Cléopâtre
Maria Kuznetsova (Cléopâtre) lors de la création
Drame passionnel en quatre actes et cinq tableaux, livret de Louis PAYEN, musique de Jules MASSENET (1911-1912).
manuscrit de la partition d'orchestre (acte I)
manuscrit de la partition d'orchestre (acte II)
manuscrit de la partition d'orchestre (acte III)
manuscrit de la partition d'orchestre (acte IV)
Création à l’Opéra de Monte-Carlo le 23 février 1914, après la mort du compositeur ; mise en scène de Raoul Gunsbourg ; décors de Visconti ; costumes de la Maison Boyer.
Première fois à Paris, au Théâtre lyrique du Vaudeville, le 22 octobre 1919.
personnages | emplois |
Monte-Carlo 23 février 1914 (création) |
Vaudeville 22 octobre 1919 (1re) |
Cléopâtre | mezzo-soprano | Mmes Maria KUZNETSOVA | Mmes Mary GARDEN |
Octavie | soprano | Lilian GRENVILLE | Dyna BEUMER |
Charmion | soprano | CARTON | DUBOST |
Adamos | rôle mimé | MAGLIANI | |
Spakos | ténor | MM. Charles ROUSSELIÈRE | MM. Charles FRIANT |
Marc Antoine | baryton | Alfred MAGUENAT | Maurice RENAUD |
Ennius | baryton | Julien FEINER | |
Amnhès | baryton | CLAUZURE | |
Sévérus | baryton | GHASTAU | |
l'Esclave de la porte | baryton | GASPARINI | |
un Esclave (dernier acte) | baryton | ||
une Voix | baryton | LOZÉ | |
Danse |
|
|
Mlle Yetta RIANZA MM. Robert QUINAULT |
Chef d'orchestre | Léon JEHIN | Armand FERTÉ |
Chœurs : Chefs et Soldats romains – Esclaves grecques et égyptiennes – Suite du Cortège nuptial – Foule dans la taverne – Suivantes de Cléopâtre (3e et 4e actes).
Danse : Adamos (homme, premier sujet) – Esclaves grecques et égyptiennes – Suite de Cléopâtre – Fête asiatique : Lydiennes, Chaldéennes, Phrygiennes, Amazones, Scythes – Jongleurs dans la taverne.
Figuration : Octave – Chefs et Soldats romains – Esclaves (hommes) – Foule dans la taverne – Porteurs de présents (1er acte) – Suite du Cortège nuptial – Gardes de Cléopâtre – Esclaves (femmes, 4e acte) – Gardes de Marc Antoine et d'Octave.
Acte I – le Camp de Marc-Antoine
Acte II – 1er tableau : le Mariage romain
Acte II – 2e tableau : la Taverne d'Amnhès
Acte III – les Jardins de Cléopâtre
Acte IV – la Mort des Amants
1er tableau de l'Acte II pour la première au Vaudeville
2e tableau de l'Acte II lors de la première au Vaudeville
Acte IV lors de la première au Vaudeville - Tombeau de Cléopâtre
Une fois encore nous revoici dans cette petite salle, luxueusement écrasante, de l'Opéra de Monte-Carlo ; nous y revoici pour un ouvrage de Massenet… Et l'émotion nous saisit, poignante, inéluctable, car le maître adorable n'est plus là, au milieu de nous tous, pour assister à son triomphe nouveau. Malgré soi, l'on se retourné vers la grande loge centrale du Prince de Monaco et l'on cherche la physionomie aimée et familière, aux yeux de vie intense et de bonté inlassable et de malice, toujours à l’affût, qui semblaient ne devoir jamais se fermer... Massenet n'est plus là ! Est-ce vraiment possible ? On y croit si peu que d'elles-mêmes les mains se tendent pour applaudir vers la place qu'il occupa si souvent... Rappelez-vous : c'est sur cette scène que, au milieu des acclamations, virent le jour le Jongleur de Notre-Dame, Chérubin, Espada et Thérèse, et Don Quichotte, et Roma. Cléopâtre ne vient pas que s'ajouter à la liste déjà longue et rayonnante, l'œuvre dernière née ajoute, avec un titre de plus à la gloire de l'Opéra de Monte-Carlo, un superbe et éblouissant fleuron à l'unique couronne artistique de Massenet... Dernière née, en effet, elle est, cette Cléopâtre ; car si Massenet laisse encore en portefeuille un Amadis, composé sur tin livret de Jules Claretie, cet Amadis, non représenté quant à présent, est cependant antérieur. Cléopâtre fut écrite, gravée, corrigée par lui-même, quant au piano et quant à l'orchestre — comme Amadis, d'ailleurs — dans les toutes dernières années de la vie du maître. Et nous nous rappelons alors que, voici exactement deux ans, nous étions ici pour Roma, nous nous