Augustin LEMONNIER
Augustin Lemonnier, lithographie de Pierre-Roch Vigneron
Augustin LEMONNIER
ténor français
(paroisse Saint-Eustache, Paris, 03 septembre 1792* – Saint-Sever, Calvados, 03 mars 1875*)
Fils de Jean-Louis LEMONNIER (1752 – Paris, 24 mai 1829), marchand fripier puis commissaire-priseur, et de Marie Anne Victoire DROUOT (1765–1843).
Frère de Geneviève Reine LEMONNIER (– 03 janvier 1828), actrice, épouse de Raymond BOUSIGUES ; parents de Gabrielle Raymonde BOUSIGUES mezzo-soprano [épouse à Paris le 01 avril 1827 le ténor Etienne THÉNARD].
Epouse en 1817 Antoinette LEMONNIER née REGNAULT (1787–1866), soprano ; parents de Gabriel LEMONNIER (Rouen, 14 mai 1808 – Paris 16e, 16 juillet 1884*), joaillier [épouse 1. à Paris le 12 juin 1841 Pauline Jeanne Simonin BOUSIGUES ; épouse 2. à Paris ancien 2e le 24 août 1846 Sophie REYGONDO-DUCHATENET (1822–1880), parents de Marguerite Louise LEMONNIER (Paris, 01 mars 1848 – Paris 16e, 30 novembre 1904*), épouse à Gometz-le-Châtel, Seine-et-Oise [auj. Essonne], le 24 août 1871* Georges Auguste CHARPENTIER (Paris, 24 décembre 1846 – Paris 16e, 15 novembre 1905*), éditeur], et d’Augustin Ferdinand LEMONNIER (1824–1826).
Il était encore enfant lorsqu'il commença sa carrière dramatique au petit théâtre des Jeunes-Artistes, puis à celui des Troubadours. Il alla ensuite en province, tint à Rouen, puis à Bruxelles, l'emploi des Colins, et revint à Paris pour débuter, le 05 mai 1817, à l'Opéra-Comique, dans Jeannot et Colin et Paul et Virginie. Lemonnier n'était pas vraiment un chanteur, et sa voix, quoiqu'agréable et bien conduite, était courte, sans éclat et sans grande portée ; mais c'était un excellent comédien, doué d'un beau physique, plein de distinction, et il sut bientôt se faire un emploi approprié à ses moyens et à ses facultés. Pendant les vingt années qu'il passa à l'Opéra-Comique, il obtint de grands succès et fit nombre d’excellentes créations, notamment dans l'Artisan, les Petits Appartements, l'Orphelin et le Brigadier, la Vieille, l'Exil de Rochester, la Fiancée, Danilowa, Trois jours en une heure, Joséphine, le Grand Prix, Masaniello, le Mariage à l'Anglaise, le Roi et le Batelier, le Colporteur, les Deux Mousquetaires, Ludovic, les Deux Nuits, et surtout le Pré-aux-Clercs, où le rôle si difficile de Comminges lui fit le plus grand honneur. En 1828, il était sociétaire de l'Opéra-Comique et habitait 74 rue de Clichy à Paris. Augustin (nommé parfois Louis-Augustin) Lemonnier prit sa retraite en 1837. Un peu plus jeune que sa femme, il s'en alla vivre avec elle à Saint-Sever. Il mourut dans cette retraite, où il était volontairement seul et isolé, en 1875, âgé de quatre-vingt-deux ans. Il avait un fils qui fut joaillier de la couronne sous le second Empire, et dont la fille épousa Georges Charpentier, l’éditeur-libraire bien connu.
Sa carrière à l'Opéra-Comique
Il y débuta salle Feydeau le 05 mai 1817 dans Jeannot et Colin (le chevalier) et Paul et Virginie (Paul).
