Cinq-Mars

 

affiche pour la création de Cinq-Mars, lithographie d'Auguste Lamy (1877)

 

 

Drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux, livret de Paul POIRSON, révisé et versifié par Louis GALLET, d'après Cinq-Mars ou Une Conjuration sous Louis XIII (1826), roman d'Alfred de VIGNY, musique de Charles GOUNOD.

 

 

   partition   partition d'orchestre   manuscrit

 

 

Création à l'Opéra-Comique (2e salle Favart) le 05 avril 1877 ; mise en scène de Léon Carvalho ; décors d’Auguste Rubé et Philippe Chaperon, Antoine Lavastre, Jean-Baptiste Lavastre et Eugène Carpezat ; costumes de Théophile Thomas.

 

Reprise à l'Opéra-Comique avec des changements le 14 novembre 1877 dans une nouvelle version en cinq actes.

 

Première à la Monnaie de Bruxelles le 11 janvier 1878.

 

 

 

personnages

emplois

Opéra-Comique

05 avril 1877

(création)

Monnaie de Bruxelles

11 janvier 1878

(1re)

la princesse Marie de Gonzague 1re chanteuse falcon Mmes Hélène CHEVRIER Mmes Emma FURSCH-MADIER
Marion Delorme 1re chanteuse légère FRANCK-DUVERNOY Bernardine HAMACKERS
Ninon de l'Enclos soprano PÉRIER LURIE
le marquis Henri de Cinq-Mars 1er ténor d'opéra MM. Etienne DEREIMS MM. TOURNIÉ
le conseiller François de Thou 1er baryton Théodore STÉPHANNE * Jules-Célestin DEVOYOD
le Père Joseph 1re basse Alfred GIRAUDET QUEYREL
le vicomte de Fontrailles 1er baryton d'opéra-comique Auguste Armand BARRÉ GUILLEN
le roi Louis XIII basse chantante Alfred MARIS LEFÈVRE
le Chancelier basse François BERNARD  
De Montmort ténor LEFÈVRE  
De Montrésor basse TESTE  
De Brienne baryton Lucien COLLIN  
De Monglat ténor CHENEVIÈRE  
De Château-Giron baryton VILLARS  
Eustache basse Pierre Julien DAVOUST  
un Berger chantant (Divertissement) soprano - 1re Dugazon Mmes Philippine LÉVY  
un Berger dansant (Divertissement)   BOLLET-DOREL  
une Bergère dansant (Divertissement)   LAURENÇON  
Sujets de la Danse   BLANDINI, CORALLI, LAFONT, STELINO, DARDIGNAC, ANCK  
Gentilshommes, Dames, Pages, Peuple, Soldats, Piqueurs, etc.      
Chef d'orchestre   M. Charles LAMOUREUX  

 

Durant les dernières années du règne de Louis XIII.

 

Les auteurs adressent des remerciements aux artistes de mérite qui, pour concourir à la bonne exécution de cet ouvrage, ont bien voulu se charger de rôles tout à fait accessoires.

* En raison de qualités exceptionnelles, M. Stéphanne, 1er  ténor, a été chargé du rôle de De Thou, bien que ce rôle soit écrit pour baryton.

 

 

 

 

costumes pour la création de Cinq-Mars

 

maquettes des costumes

 

 

 

Les auteurs de ce drame lyrique, dont la partie historique s'appuie sur les très nombreux mémoires du temps, ont le devoir de remercier publiquement M. Louis RATISBONNE, héritier littéraire d'ALFRED DE VIGNY, qui les a autorisés à tirer du beau et populaire roman de CINQ-MARS toutes les inspirations utiles à leur œuvre.

 

A Madame Charles Gounod

les auteurs du poème

en témoignage de leur respectueuse sympathie

 

(livret, édition de 1877)

 

 

 

 

L'épisode de Cinq-Mars est, grâce à Alfred de Vigny, un des plus connus du règne de Louis XIII.

Le grand cardinal fut assez jaloux de ce beau garçon de vingt-deux ans pour le frapper sans pitié, et les plis de sa robe rouge cachèrent une tache sanglante de plus.

Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, fut présenté au roi par Richelieu lui-même, pour amuser ce monarque si peu amusable.

Le cardinal voulait, en donnant au roi un ami jeune, beau, brillant, l'empêcher de chercher une distraction dans une autre liaison féminine, car Mademoiselle de Hautefort, qu'il venait enfin de faire disgracier, avait failli ruiner son pouvoir près du roi, et il ne voulait pas tenter une seconde épreuve, dans laquelle il aurait pu, cette fois, ne pas sortir vainqueur.

Admis par le roi dans l'intimité la plus grande, et sur le pied d'une égalité parfaite, le jeune favori fut ébloui ; il se crut appelé à partager ce trône que Louis XIII occupait si peu, et commit l’orgueilleuse folie d'entrer en lutte avec la puissante main qui l'avait élevé et qui devait l'abattre, car lorsque Richelieu vit sa créature se dresser contre lui dans sa rayonnante jeunesse, il eut peur, et renversa lui-même ce qu'il avait créé.

Au milieu de cette vie si courte et si brillante, passe, comme un météore, la figure gracieuse et poétique de Marie de Gonzague ; cette jeune princesse qui fut deux fois reine de Pologne, et qui aima le grand écuyer au point de vouloir lui sacrifier un trône.

Cette situation toute pleine d'éblouissantes clartés et d'ombres terribles ; ce poème d'amour et de gloire aboutissant au drame sanglant de la place des Terreaux, devait tenter un poète comme Charles Gounod. L'auteur immortel de Faust nous devait encore un chef-d’œuvre. Il nous l'a donné.

Le drame lyrique de MM. Paul Poirson et Louis Gallet s'ouvre sur l'entrée de Cinq-Mars ; déjà courtisé comme un astre naissant, le jeune homme reçoit des conseils sur la conduite à tenir à la cour, dans un chœur : A la cour vous allez paraître ! très élégant dans sa frivolité.

Cinq-Mars, resté seul avec de Thou, son ami, et interrogé par ce dernier sur sa tristesse, lui avoue son amour pour la princesse Marie.

Les deux amis, obéissant à une idée superstitieuse, cherchent à lire leur destinée dans un livre ouvert au hasard ; de là le duo plein d’élan : On dit que le hasard nous livre ! Ils tombent sur cette sentence : Ils furent tous les deux frappés du même glaive ! Ce duo, terminé par le mot de résignation : Ainsi soit-il ! est d'un grand effet.

Marie de Gonzague entre sur ce finale, entourée de la cour de Saint-Germain. On sait déjà que Richelieu veut lui faire épouser le roi de Pologne, et les courtisans la saluent par un chœur d’un bel accord : Reine ! vous serez reine ! Mais Marie, que surveille le Père Joseph, l'âme damnée du cardinal, ne pense qu'à Henri, et c'est avec un grand trouble qu'elle entend ce dernier, prenant congé d'elle dans une génuflexion pleine de respect, lui demander en grâce de se trouver seule, à la nuit, dans cette même salle, avant son départ.

Le chœur des courtisans prenant congé de Cinq-Mars : Allez par la nuit claire, beau voyageur ! est d’une mélodie charmante.

Le poème d’amour commence avec l’arrivée de Marie dans cette salle immense, inondée de lumière sur un point seulement : la porte du fond, donnant sur les jardins et par laquelle se précipite un large rayon de lune.

Ce décor est bien fait pour inspirer ce cri de l’âme, cette invocation à la nuit, que jette Marie dans la cavatine : Nuit resplendissante ! et à l'arrivée de Henri le duo si plein de charme : Faut-il donc oublier les beaux jours envolés ! dans lequel les deux amants se jurent de s'aimer et de ne céder que devant la mort. — Cette étreinte passionnée finit admirablement ce premier acte.

Le deuxième acte est en deux parties. Le premier tableau, à la cour de Saint-Germain, nous montre Cinq-Mars dans toute sa puissance : favori du roi, grand écuyer, adulé, courtisé de tous. A son entrée, le petit chœur des courtisans-quémandeurs : Ah ! Monsieur le grand écuyer, permettez que l'on vous salue ! est très amusant.

On fait bisser la chanson de Fontrailles : On ne verra plus dans Paris tant de plumes ni de moustachez ! qui est d'un archaïsme très réussi.

Quel charme dans l'andante en fa de la cavatine : Quand vous m’avez dit un jour : soyez fort ! que chante Cinq-Mars à Marie. Mais le couronnement de ce tableau est le grand trio dans lequel le Père Joseph vient, au nom du cardinal, ordonner aux deux amants une rupture immédiate. — Cinq-Mars s'indigne et jette son défi au cardinal dans ce cri de révolte : Je n'obéirai pas ! qui termine ce tableau.

C'est une superbe scène musicale.

A cette page ardente succède la scène ravissante du bal chez Marion.

Rien de charmant comme le voyage au pays de Tendre : Berger, voulez-vous connaître le pays dont l’amour est maître ? madrigal chanté par Marion. — La pastorale de l'Astrée, divertissement qui vient ensuite, est une perle.

Les phrases musicales ruissellent en cascade de notes dans l'orchestre, répondant aux voix de la scène.

Les nuances des costumes blancs et roses se fondent avec le vaporeux du décor et lui donnent un aspect fantastique dans le bleu foncé du soir. Ces couleurs tendres s'effacent peu à peu dans un mélange de costumes noirs se glissant parmi les invités ; l’un après l'autre ces derniers disparaissent, et le théâtre se trouve plein de figures sombres de conspirateurs.

Cette scène s'ouvre sur le chœur mystérieux : Viendra-t-il ?

La passion croissante des conjurés est traduite par l'orchestre en gammes furieuses. C'est comme un orage au loin. Peu à peu cela monte, gronde, et éclate en une fanfare immense : Sauvons le roi, sauvons la noblesse et la France ! Cinq-Mars se met à la tête de cette conspiration contre Richelieu et promet l'alliance de l'Espagne. Le chœur est coupé par la protestation de de Thou : Ah ! je comprends votre colère ! protestation inutile et bientôt étouffée sous la reprise du chœur.

Le troisième acte nous emmène dans la forêt de Saint-Germain. Il y a chasse royale, on entend au loin une fanfare d'un très joli effet.

Henri et Marie de Gonzague se rencontrent près d'une chapelle en forêt, où ils doivent, devant tous les amis de Cinq-Mars, échanger l'anneau de fiancés.

Le trio passionné entre les deux amants et de Thou : Ah ! venez que devant l'autel... est un vrai cri d'amour.

Pendant leur séjour dans la chapelle, le Père Joseph, toujours attaché leurs pas, et qui connaît toute la conspiration, rôde autour comme un loup aux aguets. Le morceau : Dans une trame invisible est d'une grande et puissante originalité ; on sent bien la haine profonde portée par cet homme à tout ce qui est jeune et beau.

De même pour le duo sombre où le Père Joseph arrache à Marie le consentement à son mariage avec le roi de Pologne, en feignant de lui accorder la grâce de Cinq-Mars à cette condition.

L’acte se termine sur l’entrée de toute la chasse royale, Louis XIII en tête. Pendant qu’on sonne l’hallali ! le Père Joseph apprend au roi la complicité de Cinq-Mars. Pauvre Marie !

Nous voici à l'épilogue : la prison ! Cinq-Mars et de Thou, ces deux amis inséparables, sont là, attendant la mort et se consolant l’un l’autre. Le souvenir toujours vivant de Marie amène une mélodie d'une douceur infinie, vision du passé, devant le portrait de la princesse ; la phrase en ré bémol : Oh ! chère et vivante image ! de cette cavatine est bien jolie.

Mais une porte s'ouvre ; Marie entre ! Elle a gagné les gardiens ; au matin un bateau doit les attendre au guichet du Rhône ; et ils fuiront tous trois, en Italie, au bout du monde, n'importe ; où l’on puisse s'aimer.

On a bissé le joli duo de la réunion des deux amants : A ta voix le ciel s'est ouvert !

Les deux amis restent seuls et une même pensée les ramène à ce souvenir du premier acte : Ils furent tous les deux frappés du même glaive !

A ce moment on entend monter. Est-ce Marie ? Non ! Les battants de la porte s'ouvrent, et apparaît le grand chancelier avec tout l'attirail de mort : moines en cagoules, bourreau, etc.

Le cardinal a peur que ses victimes lui échappent : il a avancé l’exécution et c’est au milieu de la nuit qu'on vient les chercher.