rappelons parfaitement que Massenet mettait la dernière main au drame de passion dont M. Louis Payen, vrai et ardent poète, lui avait fourni le très vivant et très adroit livret. Nous le revoyons encore, — nous le reverrons toujours, — dans cette chambre de l'hôtel du Prince de Galles où, tranquille. et simple, il se plaisait à descendre avec Mme Massenet, alors qu'ils n'étaient pas les hôtes du Prince au massif Palais de Monaco. Assis devant sa table surchargée de porte-plume, de crayons, de buvards et des grandes feuilles de papier à musique que, d'une main sûre, jamais hésitante, il recouvrait inlassablement de son écriture si admirablement précise, il travaillait, heureux toujours de travailler, enfoui dans sa grande robe de chambre bleu marine, coiffé d'une calotte de même couleur, chaussé de chaudes et confortables pantoufles. Et tous les jours, dès 5 heures du matin, il s'installait à cette table, quel qu'ait été le travail de la veille, même s'il avait répété toute la journée, et une grande partie de la nuit ; et qui n'a vu Massenet diriger une de ses répétitions ne peut s'imaginer ce qu'il dépensait de vigueur physique et nerveuse, même à l’époque que nous évoquons ici, alors que la maladie avait déjà marqué son heure trop proche. Le repos qu'il s'accordait consistait simplement à recevoir quelques minutes les très intimes, ceux qu'il affectionnait, ceux qui l'adoraient, ou à promener, tout en rêvant, ses regards sur le jardin de l'hôtel, si méthodiquement planté, si scrupuleusement ratissé, si irrémédiablement élagué de toute branche à l'allure trop naturelle, mais s’égayant cependant de la note rouge des oranges disposées comme pour un décor d'opéra-comique et se découpant sur un ciel triomphalement bleu. Cinq courts tableaux évoquent, en des scènes nettes, précises, imagées, les amours de Cléopâtre et de Marc Antoine. M. Louis Payen a donné là à Massenet l'occasion heureuse de clore la série de ses grandes amoureuses par une figure avant tout sensuelle, d'une sensualité qui ne connaît ni obstacle, ni limite. Marc Antoine arrive vainqueur en Asie Mineure et mande vers lui la reine d'Égypte pour qu'elle se soumette. Mais c'est Cléopâtre qui a tôt fait de soumettre le triumvir. Marc Antoine, ramené malgré lui à Rome pour épouser Octavie, — oh ! le délicieux épisode du mariage romain ! — Cléopâtre aime son esclave affranchi Spakos, non sans cependant tourner des regards convoiteurs vers l'éphèbe Adamos, et c'est le tableau d'orgie de la taverne d'un pittoresque violent, d'une couleur rutilante, d'un mouvement inouï, faisant supérieurement contraste avec le doux mariage. Marc Antoine, ne pouvant décidément se passer de Cléopâtre, revient en Egypte, et Cléopâtre abandonne Spakos pour retomber plus ardente que jamais aux bras du romain qui, par amour, va combattre pour elle et contre ses propres troupes. Et c'est la défaite ! Actium ne permet plus aucun espoir, Octave approche triomphant. Cléopâtre va mourir, car elle ne veut pas tomber vivante aux mains du vainqueur ; l’aspic est là tout près, dissimulé dans une corbeille de fruits. Aussi, lorsque Marc Antoine reviendra, anéanti et mortellement blessé, expirer sur le grand lit de repos que Cléopâtre a fait dresser sur la terrasse de l'hypogée, Cléopâtre prendra la corbeille fatale et, dans la mort, s'enlacera à celui qui a péri pour elle. Drame de passion violente avant tout, Cléopâtre devait tenter Massenet, et elle devait d'autant le tenter que M. Louis Payen a très heureusement ménagé les effets de sa pièce, opposant adroitement à l'ardente et jamais assouvie reine d’Egypte la douce, tendre et sage Octavie, et conduisant progressivement ses deux amants au paroxysme de la sensualité. Le livret de Cléopâtre appelle la musique à chaque page, à chaque ligne ; il l'appelle avec variété, avec tendresse, avec fantaisie, avec rudesse, avec emportement. Et Massenet est là tout entier, avec toute sa vitalité, toute sa