Il y créa : - salle Feydeau : le 07 juillet 1821 Emma (Edmond) d'Esprit Auber ; le 16 août 1821 le Philosophe en voyage (Saint-Léon) de Frédéric Kreubé et Louis-Barthélemy Pradher ; le 11 septembre 1822 le Coq de village (Pierrot) de Frédéric Kreubé ; le 12 mai 1823 le Muletier (Henriquez) de Ferdinand Hérold ; le 03 juin 1824 le Concert à la cour (Frédéric) d'Esprit Auber ; le 04 novembre 1824 Léocadie (Don Fernand d'Aveyro) d'Esprit Auber ; le 22 décembre 1824 les Deux Mousquetaires (Dercourt) d'Henri Montan Berton ; le 14 mars 1826 la Vieille (Emile de Vercigny) de François-Joseph Fétis ; le 28 novembre 1826 Fiorella (Albert) d'Esprit Auber ; le 30 janvier 1827 l’Artisan de Fromental Halévy ; le 09 juillet 1827 les Petits appartements (de Saint-Alban) d'Henri Montan Berton ; le 13 octobre 1827 l’Orphelin et le Brigadier (Gustave) de Prosper de Ginestet ; le 03 novembre 1827 le Roi et le Batelier de Victor Rifaut et Fromental Halévy ; le 22 novembre 1827 le Colporteur (Oscar) de Georges Onslow ; le 27 décembre 1827 Masaniello (le comte de Torellas) de Michele Enrico Carafa ; le 04 mars 1828 le Mariage à l’anglaise de Frédéric Kreubé ; le 28 novembre 1828 l’Exil de Rochester ou la Taverne (Rochester) de Raphaël Russo ; le 10 janvier 1829 la Fiancée (Frédéric de Loweinstein) d’Esprit Auber. - salle Ventadour : le 20 mai 1829 les Deux Nuits (lord Fingar) de François-Adrien Boieldieu ; le 23 avril 1830 Danilowa d’Adolphe Adam ; le 21 août 1830 Trois jours en une heure d’Adolphe Adam ; le 02 décembre 1830 Joséphine ou le Retour de Wagram (Eugène) d’Adolphe Adam ; le 09 juillet 1831 le Grand prix d’Adolphe Adam. - salle du Théâtre des Nouveautés (place de la Bourse) : le 05 novembre 1832 le Passage du régiment de Giuseppe Catrufo ; le 15 décembre 1832 le Pré-aux-Clercs (Comminges) de Ferdinand Hérold ; le 16 mai 1833 Ludovic (Ludovic) de Ferdinand Hérold et Fromental Halévy ; le 23 juillet 1834 Un caprice de femme de Ferdinando Paer.
Il y chanta Richard Coeur de Lion (Blondel) ; Montano et Stéphanie (31 juillet 1818) ; Ninon chez Madame de Sévigné (04 octobre 1823) ; Beniowski (juillet 1824, avec un nouvel air) ; le Déserteur (1824) ; la Jeune Femme colère ; l'Homme sans façon. |
Augustin Lemonnier dans Ludovic (Ludovic) lors de la création, dessin d'Alexandre Lacauchie, 1833
Né à Paris, Augustin Lemonnier s'élança de son berceau pour retomber sur la scène. Il avait à peine six ans lorsqu'il fut reçu en sevrage au théâtre des Jeunes Élèves ; ce n'était pas encore ce grand beau jeune homme d'aujourd'hui, ce dandy du théâtre de la Bourse, si envié par nos petits maîtres, si aimé, si lorgné, si deviné, si désiré par nos petites maîtresses ; ce n'était qu'un joli enfant agile et malin qui jouait avec esprit et gentillesse les petits rôles à sa taille, et qui, dans les ballets, occupait déjà une place honorable. A cette époque on l'eût cru destiné à pirouetter un jour sur les planches de l'Opéra et à trouver la pierre philosophale que notre grand Perrot cherche en ce moment, c'est-à-dire, l'art de faire trois tours sur soi-même dans l’atmosphère, et sans toucher le sol ; il en fut autrement ; je ne sais s'il manqua à sa destinée, ou si sa destinée lui manqua, mais le petit zéphyr déposa ses ailes à la porte du théâtre des jeunes comédiens, puis il entra : on n'y dansait pas le ballet, on y chantait l'opéra-comique, et même fort bien, dit-on ; Lemonnier chanta donc... Il chanta avec Vernet, celui-là même qui fait aujourd'hui les délices des Variétés ; il chanta surtout dans Maison à vendre, et loin d'avoir une extinction de voix en essayant un rôle d'Elleviou, loin d'être découragé, il s'acquitta si bien de