Les rangs des pénitents s’ouvrent, et le Père Joseph, cette incarnation de leur fatalité, leur jette ces mots : Préparez-vous à mourir, Messieurs !

Les deux victimes enlacées marchent au supplice l'âme emportée dans une extase céleste, traduite par un finale à l'unisson de toute beauté : Seigneur, soutiens notre âme chancelante !

Ils disparaissent dans la voûte béante quand Marie entre par la poterne ; elle vient les sauver. Trop tard !... Elle voit son amant s'éloigner au milieu de l'appareil de mort, ne jette qu'un cri et tombe !...

Sur cette scène plane le Père Joseph, qui sort le dernier, après avoir jeté un regard de triomphe sur Marie inanimée.

Mlle Chevrier, une débutante, élève de Duprez, est jolie et sympathique dans le rôle de Marie. Sa voix possède un grand charme et elle s’est adorablement tirée de cette rude épreuve.

M. Dereims, lui, n'est pas tout à fait un débutant pour nous qui l'avons déjà entendu au théâtre de l'Athénée ; l'instrument sonne bien et il chante avec beaucoup de chaleur le rôle difficile de Cinq-Mars.

M. Giraudet est en progrès ; la voix est bien posée et bien timbrée. Il a donné un grand relief au personnage sombre du Père Joseph.

M. Stéphanne fait ressortir le rôle un peu effacé de de Thou ; le troisième acte surtout est pour lui un succès.

Mme Franck-Duvernois vocalise toujours admirablement : Marion nous l'a bien prouvé.

Barré s'est très bien tiré de la chanson de Fontrailles et Mlle Lévy est très gentille dans le berger-chantant du deuxième acte.

M . Carvalho a monté cette pièce avec son goût et sa science du théâtre si connus. Les costumes sont brillants et vrais ; le velours, la soie, les dentelles, il n'a rien épargné pour faire au tableau un cadre digne de lui.

Les décors de MM. Rubé, Chaperon et Lavastre sont très beaux, surtout la grande salle du premier acte et au troisième la forêt de Saint-Germain.

Nota. — Se rapporter pour la figuration aux costumes des rôles en variant les couleurs.

 

(E. Grand, la Scène, revue des succès dramatiques, 1877)

 

 

 

 

Le poème est en partie tiré du roman de Cinq-Mars d'Alfred de Vigny. Au premier acte, on assiste au départ de Cinq-Mars pour la cour ; des gentilshommes et de nobles dames entourent le jeune seigneur destiné par Richelieu au sort de favori et que sa mauvaise étoile conduira à l'échafaud en lui faisant trahir son protecteur. Resté seul avec son ami et confident, de Thou, Cinq-Mars lui confie l'amour qu'il éprouve pour la princesse Marie de Gonzague. Les deux amis veulent interroger l'avenir et ouvrent au hasard une Vie des saints ; ils tombent sur le martyre de saint Gervais et saint Protais, décapités le même jour, et se souhaitent une fraternité pareille. Ainsi soit-il, leur crie la voix aigre d’un père capucin, le Père Joseph, vulgairement l'Eminence grise, qui a surpris leur conversation. Il vient justement apporter une nouvelle qui concerne Marie de Gonzague : Richelieu vient de la promettre au roi de Pologne ; mais jamais femme n'eut moins d'envie d'être reine. Tandis que tous les courtisans la félicitent, c'est avec une douleur profonde qu'elle répète : « Je serai reine ! » Avant que Cinq-Mars parte, elle lui jure de rester fidèle à son amour.

Au second acte, nous sommes au Louvre. Cinq-Mars est grand écuyer de Louis XIII, c'est le favori tout-puissant ; il s'imagine qu'il peut lutter avec Richelieu et le miner dans l'esprit du roi. Outre qu'il a sur le cœur le mariage toujours projeté de Marie de Gonzague avec le roi de Pologne, voici que le cardinal veut de plus exiler Ninon de Lenclos et Marion Delorme, pour quelques escapades. Tous les gentilshommes se groupent autour du favori et maudissent le cardinal ;

 

Quand donc, mon Dieu, le verra-t-on

Tout pantois en place de Grève ?

Gardons Marion et Ninon

Et que le cardinal en crève,

 

chante l'un d'eux, Fontrailles, déjà vendu à l'Espagne. Marie de Gonzague et Cinq-Mars sont violemment séparés par le Père Joseph, qui leur signifie l'ordre de Richelieu ; Cinq-Mars chasse l'Eminence grise :

 

Je brave sa défense, et vous, serpent, sortez !

 

s'écrie-t-il ; puis il déclare à Fontrailles qu'il est tout prêt à entrer dans ses vues. Mais ici le héros cesse complètement d'être sympathique. Tous les courtisans ont beau chanter en chœur avec lui :

 

Sauvons la noblesse de France,

Délivrons le trône et l'autel !

 

il s'agit, non de délivrer, mais de livrer le trône, d'ouvrir la frontière, de donner aux Espagnols de bonnes places fortes françaises, et de Thou est seul dans son bon sens lorsqu'il proteste contre la conjuration en disant :

 

Oh ! n'appelez pas l'ennemi

Sur le sol sacré des ancêtres !

 

On ne l'écoute pas ; Fontrailles va porter à Madrid le projet de traité signé par Cinq-Mars ; mais le cardinal en a déjà une copie dans sa poche. Pendant que Cinq-Mars, qui a obtenu enfin la main de Marie de Gonzague, prépare son mariage et qu'il célèbre pompeusement ses fiançailles à Fontainebleau, Richelieu force la main du roi et fait arrêter le conspirateur avec tous ses complices. Au dernier acte, Cinq-Mars et de Thou, amenés dans la prison de Lyon et condamnés à mort, vont subir leur supplice. Marie de Gonzague essaye vainement de faire évader son fiancé, ce qui a fourni au compositeur une belle scène ; le funèbre cortège s'avance et Marie de Gonzague tombe évanouie.

Les morceaux capitaux de cet opéra sont, au premier acte, la cantilène de Marie de Gonzague : O nuit silencieuse ; au deuxième, les couplets chantés par Fontrailles : On ne verra plus dans Paris Ni de plumes ni  de moustaches ; puis le chœur des courtisans : Ah ! monsieur le grand écuyer ; le ballet du second acte est un chef-d'œuvre musical. Notons encore le chœur des conspirateurs, une fanfare de chasse, le chœur de l'hallali et enfin la mélodie chantée dans la prison par Cinq-Mars à Marie de Gonzague :

 

A ta voix le ciel s'est ouvert.

Loin de toi combien j'ai souffert !

Tu reviens, c'est bien toi, je t'aime.

 

Il y a dans cette partition des pages dignes des plus belles inspirations de M. Gounod.

 

(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1er supplément, 1878)

 

 

 

 

 

     La pièce, tirée du roman d'Alfred de Vigny, offre des défauts graves qui auraient pu compromettre le succès, si le musicien ne les avait fait oublier en partie par la chaleur communicative de son inspiration, la variété des motifs mélodiques et une intelligence consommée des effets dramatiques. Les auteurs du poème en ont écarté les figures historiques principales, c'est-à-dire la reine et le cardinal Richelieu ; le roi lui-même ne fait que traverser silencieusement la scène. Ils ont cru devoir ressusciter le Père Joseph, appelé de son temps l'Éminence grise, pour lui confier l'action politique et essentielle du drame. Cet ami du cardinal, homme de grands talents, était mort cinq ans avant la conspiration de Cinq-Mars. Il est aussi contraire à la vraisemblance qu'aux convenances que Marie de Gonzague, désignée pour porter la couronne de Pologne, aille et vienne seule sur la scène, le jour et la nuit, sans être même accompagnée d'une suivante. On aura beau dire que les confidentes ont fait leur temps au théâtre, le bon goût et les bienséances sont de tous les temps.

Au premier acte, qui se passe au château de la famille d'Effiat, Cinq-Mars, appelé à la cour par le cardinal, reçoit les vœux et les conseils de ses amis. Affligé de quitter Marie de Gonzague qu'il aime, inquiet de sa destinée future, il ouvre un livre et tombe sur un passage de la vie de deux saints subissant ensemble le martyre. Il fait part à son ami de Thou de ses pressentiments. Le Père Joseph se présente et, de la part du roi, annonce à Marie de Gonzague qu'elle devra accepter d'être reine de Pologne. Le chœur souhaite à Cinq-Mars un heureux voyage. Ce chœur, écrit pour voix d'hommes, est d'un joli effet : Allez par la nuit claire, allez, beau voyageur. Marie arrive au rendez-vous sollicité par Cinq-Mars et chante une cantilène, Nuit resplendissante, à laquelle la mesure à douze-huit donne une ampleur expressive. Dans le duo qui suit, on remarque une jolie phrase :

 

Faut-il donc oublier les beaux jours envolés,

Les furtives rougeurs trahissant nos pensées,

Les paroles d'adieu lentement prononcées

Et les aveux muets de nos regards troublés ?

 

Le premier tableau du deuxième acte représente un des vestibules du palais du roi. Marion Delorme et Ninon viennent se plaindre auprès de Cinq-Mars, nommé grand écuyer, de ce que le cardinal les menace de les exiler. Ici se place une chanson un peu verte contre Richelieu chantée par un jeune seigneur nommé Fontrailles :

 

On ne verra plus dans Paris

Tant de plumes ni de moustaches,

Ni de batailleurs aguerris ;

Adieu, les jeux, adieu, les ris,

Adieu, raffinés et bravaches !

Gardons Marion et Ninon

Et que te cardinal en crève ;

Que la corde après le bâton

Lui soit une bonne leçon.

Quand donc, mon Dieu, le verra-t-on

Tout pantois en place de Grève !

Gardons Marion et Ninon

Et que le cardinal en crève !

 

La reprise du chœur est très harmonieusement disposée pour les voix. Le chœur des courtisans sollicitant le crédit du grand écuyer a un caractère de platitude et de banalité qui convient à la situation. Le Père Joseph, dans un récitatif très digne et d'une déclamation pleine de noblesse, annonce à Cinq-Mars qu'il doit renoncer à obtenir la main de la princesse qu'il a sollicitée. Le grand écuyer déclare qu'il n'obéira pas à l'ordre du cardinal.

Une fête chez Marion remplit le second tableau. On entend d'abord une sorte de menuet excellemment traité. Le roman de la Clélie fait les frais de tout le divertissement. L'air chanté par Marion est un pastiche habilement présenté :

 

Bergers qui le voulez connaître

Ce pays dont l'amour est maître

Et dont l'aspect charme nos yeux,

Il est pour arriver à Tendre

Deux chemins que vous pouvez prendre ;

Voyez lequel vous plaît le mieux.

Tous deux ils suivent les rivages

Du beau fleuve Inclination !

Sur l'un, d'abord, on trouve deux villages,

Qui sont : Complaisance et Discrétion !

Petits soins vient après, Empressement vous mène

A Sensibilité ;

De Sensibilité vous arrivez sans peine

A Bonheur convoité.

L'autre chemin, sur l'autre rive,

Passe par Jolis vers et par Billet galant !

Ainsi sûrement on arrive,

Et peut-être d'un pas moins lent.

Ah ! gardez-vous surtout de Négligence

Qui vous pousse à Tiédeur, puis à Légèreté !

Malheur au voyageur dans ce chemin jeté :

Il s'en va se noyer au lac d'Indifférence !

 

La scène de la conjuration, qui vient ensuite, n'offre pas un intérêt suffisant. D'une part, le glorieux Cinq-Mars, de l'autre, ces jeunes libertins ont assez mauvaise grâce à chanter Sauvons le roi, sauvons la noblesse et la France, Délivrons le trône et l'autel, lorsqu’ils s'engagent à signer un traité d'alliance avec l'Espagne pour renverser Richelieu. Une conspiration aussi ridicule ne pouvait guère inspirer un bon compositeur tel que M. Gounod ; aussi ce finale n'offre d'intéressant que les reproches bien sentis de de Thou, épousant cependant une cause que sa conscience désavoue.

Le troisième acte débute par le vieil air de trompe Tonton, tontaine, tonton et un chœur de chasseurs. Les deux amants vont se fiancer l'un à l'autre dans une chapelle voisine ; le fidèle de Thou assiste seul à ce rendez-vous. Ce trio n'est, à proprement parler, qu'un duo, car la belle phrase, la mieux inspirée de tout l'ouvrage, est chantée à l'octave par Cinq-Mars et Marie : Ah ! venez, que devant l'autel Un serment d'amour immortel nous lie ! Les conjurés ont assisté aux fiançailles et sortent de la chapelle. Le Père Joseph chante un air de basse d'un style superbe :

 

Dans une trame invisible

Nous t'avons enveloppé ;

Sur ton front s'étend une main terrible,

Au moment choisi tu seras frappé !

