTE. Ceint d'un parc, où le soir glissent des tourterelles ?
SANCHO. Ce rêve me sourit, mais dans combien de temps ?
DON QUICHOTTE (réfléchissant). Ce soir... demain peut-être...
SANCHO (paradant). O bienheureux moment, Où, vêtu d'or, de brocatelles, Le jabot fleuri de dentelles, Devant mes gens je paraîtrai, Moi leur seigneur et maître, en habit chamarré.
DON QUICHOTTE (avec assurance). Radieuse pour nous s'ouvre la Destinée !
SANCHO (exultant formidablement). Oh !! Oh !! Oh !! Oh !!
DON QUICHOTTE. D'abord, ce soir, j'épouse Dulcinée, Et l'emmène au pays charmant Où tout est rêve, enchantement, L'heure y coule exquise, et se savoure toute.
SANCHO (intrigué). Où perche cet Eden ?
DON QUICHOTTE. Moi seul en sais la route.
SANCHO. lui seul...
DON QUICHOTTE. moi seul !
SANCHO. ... en sait la route ! (Tous deux glorieusement.)
DON QUICHOTTE. J'entre enfin dans la joie et l'immortalité ! (bis)
SANCHO. Il connaît l'abondance et la félicité ! (bis) (Des domestiques soulèvent la tapisserie. Tous les invités arrivent les coupes en mains, rieurs, moqueurs.)
LES INVITÉS (au loin). L'aube bientôt blanchira l'horizon !
DON QUICHOTTE (avec une indicible émotion). Mais... voici... Dulcinée... ah ! que je suis heureux !
LES INVITÉS. Nous saluerons l'aurore en soupant verre en main !
DON QUICHOTTE. Mon Sancho, tu vas voir, (bis) cet accueil chaleureux ! (Soudain Dulcinée aperçoit Don Quichotte. Vivement elle s'avance et l'examine.)
DULCINÉE. Tiens, c'est vous, chevalier !... mais pas une blessure ? Pas une égratignure ?
DON QUICHOTTE (souriant et calme avec un large geste). Intact ! (il reste un instant, le bras levé dans sa fière attitude.)
DULCINÉE (souriante, malicieuse). Intact ? Vivat !
RODRIGUEZ, JUAN (moqueurs, à Don Quichotte et Sancho). On ne s'explique pas qu'à deux, qu'à deux, Vous ayez pu vous tirer de ce pas.
PEDRO, GARCIAS. On ne s'explique pas, etc.
RODRIGUEZ, JUAN. … qu'à deux, qu'à deux !...
RODRIGUEZ, JUAN, PEDRO, GARCIAS. Donnez de vos exploits la preuve... (bis) malepeste !
SANCHO (désignant Don Quichotte). Ne la voyez-vous pas, chers seigneurs, à son geste ?
PEDRO, ETC. ET LES INVITÉS. On ne s'explique pas qu'à deux...
SANCHO. A deux !
PEDRO ET LES INVITÉS. Vous ayez pu vous tirer de ce pas. Donnez de vos exploits la preuve.
SANCHO. Chers seigneurs ! Voyez... voyez son geste !
PEDRO, ETC. ET LES INVITÉS. ... la preuve, donnez la preuve !
DULCINÉE (rieuse, mais incrédule aussi). Auriez-vous donc les trente perles fines ?
DON QUICHOTTE (navré, effondré). Elle a douté ! (il exhume du fond de sa pauvre cape le collier, qu'il tend d'un geste douloureux à Dulcinée.) Voici, madame, le collier.
DULCINÉE (stupéfaite, vivement). Mon collier ?...
TOUS. Ah !! (Dulcinée, folle de joie, met son collier, puis saute au cou de Don Quichotte.)
DULCINÉE (hardiment). Mon chevalier ! Il faut que je t'embrasse !...
TOUS (regardant Don Quichotte). Voyez de quels transports... s'illumine sa face !
DULCINÉE (avec enthousiasme et ampleur). Les plus illustres faits des héros de jadis Sont ici dépassés, même ceux d'Amadis !
TOUS. Vivat ! Vivat ! etc.
la Déclaration d'Amour de Don Quichotte à Dulcinée - Lucy Arbell (Dulcinée) et Feodor Chaliapine (Don Quichotte) lors de la création
DON QUICHOTTE (fou d'amour, s'avance vers Dulcinée). Marchez dans mon chemin Et prêtez-moi L'appui léger de votre main, A deux nous aimerons davantage le monde, Le temps sera plus court, la moisson plus féconde... Les maux dont geint l'humanité Ont besoin de la femme et de sa charité ! Allons vers l'Idéal, montons à grands coups d'aile ! Allons vers l'Idéal ! Allons ! (en lui offrant la main) Soyez mon épouse fidèle !
