Marie GRISIER-MONTBAZON
Marie Rose LIVERGNE dite Marie GRISIER-MONTBAZON
mezzo-soprano français
(7 place de l'Horloge, Avignon, Vaucluse, 29 janvier 1859* – Bois-Colombes, Seine [auj. Hauts-de-Seine], 18 octobre 1922*)
Fille d'Hippolyte François LIVERGNE (Avignon, 23 mai 1838* – Paris 12e, 28 décembre 1882*), tapissier, qui jouait la comédie en province sous le nom de MONTBAZON [fils de Jean-Baptiste LIVERGNE (Périgueux, Dordogne, 15 février 1803 – Marseille, Bouches-du-Rhône, 12 août 1860), cordonnier], et d'Émilie HODY (Limoges, Haute-Vienne, 15 novembre 1835 –), artiste dramatique, mariés vers 1857.
Sœur d'Adèle Mathilde LIVERGNE dite Adèle Charlotte MONTBAZON (Amiens, Somme, 08 octobre 1865 – Le Kremlin-Bicêtre, Seine [auj. Val-de-Marne], 31 août 1949), qui fit partie de la troupe des Folies-Dramatiques en 1887.
Epouse à Colombes, Seine [auj. Hauts-de-Seine], le 22 juillet 1882* (divorce le 16 juin 1897) Georges GRISIER (1851–1909), auteur dramatique ; parents de Gillette Charlotte GRISIER (Colombes, 05 juin 1883* – Colombes, 30 mars 1976) [épouse à Bois-Colombes le 01 février 1911* Henri LOCKWOOD, tailleur d'habits], et de Renée Georgette Jeanne GRISIER (Colombes, 19 janvier 1889* – Asnières, Seine [auj. Hauts-de-Seine], 05 avril 1957).
Fille de l'acteur Montbazon et d’une actrice, elle débuta à Lyon dans le Vieux Caporal (1866), joua ensuite la comédie et le drame à Marseille, Rouen, Genève. Elle remplaça un soir une camarade dans les Cloches de Corneville, y obtint un grand succès, et depuis chanta l'opérette. Elle rentra à Lyon pour y chanter les premières du Petit Duc et Madame Favart. Elle fut alors engagée à Paris, aux Bouffes-Parisiens, où elle débuta, le 29 décembre 1880 en obtenant un éclatant succès dans la création de la Mascotte (Bettina) d'Edmond Audran. Après avoir créé Boccace (Boccace) de Franz von Suppé [version française de Chivot et Duru] aux Folies-Dramatiques le 29 mars 1882, elle revint aux Bouffes-Parisiens et se fit applaudir dans les créations suivantes : Gillette de Narbonne (Gillette) d'Audran (11 novembre 1882) ; la Dormeuse éveillée (Suzette) d'Audran (23 décembre 1883) ; le Chevalier Mignon (le Chevalier Mignon) de Léopold de Wenzel (23 octobre 1884) ; ainsi que dans une reprise des Mousquetaires au couvent (Simone). Ensuite, elle a joué sur différents théâtres de Paris : aux Nouveautés, où elle a chanté une reprise de la Cantinière (1885) ; et créé les Délégués d'Antoine Banès (28 novembre 1887) ; puis participé aux créations suivantes : au Châtelet, les Aventures de M. de Crac (Anita), féerie en quatre actes et 25 tableaux d'Ernest Blum et Raoul Toché (19 avril 1886) ; aux Folies-Dramatiques, Madame Cartouche (Sylvine) de Léon Vasseur (19 octobre 1886) ; aux Bouffes-Parisiens, Mam'zelle Crénom (Juliette) de Léon Vasseur (19 janvier 1888) ; le Valet de cœur (Chloé) de Raoul Pugno (19 avril 1888) ; au Casino de Paris : Cocher ! au Casino (1890) ; aux Folies-Dramatiques, le Mitron d'André Martinet (24 septembre 1891). Elle fit plusieurs tournées à l'étranger, notamment en Russie où elle a remporté de grands succès (Théâtre Arcadia de Saint-Pétersbourg, 1895).