 

Quelle qu'ait été l'intention des auteurs de rendre odieuse l'Éminence grise, c'est ce capucin qui a le rôle le plus intéressant, et le caractère de ce personnage a été tracé de main de maître par M. Gounod. Le P. Joseph fait de grands efforts pour détacher Marie de Cinq-Mars ; Mais c'est en vain ; elle a lié son sort au sien et elle lui sera fidèle jusqu'à la mort. Suit un hallali vocal qui occupera une bonne place dans le répertoire des orphéons.

Au quatrième acte, les deux conjurés sont enfermés dans la prison du château de Pierre-Encise. La musique de cet acte porte le caractère de mysticité vers laquelle se retourne volontiers M. Gounod ; l'expression en est juste jusqu'à la fin. La cavatine chantée par Cinq-Mars, O chère et vivante image ! est pathétique ; elle est suivie d'une strette avec Marie, qui a pénétré dans la prison pour sauver son amant ; cet ensemble est dans la forme italienne et cependant ne fait aucune disparate, parce qu'il se trouve d'accord avec le mouvement passionné du morceau. L'opéra se termine par l'arrivée du chancelier, qui lit la sentence de mort. Cinq-Mars rappelle à son ami le pressentiment que leur a causé la lecture du martyre des deux chrétiens, au premier acte ; tous deux chantent un dernier cantique et marchent au supplice ; Marie de Gonzague tombe évanouie. La presse s'est montrée à ce point distraite, qu'elle a à peine remarqué les défauts choquants du livret et a passé sous silence les beautés de cette partition. On a même critiqué la prétendue négligence de l'orchestration. Celle-ci est, au contraire, aussi soignée dans les détails que les autres ouvrages de M. Gounod.

 

(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément, 1880)

 

 

 

 

 

Inspiré en partie par le roman d'Alfred de Vigny, le livret de Cinq-Mars n'offre néanmoins qu'un intérêt très relatif. Sur ce libretto, Gounod a écrit une partition intéressante qui, si elle ne peut compter au nombre de ses meilleures œuvres, conserve encore des traces de son génie plein de grâce et de séduction. Il faut signaler surtout, au premier acte, la jolie cantilène de Marie : Nuit resplendissante ; au second, la chanson de Fontrailles : On ne verra plus dans Paris... ; le chœur curieux des courtisans et le très agréable ballet de la fête chez Marion ; au troisième, un duo d'un heureux effet et le bel air de basse du Père Joseph ; enfin, au dernier, l'air pathétique de Cinq-Mars : O chère et vivante image, et la scène finale.

 

(Nouveau Larousse Illustré, 1897-1904)

 

 

 

 

Catalogue des morceaux

 

  Prélude    

Acte I

01 Chœur et Scène A la cour vous allez paraître Marie, Cinq-Mars, Chœurs
02 Duo Henri ! vous nous parliez là, d'une voix légère Cinq-Mars, De Thou
03 Morceau d'ensemble Reine ! je serais reine ! Marie, Cinq-Mars, De Thou, le Père Joseph, Chœurs
04 Chœur Allez par la nuit claire Chœurs
05 Récit et Cantilène Par quel trouble profond suis-je ici ramenée ?... Nuit resplendissante et silencieuse Marie
06 Duo Ah ! vous m'avez pardonné ma folie Marie, Cinq-Mars

Acte II - 1er tableau

  Introduction    
07 Chœur et Scène A Marion, reine des belles Marion, Ninon, Fontrailles, Chœurs
07bis Scène et Récit Marion, dites-nous, ma reine Marion, Ninon, Fontrailles
08 Chanson avec Chœur On ne verra plus dans Paris tant de plumes ni de moustaches Fontrailles, Chœurs
08bis Récit Que ne renversez-vous enfin le cardinal Marion, Fontrailles
09 Mélodrame    
10 Chœur Ah ! monsieur le grand Ecuyer, permettez que l'on vous salue Chœurs
11 Cavatine Marie, ah ! c'est la fin de notre longue attente Marie, Cinq-Mars
12 Trio Cet homme encor !... Parlez ! Marie, Cinq-Mars, le Père Joseph

Acte II - 2e tableau

13 Scène, Chœur Ninon, dites-nous, je vous en supplie Ninon, Fontrailles, Chœurs
13A Air Bergers, qui le voulez connaître Marion, Chœurs
14 Divertissement 1. Danse des Bergères - 2. Entrée du Jeune Berger (Pantomime) - 3. Entrée des Petits soins - 4. Entrée des Billets doux et des Jolis vers le Berger, Chœurs
14B Sonnet De vos traits, mon âme est navrée le Berger, Chœurs
15 Chœur Parmi les fougères Marion, Chœurs
16 la Conjuration Viendra-t-il ?... Il viendra, messieurs Cinq-Mars, De Thou, Fontrailles, Chœurs

Acte III

  Introduction    
17 Chœur La fanfare éveillée, sous la haute feuillée Marie, Cinq-Mars, De Thou, Chœurs
18 Trio Madame, c'est le lieu du rendez-vous Marie, Cinq-Mars, De Thou
18bis Mélodrame, Scène Espérez ! et priez Marie ! Cinq-Mars
19 Air Tu t'en vas confiant dans ta folle entreprise ! le Père Joseph
20 Duo Ah ! demeurez ici, madame, il faut m'entendre Marie, le Père Joseph
21 Hallali-Chœur Hallali ! chasse superbe, le cerf est couché sur l'herbe Marie, le Roi, le Père Joseph, Chœurs

Acte IV

22 Introduction et Scène Ami, je faisais un beau rêve Marie, Cinq-Mars, De Thou
23 Cavatine C'est en vain que je veux pour jamais vous bannir ! O chère et vivante image Cinq-Mars
24 Duo Ah ! qu'ai-je dit ! Se peut-il que j'oublie Marie, Cinq-Mars
25 Scène Ami ! venez, plus de tristesse ! Marie, Cinq-Mars, De Thou
26 Final Messieurs, appelez à vous votre courage Cinq-Mars, De Thou, le Père Joseph, le Chancelier

 

 

 

LIVRET

 

 

 

 

décor de l'Acte I lors de la création

 

 

(édition de 1877)

 

 

ACTE PREMIER

 

 

 

Chez la maréchale, mère de Cinq-Mars. — Salle de château donnant sur un parc. — Porte vitrée au fond, laissant voir ce parc où l'on descend par un large escalier. — A gauche, deux portes. — A droite, vers le fond, dans un pan coupé, grande verrière ouverte sur le parc. — Meubles antiques. — Table chargée de livres. — Grand fauteuil près de la table.

Fin d'une journée d'été.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

MARIE, DE THOU, CINQ-MARS, MONTMORT, MONTRÉSOR, DE BRIENNE, MONTGLAT, GENTILSHOMMES, DAMES et VALETS

Au lever du rideau, tous les personnages sont en scène, groupés et causant. Montmort, Montrésor, de Brienne, seigneurs royalistes, seigneurs cardinalistes autour de Cinq-Mars.

 

CHŒUR, entourant Cinq-Mars, en deux groupes.

I

A la cour vous allez paraître,

Quand vous y serez, croyez-moi,

Mon cher marquis, n'ayez qu'un maître :

Le cardinal !

II

Non pas ! Le roi.

Attendez tout de sa puissance.

I

Le cardinal règne aujourd'hui !

II

Le cardinal perdra la France !

I

Eh ! que serait le roi sans lui !

 

ENSEMBLE, les deux groupes très animés.

Messieurs, ce mot est une offense !

 

CINQ-MARS, très légèrement, avec un peu de moquerie.

Messieurs, de grâce, écoutez-moi !

Vous avez tous raison, en somme :

Le cardinal est un grand homme !

Le roi Louis est un grand roi !

Je serai pour tous deux un serviteur fidèle.

 

LE CHŒUR.

Mais c'est le cardinal pourtant qui vous appelle !

 

CINQ-MARS, finement.

Oui,.... pour le service du roi.

Avec gaîté.

Ceci dit pour finir, messieurs, votre querelle.

 

LE CHŒUR.

Quand donc nous quittez-vous ?

 

CINQ-MARS.

J'attends un messager

Et suis prêt à partir, s'il le faut, ce soir même

 

MARIE, à part.

Partir !... ce soir ?...

 

CINQ-MARS, de même.

Marie ! Hélas, sans l'outrager,

Pourrai-je quelque jour lui dire que je l'aime !

Pendant que Marie et les dames, ainsi que de Thou, remontent vers le fond et qu'une partie des personnages se disperse dans les jardins, le chœur entoure de nouveau Cinq-Mars.

 

LE CHŒUR.

A mon sage conseil je ne dois rien changer.

 

DOUBLE CHŒUR, comme précédemment.

I

A la cour, vous allez paraître,

Quand vous y serez, croyez-moi,

Mon cher marquis, n'ayez qu'un maître :

Le cardinal.

II

Non pas, le roi !

Ils s'en vont en discutant et disparaissent dans le parc. — Cinq-Mars, rêveur, a suivi du regard Marie qui s'éloigne, — De Thou revient vers lui, le contemple un instant et s'approche doucement.

 

 

SCÈNE II

CINQ-MARS, DE THOU.

 

DE THOU.

Henri, vous nous parliez là, d'une voix légère,

Je vous croyais heureux tout à l'heure, et voici

Que soudain votre front riant s'est obscurci.

Qu'avez-vous ? Dites-moi.

 

CINQ-MARS.

Ma peine est passagère,

A quoi bon !

 

DE THOU.

A quoi bon ? C'est vrai ! j'ai deviné :

Vous aimez !

Mouvement de Cinq-Mars.

Vous aimez la princesse Marie !

Lui prenant la main.

Je veux, ayant sur vous les droits d'un frère aîné,

De cet amour sans but voir votre âme guérie.

 

CINQ-MARS.

Eh bien ! oui, j'aime, hélas ! oui, j'aime follement !

Mais jusqu'ici j'ai gardé le silence ;

Je partirai sans espérance,

Emportant le secret d'un stérile tourment.

 

DE THOU.

C'est là votre devoir.

 

CINQ-MARS.

La vie eût été douce,

Pourtant à s'oublier à deux, dans l'ombre, ici,

Dans ces jardins profonds, dans ces bois pleins de mousse,

Le cœur ivre d'amour et libre de souci.

O paradis perdu ! réalité cruelle !

Machinalement, il a pris un livre sur la table.

Quelle est ma destinée et que nous garde-t-elle ?

 

DE THOU.

Qu'importe ! elle ne peut du moins nous désunir.

 

CINQ-MARS.

On dit que le hasard nous livre,

Sur la page ouverte d'un livre

Le problème de l'avenir ;

On dit qu'après la page lue,

L'homme qui s'offre à notre vue

Est celui-là par qui le sort s'accomplira.

 

DE THOU.

Enfant ! quelle folie !

 

CINQ-MARS.

Puisque à mon avenir le dévouement vous lie,

Voyons ce que ce livre ici nous apprendra.

Il ouvre le livre.

 

CINQ-MARS et DE THOU, lisant alternativement.

» Le grand-prêtre leur dit : Sacrifiez aux dieux !

» Et le peuple muet, regardant leurs visages,

» Les vit briller déjà de la splendeur d'en haut !

 

» Calmes, les deux martyrs se tenaient par la main,

» Le plus jeune alors dit ! — J'ai peur de voir ton sang,

» Laisse-moi donc mourir le premier, ô mon frère.

 

» — Il est juste, ô Gervais, que je vienne après toi,

» Car pour te voir souffrir, j'ai des forces plus grandes. »

» Ils furent aussitôt frappés du même glaive.

 

» Et leur sang se mêla dans le même tombeau !

Ils ferment le livre et se regardent, un instant interdits.

 

CINQ-MARS, lentement, puis de Thou.

Ainsi soit-il !

 

ENSEMBLE.

Vivre ou mourir, qu'importe !

Contre le sort Dieu fait notre âme forte.

Il défendra les siens dans le péril !

Mais s'il nous garde un sanglant sacrifice,

Qu'il soit béni jusque dans le supplice.

Ainsi soit-il !