maîtrise, tout son coloris, toute sa richesse d'inspiration ; poétique, vigoureux, exquis, passionné, inattendu, charmeur, original, irrésistible dans ses élans comme dans ses phrases ensorcelantes, il est là, ce grand maître, autant qu'il ne fut jamais dans sa glorieuse et infatigable carrière. Il est là, aussi jeune, aussi débordant, aussi maître de son art que dans ses tout meilleurs jours ; et la mort, déjà installée à ses côtés, ne fait ni trembler sa main, ni hésiter son cerveau, ni s'amoindrir l'idée, ni battre moins amoureusement son grand cœur d'artiste. Jusqu'à la dernière minute de sa vie, cet homme prodigieux, ce génie si lumineusement, si franchement, si irrésistiblement français, aura donné à tous le plus bel exemple qui se puisse imaginer d'absolue et superbe loyauté artistique. Faut-il dire des pages de la partition si nourrie, si attachante, si variée et pourtant si pleine d'unité de Cléopâtre ? Le public ira, dès la première audition, à « son » Massenet qu’il retrouvera idéalement et dans la lettre de Cléopâtre lue par Marc Antoine au second tableau, et que M. Maguenat a chantée si idéalement qu'on aurait voulu la lui faire redire, et dans la grande phrase si personnelle de la coupe empoisonnée offerte par Cléopâtre à ses esclaves au quatrième tableau, qu'on a essayé de bisser à l'admirable Mme Kousnetzoff, comme on a essayé de lui bisser le pas suggestif qu'elle dansa quelques instants après, et dans le duo de la mort des deux amants, au dernier tableau, qui est certainement l'une des choses les plus douloureusement exquises, les plus simplement et bellement émotionnantes que Massenet ait écrites. Mais ces pages-là, si immédiatement prenantes soient-elles, n'empêchent pas, malgré leur éclat d'inouïe vivacité, de briller tant et tant d'autres prodiguées, comme en se jouant, en cette œuvre qui prendra rang des plus enviables dans l'œuvre du maître français. Au premier tableau, c'est l'arrivée gracieuse des esclaves apportant des présents au vainqueur ; c'est le premier contact de Cléopâtre et de Marc Antoine et c'est la fin du tableau, alors que Marc Antoine, monte sur la galère égyptienne toute fleurie, enlace Cléopâtre. Au second tableau, c'est toute la scène poétique du mariage romain, avec la lecture de la lettre et les désespoirs d'Octavie. Au troisième tableau, c'est aussi toute la scène de l'orgie de tonalités grouillantes d'où se détachent les supplications de Spakos, la danse d'Adamos et la large phrase de Cléopâtre : « Je croyais tout connaître ». Au quatrième tableau, c'est le ballet éblouissant aux rythmes variés, langoureux, entraînants, coupé par l'épisode si personnellement massenétique de la coupe et par l'andante voluptueux mimé par Cléopâtre ; c'est la scène de belle tenue entre Octavie, Marc Antoine et Cléopâtre, et c'est le final brillant alors que Cléopâtre et ses femmes jettent des fleurs sur l'armée qui va combattre. Au cinquième tableau, enfin, c'est tout ; oui, tout, absolument tout, depuis la première note du court prélude soupiré par le violoncelle jusqu'au râle dernier de Cléopâtre, en passant par le duo farouche de Spakos et de Cléopâtre, avec la belle phrase de celle-ci : « Sur ma terrasse, je pense à lui », par le second duo irrésistible entre Cléopâtre et Marc Antoine, qui à lui seul suffirait à assurer le triomphe de la soirée, et c'est la mort déchirante, frissonnante de Cléopâtre. Chemin faisant, nous avons nommé Mme Kousnetzoff et M. Maguenat qui sont Cléopâtre et Marc Antoine ; elle avec sa voix conquérante, son art de la composition, sa souplesse étonnante et sa compréhension de belle et puissante comédienne épique, lui avec toute la fougue d'une chaude et ardente jeunesse qui se donne sans compter, comme il prodigue sans compter un des plus attirants organes de baryton, clair, juste, souple, habile, que l'on puisse rêver, joint d'ailleurs à une articulation impeccable et a une très intelligente mimique. Ils furent