DULCINÉE. Me marier, moi ! (bis) Me marier ! ah ! ah ! etc. (On entend des rires qui gagnent Dulcinée puis toute l'assemblée.) Que j'abandonne ma maison ?... Eh ! mais... vous perdez la raison ! J'aime trop la folie et le rire Et l'amour, mon charmant empire. Je vous estime fort, vous êtes un galant Fantasque, glorieux, étrange infiniment... Mais laissez-moi, oui, laissez-moi très libre, En ma ville natale. Ah ! ah ! ah ! ah ! Me marier ! me marier ! Ah ! ah ! etc.
DON QUICHOTTE (courbant la tête). O réponse fatale ! Peu de mots ont suffi pour me désespérer. (Dulcinée, d'un geste lent, éloigne la foule. Sancho lui-même s'efface.)
DULCINÉE (seule, avec Don Quichotte, simplement, avec son cœur). Oui, je souffre votre tristesse... (bis) Et j'ai vraiment chagrin à vous désemparer... Mais je dois vous désabuser, je le dois, je le dois. Et en n'acceptant pas ce que vous proposez, Vrai, je vous prouve ainsi ma sincère tendresse. Vous... ami... ami... ah, j'aurais de la peine en vous trompant.
DON QUICHOTTE (très ému). Dulcinée ! Dulcinée !
DULCINÉE (émue, tristement souriante). Car c'est ma destinée De donner de l'amour... à ceux dont le désir Est d'avoir ou mon âme ou ma bouche à saisir. Ah ! Puisque vous souffrez et que je suis impure. Indigne, lancez sur moi l'injure... Vengez-vous !... Mais restez avec nous, Ah ! restez avec nous, restez, restez ! ah ! restez !...
DON QUICHOTTE (à genoux, avec une infinie bonté). O toi, dont les bras nus sont plus frais que la mousse, Laisse-moi te parler de ma voix la plus douce... Avant de te quitter. Comme réponse à ma prière, Pour m'avoir dit des vérités... Femme, je te bénis : Reste toujours sincère. (ensemble)
DULCINÉE (très tendrement). Je t'ai livré mon cœur et te vois à mes pieds ! (bis)
DON QUICHOTTE. Tu m'as brisé le cœur et je suis à tes pieds. (bis)
DULCINÉE. Je t'ai livré mon cœur, mon cœur !
DON QUICHOTTE. Femme, je te bénis !
DULCINÉE. Par toi je suis bénie ! Par toi !
DON QUICHOTTE. C'est moi qui te bénis ! C'est moi ! (Dulcinée se penche vers lui et l'embrasse au front avec ferveur ; puis, au bruit de la foule qui revient, elle quitte Don Quichotte et rejoint ses amis. Le chevalier se relève, soutenu par Sancho qui le premier est entré et s'est élancé vers son pauvre maître. A bout de forces, Don Quichotte s'assoit dans un coin. Pendant ce qui suit, Sancho reste près du chevalier et essaie de le consoler. Le chevalier cherche à sourire à Sancho.)
TOUS. Enfin, te revoilà ! (ter) Rends-nous ton clair sourire !
RODRIGUEZ (en montrant Don Quichotte qui s'est relevé). Non, ce n'est pas pour en médire...
JUAN (moqueur, achevant la phrase). Mais tu prends trop souci de cet être falot.
DULCINÉE (rudement, à Juan). Si vous aviez son cœur, alors, vous seriez beau !
JUAN (à des amis). Ah, ah, ah ! C'est un fou simplement qui pose à la victime.
DULCINÉE. Oui, peut-être est-il fou, mais c'est un fou sublime ! (Elle sort en envoyant un grand baiser au pauvre chevalier.)
TOUS (éclatant de rire). Quelle histoire ! Quelle histoire ! Tout ça pour ce vieux déplumé ! Pour ce corps de héron ! Pour ce masque plissé ! Tout ça pour ce débris vermoulu du passé ! Quelle histoire ! Quelle histoire pour ça ! Quelle histoire ! (Sancho, frémissant sous les insultes, a cherché à empêcher son maître d'entendre ; mais le coup est trop rude : Don Quichotte est prêt à fondre en larmes ; il se lève, va vers la porte. Sancho énergique l'arrête dans son mouvement. Sancho, avec un geste terrible, s'avance vers la foule qui demeure interdite.)