son petit emploi, que les spectateurs en furent enchantés ; Dalayrac assistait à cette représentation ; il partagea l'enthousiasme général, et voulut qu'on lui présentât le charmant enfant qui lui avait fait tant de plaisir. Il le prit dans ses bras et le combla d'éloges et de caresses. Lemonnier passa ensuite au théâtre des Jeunes Artistes, alors ouvert rue de Bondy ; il y resta jusqu'à sa clôture ; ses parents désirèrent alors le placer sur un autre théâtre de Paris ; mais n'étant encore qu'un enfant, il ne pouvait tenir un emploi ; il lui fallut donc renoncer pour un temps à la capitale, et s'engager avec un directeur de province qui exploitait les plaisirs d'un arrondissement. A Reims, Lemonnier joua plusieurs genres de rôles, mais surtout les comiques, il avait à peu près seize ans, lorsqu'il reçut un engagement au théâtre de Rouen cette fois, en changeant de théâtre, il changea d'emploi et débuta par le rôle de Paul dans Paul et Virginie ; son succès fut des plus grands ; et sans doute, c'était fort honorable en présence d'un public aussi difficile que celui-là. Assuré de la faveur dès son début, il la justifia de plus en plus pendant les quatre ans de séjour qu'il fit dans cette ville, en jouant tour à tour, les colins dans l'opéra, et les amoureux dans la comédie, il eut le bonheur de faire partie d'une troupe excellente, à la tête de laquelle se faisait remarquer Granger, acteur parfait ; et modèle bien précieux pour un jeune homme ; Lemonnier profita de ses excellentes leçons, et quitta Rouen, théâtre de ses succès, pour en aller mériter et obtenir de plus brillants encore à Bruxelles. Il ne recula plus devant aucune difficulté ; il aborda les rôles les plus forts avec beaucoup de bonheur ; enfin il était l'acteur à la mode de Bruxelles, et cela, non seulement par ses grâces extérieures qui, au dire de la médisance, ont fait la moitié de sa réputation, mais aussi par son talent. Deux ans après, il fut rappelé à Paris, car depuis son départ, il avait grandi ; il reçut un ordre de début, et un engagement pour Feydeau. Ce fut une véritable perte pour le théâtre de Bruxelles, aussi on ne le livra pas sans l'avoir disputé ; le prince d’Orange qui lui avait toujours témoigné beaucoup de bienveillance, voulut faire rompre son engagement de Paris ; il s'adressa, pour y parvenir, à madame de Caraman ; madame de Caraman s'adressa à Martin ; Martin s'adressa au comité de Feydeau ; au nom de madame de Caraman, du prince d'Orange, et des habitants de Bruxelles, Martin proposa une somme de huit mille francs pour faire pencher la balance du côté de ses mandataires ; mais le comité refusa, le prince d'Orange en fut pour ses frais. Lemonnier revint à Paris en 1817 et débuta le 5 mai, par le même rôle de Paul dans Paul et Virginie, qu'il avait joué avec succès en province, et par le chevalier dans Jeannot et Colin, puis par Blondel de Richard Cœur de Lion. Dans ces trois pièces il obtint un égal succès et ne démentit pas la bonne réputation qu'il rapportait de ses voyages ; mais rien ne flatta plus son amour-propre, que les compliments qu'Elleviou vint lui faire au foyer après le rôle de Blondel ; Elleviou l'avait joué et y avait excellé comme il excellait partout. Elleviou était un juge irrécusable, sort blâme eût été une condamnation, ses éloges furent un grand succès. Depuis cette époque, Lemonnier a suivi courageusement les phases heureuses et malheureuses de l'Opéra-Comique, il fut à la salle Ventadour ce qu'il avait été à Feydeau ; maintenant, il est à la salle de la Bourse ce qu'il avait été au théâtre Ventadour : c'est un compliment. Je ne vous parlerai pas de Lemonnier homme physique, je n'ai pas