justement associés au triomphe tous les deux comme le fut non moins justement M. Rousselière, un Spakos brutalement de vérité, toujours étonnamment en scène, attentif si artistiquement à son moindre geste, à sa moindre attitude, à son moindre jeu de physionomie. A côté de ces trois grands artistes, il convient de ne point passer sous silence le charme délicieux, la beauté touchante et la grâce des attitudes de Mlle Lilian Grenville (Octavie), ni le superbe soprano, ample, sonore, plein partout, de Mlle Carton (Charmion), ni la joliesse endiamantée de la mignonne danseuse, Mlle Magliani. M. Raoul Gunsbourg, pour rendre l'hommage dut au maître qui, si souvent, mit toute sa confiance en lui, a monté Cléopâtre avec un luxe attrayant. Le spectacle des yeux est, cette fois, complet grâce aux cinq décors de M. Visconti qui sont tous absolument réussis, mais dont se détachent et la rocheuse et sombre taverne de l'orgie, et la terrasse du dernier acte, de tonalité si heureuse, sous son éclairage lunaire, et de plantation si simplement évocatrice. C'est M. Léon Jehin qui, comme toujours, a mené toute sa petite armée sonore, orchestre, artistes, chœurs, à la complète victoire : il l'a fait avec un soin de musicien averti, avec une attention pieuse, soutenu par le souvenir du grand disparu qui le tenait en particulière estime.
P. S. — Le matin même de la première représentation a eu lieu sur la scène du théâtre l'inauguration du buste de Massenet, marbre du sculpteur Bernstamm, que la Principauté de Monte-Carlo, devançant Paris, a tenu voir s'ériger sur les terrasses du Casino, en face même de la porte personnelle du Prince qui conduit à ce théâtre où, si souvent, l'inoubliable maître fut acclamé. A 11 heures précises, S. A. S. le Prince de Monaco pénètre dans le théâtre, accompagné du général Massenet de Marancour, frère de l'auteur de Manon et représentant la famille, — Mme Massenet ayant été malheureusement retenue à Paris par une légère indisposition, — de Mme Viviani, femme du Ministre de l’Instruction publique, de M. Jacquier, sous-secrétaire d'état aux Beaux-Arts, représentant le ministre, également souffrant, et de toute sa maison civile et militaire, et prend place sur la scène transformée en tribune d'honneur et déjà remplie par les hautes personnalités du littoral. A droite, le buste voilé ; à gauche, une petite estrade de velours rouge. L'orchestre, sous la direction de M. Jehin, joue l'Hymne monégasque et la Marseillaise, et la cérémonie très simplement noble et émouvante commence. C'est d'abord l'exécution par l'orchestre et les chœurs, ceux-ci conduits par M. Viallet, qui firent sonner la décorative Marche solennelle de Massenet. Puis le Prince s'avance et, ému, prononça une allocution de philosophique tristesse et de poésie élevée. M. Jacquier lit ensuite, d'une voix claire et précise, le discours que devait dire le ministre, discours d'une remarquable tenue littéraire qui, après avoir raconté les débuts si difficiles, rend l'hommage dû au maître illustre dont France s'honore grandement. Enfin, M. François Flameng, an nom de l'Institut de France, dit des paroles de simplicité émouvante et un touchant au revoir à son illustre camarade. Le Prince, alors, va au monument, le dévoile, et alors que chacun a le cœur serré en voyant réapparaitre la physionomie tant aimée, orchestre et chœurs font entendre une belle et enthousiaste marche héroïque, « Calliope », extraite d'une suite encore inédite, la Suite Parnassienne, que, comme pour la Suite théâtrale, Massenet composa sur un poème de Maurice Léna. Et non loin de Berlioz, proche de ce théâtre où il vécut presque toutes ses dernières années d'angoisses et de joies artistiques, en ce beau pays qu'il affectionnait tant, Massenet est là pour l’éternité, et le passant, en frôlant son image, entendra immédiatement chanter en sa mémoire et Manon, et Charlotte, et Salomé, et Thaïs, et toutes les héroïnes et tous les héros d'amour !