SANCHO. Ça, vous commettez tous un acte épouvantable, Belles dames, seigneurs, en outrageant ici Le héros admirable Et hardi que voici ! (avec hauteur et mépris) Riez, allez, riez du pauvre idéologue Qui passe dans son rêve et vous parle d'églogue, D'amour et de bonté comme autrefois Jésus ! Moquez-vous sans pitié de ses bas décousus, De son pourpoint usé, de ses chausses boueuses. Vous... bas fripons, courtisans, gueuses, Qui devriez tomber aux pieds De l'être saint dont vous riez. (à Don Quichotte, avec enthousiasme) Viens, mon grand !... Recommençons les belles chevauchées ! Viens, mon grand, viens ! Fonçons sur toute lâcheté... Et donnons au malheur le pain de la bonté ! Viens, mon grand ! Viens ! Viens ! (Il embrasse son vieil ami qui lui a tendu les bras.)
Deuxième Interlude (la Tristesse de Dulcinée)
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décor de l'acte V pour la création
ACTE CINQUIÈME
Dans le chemin raviné de la vieille forêt. C'est la nuit. Une nuit étoilée, très claire ; Jupiter brille dans tout son éclat.
(Don Quichotte repose, debout, contre un grand chêne. Sancho le veille comme un enfant, il attise un feu de sarments qui réchauffera son « grand ». Il retirera silencieusement sa grosse veste pour en couvrir les pieds du pauvre chevalier ; puis sa prière s'élèvera attendrie et fervente.)
SANCHO (avec simplicité, attendrissement et ferveur). O mon maître, ô mon Grand ! dans des splendeurs de songe Que ton âme s'élève aux cieux loin du mensonge, Et que ton cœur si doux plane dans les clartés Où tout ce qu'il rêva devient réalité ! O mon maître ! O mon grand !
DON QUICHOTTE (se réveillant). Écoute... mon ami, je me sens bien malade ! Mets ton bras sous mon cou, sois l'ultime soutien De celui qui pansa l'humanité souffrante, Et survécut à la Chevalerie Errante...
SANCHO (comme un murmure). Mon maître !
DON QUICHOTTE. Sancho, mon bon Sancho, nous allons nous quitter... Ingrat, vas-tu me regretter ? Déjà, tes yeux... revoient le village... où tu fus enfant... Et te voici rêvant... Aux bois mystérieux de la terre natale !
SANCHO (désolé). Non ! non !
DON QUICHOTTE (avec une infinie douceur). Mais, mon pauvret, c'est la chose fatale ! Tu n'es qu'un homme enfin, tu veux vivre... et je meurs...
SANCHO (larmoyant). Mon maître ! mon maître !
DON QUICHOTTE (fièrement et simplement, en un suprême et sublime effort se redressant). Oui ! je fus le chef des bons semeurs ! J'ai lutté pour le bien, j'ai fait la bonne guerre ! (il retombe... il étouffe) Ah ! Sancho, je t'ai promis naguère Des coteaux, des châteaux, même une île fertile...
SANCHO (très doux et modeste). C'était un simple îlot que je voulais avoir !
DON QUICHOTTE (souriant). Prends cette île, qu'il est toujours en mon pouvoir De te donner !... Un flot azuré bat ses grèves, Elle est belle, plaisante... et c'est l'île des Rêves !... (Sancho pleure.) Ne pleure pas, Sancho, mon bon, mon gros Sancho !
SANCHO. Laissez-vous délacer ; comme dans un cachot, Vous étouffez, mon grand, dans cet habit d'apôtre !
DON QUICHOTTE (l'arrête). Je meurs... Fais ta prière et dis la patenôtre... (Il baisse la tête et défaille un court instant. Sancho avec précaution le cale contre l'arbre, le bon Sancho pleure. Don Quichotte reprend, désignant Jupiter à qui il tend les bras.) L'Étoile !
la Mort de Don Quichotte - Feodor Chaliapine (Don Quichotte) et André Gresse (Sancho) lors de la création
LA VOIX DE DULCINÉE (au loin). Ah !...
DON QUICHOTTE. Dulcinée !
VOIX DE DULCINÉE. ... le temps d'amour a fui !
DON QUICHOTTE. Avec l'astre éclatant elle s'est confondue...
VOIX DE DULCINÉE. Où vont nos bonheurs ?
DON QUICHOTTE. C'est bien elle ! La lumière, l'amour, la jeunesse... Elle...
VOIX DE DULCINÉE. Adieu... bonheurs !... adieu !
DON QUICHOTTE. Vers qui je vais... qui me fait signe... qui m'attend ! (Ses bras retombent. Il meurt. On entend un cri : « Mon maître adoré !... » puis sangloter Sancho qui embrasse son vieux maître.)
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la Mort de Don Quichotte - Feodor Chaliapine (Don Quichotte) et André Gresse (Sancho) lors de la création