En 1889, elle habitait 48 rue des Carbonnets à Colombes. Elle est décédée en 1922 à soixante-trois ans, en son domicile, 10 rue des Bons-Enfants à Bois-Colombes.
Marie Grisier-Montbazon en 1885 [photo Nadar]
Une de nos étoiles d'opérette qui est arrivée très vite à la place où elle brille aujourd'hui. Rien d'étonnant à cela, car Marie Montbazon possède la grâce de la jeunesse, la beauté, la douceur de l'organe, la vivacité de l'esprit et la science du théâtre. Cette connaissance de la scène, la jeune artiste l'a acquise sans efforts et sûrement, comme cela arrive pour tous les enfants qui, habitués dès leur enfance à marcher sur les planches, apprennent à s'y mouvoir à l'aise et savent conserver, par là, le naturel, première des qualités pour le comédien. Née à Avignon en 1859, Marie Montbazon, aujourd'hui Mme Grisier-Montbazon, est la fille d'Hippolyte Livergne, acteur distingué qui a joui d'une grande réputation sur plusieurs de nos principales scènes de province, sous le nom de Montbazon. Sa mère, Emilie Hody, était également comédienne, et, de plus, fort jolie personne ; elle avait partagé le succès de Montbazon, qu'elle épousa, alors que tous deux recueillaient chaque soir les bravos du public avignonnais. C'est à l'âge de cinq ans que la petite Marie fit ses débuts au théâtre, à Lyon, dans le Vieux Caporal, aux côtés de son père. La fillette se montrait très gentille et fut très gâtée. Tout le monde prenait plaisir à caresser cette petite figure rose qu'encadraient de beaux épis d'or mûris au soleil du Midi, et ceux qui la connaissaient présageaient les succès futurs de la femme et de la comédienne. Lorsque l'enfant prit de l'âge, et quand vint l'adolescence, l'avenir se dessina pour la jeune fille. Elle comprit que, elle aussi, avait charge d'âme, et son dévouement pour ses père et mère, pour ses petites sœurs, lui méritèrent autant d'admiration de la part de ceux qui l'entouraient, que ses succès d'artiste lui valurent d'applaudissements près des spectateurs enthousiasmés. C'est par l'emploi des ingénuités que la jeune fille commença réellement le théâtre et se fit applaudir à Lyon, à Marseille, à Rouen, à Genève. C'est en interprétant le répertoire varié de la comédie et du drame, qu'elle acquit. cette souplesse de talent dont on subit aujourd'hui l'action immédiate. La jeune fille n'avait pourtant pas encore trouvé sa véritable voie, et c'est le hasard, la bonne fortune qui l'aidèrent à devenir une diva célèbre. Un soir, alors qu'elle était en représentation à Genève, on jouait les Cloches de Corneville. L'actrice chargée d'interpréter le rôle de Germaine fit savoir qu'une indisposition ne lui permettait pas de jouer. Désolation du Directeur, et d'autant plus grande que la location et la recette étaient fort considérables. Ne trouvant pas d'autre moyen pour sortir d'une situation si préjudiciable à ses intérêts, l'impresario pria Mlle Montbazon de remplacer au pied levé sa pensionnaire. La vaillante ingénue accepta cette responsabilité avec empressement et se fit tellement applaudir que son directeur la pria de conserver désormais le rôle. C'est à partir de ce jour que Marie Montbazon chanta l'opérette. Revenu à Lyon, elle créa dans le Petit Duc, le rôle de la comtesse de Parthenay, puis remporta un très grand succès dans Madame Favart, qu'elle a chanté depuis aux Bouffes-Parisiens, lors de la reprise de cette opérette. Le 30 décembre 1880 eut lieu à Paris, au théâtre du passage Choiseul, la première représentation de la Mascotte. Pour remplir ce rôle difficile de la Mascotte, M. Cantin a longtemps cherché une étoile qu'il n'avait pas précisément sous la main. Or, un jour, son régisseur, M. Haymé, se trouvait à Lyon, il assistait à une représentation des Vieux Garçons. Le rôle de l'ingénue était joué par une jeune fille nommée Mlle Montbazon. — Sapristi ! s'écria le fidèle Haymé, voilà une charmante comédienne ! quel malheur qu'elle ne chante pas ! Le lendemain, au même théâtre, on jouait le Petit Duc. Il y retourna, et qu'elle ne fut pas sa joie en découvrant que la Granier de l'endroit était précisément la même demoiselle Montbazon. La