(Paul-Emile Chevalier, le Ménestrel, 28 février 1914)
|
Voici donc le Vaudeville mué en
Théâtre-Lyrique ! Faire évoluer sur un plateau restreint les figurants, les chorégraphes et les choristes exigés par le répertoire lyrique, déchaîner d'autre part dans une salle d'un cube médiocre les fastes symphoniques d'un orchestre de quatre-vingts exécutants pouvaient sembler une gageure. Cléopâtre a démontré qu'elle pouvait être victorieusement tenue. Les décors furent en effet si ingénieusement conçus et disposés, l'orchestre si heureusement masqué, que les artistes évoluèrent librement et harmonieusement et que les tympans, préservés du fracas et du martyre, purent recueillir sans trop de peine les voix délicieuses et fortes de Mary Garden et de Renaud. Il est vrai toutefois que la partition de Cléopâtre se prêtait excellemment à l'acoustique fragile de la salle ; elle met le plus souvent en œuvre les instruments à cordes chers à l'auteur de Werther et n'use qu'assez anémiquement des redoutables cuivres. C'est vraisemblablement pour ces raisons d'ordre purement pratique que MM. Gheusi et Deval ont cru devoir inaugurer le cycle de leurs représentations par Cléopâtre. Cléopâtre, que M. Raoul Gunsbourg révéla au public de Monte-Carlo en février 1914, est la dernière œuvre de Massenet. C'est l'une des moins intéressantes. Qu'on se figure, en effet, un tissu orchestral bien lâche, un vrai sirop de violons où baigne un récitatif monotone et neutre ; qu'on se figure des rythmes de danse mous et mignards, sans aucune sève, purement superficiels ; des grâces à la Greuze, des fossettes indignes de Boucher, et l'on aura évoqué assez justement la consistance et la saveur générales de ce « drame passionnel » où la pâte polyphonique ne se condense même plus en quelques-unes de ces mélodies qui firent la renommée de Massenet. Je ne suis pas de ceux qui nient systématiquement, en quelque sorte à oreilles fermées, l'œuvre de Massenet. Les Erinnyes, Hérodiade, Manon, Werther, Thaïs, sont à considérer (sinon considérables), tant par le sens certain de la mélodie que par les qualités scéniques qui s'y révèlent. Mais ce qui me contraint plus que toute autre considération à prendre aussi nettement position, à propos de Cléopâtre, contre l'esthétique de Massenet, c'est l'invraisemblable succès dont a joui et jouit encore ce compositeur heureux qui sut plaire en caressant. A force d'entendre et d'aimer Manon et Werther, le goût public, enthousiaste mais paresseux, en tint tant pour cette sorte de musique qu'il en vint à applaudir de confiance toute œuvre signée du nom idolâtré, ou procédant de son influence, et, fait encore plus regrettable, à se fermer de plus en plus à la musique profonde. Une réaction se dessinait déjà bien avant la guerre, qu'accentue actuellement le renouveau et la multiplication des grands concerts. C'est cette réaction qu'il importe d'appuyer en ramenant l'œuvre de Massenet à sa juste valeur (qui, encore une fois, est certaine) et en faisant découvrir au grand public, comme le fait si heureusement M. Rhené-Bâton aux Concerts Pasdeloup, les beautés des vieux classiques français et allemands, des romantiques géniaux, et de notre si riche école moderne. Pour en revenir à Cléopâtre, il me faut convenir, pour être équitable, qu'il s'y manifeste encore, de-ci de-là, quelques-unes de ces qualités scéniques séduisantes qu'on ne saurait dénier à la musique de Massenet. Qu'il s'agisse en effet d' « habiller » une rixe, un transport quelconque ou un évanouissement, la mesure aussitôt se précipite ou se ralentit, épouse les gestes des figurants ou des protagonistes, les souligne et les décrit. C'est ainsi qu'au deuxième acte la scène où se consomme la rupture entre Marc Antoine et Octavie et celle de la rixe dans la taverne d'Amnhès voient éclore une musique mouvementée et vivante