le talent de distinguer à travers un pantalon collant le mollet naturel du mollet d'emprunt, d'ailleurs je préfère Ponchard qui chante au plus beau comparse qui ne sait pas parler ; mais j'aime aussi l'homme qui cumule les deux avantages. Parmi les ouvrages que Lemonnier a remis au théâtre nous citerons le Déserteur en 1824, la Femme colère, l'Homme sans façon, Beniowski, ouvrage dans lequel Boieldieu lui fit exprès un nouvel air très beau qui eut le plus grand succès ; parmi ceux qu'il a créés, nous remarquons Edmond dans Emma, Albert dans Fiorella, Henriquez dans le Muletier, don Fernand dans Léocadie, Emile dans la Vieille, Pierrot dans le Coq de village, Comminges dans le Pré-aux-Clercs, et Ludovic dans la pièce de ce nom ; à chaque rôle, il a prêté la grâce et le bon ton que tout le monde lui connaît et qui même quelques fois, est un excès chez lui. Dans Jeannot et Colin, par exemple, on dirait plutôt un marquis partant pour le bal masqué, qu'un bon paysan qui retourne dans ses montagnes ; c'est un défaut dont ses jolies spectatrices ne se plaignent pas ; quant à moi, j'aime assez l'illusion au théâtre. Somme toute, Lemonnier a d'excellentes manières, c'est un bon comédien, c'est un fort galant homme. (Galerie Théâtrale, 1833)
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Un chanteur oublié.
Un artiste qui eut son heure de vogue, sinon de célébrité, mais qui, depuis près de quarante ans, était retiré de la scène et vivait isolé dans un coin obscur de la province, vient de mourir sans qu'aucun journal en ait eu connaissance et sans que la nouvelle de ce fait ait été connue du théâtre même qui fut jadis celui de ses succès. Je veux parler de Lemonnier, l'ancien ténor de l'Opéra-Comique, l'artiste excellent qui, entre autres rôles importants, créa à Feydeau ceux de Comminges dans le Pré-aux-Clercs et de lord Fingar dans les Deux Nuits. — Nous allons fixer au passage la carrière de cet artiste, depuis si longtemps oublié. Le régime de liberté théâtrale, inauguré en France par la Convention nationale, fit éclore à Paris, de 1791 à 1807, un nombre incalculable de théâtres de toutes sortes, dont les uns naissaient pour mourir, et dont les autres, dirigés avec intelligence, jouissaient au contraire d'une existence prospère et parfois brillante. Comme, malgré les sottises qu'on n'a cessé de répéter à ce sujet, on a toujours beaucoup aimé la musique en France, un grand nombre de ces théâtres s'étaient voués, soit exclusivement, soit partiellement, au genre lyrique et avaient adopté le genre de l'Opéra-Comique. Parmi ceux-ci, il faut citer surtout le théâtre Montansier, le théâtre Louvois, le théâtre Molière et celui des Jeunes-Artistes de la rue de Bondy. Ce dernier était dirigé par deux musiciens qui n'étaient point sans talent, Foigner père et fils, artistes intelligents et actifs qui souvent écrivaient eux-mêmes la musique des opéras-comiques représentés sur cette scène aimable. Foignet fils ne se bornait même pas à être un compositeur distingué, il jouait et chantait, la plupart du temps, les principaux rôles de ses pièces et, plein de grâce et de légèreté à la scène, il brillait surtout dans l'emploi des Arlequins. La dénomination du théâtre des Jeunes-Artistes indique qu'il était un théâtre de jeunes gens et d'élèves, et il devint, par suite de l'activité qu'on y déployait, une pépinière d'excellents comédiens qui, par la suite, se tirent un nom sur de grands théâtres. C'est là que l’on vit débuter, tout enfant, Monrose père, qui fut une des gloires de la Comédie-Française, et Lepeintre aîné qui, pendant quarante ans, fit courir tout Paris aux Variétés, et Fontenay, que le Vaudeville retint