Pendant ce qui précède, le père Joseph a paru sur le seuil. — Il les écoute, puis il marche lentement jusqu’à eux.

 

 

SCÈNE III

LES MÊMES, LE PÈRE JOSEPH, puis MARIE et LE CHŒUR.

 

LE PÈRE JOSEPH, d'une voix grave.

Ainsi soit-il.

De Thou et Cinq-Mars se retournent en tressaillant.

 

LE PÈRE JOSEPH.

Monsieur le marquis de Cinq-Mars...

Il s'arrête, regardant de Thou.

 

CINQ-MARS.

Monsieur de Thou, le conseiller, mon ami.

 

LE PÈRE JOSEPH, il s'est incliné.

Monsieur le marquis de Cinq-Mars, je suis auprès de vous le messager de Son Eminence, monseigneur le cardinal de Richelieu.

A ce moment tous les personnages rentrent peu à peu.

 

SEIGNEURS CARDINALISTES, dans les groupes, s'approchant avec respect en reconnaissant le père Joseph.

Le père Joseph !

Ils saluent profondément.

 

SEIGNEURS ROYALISTES, s'éloignant, avec un sentiment de dédain et d'ironie ; — de l'un à l'autre.

Ah !... l'Éminence grise !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Monsieur de Cinq-Mars, Son Éminence qui se souvient des services rendus par le maréchal, votre père, vous a fait connaître quelle fortune vous est réservée à la cour. Monseigneur le cardinal pense que le contact d'un esprit jeune, vaillant, comme le vôtre, peut avoir sur l'âme mélancolique de Sa Majesté une influence salutaire... Il aura donc pour agréable que vous vous rendiez sans autre délai au camp devant Perpignan, où se trouve le roi.

La princesse a paru et écoute, au milieu des femmes.

 

CINQ-MARS, simplement.

Je partirai cette nuit.

 

LE PÈRE JOSEPH, sans paraître voir la princesse.

Cette nuit !... C'est bien, monsieur le marquis... (Après un silence.) J'ai maintenant un autre devoir à remplir : Son Altesse, madame la princesse de Mantoue, a reçu ici, de madame la maréchale, votre mère, une hospitalité qui la tient depuis longtemps éloignée de la cour.

 

LA PRINCESSE, surprise, s'avançant.

Moi !...

 

LE PÈRE JOSEPH, saluant très profondément.

Madame la princesse. un office, réservé d'ordinaire aux grands de ce monde, est échu aujourd'hui au plus humble des serviteurs du roi... et de Son Eminence. Une lettre de Sa Majesté la reine vous mande son désir de vous voir auprès d'elle. Les ambassadeurs du roi de Pologne sont attendus à la cour ; j'ai mission d'ajouter qu'ils y viennent pour demander la main de Votre Altesse. (Mouvement de la princesse et de Cinq-Mars.) De hautes destinées vous sont promises, madame, et je bénis le ciel qui m'accorde la faveur de vous donner, le premier, le titre de reine de Pologne.

Mouvement général.

 

[ CINQ-MARS.

[ Reine ! Elle sera reine !

[ Voilà donc, insensé,

[ Cet abîme où te mène

[ Le rêve caressé.

[ Mais non ! c'est impossible !

[ La sentence terrible

[ Ne s'accomplira pas.

[ Oui, je l'oserai dire,

[ Ce mal qui me déchire

[ Et dont mon cœur est las !

[

[ DE THOU, à l'intention de Cinq-Mars.

[ Reine ! Elle sera reine !

[ Voilà, pauvre insensé,

[ Cet abîme où te mène

[ Le rêve caressé.

[ L'espoir est impossible

[ Contre un pouvoir terrible

[ Tu ne lutterais pas.

[ Apaise sans rien dire

[ Ce mal qui te déchire

[ Et dont ton cœur est las !

[

[ MARIE.

[ Reine ! je serai reine !

[ A ce mot prononcé,

[ D'une terreur soudaine

[ Tout mon cœur s'est glacé.

[ Reine ! ce mot m'accable

[ O destin redoutable,

[ Je te conjure, hélas !

[ J'avais fait d'autres rêves,

[ Illusions trop brèves,

[ Ne reviendrez-vous pas !

[

[ LE PÈRE JOSEPH, observant Cinq-Mars et Marie.

[ Reine ! Elle sera reine !

[ A ce mot prononcé

[ Une pâleur soudaine

[ Sur leurs traits a passé !

[ Ils s'aimeraient peut-être !

[ La volonté du maître

[ A marqué leur chemin,

[ Et sa main redoutable,

[ Vers un but immuable,

[ Les poussera demain !

[

[ LE CHŒUR, à la princesse.

[ Reine ! vous serez reine !

[ Et tous adoreront

[ La grâce souveraine

[ De votre jeune front.

[ A ce charme suprême

[ Pour nous le diadème,

[ N'aura rien ajouté.

[ Recevez notre hommage,

[ Qu'il soit le premier gage

[ De votre royauté.

 

LE PÈRE JOSEPH, à la princesse, lui remettant les lettres qu'il a tirées de dessous son scapulaire.

Humblement en vos mains je remets ce message.

A Cinq-Mars, en passant près de lui.

Cette nuit ?

 

CINQ-MARS.

Cette nuit !

 

LE PÈRE JOSEPH, aux autres personnages.

Que Dieu soit avec vous !

 

LA PRINCESSE.

Dieu vous garde, mon père !

Il va pour sortir.

Pour vous, messieurs, merci !

Sur ce mot, le père Joseph s'arrête et demeure un instant sur le seuil avant de disparaître.

La retraite m'est chère

Et le repos m'est doux.

Ne vous hâtez donc pas de me saluer reine,

Le ciel m'inspirera ma réponse prochaine.

Geste du père Joseph.

Adieu, messieurs !

 

CINQ-MARS, avec un mouvement instinctif vers Marie.

Princesse ! Ah !... je veux en partant...

Elle le regarde, — il s'arrête tout interdit. — Elle lui tend sa main à baiser. — Cinq-Mars, en s'agenouillant, bas et vite.

Par pitié, soyez seule ici, dans un instant !

Il se relève et s'éloigne rapidement de la princesse qui a tressailli. — Sortie de la princesse et des femmes. — Sortie du père Joseph.

 

 

SCÈNE IV

CINQ-MARS, DE THOU, JEUNES SEIGNEURS.


CINQ-MARS, seul avec de Thou et les jeunes seigneurs.

La nuit vient. — Il est temps que j'embrasse ma mère. C'est l'heure du départ.

 

LE CHŒUR, très léger.

Allez, par la nuit claire,

Allez, beau voyageur,

Partez, l'âme légère

Et le regard vainqueur.

Allez, tout plein d'ivresse,

Gai comme le printemps,

Riche de la richesse

De vos premiers vingt ans.

Allez, où vous convie

Un sort qu'on vous envie ;

Vous entrez dans la vie

Par des chemins riants.

Partez, l'âme légère

Et le regard vainqueur ;

Allez, par la nuit claire,

Allez, beau voyageur.

Ils font escorte à Cinq-Mars et disparaissent avec lui. — La scène reste vide un instant ; la nuit est venue. — La lune éclaire doucement les arbres du parc. — Marie sort de ses appartements ; elle vient près de la verrière ouverte et demeure un instant en silence, très émue.

 

 

SCÈNE V

 

MARIE, seule.

Par quel trouble profond suis-je ici ramenée ?

Quelle image est devant mes yeux !

Ils résonnent encore en mon âme étonnée

Ces mots audacieux...

Lentement elle répète les mots de Cinq-Mars : « Par pitié, soyez seule, ici dans un instant. »

Nuit resplendissante et silencieuse,

Ah ! verse en mon cœur

Ta paix et ta douceur ;

Dans tes profondeurs, nuit délicieuse,
Les astres en feu

Dorment dans l'éther bleu.

Une brise pure,

Un vague murmure,

Sous le ciel clair

Glissent dans l'air,

Sans éveiller la tranquille nature.

Seule, je veille et, le cœur plein d'émoi,
Tandis que passe l'heure lente,
En vain j'implore, frissonnante,

Ce calme solennel qui plane autour de moi.

 

 

 

Cantilène "Nuit resplendissante et silencieuse"

Charlotte Tirard (Marie de Gonzague) et Orchestre

enr. en 1930

 

 

 

SCÈNE VI

MARIE, CINQ-MARS, il est venu par le parc ; se précipitant vers Marie qui pousse un cri à sa vue.

 

CINQ-MARS.

Ah ! vous m'avez pardonné ma folie !

Puisque vous êtes là, puisque vous m'écoutez.

Soyez bénie !

 

MARIE, très troublée.

Allez ! je vous supplie.

Laissez-moi seule.

Elle fait un mouvement pour se retirer.

 

CINQ-MARS.

Au nom du ciel, restez !

Oui, j'avais juré de me taire,

D'ensevelir dans le mystère

Et ma souffrance et mon amour,

Et voici que je viens, parjure,

Avec sa vivante blessure,

Dévoiler mon cœur au grand jour.

Oui, je sais que tout nous sépare,

Et pourtant je ne puis contenir cet aveu :

Je vous aime, Marie !

 

MARIE.

Ah ! votre esprit s'égare,

Je ne vous ai revu que pour vous dire adieu.

 

CINQ-MARS.

Hélas ! faudra-t-il donc tout oublier !

 

MARIE, à part.

Mon Dieu !

 

CINQ-MARS, doucement, tendrement.

Eh quoi ! vous gardez le silence ?

Faut-il donc oublier les beaux jours envolés,

Les furtives rougeurs trahissant nos pensées,

Les paroles d'adieu lentement prononcées,

Et les aveux muets de nos regards troublés !

 

MARIE, entraînée.

Non !... non !... rappelez-vous encor ces jours de fête,

Des mêmes souvenirs mon cœur est parfumé :

Partez et que bientôt je sois votre conquête,

Soyez grand ! soyez fort !... car vous êtes aimé.

 

CINQ-MARS, à ses genoux.

Marie !... Ah ! ciel ! aimé ! pour toujours !

 

MARIE.

Pour la vie !

 

CINQ-MARS.

Ah ! vous serez à moi, je le jure, Marie !

Par votre nom, le nom de la mère de Dieu !...

 

MARIE.

Je vous crois et j'attends !... Et maintenant, adieu !...

 

CINQ-MARS, avec amour.

Adieu, vous qui versez en mon sein tant de flamme,

Que je voudrais avoir un monde à conquérir !

Adieu, toute ma vie, adieu, toute mon âme !

Adieu, mon seul amour, dont je ne veux guérir !

Cinq-Mars et Marie se contemplent longuement et tendrement. — Puis Marie s'éloigne. — Arrivée près de la porte de ses appartements elle se retourne et fait un mouvement vers Cinq-Mars qui va vivement à elle, s'agenouille et lui baise les mains.

 

 

 

 

 

 

décor du 1er tableau de l'Acte II lors de la création

 

 

 

ACTE DEUXIÈME - PREMIER TABLEAU

 

 

 

Dans les appartements du Roi, au château de Saint-Germain.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

FONTRAILLES, MONTMORT, MONTRÉSOR, DE BRIENNE, MONTGLAT, CHATEAU-GIRON, GENTILSHOMMES DE SERVICE, PAGES, VALETS, MARION et NINON, puis LE ROI et CINQ-MARS.

Gentilshommes et pages causant ou jouant an trictrac. — Des valets leur présentent sur un plateau, des verres à patte pleins de vin des Canaries. — Au lever du rideau, paraissent à la porte du fond, deux femmes, la figure couverte de leur masque. — Après un moment d'hésitation, elles se risquent en scène, puis reconnaissant Fontrailles et ses amis, elles se démasquent en riant. — C'est Marion et Ninon. — Les gentilshommes et les pages s'empressent autour d'elles, en élevant joyeusement leur verre, pour leur faire fête.

 

CHŒUR.

A Marion, reine des belles !

A Ninon, la fleur des amours !

 

FONTRAILLES.

Si parfois elles sont cruelles,

Elles sont charmantes toujours !

Bien fort qui saurait se défendre

Des traits de ces regards si doux.

 

MARION.

Ah ! fuyons le pays de Tendre,

Messieurs, ayez pitié de nous,

Tant de fadeurs nous sont mortelles,

Daignez varier vos discours !

 

TOUS.

Si parfois elles sont cruelles,

Elles sont charmantes toujours !

 

FONTRAILLES.