charmante comédienne était aussi une ravissante chanteuse, c'était jouer de bonheur, et M. Cantin n'hésita pas à signer un engagement qui comblait tous ses vœux. Tout le monde se souvient encore du grand succès remporté par la charmante artiste. Lorsque le succès de la Mascotte fut épuisé, M. Cantin dirigea sa jeune pensionnaire vers les Folies-Dramatiques, pour y créer le rôle de Boccace, dans la pièce de ce nom. Ce personnage, plein de jeunesse et de belle humeur, convint parfaitement au talent souple et à la gaîté communicative de Mlle Montbazon. Sous le travesti, elle sut conserver tout le charme de sa personne et elle dépensa, en plus, un esprit fin et en même temps brillant, qui porta avec éclat sur le spectateur. Le succès de la jeune artiste continua avec les créations qu'elle fit dans Gillette de Narbonne, le 11 novembre 1882 ; puis dans la Dormeuse éveillée, le 29 décembre 1883 ; le Chevalier Mignon, en octobre 1884, et, tout dernièrement, aux Nouveautés, dans la Cantinière. Mme Grisier-Montbazon a pris rang, sur nos scènes parisiennes et sur les principales scènes des grands théâtres de l'étranger, parmi les étoiles les plus resplendissantes ; son nom est, aujourd'hui, synonyme de succès.
(Maurice Predel, Paris-Artiste, 25 juillet 1885)
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La créatrice de la Mascotte ! Madame Montbazon traille derrière elle ce rôle comme Paulin-Ménier le Courrier de Lyon ; ça lui fait une seconde personnalité dont elle ne peut se débarrasser, qu'elle fuit et qui la poursuit partout, furie vengeresse attachée à ses pas. Ce rôle, elle l'a joué huit cents fois ! A Paris, en province, à l'étranger. Et on le lui réclame toujours ! C'est au point qu'en été, lorsqu'un impresario lui fait parcourir, par une route dorée, un pays ou un autre, elle prend désormais la précaution de faire spécifier sur ses engagements qu'elle ne jouera pas la Mascotte.
La bonne précaution qu'a La Châtre ! Il faudrait ne pas connaitre ce public des théâtres en province, pour s'imaginer un seul instant qu'un subterfuge quelconque le fera se passer de la Mascotte. En province, on ignore la bienveillance et l'indulgence qui distinguent, entre tous, le public parisien. Ici l'on dit : Directeur est maître chez lui ! Là-bas, c'est le public qui est maître où il paie. Et il ne laisse pas tomber en désuétude la moindre parcelle de sa prépondérance. Les abonnés de l'orchestre qui, pour une centaine de francs, ont leur fauteuil à l'année, font la loi dans toute la salle. Un nouvel artiste doit tout d'abord obtenir leurs suffrages. Trois débuts, pour cela, sont à peine suffisants. Si MM. les abonnés ne sont pas contents, à la première fois éclate une tempête de sifflets, coupée de cris d'animaux, d'invectives, de hurlements. Sils sont satisfaits, ils ne le laissent voir qu’après le troisième début. Alors leur enthousiasme peut aller jusqu'au délire : ce n'est pas un couplet qu'ils bissent, c'est un acte... ou la pièce entière. Et il ne faudrait pas essayer de continuer la représentation sans avoir joué une seconde fois en entier la partie qui leur a plu. Qu'on le tente : une tempête s'élève en chœur, sur l’air des Lampions, la foule clame : — Régisseur ! Régisseur ! Celui-ci paraît ; et on lui signifie qu’il faut recommencer ; un dialogue s'établit : Le régisseur. — Mais les acteurs sont fatigués ! La foule. — Qu'ils se reposent ! Nous attendrons, nous avons le temps ! Et ce n'est pas une plaisanterie : on attend aussi longtemps qu'il faut. Le public de province n'est pas chiche de ses heures. Il restera jusqu’à l'aube, si c'est nécessaire. Mais, ayant payé, il aura un spectacle à sa guise, il lui en faut pour son argent. On croirait qu'une femme, une artiste venant de Paris, précédée d'une réputation établie, une étoile enfin, obtient quelque déférence. Erreur : Madame Montbazon a essayé une fois, à Agen, je crois, de ne pas jouer la Mascotte. On écouta et on applaudit tous les rôles que spécifiait son engagement. Mais, après chaque pièce nouvelle, une députation d'abonnés allait poser cette question au directeur : — A quand la Mascotte ?