pendant aussi longtemps ; et Grévin, et la belle Julie Dancourt, et l'excellente Mme Laporte, et la jolie Lorenziti, et enfin Déjazet qui y débuta à l'âge de cinq ans. C'est là aussi que, tout jeune, commença Lemonnier et il ne pouvait être à meilleure école. C'est vers 1805 ou 1806 qu'il se produisit pour la première fois en public. Malheureusement, un fait brutal vint interrompre sa carrière à peine commencée : 1807, un décret impérial replaça brusquement l'industrie théâtrale sous le régime du privilège, et ordonna la fermeture immédiate de tous les théâtres qui devaient disparaître. Malgré la prospérité dont il n'avait jamais cessé de jouir, malgré les sympathies qu'il s'était créées dans le public, celui des Jeunes-Artistes était condamné, avec beaucoup d'autres, à disparaître et vit son personnel se disperser de tous côtés. Lemonnier était âgé de quinze ans environ. Il resta, je crois, quelque temps inoccupé, puis fut engagé à Rouen pour y jouer l'emploi des comiques, qui lui convenait peu, paraît-il. De Rouen il alla à Bruxelles, où, changeant de genre, il prit l'emploi des jeunes ténors connu alors sous le nom de Colins, et dans lequel Michu s'était fait jadis, à la Comédie-Italienne, une si grande réputation. Dans ces nouveaux rôles, plus conformes à la nature de son talent, Lemonnier réussit à souhait, et de telle façon qu'au bout de quelques années il était engagé à l'Opéra-Comique. C'est le 5 mai 1817 qu'il effectua ses débuts à ce théâtre, se montrant, pour la première fois, dans les deux rôles du Chevalier, de Jeannot et Colin, et de Paul de Paul et Virginie. En enregistrant ce début, le Mémorial dramatique s'exprimait ainsi : — « M. Lemonnier a débuté dans les rôles d'Elleviou, et a été très bien accueilli. Il a de la sensibilité et un physique agréable ; sa voix, sans être fort étendue, est expressive, et sa diction assez pure. Ce théâtre a bien fait de s'attacher M. Lemonnier : il en avait grand besoin ». A ce moment, Lemonnier n'était encore qu'une espérance ; mais il allait se former rapidement, et déjà il était doué des qualités qui devaient en faire un artiste. Un physique charmant, qui le faisait appeler « le beau Lemonnier », une tournure élégante et des manières extrêmement distinguées, une aisance rare à porter le costume, lui donnait déjà de grands avantages. Sa voix, il est vrai, était, peu étendue et sans grande portée, ce qui ne lui permit jamais de tenir l'emploi des premiers grands ténors ; mais elle était juste, flexible, et il s'en servait avec facilité. Elle l'aida, à tout le moins, à tenir avec distinction un emploi qu'il sut en quelque sorte se créer, et qui, secondaire si l'on veut au point de vue du chant, acquit une grande importance par suite des rares aptitudes qu'il montra bientôt comme comédien. C'est ce qui fait qu'un chroniqueur, quelques années plus tard, pouvait s'exprimer ainsi sur son compte : — « Lemonnier est doué d'un physique charmant ; son excellent ton, ses manières distinguées, le font surtout remarquer du beau sexe. Il a l'intelligence de la comédie, et il excelle à composer, à débiter un rôle, et à lui imprimer le cachet qui lui est propre. L'Homme sans façons, Comminges, du Pré-aux-Clercs, Ludovic, sont ses meilleures rôles. Il excelle aussi dans la Vieille, la Fiancée et les Deux Mousquetaires. Lemonnier est moins remarquable comme chanteur, mais il dirige avec beaucoup d'habileté une voix qui manque d'étendue, sinon de charme et de flexibilité. Lemonnier ne serait point déplacé à la Comédie-Française. Au Gymnase et au Vaudeville, il renouvellerait les beaux jours de Gontier. » (1)
(1) Petite biographie des acteurs et actrices de Paris.