Marion, dites-nous, ma reine,

Quelle aventure vous amène

Chez le roi ?

 

MARION.

Chez le roi !... Voulez-vous m'effrayer !

Moi, je croyais entrer chez le grand écuyer !

On le dit tout-puissant... Le cardinal menace

De nous faire exiler !...

 

FONTRAILLES.

Vous exiler, grand Dieu !

Mais tout Paris viendrait implorer votre grâce !

 

Ah ! divines, s'il faut jamais vous dire adieu,

Si l'on doit pleurer votre perte,

La cour semblera morte et la ville déserte.

 

On ne verra plus dans Paris

Tant de plumes ni de moustaches,

Ni de batailleurs aguerris,

On n'en verra plus dans Paris !

Adieu les Jeux ! adieu les Ris !

Adieu, raffinés et bravaches !

On ne verra plus dans Paris

Tant de plumes ni de moustaches !

 

MARION, riant.

Que ne renversez-vous demain le cardinal,

Puisque vous déplorez que j'en sois la victime !

 

FONTRAILLES, un peu sérieusement, regardant Montmort.

On y songe !

 

MARION.

Messieurs, bientôt je donne un bal :

Je compte sur vous tous ; nous y dirons du mal

De ce tyran qui nous opprime.

 

FONTRAILLES, montrant les deux femmes.

Exiler ces trésors, messieurs, mais c'est un crime !

Avec entrain.

Gardons Ninon et Marion !

Et que le cardinal en crève !

Que la corde après le bâton

Lui soit une bonne leçon !

Demain, que ne le mène-t-on

Tout pantois en place de Grève !

Gardons Ninon et Marion !

Et que le cardinal en crève !

Après ce morceau, musique de scène.

 

DE BRIENNE, près de la porte.

Messieurs !... messieurs !... Le roi !

 

MARION.

Le roi !... Ah ! mon Dieu ! s'il nous trouvait ici, messieurs, vous seriez perdus.

 

FONTRAILLES.

Allez vite ! (Marion et Ninon courent vers une porte.) Pas par là, malheureuses, vous entrez chez le roi. (Même jeu à une autre issue.) Bon ! chez le grand écuyer, maintenant ! — Par ici, vite, venez !...

Sortie de Marion et de Ninon affolées. Le roi passe. — Il est accompagné de Cinq-Mars avec lequel il cause très affectueusement. — Les gen­tilshommes de service le suivent avec les pages. — Fontrailles et les personnages nommés restent seuls. — Fin de la musique de scène.

 

 

SCÈNE II

FONTRAILLES, MONTRÉSOR, MONTMORT, DE BRIENNE, MONTGLAT, CHATEAU-GIRON, DEUX GENTILSHOMMES, achevant de jouer une partie de trictrac.

 

MONTMORT.

Avez-vous vu, messieurs, comme le grand écuyer parlait familièrement au roi et comme il était radieux ?

 

DE BRIENNE.

Ah ! la fortune de M. de Cinq-Mars a été rapide et brillante.

 

FONTRAILLES.

Oui, une escapade au camp de Perpignan, une réponse hardie faite au roi, il n'en a pas fallu plus pour établir sa faveur.

 

MONTMORT.

Une faveur telle que le cardinal, qui voulait faire de Cinq-Mars sa créature, voit en lui maintenant son ennemi.

 

DE BRIENNE.

Où s'arrêtera-t-il !... Favori du maître, capitaine des gardes, grand écuyer de France, demain peut-être con­nétable ! Et il n'a pas vingt-deux ans !...

 

MONTMORT.

L'ambition, messieurs !...

 

DE BRIENNE.

L’amour !

 

MONTRÉSOR.

Oui ; il aime la princesse Marie de Gonzague... il en est aimé.

 

DE BRIENNE, confidentiellement.

Je vous dirai plus... son mariage avec elle est chose convenue. Le roi y consent, dit-on.

 

FONTRAILLES.

Le roi bon !... mais... le cardinal...

 

MONTMORT.

Ah ! le cardinal…

 

DE BRIENNE.

Enfin ! si le roi veut cette union !...

 

FONTRAILLES.

La politique du cardinal est impitoyable, messieurs. Le cardinal a résolu le mariage de la princesse Marie avec le roi de Pologne. Croyez bien que Cinq-Mars, grand écuyer, Cinq-Mars, connétable, Cinq-Mars fort de l'appui du roi, ne saurait faire fléchir la volonté du ministre.

 

DE BRIENNE.

Le ministre a la volonté, c'est bien !... aura-t-il la force ? aura-t-il le temps ?

 

FONTRAILLES.

On le dit mourant ; nul ne le voit, je le sais ; mais il parle, il ordonne, il agit en la personne de ce père Joseph qui semble lié à la destinée de Cinq-Mars.

 

MONTMORT, à Fontrailles.

Dis donc, vicomte, sais-tu que si le grand écuyer voulait entrer dans notre parti, contre ce Richelieu, que le ciel maudisse, nous pourrions espérer une prochaine victoire.

 

FONTRAILLES.

Tu as raison ; car enfin nous voulons renverser le cardinal ; nous voulons venger Montmorency et le comte de Soissons, toute cette noblesse que cet homme opprime et dont il fait couler le sang, mais qui aurons-nous pour nous commander ? Le duc de Bouillon ? Il n'y faut pas compter. Gaston d'Orléans ? une âme timide. Celui-là pourtant, pourrait, aidé de la reine, nous assurer le secours de l'Espagne. Mais un chef... un vrai chef... un homme d'action... un soldat... voilà ce qui nous manque enfin !

 

MONTMORT.

Cinq-Mars ?

 

DE BRIENNE.

Cinq-Mars !... Y pouvons-nous vraiment songer ?...

 

FONTRAILLES.

Qui sait ?... et quand le moment sera venu !... Mais on entre au jeu du roi... et voici Cinq-Mars, entouré, comme toujours, sollicité, adulé... Allons...

Ils vont au-devant de Cinq-Mars. — Échange de saluts et de poignées de main. — Après quoi, ils se mêlent à la foule.

 

 

SCÈNE III

CINQ-MARS, SEIGNEURS et DAMES puis MARIE.

Cinq-Mars vient en scène entouré d'une foule empressée et obséquieuse.


LE CHŒUR, Seigneurs.

— Ah! monsieur le grand écuyer,

Permettez que l'on vous salue !

— Ah ! si j'osais vous supplier...

— Si cette requête était lue...

Ah ! monsieur le grand écuyer,

Vous dont la faveur est si grande !...

— Vous son intime conseiller,

Obtenez du roi qu'il m'entende...

— Ah ! si j'osais vous supplier...

— Si cette requête était lue...

— Ah ! monsieur le grand écuyer,

Permettez que l'on vous salue...

Marie entourée de quelques dames vient avec le dernier groupe. A sa vue, Cinq-Mars se dérobe à la foule qui le presse de toutes parts.

 

CINQ-MARS.

On vous attend au jeu du roi,

Sa Majesté s'impatiente.

A demain les sujets sérieux, croyez-moi

Avec insistance.

On vous attend au jeu du roi !

 

LE CHŒUR.

Sa Majesté s'impatiente

On nous attend au jeu du roi.

Ils entrent dans les grands appartements. Marie demeure seule en arrière. Cinq-Mars va vivement vers elle et lui prend la main.

 

 

SCÈNE IV

CINQ-MARS, MARIE.

 

CINQ-MARS.

Marie !... Ah ! c'est la fin de notre longue attente.

Un mot, vous le savez, va fixer notre sort.

 

MARIE.

J'ai prié longuement ; j'ai foi dans ma prière.

Après un temps, doucement.

Espérez-vous ?...

 

CINQ-MARS, avec foi.

J'espère !

Quand vous m'avez dit, un jour : « Soyez fort,

» Que notre bonheur soit votre conquête ! »

A tous les combats mon âme était prête.

Rien ne me vaincra si ce n'est la mort.

J'entrevois le but de mon espérance,

Oui, je me sens près de vous mériter,

Oui, j'ai maintenant assez de puissance

Pour vous conquérir, s'il nous faut lutter.

Le père Joseph paraît.

 

CINQ-MARS, à part.

Cet homme, encor !

 

 

SCÈNE V

LES MÊMES, LE PÈRE JOSEPH.

Joseph s'avance, s'incline avec humilité et demeure silencieux un instant, dans cette attitude.

 

CINQ-MARS, à Joseph, presque brusquement.

Parlez !

 

LE PÈRE JOSEPH, il se redresse lentement, puis, avec une douceur exagérée.

Ah ! j'ai l'âme confuse…

Le devoir est cruel qui m'amène vers vous.

Il m'eût été si doux

De confirmer un bien... que le ciel vous refuse.

 

CINQ-MARS, froidement.

Je ne vous comprends pas !

 

MARIE, à part, presque simultanément.

Un malheur est sur nous !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Le cardinal, mon maître,

Vous aime ; son grand cœur souffre cruellement

Du coup dont il vous doit frapper en ce moment ;

Il a craint de faiblir ; et c'est moi qui vais être

De son pénible arrêt l'inflexible instrument.

Il s'est incliné de nouveau, sans paraître remarquer l'impatience croissante de Cinq-Mars. Après un temps, très nettement.

Vous avez demandé la main de la princesse :

Il faut y renoncer.

Mouvement et cri étouffé de Marie.

 

CINQ-MARS, avec indignation.

Ah ! malgré la promesse

Du roi !... Le cardinal refuse...

 

LE PÈRE JOSEPH, reprenant son ton d'humilité.

Avec tristesse

Mais il refuse, hélas !... irrévocablement.

 

Courbez-vous ; que votre âme abandonne

Un amour, désormais condamné,

Il le faut ; le respect vous l'ordonne,

La raison vous l'aurait ordonné.

 

MARIE.

Est-il vrai que le roi l'abandonne !

O faiblesse ! ô fragile amitié !

A celui qui jamais ne pardonne

Veut-il donc nous livrer sans pitié ?...

 

CINQ-MARS, résolument.

Non !... De quel droit a-t-il prononcé ma sentence ?

Je brave sa défense,

Je n'obéirai pas !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Prenez garde, la colère

Est mauvaise conseillère.

Entre elle et la révolte il n'est souvent qu'un pas !...

 

CINQ-MARS, s'exaltant.

Eh bien, soit !... je le veux : la révolte !... la guerre !

L'amour triomphera d'injustes volontés.

Avec un redoublement d'énergie.

Je n'obéirai pas... Et voles, serpent, sortez !

 

[ CINQ-MARS.

[ Oui, j'irai jusqu'au bout de ma tâche,

[ Sans souci d'un fatal dénouement.

[ Oui, malgré la prison et la hache,

[ Jusqu'au bout je tiendrai mon serment.

[

[ MARIE.

[ O Dieu bon ! votre loi nous le cache

[ Le fatal ou l'heureux dénouement ;

[ Mais j'irai jusqu'au bout de la tâche,

[ Comme lui je tiendrai mon serment.

[

[ LE PÈRE JOSEPH, il a tressailli de colère au mot outrageant de Cinq-Mars, puis il s'est remis. — Avec un sourire de pitié.

[ Insensé ! la prison et la hache

[ A vos yeux s'offrent donc vainement ?

[ Redoutez d'accomplir votre tâche,

[ Redoutez le fatal dénouement.

Il s'incline aussi humblement qu'à son entrée et se retire. Cinq-Mars, après un instant d'émotion, offre la main à Marie et entre avec elle chez le roi.

 

 

 

 

 

 

décor du 2e tableau de l'Acte II lors de la création

 

 

 

ACTE DEUXIÈME - DEUXIÈME TABLEAU

 

 

 

FÊTE CHEZ MARION.

Salle brillamment éclairée, séparée en deux, dans sa profondeur, par trois grandes arcades qui peuvent se fermer et cacher le fond et les derniers plans de la scène. — Lustre et torchères aux premiers plans. — Au lever du rideau, on danse au fond ; sur le devant de la scène, brillante réunion de femmes et de gentilshommes. Ninon est au milieu d'un cercle de jeunes gens très empressés, parmi lesquels un remarque Fontrailles, Montmort, Montrésor, de Brienne, Château-Giron et Montglat.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

NINON, FONTRAILLES, MONTMORT, DE BRIENNE, CHATEAU-GIRON, MONTGLAT, SEIGNEURS et FEMMES.

 

FONTRAILLES, pendant la musique de danse. — Il est en premier plan avec Montmort, qu'il tient par le bras.