qui, bien que superficielle et purement extérieure, tranche agréablement sur l'atonie de la partition. Quoi qu'il en soit, il m'eût été vraiment pénible d'entendre ainsi accommoder le drame d'Antoine et Cléopâtre, qui, selon l'expression de Jules Laforgue, est une des moralités légendaires les plus humaines et les plus éternelles, si Mlle Mary Garden et M. Maurice Renaud n'avaient prêté à la partition défaillante le secours magnifique de leur double talent de captateurs et de tragédiens. Mlle Mary Garden, l'inoubliable Mélisande, chante et joue délicieusement et superbement. Ses gestes et sa voix, tour à tour provocants, cyniques, sensuels, et dans le dernier acte pathétiques de simplicité et de passion vraie, expriment à merveille la fatalité de Cléopâtre, aventurière et puis désespérément femme. M. Renaud est un puissant et sobre Marc Antoine ; sa mimique est noble et sa voix mâle sait exploser, détailler, s'infléchir. Mlle Dyna Beumer prête à Octavie, timide et virginale, la voix que cette toute honnête petite personne, écrasée par des événements trop immenses, dut avoir. Mlle Dubost est louable dans le rôle de Charmion. M. Friant ténorise agréablement sous les espèces de Spakos, l'affranchi un moment amant transporté de Cléopâtre. La danseuse Yetta Rianza est charmante et preste ; son décolletage dorsal est une joie des yeux, comme d'ailleurs ses mouvements précis et la fantaisie de ses évolutions et de ses bonds. C'est pour MM. Gheusi et Deval une précieuse recrue. Le danseur Quinault enfin est troublant à souhait et sait jouer de ses muscles qu'il a fort beaux. J'ai dit déjà que les décors étaient ingénieux ; ils sont en outre simples. Les costumes sont beaux et de bon goût. J'ai notamment apprécié les couleurs queue de paon de certains voiles de Cléopâtre ainsi que les « tenues » successives de Marc Antoine.
(Jean Bernier, Comœdia illustré, 05 décembre 1919)
|
Acte II. Premier tableau – Air de la Lettre
MARC ANTOINE.
A-t-il dit vrai ?... ah ! quel réveil affreux ! Je veux tout oublier... j'oublierai cette femme !... Mais s'il m'avait trompé !... Cet Ennius déjà est venu en Egypte... m'apporter l'ordre du Sénat... S'il était de nouveau l'instrument de tous mes ennemis !... O dieux cruels, pourquoi me torturer ainsi !... Cléopâtre !... J'ai peur des souvenirs qui s'éveillent en moi... Tes baisers répondraient aux caresses d'un autre ? Tu donnerais ton corps au plus vil des esclaves !... Ah ! l'horrible pensée !... L'affreuse torture ! (Il est fou, haletant ; il se précipite sur le coffret de Cléopâtre qui se trouve dans un meuble à gauche, sous les images des ancêtres.) Tes messages d'amour... Ne seraient que mensonge !... Cléopâtre !... (Il ouvre le coffret et en tire des voiles légers.) Ah ! ces voiles légers !... (Il les respire passionnément.) L'enivrant et subtil parfum de ta chair y demeure endormi... (Prenant les tablettes.) Oh !... pouvais-tu mentir... quand tu traçais ces lignes !... (Lisant avec une profonde émotion.) « Solitaire sur ma terrasse, je pense à toi !... Et j'évoque une nuit entre toutes heureuse !... C'était le clair printemps !... Hélas! tu n'es plus là... Et j'attends et je pleure... et dans mon cœur meurtri, loin de toi, c'est l'hiver ! Solitaire sur ma terrasse, je pense à toi !... je pense à toi ! » (A lui-même.) Non ! tu ne mentais pas quand tu traçais ces lignes ! tu ne mentais pas !...
|
Acte II - Air de la Lettre "Solitaire sur ma terrasse" Marcel Journet (Marc-Antoine) et Orchestre dir Walter B. Rogers Victor 64587, mat. B-17091 (réédité sur Disque Pour Gramophone 7-32023 et Gramophone DA 259) enr. à Camden, New Jersey, le 28 janvier 1916
|
Acte II - Air de la Lettre "Solitaire sur ma terrasse" Vanni-Marcoux (Marc-Antoine) et Orchestre dir Piero Coppola Gramophone DB 4822, mat. 2W595-2, enr. à Paris le 05 octobre 1931
|