L’impresario essayait de gagner du temps. Il fut vaincu. Il dut enfin annoncer à sa pensionnaire qu'il lui fallait à tout prix jouer la Mascotte à sa représentation de bénéfice, sous peine de faire salle vide. Rien n'y fit. Madame Montbazon dut s'exécuter. On dut faire venir les costumes de Paris, en toute hâte. Ce fut un triomphe. Bouquets, couronnes, bijoux même pleuvaient sur la scène. Et tous portaient cette dédicace : « A la Mascotte ! » Après cela, il n'y a plus qu'à se résigner à tirer l'échelle, et à jouer Bettina jusqu'à la consommation des siècles. Aussi, maintenant, quand Madame Montbazon part en tournée, elle laisse toujours à Paris une malle prête, avec tous les costumes de la Mascotte. — Et jamais elle ne manque de la demander. Autre exemple, en passant, de la tyrannie du public de province. C'était à Marseille. Madame Montbazon avait joué Mam’zelle Nitouche. Au troisième acte, elle parut à cheval, comme Judic. Quand le rideau tomba, on entendit un grand bruit, des trépignements, des cris. Au lieu de se lever, les spectateurs restèrent en place criant : — Régisseur ! Le factotum se montra. Il expliqua que le plancher de la scène s'était effondré sous les pieds du cheval, que bête et amazone étaient tombés dans les dessous, mais qu'heureusement l'artiste en était quitte pour la peur. Alors, on demanda que Madame Montbazon vint recevoir les félicitations du public. — Mais elle est partie se reposer ! Quand les spectateurs eurent constaté que cette information était fondée, ils se portèrent en corps devant l'hôtel où habitait la divette, et lui firent une bruyante ovation. Madame Montbazon dut se montrer à sa fenêtre, et saluer en peignoir.
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Bettina est revenue l'année dernière au théâtre de ses premiers succès. Mais, hélas ! elle n'a pu y être logée aussi grandement que pourrait le faire supposer son succès. Les coulisses des Bouffes étaient déjà plus que restreintes. Mais l’Opéra-Comique a brûlé. La commission des théâtres a été instituée, et, prise d'un beau zèle, elle a taillé, coupé, rogné dans l'ex-théâtre d'Offenbach comme si elle était chez elle. A la vérité, elle n'a point eu tort. Auparavant, les artistes entassés dans des loges microscopiques auraient été, en cas de sinistre, grillés comme de véritables côtelettes, tant est incommode l’enfilade de couloirs et d'escaliers qui conduit aux coulisses. Maintenant, il y a, à chaque étage, une porte de dégagement, percée dans le mur de la maison voisine, et qu'une clef, placée sous verre, permet d'ouvrir à la moindre alerte. Mais les loges sont devenues plus petites encore, et les artistes, déjà à l’étroit, n'ont plus, aujourd'hui, à leur disposition, qu'un espace tout à fait illusoire. Cela n'empêche pas le succès, au contraire, mais il est un peu plus cher payé, voilà tout.
loge de Madame Montbazon
Madame Montbazon a, au moins, le privilège d’une loge pour elle seule. Oh ! bien petite ! C'est un réduit taillé à même dans le bureau du régisseur. Quand on a franchi le couloir montueux qui donne sur la rue, grimpé un escalier de fer, passé derrière la scène par un boyau où on ne va que courbé en deux, monté encore quelques marches, devant la loge des choristes, on arrive à la loge de Madame Montbazon. A droite, un rectangle, deux mètres de long, un mètre cinquante de large. La toilette (une simple table de bois) tient tout un côté. En face, une fenêtre permet de donner un peu d'air. L'électricité éclaire, là-dedans, deux chaises, un petit placard, quelques rayons pour les accessoires, des patères pour les costumes, une glace, les objets de toilette nécessaires, et, en belle place, une superbe pelote à épingles, en forme de soleil, indispensable à la divette qui, avec sa vivacité, fait craquer les coutures à tout propos. Pendant l'acte, l’habilleuse est tout occupée à ranger la loge, afin de dégager une place suffisante pour les changements. Mais si, à l'entr'acte, il y a des visiteurs, il faut laisser la porte ouverte. Et on cause à demi sur le palier, avec, d'un côté, la loge de Scipion — une cage munie d'un judas en guise de fenêtre — et de l'autre, le cabinet de M. Chizzola.