Eh bien ! c'est fait !...

 

MONTMORT.

En vérité !

 

FONTRAILLES.

Oui !... j'ai réussi. Le grand écuyer, en pleine révolte contre la volonté du cardinal, entre dans notre conspiration ; il a déjà fait beaucoup pour notre cause... Je l'attends, cette nuit.

 

MONTMORT.

Cette nuit...

 

FONTRAILLES.

Oui,… ici,... après le bal. Tous nos amis sont prévenus.

 

MONTMORT.

Eh ! ne craignez-vous pas ?...

 

FONTRAILLES.

Que pouvons-nous craindre ?... Est-ce chez la folle Marion, au milieu d'une fête, qu'on viendra chercher des conspirateurs.

Fin de la musique de danse. Fontrailles a quitté Montmort et s'est approché de Ninon.

 

FONTRAILLES.

Ninon, dites-nous, je vous en supplie,

Quels plaisirs, ce soir, nous seront offerts ?

Aurons-nous de la danse ou de la comédie,

De la philosophie,

De la prose ou des vers ?

 

NINON.

Messieurs, vous allez voir un peu de la Clélie :

C'est un nouveau roman,

Langoureux et charmant,

Plein de nobles exploits et de galants mystères,

Dont tous les beaux esprits

Déjà sont fort épris

Et que, bientôt, se vont disputer les libraires.

 

On y trouve motif à divertissement

Dans la description du beau pays de Tendre !

 

LE CHŒUR, avec des exclamations.

Ah !... le pays... de Tendre !... Adorable vraiment !

Le Tendre, qu'est cela ?

 

NINON.

Mais vous allez entendre

Ce qu'en dit Marion, qui sera, cette nuit,

Reine de ce pays, où tout charme et séduit.

 

 

SCÈNE II

LES MÊMES, MARION, suivie d'autres femmes travesties comme elle.

Entrée escortant Marion en costume pastoral.

 

DIVERTISSEMENT

 

LE CHŒUR, à Marion qui s'avance en saluant.

I

Belle, dont le sourire

Tient les cœurs enchaînés,

Nous daignerez-vous dire

Où vous nous entraînez ?

II

Ah ! Quel plaisant rivage

S'offre à nos yeux surpris !

III

Guidez notre voyage

En cet heureux pays !

 

MARION.

Bergers, qui le voulez connaître,

Ce pays dont Amour est maître,

Et dont l'aspect charme vos yeux,

Il est pour arriver à Tendre

Deux chemins que vous pouvez prendre :

Voyez lequel vous plaît le mieux.

 

Tous deux ils suivent les rivages

Du beau fleuve Inclination,

Sur l'un d'abord on trouve deux villages,

Qui sont Complaisance et Discrétion ;

Petits-Soins vient après ; Empressement vous mène

A Sensibilité.

De Sensibilité, vous arrivez sans peine,

A Bonheur convoité.

 

L'autre chemin, sur l'autre rive,

Passe par Jolis-Vers et par Billet-Galant.

Aussi sûrement on arrive,

Et peut-être d'un pas moins lent.

 

Ah ! gardez-vous surtout de Négligence

Qui vous pousse à Tiédeur, puis à Légèreté.

Malheur au voyageur dans ce chemin jeté !

Il s'en va se noyer au lac d'Indifférence.

 

Bergers, qui le voulez connaître,

Ce pays dont Amour est maître,

Et dont l'aspect charme vos yeux,

Il est pour arriver à Tendre

Deux chemins que vous pouvez prendre ;

Mais craignez les pas dangereux !

Sur un geste de Marion, le fond de la galerie s'est ouvert ; un paysage représentant le fleuve et les îles du pays de Tendre a remplacé la salle de bal du dernier plan ; au centre de la décoration est un petit temple grec sous lequel se trouve la bergère Aminthe ; ses compagnes arrivent de tous côtés et l'entourent.

 

DANSE DES BERGÈRES.

 

Entrée d'un berger chantant et dansant. — Il exprime son amour pour Aminthe. — Les compagnes de celle-ci l'encouragent ; il est cependant repoussé ; il se désole !

 

LE CHŒUR.

Aminthe est sauvage,

Timide amoureux,

Allons ! prends courage,

Qu'un muet langage

Lui dise tes vœux,

Pour qu'elle te cède,

Appelle à ton aide

Petits-Soins, Billets-Doux, Jolis-Vers ; tour à tour

Ils serviront ton amour.

 

LE BERGER, appelant.

Petits-Soins ! venez servir mon amour !

Entrée des Petits-Soins ; ce sont des travestis portant des bouquets, des colliers, bijoux, éventails, etc... Ils montrent au berger ces divers moyens de séduction. — A ce moment, Aminthe, qui était jusque-là restée sous le petit temple, est attirée par ses compagnes jusqu'au milieu du théâtre. — Le berger a choisi le plus riche présent qu'il destine à Aminthe : celle-ci, qui a déjà repoussé les divers cadeaux qui lui ont été présentés par les Petits-Soins, refuse également le présent du berger. — Les Petits-Soins offrent alors leurs cadeaux aux compagnes d'Aminthe qui les acceptent et s'en parent.

 

LE BERGER, appelant.

Billets-Doux, Jolis-Vers, venez à votre tour !

Et servez mon amour !

Entrée des Billets-Doux et des Jolis-Vers ; ce sont des symphonistes, portant divers instruments de musique, et des scribes, avec leurs écritoires ; le berger donne ses ordres aux symphonistes qui exécutent un concert pendant lequel il écrit les vers qu'il destine à Aminthe. — Quelques bergères viennent curieusement lire ce qu’écrit le petit berger et se le répètent l'une à l’autre en riant. — D'autres bergères, au son des instruments, dansent avec les Petits-Soins : Elles entourent Aminthe qui, au moment où le berger a fini d'écrire son sonnet, se trouve ainsi amenée devant lui.

 

LE BERGER, il chante le sonnet qu'il vient d'écrire.

De vos traits mon âme est navrée

Vous allez toujours m'enflammant

Et m'opposez incessamment

Des froideurs dignes de Borée.

 

Dois-je l'invoquer vainement

Cette heure, hélas ! tant désirée,

Où de votre lèvre adorée

J'attendais quelque apaisement ?

 

Nul ne peut rien pour ma blessure,

De cette peine que j'endure

A qui dirais-je le secret ?

 

De vos yeux seuls vient ma souffrance,

Seuls, ils ont assez de puissance

Pour guérir le mal qu'ils ont fait.

 

Le berger offre alors à Aminthe le sonnet ; celle-ci le prend et le déchire avec dédain. — Désespoir du berger.

 

LE BERGER.

Petits-Soins, Jolis-Vers, allez ! je vous déteste,

Contre tant de fierté vous êtes sans pouvoir,

 

O beauté cruelle, un trésor me reste :

C'est mon amour seul, mon dernier espoir !

Très tendrement.

J'ignore quels mots te pourraient séduire,

Et mon cœur tremblant ne veut plus rien dire

Sinon que je t'aime et qu'à tant souffrir,

Si tu ne m'entends, je m'en vais mourir !

 

Pendant ce couplet, Aminthe s'est, comme malgré elle, rapprochée du berger ; elle paraît émue, subjuguée, et aux derniers mots, elle se laisse aller dans ses bras. — Puis, tout à coup, elle semble revenir à elle ; elle s'enfuit, regagne le petit temple, mais elle le trouve occupé par l'Amour qui la repousse en se moquant d'elle.

 

LE CHŒUR, joyeusement.

La belle

Rebelle

A livré son cœur !

L'amour est vainqueur

L'amour est vainqueur !

Aminthe revient vers le berger triomphant. Final. — Ensemble.

 

CHŒUR DANSÉ

 

MARION et LE CHŒUR.

Parmi les fougères,

Au bord des eaux claires,

Nymphes et bergères,

Dansons !

Que l'amour nous suive

Sur la verte rive

Où joyeux arrive

Le bruit des chansons !

 

L'ombre est dans l'espace

Et la brise passe

Dans vos cheveux longs.

La fraîcheur des saules

Fait sur vos épaules

Glisser des frissons,

Mais suivons encore

Le refrain sonore

Des folles chansons,

 

Parmi les fougères,

Au bord des eaux claires,

Nymphes et bergères,

Dansons !

 

FIN DU DIVERTISSEMENT.

 

Un peu avant la fin, les amis de Fontrailles se sont retirés. — Lorsque les danses sont terminées, tout le monde sort, à l'exception de Marion et de Fontrailles. — Musique de scène, pendant laquelle des valets enlèves les torchères et font tomber la grande tapisserie du fond ; le théâtre se trouve relativement peu éclairé, ne l'étant plus que par le lustre du premier plan.

 

 

SCÈNE III

EUSTACHE, il reste dans le fond avec un autre valet, MARION, FONTRAILLES.

 

FONTRAILLES.

Tous vos invités, belle Marion, se sont maintenant retirés !

 

MARION.

Tous ! à l'exception des amis que vous m'avez désignés et qui restent dans mes jardins, en attendant votre signal. (A Eustache.) Allez prévenir ces gentilshommes.

Eustache s'incline et sort.

 

FONTRAILLES.

Et vous êtes assurée de la discrétion de vos gens ?

 

MARION.

Absolument !... Vous êtes ici les maîtres.

 

FONTRAILLES, lui baisant la main.

Vous êtes divine, belle Marion, et notre reconnaissance...

 

MARION, l'interrompant.

Du moment qu'il s'agit d'être désagréable au cardinal, vous pouvez compter sur moi ! Mais dites-moi, vicomte, est-il vrai que M. le Grand soit des vôtres ?

 

FONTRAILLES.

Cinq-Mars ! certainement. Il sera notre chef, et s'il plaît à Dieu, avant peu le roi seul sera plus puissant que lui.

Ritournelle de l'entrée des conjurés.

 

MARION.

Ah ! voici vos amis ; je vous laisse.

Elle sort.

 

 

SCÈNE IV

FONTRAILLES, CONJURÉS.

Musique de scène ; les conjurés entrent silencieusement.
 

CONJURÉS, à Fontrailles.

Viendra-t-il ?

 

FONTRAILLES.

Il viendra, messieurs, je vous le jure.

 

CONJURÉS, autre groupe.

Nous sera-t-il fidèle ?

 

FONTRAILLES.

Ah ! c'est lui faire injure

Que de parler ainsi !

 

CONJURÉS.

Il tarde bien pourtant !

 

FONTRAILLES.

Silence ! Le voici !

Cinq-Mars, grave, résolu, s'avance au milieu des conjurés. — Moment de silence pendant lequel il promène lentement ses regards sur l'assemblée.

 

 

SCÈNE V

LES MÊMES, CINQ-MARS.

 

CINQ-MARS.

Messieurs, vous avez mis en mes mains votre cause,

Elle est juste, je l'aime et je la servirai.

Le but est haut, mais Dieu m'aidant en toute chose,

J'ai l'espoir que je l'atteindrai.

Mouvement vers Cinq-Mars.

Le roi ne règne plus. Des sentences injustes

Ont fait tomber déjà bien des têtes augustes ;

De grands noms sont proscrits, des prélats outragés,

Un homme a mis partout ses créatures viles,

Il tient notre trésor, notre armée et nos villes,

Il est temps que la France et le roi soient vengés !

 

TOUS.

Oui, le sang répandu nous demande vengeance.

Ah ! que notre serment s'élève jusqu'au ciel,

Sauvons le roi ! sauvons la noblesse et la France !

Délivrons le trône et l'autel !

 

CINQ-MARS.

Il est passé le temps des espérances folles.

Messieurs, l'heure est aux faits et non plus aux paroles.

Le cardinal sera mon prisonnier bientôt.

Une armée est à nous. L'Espagne, s'il le faut,

Nous donnera la main. Un traité d'alliance

Avec Olivarès, ce soir, sera signé

Par Gaston d'Orléans, frère du roi de France !...

Pour porter ce traité Fontraille est désigné.

 

 

SCÈNE VI

LES MEMES, DE THOU.

De Thou a paru pendant ces derniers mots qu'il écoute avec douleur, puis s'avance vers Cinq-Mars.

 

DE THOU.

Henri !

 

CINQ-MARS, avec un grand mouvement, comme épouvanté.

Vous !... vous ici !... Ce n'est point votre place.

Retirez-vous !

 

DE THOU.

Henri, vos dangers sont les miens,

Mais si le même sort aujourd'hui nous menace,

Restons de notre honneur les rigides gardiens...