La création seule du rôle si difficile et si important de Comminges, dans le Pré-aux-Clercs, pourrait suffire à donner la mesure du talent de Lemonnier, et l'on peut se faire une idée exacte de la souplesse et de la variété de ce talent en songeant que ce fut lui aussi qui créa celui de lord Fingar dans les Deux Nuits de Boieldieu. Parmi les autres ouvrages au succès desquels il contribua, il faut citer encore l’Artisan, d'Halévy, les Petits appartements, de Berton, l'Orphelin et le Brigadier, de Prosper de Ginestre, le Roi et le Batelier, d'Halévy et Rifaut, le Mariage à l'anglaise, de Frédéric Kreubé, le Colporteur, d'Onslow, l'Exil de Rochester, de Raphaël Russo, et surtout le Masaniello, de Carafa, dans lequel il fit preuve de qualités tout à fait supérieures. Un an environ après son entrée à l'Opéra-Comique, Lemonnier épousait l'une des plus charmantes cantatrices de ce théâtre, l'une de celles qui contribuaient le plus à sa gloire, Mlle Regnault, la rivale et l'émule de Mme Duret Saint-Aubin. Mlle Regnault était la protégée, la préférée de Boieldieu, qui lui confiait tous les rôles importants de ses ouvrages, tandis que Niccolo écrivait les siens en vue de Mme Duret. Entrée à l'Opéra-Comique en 1808, elle y créa successivement Cendrillon, l'Enfant prodigue, Jean de Paris, le Nouveau Seigneur du village, Jeanne d'Arc, Leicester, etc. Voici une lettre inédite d'Elleviou adressée à Mme Lemonnier peu de temps après son mariage, et dans laquelle ce grand artiste, peu louangeur de sa nature, lui adressait des compliments sur son mari. J'ignore à quel sujet cette lettre, d'ailleurs plaisante et spirituelle, a été écrite :
« Je vous prie, Madame, de vouloir bien offrir de ma part à votre mari un habit de général français. Je ne l'ai porté qu'une fois. C'était à une bataille où, je l'avoue, je tremblais de toutes mes forces. Mais, je dois le dire à ma justification, j'avais en face le plus grand capitaine de l'Europe. S'il garda le champ de bataille, je ne fus cependant pas battu, et il paya tous les frais de la journée, qui fut chaude, car les poêles maintenaient la température à 28 degrés au-dessus de zéro. Je n'abuserai point du privilège des vieux, qui, trouvant plus facile de donner de bons conseils que de bons exemples, rabâchent à cœur joie sur leurs antiques souvenirs. Je me contenterai de dire à votre mari en lui remettant mon habit de général, que j'espère qu'il ne lui portera pas la contagion de la couardise ; qu'il est très bien d'être brave, mais qu'il ne faut pas être téméraire ; enfin, deux ou trois petits proverbes qu'il sait aussi bien que moi, mais que je respecte parce qu'ils doivent être dans le bréviaire de tous les artistes : Il n'y a rien de beau ni de bon dans les arts d'imitation, que ce qui est naturel ; Une douce chaleur qui pénètre vaut mieux que le feu qui dévore ; Il vaut mieux réussir par la conviction que par la ruse et la force, etc., etc. Je sais que tout cela est passé de mode, mais priez Auber de faire des variations sous ces petits proverbes, vous les chanterez, vous en ferez chaque jour sentir la vérité, et vous les maintiendrez en faveur. Je m'applaudis, Madame, d'avoir été un des premiers à deviner le talent de M. Lemonnier, je vous félicite tous les deux d'une union aussi bien assortie, et recevez l'assurance de l'intérêt avec lequel je suis votre dévoué serviteur. Ce 14 août 1818. Elleviou. »
Lemonnier se retira de l'Opéra-Comique en 1837, après avoir accompli les vingt ans de services qui lui donnaient droit à la pension ; sa femme avait quitté ce théâtre dès 1828, dans les mêmes conditions. Bientôt après, tous deux allèrent se confiner dans un coin de la Normandie, à Saint-Sever (département du Calvados), où ils possédaient une propriété, et c'est là qu'ils terminèrent leur longue existence. Mme Lemonnier mourut à Saint-Sever le 5 avril 1866, âgée de 76 ans, et son mari s'est éteint lui-même, dans le vieux manoir où il demeurait volontairement seul, le 4 de ce mois dans sa quatre-vingt-troisième année. Avec lui disparaît un des derniers représentants de cette admirable génération d'artistes qui fut la gloire et l'honneur de l'Opéra-Comique, et parmi lesquels il faut surtout citer Ponchard, Huet, Féréol ; Mmes Lemonnier, Duret, Ponchard, Boulanger, Rigaut, Pradher, sans compter ceux que j'oublie involontairement.
(Arthur Pougin, le Ménestrel, 28 mars 1875)
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