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Tout cela n'empêche pas la gaieté. Madame Montbazon a beau être logée à l'étroit, s'embarrasser dans ses robes faute de place, elle rit et chante toujours, pendant que d'une main agile, elle met un œil de poudre ici, un brin de rouge là. Grande et point mièvre, belle de fraicheur et de santé, elle est, elle-même, ce qu'elle se montre dans ses rôles : d'une vivacité exubérante, rieuse, espiègle, très bonne et très douce. Dans ses yeux, où brille la gaieté, on croirait voir un reflet de sa vie, toute faite de bonheur et de succès, avec, seulement, ça et là, quelques rares pages sombres. Véritable « enfant de la balle », elle est née à Avignon, d'une famille de comédiens. Son grand-père, sa grand-mère, sa mère, son père et ses frères étaient ou sont au théâtre. Son père s'appelait Livergne et prit le nom de Montbazon qu'elle a conservé.
Digne fille d'une telle race, elle débuta sur les planches, à cinq ans, dans le drame : les Pirates de la Savane. A quatorze ans, elle jouait les ingénues du répertoire de Sardou et de Dumas père, et ne songeait pas plus à la musique qu'à quitter le théâtre. Or, la troupe a laquelle appartenait sa famille, jouait aussi l'opérette. Un jour, l'étoile se trouva malade au moment de la représentation. On avait affiché Barbe-Bleue, grand succès. Il fallait jouer la pièce, ou tout perdre. Quelqu’un s'avisa que la petite Marie, qui avait entendu la pièce vingt fois, en savait tous les couplets, et, tout le jour, remplissait le théâtre de roulades des plus harmonieuses. Si elle jouait le rôle ?... C'était un pis-aller auquel on se résigna. Au pied levé, Madame Montbazon remplaça sa camarade et se montra si bonne diseuse, révéla tant de perles dans son gosier, que le public la trissa et que, du coup, elle passa étoile d'opérette... en province. Peu après, Cantin, qui montait alors la Mascotte, l'engagea pour jouer... la Princesse Fiametta. Bettina était confiée à Mme Degrandi. Mais celle-ci, malade, ne put achever de répéter la pièce ; et, de nouveau, ce fut à la petite provinciale qu'on eut recours. Cantin était désolé. Il voyait le succès compromis, et, persuadé que la pièce n'irait pas à la dixième, il songeait déjà à reprendre quelque bonne vieille rengaine. La première fut un triomphe. En une soirée, Paris adopta la nouvelle chanteuse, et en huit jours, elle passa étoile. Cantin déclara qu'il l'aurait prédit huit jours à l'avance !
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Madame Grisier-Montbazon, en dehors de la scène, vit en bourgeoise, d'une vie de famille, très heureuse et point bruyante. Elle a, en effet, épousé, il y a quelques années, notre confrère Georges Grisier, de la Patrie, l'une des têtes du joyeux trio, complété par Blondeau et Monréal. C'est charmant, l'histoire de ce mariage : Madame Montbazon avait été engagée aux Folies-Dramatiques, par Blandin, alors directeur, pour jouer Boccace. Mais, on le sait, dans ce rôle, on met sabre au clair. Il y a duel, il faut tirer l'épée. La divette, qui émaille la plupart de ses rôles de claques si gaîment appliquées à ses partenaires, ignorait totalement le noble jeu de l'escrime. Et elle avait une peur vague mais insurmontable des maîtres d'armes. Blandin lui proposa de prendre des leçons de M. Grisier, fils d'un de nos meilleurs professeurs et lui-même lame très remarquable. Ce fut accepté. Et c'est durant ces leçons que s'établit une intimité qui aboutit bientôt au mariage. Jamais, d'ailleurs, on ne vit cérémonie si joyeuse que celle-là, qui fut célébrée à Bois-Colombes. A l'église, tout fut des plus corrects. Le curé prononça une allocution charmante, émue et spirituelle. Des artistes chantèrent au lutrin. Puis, un dîner réunit une compagnie choisie d'acteurs, d'hommes de lettres, de journalistes, qui, tous, rivalisèrent de gaîté et d'esprit. La fête dura longtemps. Burani improvisa, à l'éloge des mariés, des bouts-rimés où Mascotte rime avec bergamote. François Coppée dit des vers dédiés à Georges Grisier. Ces vers sont inédits : rien d'intime comme ces strophes du poète des Intimités.