Avec éclat.

Signer avec l'Espagne un traité d'alliance

Y pouvez-vous songer !

C'est votre honneur perdu, malheureux, c'est la France

Ouverte à l'étranger !

 

CINQ-MARS.

Eh ! qui vous a forcé d'être notre complice ?

 

DE THOU.

Me reprocherez-vous ce dernier sacrifice !

 

CINQ-MARS.

Ami, pardonnez-moi !

Détournant les yeux.

Le sort en est jeté !

 

LE CHŒUR.

Le sort en est jeté !

 

DE THOU.

Oui ! je comprends votre colère

Et je veux votre liberté,

Avec vous je ferais la guerre

Contre le maître détesté...

Mais par le sang pur de vos veines,

Par votre passé radieux,

Amis, n'apportez pas de chaînes

Sur le sol béni des aïeux.

Leur mémoire serait flétrie

Par votre seule trahison.

Je vous en conjure en leur nom,

Ne frappez pas votre patrie.

 

CINQ-MARS, courbant la tête.

Il dit vrai cependant !

 

FONTRAILLES, LES CONJURÉS, autour de lui.

Pas de faiblesse, non !

Le traité !

 

CINQ-MARS, regarde un instant de Thou, puis avec effort.

Vous l'aurez... ici... cette nuit même...

 

DE THOU.

Pauvre enfant !

Il se détourne avec douleur.

 

CINQ-MARS, qui a repris son assurance, aux conjurés.

Maintenant, un dernier mot. J'entends

Que si quelqu'un hésite à ce moment suprême,

Il soit libre et s'éloigne alors qu'il en est temps.

 

TOUS, avec ardeur.

S'éloigner ! Qui voudrait accepter cette honte ?
Que la révolte soit prompte

Comme les cœurs sont vaillants.

 

Oui ! le sang répandu nous demande vengeance.

Ah ! que notre serment s'élève jusqu'au ciel,

Sauvons le roi ! sauvons la noblesse et la France !

Délivrons le trône et l'autel !

 

 

 

 

 

 

décor de l'Acte III lors de la création

 

 

 

ACTE TROISIÈME

 

 

 

Dans la forêt de Saint-Germain. — Carrefour. — A droite, petite chapelle, à demi enfouie sous la verdure. — Le château aperçu à travers les arbres.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

DE THOU, MONTGLAT, DE BRIENNE, MONTMORT, et AMIS DE CINQ-MARS.

Bruit de chasse au loin. — La scène reste vide un instant, après lequel ils paraissent et s'abordent avec mystère.

 

ENSEMBLE.

La fanfare éveillée

Au plus profond des bois,

Sous la haute feuillée

Suit le cerf aux abois.

Déjà la chasse

Bruyante passe

Bien loin de nous,

Rien ne peut troubler notre rendez-vous !

Ils entrent dans la chapelle, à l'exception de de Thou. — La princesse paraît. — Il va au-devant d'elle. — Deux valets la suivaient. Elle les congédie du geste ; ils se retirent à distance.

 

 

SCÈNE II

DE THOU, MARIE.

 

DE THOU, à la princesse, lui montrant la chapelle.

Madame, c'est le lieu du rendez-vous ; nous sommes

Libres de toute crainte, hormis celle de Dieu.

Des amis de Cinq-Mars, de braves gentilshommes

L'attendent en ce lieu.

L'instant est solennel !

 

MARIE.

Ah ! je suis résolue !

Cette réunion, c'est moi qui l'ai voulue.

 

Oui, je serai vaillante comme lui,

Et devant vous, devant eux, aujourd'hui,

Henri recevra ma promesse.

 

Nos anneaux échangés nous feront fiancés ;

Raffermissant ainsi nos cœurs qu'on a blessés

Nous nous séparerons avec moins de tristesse,

Puis, Dieu nous rendra nos jours d'allégresse

Et nous oublierons tant de pleurs versés.

Cinq-Mars a paru ; il s'est avancé doucement ; il écoute avec émotion les paroles de Marie.

 

 

SCÈNE III

LES MÊMES, CINQ-MARS.

 

CINQ-MARS.

O Marie ! ô ma bien-aimée !

De quelle enivrante douceur

Votre parole emplit mon cœur,

De quelle ardente foi mon âme est enflammée.
Ah ! venez ! que devant l'autel,
Un serment d'amour immortel

Nous lie !

A vous mes rêves les plus doux,

Mes désirs glorieux ! à vous

Ma vie !

 

DE THOU.

Puisse Dieu vous bénir, comme je vous bénis !

Vous allez affronter ensemble bien des haines.

 

MARIE et CINQ-MARS.

Nous sommes résignés aux épreuves prochaines ;

Pour triompher il faut que nous soyons unis.

 

CINQ-MARS, avec une grande expression de tendresse et de reconnaissance.

Marie !

Ah ! venez ! que devant l'autel,

Un serment d'amour immortel

Nous lie !

A vous mes rêves les plus doux,

Mes désirs glorieux ! à vous

Ma vie !

 

MARIE.

Oui ; je veux que devant l'autel

Un serment d'amour immortel

Nous lie.

A vous mes rêves les plus doux,

A vous mon espérance ! à vous

Ma vie !

 

DE THOU.

Chers fiancés, devant l'autel

Qu'un serment d'amour immortel,
Vous lie !

A vous les rêves les plus doux !

A vous tous les bonheurs ! à vous
La vie !

Ils entrent dans la chapelle.

 

 

 

Air de De Thou "Sur le flot qui vous entraîne"

(ne figurant pas dans la partition originale)

Henri Albers (De Thou) et Orchestre

Pathé saphir 331, enr. à Paris en 1910

 

 

 

SCÈNE IV

LE PÈRE JOSEPH, EUSTACHE.

Eustache conduisant le père Joseph, lui montre silencieusement la chapelle.


LE PÈRE JOSEPH.

Ainsi, ils sont là...

 

EUSTACHE.

Je les ai suivis ; je les ai vus. Un prêtre va bénir leurs fiançailles.

 

LE PÈRE JOSEPH.

Bien !... Ceux que tu as vus étaient-ils tous, l'autre nuit, chez cette Marion ?

 

EUSTACHE.

Tous !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Très bien !... M. de Fontrailles ?

 

EUSTACHE.

Il a quitté Paris, cette nuit.

 

LE PÈRE JOSEPH, comme à lui-même.

Oui, il emportait ce traité que lui a remis M. de Cinq-Mars.

 

EUSTACHE.

Nous suivons l'homme ; le traité sera à nous.

 

LE PÈRE JOSEPH.

Pour M. de Cinq-Mars...

 

EUSTACHE.

Nous pouvons l'arrêter, là...

 

LE PÈRE JOSEPH.

Non ! qu'il soit saisi en pleine rébellion, à la tête de ses partisans. Telle est la volonté du cardinal. Voici l'ordre.

 

EUSTACHE, prenant le pli.

Il sera fidèlement exécuté.

 

LE PÈRE JOSEPH.

Tu as été habile et prudent en tout ceci : je suis content de toi...

 

EUSTACHE.

Votre Éminence... me comble.

 

LE PÈRE JOSEPH.

Ne me donne pas ce titre, mon ami... (A lui-même.) Pas encore !... (Voyant qu'Eustache attend.) Tu peux te retirer.... (La petite chapelle s'ouvre.) Ils viennent !... va !...

Eustache disparaît vivement. Fausse sortie du père Joseph qui se retire sous les arbres et observe. Cinq-Mars, de Thou et tous les personnages de la première scène, moins Marie, sortent de la chapelle. Musique.

 

 

SCÈNE V

LE PÈRE JOSEPH, caché, CINQ-MARS, DE THOU, AMIS DE CINQ-MARS.

 

CINQ-MARS, sur les marches de la chapelle, à Marie restée à l'intérieur.

Espérez et priez, Marie !...

Adieu !...

La chapelle se referme. — Au milieu du groupe.

Messieurs, je pars et je vous remercie...

A Narbonne, suivant le pacte qui nous lie,

Et fidèle à l'honneur librement accepté

Je vais combattre enfin pour votre liberté !

Ils s'éloignent. — Paraît le père Joseph.

 

 

SCÈNE VI

 

LE PÈRE JOSEPH, seul, après avoir vu s'éloigner Cinq-Mars.

Tu t'en vas, confiant dans ta folle entreprise,

Et pourtant nous tenons ta vie entre nos mains,

Tu veux briser celui contre qui tout se brise,

Tes jours d'orgueil auront de sanglants lendemains.

Dans une trame invisible,

Nous t'avons enveloppé,

Sur ton front s'étend une main terrible,

Au moment choisi tu seras frappé.

 

Tu nous braves, tu nous offenses,

Tu ris de notre courroux,

Tu ne sais donc pas sous quelles vengeances

Tombe l'imprudent levé contre nous ?

Dans une trame invisible,

Nous t'avons enveloppé,

Sur ton front s'étend une main terrible,

Au moment choisi tu seras frappé.

 

Toute grandeur est fragile,

Que nous ne défendons pas,

Et comme une idole aux bases d'argile

S'écroule un pouvoir dont nous sommes las.

 

 

SCÈNE VII

LE PÈRE JOSEPH, MARIE.

La chapelle s'ouvre de nouveau. Marie en sort et pousse un cri en se trouvant subitement en présence de Joseph. Elle fait un mouvement pour se retirer.

 

LE PÈRE JOSEPH.

Ah ! demeurez ici, madame ; il faut m'entendre,

Ce n'est point le hasard qui m'amène vers vous

Vous êtes menacée et je viens vous défendre.

 

MARIE.

Me défendre ! vous !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Moi !

  

MARIE, de haut.

Contre qui ?

 

LE PÈRE JOSEPH.

Contre tous !

Contre ces conseillers qui de votre jeunesse

Encouragent encor la triste illusion,

Contre celui surtout qui prend votre faiblesse,

Pour le plus sûr appui de son ambition !

 

MARIE.

Quoi ! vous osez ?

 

LE PÈRE JOSEPH.

Oui, j'ose dire

Que dans un piège on vous attire,

Que monsieur de Cinq-Mars, puisqu'il le faut nommer,

Sait ce qu'il peut gagner, enfin, à vous aimer ?

 

MARIE.

C'est une calomnie infâme !

Ah ! devant Dieu, je suis sa femme,

Et l'outrager, c'est m'outrager,

Taisez-vous.

 

LE PÈRE JOSEPH, lentement, avec une pitié ironique.

Devant Dieu ! sa femme !

Oui, je sais quels serments vous venez d'échanger !

Ces serments sont une folie,

Comme le sort que vous rêvez,

Dieu lui-même vous en délie,

Ce Dieu qui les a réprouvés !

 

MARIE.

N'espérez pas que rien délie

Ces liens cent fois éprouvés,

Et que je descende avilie

Au parjure que vous rêvez !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Votre amour résiste à l'épreuve,

Je l'admire en le déplorant,

Oui, j'ai peine à le voir si grand,

Car... s'il vous fit épouse, il va vous faire veuve.

 

MARIE.

Que dites-vous, grand Dieu !

 

LE PÈRE JOSEPH, très durement.

Cinq-Mars, traître à son roi

A son bienfaiteur infidèle,

A conspiré contre eux. La loi

Va punir de mort ce rebelle.

 

MARIE, terrifiée.

La mort !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Le cardinal pourrait lui pardonner.

 

MARIE.

Que faut-il faire, hélas !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Il faut... l'abandonner.

 

MARIE.

Henri ! l'abandonner !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Si vous voulez qu'il vive.

Il le faut !... Écoutez.

Son du cor dans la forêt.

 

MARIE, accablée, à elle-même.

La mort !

 

LE PÈRE JOSEPH.

La chasse arrive,

L'envoyé de Pologne avec toute la cour

Accompagne le roi. Soyez-lui favorable.

 

MARIE, avec passion.

Ah ! jamais ! non ! jamais !

 

LE PÈRE JOSEPH, avec une ironie terrible.

O cœur impitoyable,

Vous tuez votre amant au nom de votre amour !

Renoncez à cette folie,

A ces liens que vous rêvez,

Dieu lui-même vous en délie,

Ce Dieu qui les a réprouvés.

 

MARIE.

Hélas ! faut-il donc que j'oublie !

Mon amour est-il réprouvé,

Et vais-je descendre avilie,

Au parjure qu'il a rêvé ?

Après cet ensemble, les fanfares de la chasse éclatent dans le voisinage, répondant aux cris joyeux des veneurs, des piqueurs et des paysans qui suivent la chasse.

 

CRIS, mêlés aux fanfares.

Hallali !

 

LE PÈRE JOSEPH, avant l'entrée des chasseurs qui précédent le roi.

Prononcez — c'est la mort ou la vie

Que vous allez donner au coupable. — J'attends !

Songez bien que demain il ne serait plus temps !

 

 

SCÈNE VIII

LES MÊMES, LE ROI, LES ENVOYÉS DE POLOGNE, CHASSEURS, CHŒURS.

Au fond de la scène, veneurs et piqueurs sonnant de la trompe et paysans criant l'hallali.

 

CHŒUR.

Hallali ! chasse superbe !

Le cerf est couché sur l'herbe.

Hallali !

 

Après si vaillante journée,

Vivent la table illuminée

Et l'abondant festin servi !

Hallali !

 

Le souper au château s'apprête,

Saint-Germain est, ce soir, en fête,

Comme au bon temps du roi Henri.

Hallali !

Joseph est à peu de distance de la princesse que ses regards ne quittent pas un instant. — On le remarque peu ; toutefois quelques courtisans le circonviennent et veulent lui parler ; il les éloigne d'un geste presque dur et demeure isolé et attentif. — Les dames venues avec la chasse entourent la princesse. Le roi a paru durant le chœur : il est accompagné du comte ambassadeur et des envoyés de Pologne richement et pittoresquement vêtus.

 

LE ROI, à la princesse, tremblante.

Princesse, nous avons déploré votre absence...

Le comte, ambassadeur de Pologne, espérait

Qu'au désir de son roi votre cœur se rendrait,

Que vous auriez pitié de son impatience,

Que vous accepteriez son hommage aujourd'hui !...

Soyez clémente enfin !

 

MARIE, à part.

N'est-il plus d'espérance !

 

LE PÈRE JOSEPH, près d'elle.

Obéissez !

 

MARIE.

Mon Dieu, ma force et mon appui,

M'abandonnerez-vous !

 

LE PÈRE JOSEPH.

Toute prière est vaine !

 

LE ROI.

Monsieur l'ambassadeur, saluez votre reine.

A ceux qui l'entourent.

Je ne vois pas monsieur de Cinq-Mars !

Le père Joseph s'approche du roi qui lui fait un signe d'intelligence.

Bien !... Demain

A d'ingrats serviteurs nous demanderons compte

Des complots qui nous sont dénoncés !

A l'ambassadeur.

Venez, comte !

Aux chasseurs.

Messieurs, je vous attends ce soir, à Saint-Germain.

Marie presque défaillante semble comme fascinée par le regard terrible de Joseph. Après un temps pénible, elle fait un mouvement vers l'ambassadeur qui lui prend la main. Tableau. Fanfares. Le roi s'éloigne.

 

CHŒUR.

Hallali !

Le souper au château s'apprête,

Saint-Germain est, ce soir, en fête,

Comme au bon temps du roi Henri,

Hallali !

 

 

 

 

 

 

décor de l'Acte IV lors de la création

 

 

 

ACTE QUATRIÈME

 

 

 

A Lyon. — Au château de Pierre-Encise. — Vue sur la ville. — Galerie en perspective et servant d'entrée principale. — Portes basses à droite et à gauche. — Grande porte pour la galerie. Cette porte reste fermée jusqu'à la scène finale. — Lampe allumée sur une table.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

CINQ-MARS, DE THOU.

Cinq-Mars endormi. — De Thou, debout près de lui, le contemple avec tristesse. — Musique. — Cinq-Mars s'éveille.

 

CINQ-MARS, souriant.

Ami, je faisais un beau rêve,

J'oubliais la prison et l'arrêt prononcé.

Oui, Marie était là...

 

DE THOU, à part.

Pauvre enfant !

Haut.

L'heure est brève !

Henri, pensons au ciel !

 

CINQ-MARS.

Ah ! pour mon cœur blessé

La mort sera la délivrance !

L'abandon de Marie, hélas !... m'a terrassé :

Elle ne m'aime plus !... pour finir ma souffrance,

Que l'heure du supplice, ami, vienne bientôt !...

Pourtant, je maudis la sentence

Qui vous frappe avec moi.

 

DE THOU.

De grâce, plus un mot.

Sans plainte, je subis la justice des hommes.

 

CINQ-MARS.

Quand devons-nous mourir ?

 

DE THOU.

Dieu seul le sait. Nous sommes

Dans sa main… ; mais... séparons-nous.

Je dois un souvenir... une dernière lettre...

A ceux qui me sont chers.

Il quitte Cinq-Mars, puis se retournant.

Soyons prêts à paraître

Devant le Tout-Puissant !...

Il entre dans la chambre voisine.

 

 

SCÈNE II

 

CINQ-MARS.

A vous, ma mère, à vous

Mon unique pensée !

Après un temps, comme obsédé.

Marie !... hélas ! Marie ! ô tendresse glacée !

O cruel souvenir !

C'est en vain que je veux pour jamais vous bannir !...

Il tire de son sein un médaillon de Marie.

O chère et vivante image !

Toi qui m'as consolé dans mon isolement,

Viens raffermir mon courage,

De nos heures d'amour parle-moi doucement.

Il baise le médaillon.

Voilà tes grands yeux noirs, tes yeux pleins de caresses,

O fantôme adoré !

Et ton sourire doux dont les chastes promesses

Me tenaient enivré ;

Et tes lèvres en fleurs, ton front charmant où passe

Un éclair de fierté.

Je te vois, ô Marie, avec toute ta grâce

Et toute ta beauté !

 

O chère et vivante image !

Toi qui m'as consolé dans mon isolement,

Viens raffermir mon courage,

De nos heures d'amour parle-moi doucement.

Tout à coup revenant à lui.

Mais qu'ai-je dit ? se peut-il que j'oublie

Les serments méconnus et la femme avilie

Acceptant, sans pudeur, l'alliance d'un roi

Arrachant de son cou le médaillon.

Loin de moi, maintenant, parjure, loin de moi !

 

 

SCÈNE III
CINQ-MARS, MARIE.

Marie, conduite par un homme qui se retire aussitôt, entre par une porte basse ; elle est voilée. — Elle vient jusqu'à Cinq-Mars.

 

CINQ-MARS, avec un grand cri.

Elle !... c'est elle !

 

MARIE.

Henri, vous m'avez accusée,

Et vos regards encor sont chargés de courroux,

La menace d'un homme un instant m'a brisée,

Mais je n'ai pas cessé d'être digne de vous !

 

CINQ-MARS.

Quoi ! l'hommage accepté, la royale alliance,

Rien n'était-il donc vrai ?

 

MARIE.

Il en faisait le prix de votre délivrance.

Il mentait lâchement. Mais je vous sauverai.

 

CINQ-MARS.

O Dieu bon, elle m'aime encor !

 

MARIE.

Oui, je vous aime !

 

CINQ-MARS, avec entraînement.

A ta voix le ciel s'est ouvert

Loin de toi combien j'ai souffert,

A ta voix le ciel s'est ouvert !

Tu reviens !... c'est bien toi !... je t'aime !

 

MARIE, dans ses bras.

A nos yeux sourit l'avenir,

Nos tourments bientôt vont finir.

Tu vas donc, ô rêve suprême,

Tu vas enfin t'accomplir.

 

ENSEMBLE

Oui, le ciel seconde nos vœux :

Il nous rend des jours radieux,

En mon cœur, tout chante et rayonne !

A l'espérance il s'abandonne,

A jamais nous pouvons être heureux !

Suite de l'ensemble, après lequel Cinq-Mars court à la chambre de de Thou.
 

CINQ-MARS.

Ami, venez ! plus de tristesse !

Elle m'aime ! A présent, je veux vivre, ah ! venez !

Paraît de Thou.

 

 

SCÈNE IV

LES MÊMES, DE THOU.

 

DE THOU.

La princesse !... madame !...

 

MARIE.

Écoutez !... le temps presse.

Vos gardiens sont à moi... des gens déterminés

Doivent de vos amis assurer l'entreprise...

Dès l'aurore... une barque... au bas de Pierre-Encise

Vous attendra... — Nous partirons

Avant que l'on ait pu soupçonner votre absence.

A Cinq-Mars.

En Italie ensemble nous fuirons.

 

CINQ-MARS, avec extase.

Ensemble ! heureux !

 

DE THOU, à part, les regardant.

Hélas !

Haut.

Dieu vous prête assistance !

 

MARIE.

Oui, demain, nous serons sauvés, j'en ai la foi !

A demain !

 

CINQ-MARS.

O Marie !

 

DE THOU, tristement.

Adieu, madame...

 

 

SCÈNE V

CINQ-MARS, DE THOU.

 

CINQ-MARS, à de Thou resté silencieux et grave.

Eh quoi !

N'avez-vous pas compris, ami ? Mais c'est la vie,

La liberté, l'amour qui reviennent enfin !

Mon cœur est inondé d'une joie infinie,

Dans l'air passent déjà les frissons du matin !

Puisse le jour venir d'une aile prompte.

 

DE THOU.

Entendez-vous, Henri ?...

 

CINQ-MARS.

Des pas ! des voix !

 

DE THOU.

On monte

L'escalier de la tour.

 

CINQ-MARS.

Qui vient ?

 

DE THOU.

Peut-être ceux qui redoutent le jour.

 

CINQ-MARS, à la vue du chancelier entrant suivi de gardes et de gens de justice par la porte principale, avec douleur.

Ah !

 

 

SCÈNE VI
LES MÊMES, LE CHANCELIER, LE PÈRE JOSEPH, PRÊTRES, GARDES, etc., puis MARIE.


LE CHANCELIER.

Messieurs, appelez à vous votre courage.

Le moment est venu de mourir.

 

CINQ-MARS, il regarde de Thou.

Adieu donc

Nos beaux rêves.

Au chancelier.

C'est bien, monsieur, nous donne-t-on

Quelque temps pour prier ?

 

LE PÈRE JOSEPH, sortant du milieu de l'escorte.

Jusqu'à l'aube !

 

CINQ-MARS, tressaillant d'indignation.

O visage

Sinistre...

 

DE THOU, le saisissant par la main.

Cher Henri, soyez calme. Il le faut !

A Joseph.

A l'aube ?... C'est donc bientôt.

 

LE PÈRE JOSEPH.

Insensés ! vous l'avez voulu !... le ciel vous donne

Le repentir.

 

DE THOU, au père Joseph lui montrant Cinq-Mars.

Allez, ce pécheur vous pardonne.

 

LE PÈRE JOSEPH.

Voici vos confesseurs !

 

CINQ-MARS, à de Thou lui montrant le ciel rouge à l'horizon.

Voici le jour venu !

 

DE THOU, le tenant embrassé.

Ami, vous êtes-vous quelquefois souvenu

Des deux jeunes chrétiens ?... Leur voix pure s'élève

En mon âme et m'inspire un courage plus haut.

 

CINQ-MARS, doucement.

« Ils furent tous les deux frappés du même glaive,

 

DE THOU.

» Et leur sang se mêla dans le même tombeau. »

 

ENSEMBLE.

Ainsi soit-il !

Avec une ardente foi.

Seigneur, soutiens notre âme chancelante,

Arme nos cœurs pour le dernier combat,

Inspire-nous, à cette heure sanglante,

La fermeté que nul tourment n'abat.

Nous remettons dans tes mains notre vie,

A ta bonté nous nous abandonnons,

Tout notre orgueil devant toi s'humilie.

Pardonne-nous comme nous pardonnons.

Inspire-nous, à cette heure sanglante,

La fermeté que nul tourment n'abat.

Seigneur, soutiens notre âme chancelante,

Arme nos cœurs pour le dernier combat !

Les deux condamnés appuyés l'un sur l'autre se dirigent lentement, précédé et suivis des gens de justice, vers la galerie du fond. —

En passant devant la porte basse par laquelle Marie est sortie, Cinq-Mars y jette un dernier regard. — Le père Joseph reste sur la scène et les contemple.

Au moment où Cinq-Mars et de Thou, arrivés au fond de la galerie, vont dispa­raître, la porte basse s'ouvre ; Marie paraît, elle aperçoit les jeunes gens qui s'éloignent ; elle a tout compris ; elle veut s'élancer vers eux, mais le père Joseph lui barre le passage d'un geste terrible.

Marie pousse un cri et tombe évanouie.

 

 

 

 

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