Grisier possède un album « aux souvenirs » ; là, sous une reliure de chagrin à initiales entrelacées M. G., il recueille avec un soin pieux tout ce qui a trait à son mariage avec l’étoile, et à leur vie commune. Là, se trouvent également les bouts-rimés de Burani crayonnés sur un coin de la table du banquet. Et ces deux dates : 5 Septembre 1882 — 5 Juin 1883, qui rappellent la première de Gillette de Narbonne, une autre création de Madame Montbazon, et la naissance de la petite « Gillette ». Là aussi, se trouvent les noms des témoins : pour le marié : MM. Desmazes, ancien président à la Cour d'appel, et Guyon, directeur de la Patrie. Pour la mariée : MM. Ponchard, de l'Opéra, et Milher du Palais-Royal. L'album s'ouvre par une dédicace à Madame Montbazon. C'est un quatrain, signé Grisier :
A MA FEMME Quatorze mois, n'est rien : c'est beaucoup, au contraire ! Il s'agit d'affirmer combien on est heureux. Ta fille et ta maman répondront à la mère. C'est si bon de s'aimer et se le dire deux !
Tout ceci respire un parfum de famille qu'on ne se serait pas attendu, il y a vingt ans, à trouver au théâtre.
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Parmi beaucoup de tournées qu'a faites la Mascotte, il en est une dont elle garde un inoubliable souvenir : celle de Russie. Le père de M. Grisier avait été professeur d'escrime à Saint-Pétersbourg, et il eut là-bas des aventures dont son ami Dumas a fait un roman. Il y avait fondé, sur la Néva, l'École française de natation. Les Russes, galants comme on l'était en France au XVIIIe siècle pour toutes les femmes, et comme on ne l'est plus pour personne à Paris, avaient trouvé, pour souhaiter la bienvenue à la divette, cette attention d’une exquise délicatesse : ils firent dorer à neuf les lettres de l'enseigne à l'École de natation, fondée par le père de son mari. Au reste, elle reçut partout un accueil charmant. Toute la cour et toute la ville coururent à ses représentations, où elle donnait en français la réplique a des acteurs du crû jouant en russe. Il y avait deux souffleurs. Elle travailla tant, elle fit si bien que le jour de la représentation de gala, elle joua toute la pièce en Russe. Et elle adressa, en outre, un compliment inédit à l'Empereur. Cette fois, elle souleva un véritable enthousiasme. Elle fut reçue dans la loge impériale, et comblée de cadeaux. Elle a renouvelé, depuis, ce tour de force à Paris, dans une soirée à laquelle assistait l'ambassadeur slave, M. de Morenheim. Celui-ci a écouté l'actrice, en donnant les signes du plus complet ravissement, et quand elle a eu terminé, il s'est approché d'elle, et lui a dit en français : — Ah ! Madame, comme vous venez de me faire plaisir !
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Que dire encore ? On connaît les créations de Madame Montbazon — c'est-à-dire des succès — depuis la Mascotte jusqu'à sa dernière, Mam’zelle Crénom ! A quoi bon percer le mur de la vie privée, pour une femme qui vit entre son mari et sa fillette ? Chaque soir M. Grisier l'accompagne au théâtre, l'attend pendant la représentation et retourne ensuite avec elle à Bois-Colombes, où ils habitent l'ancienne villa de Paul Ferrier, qu'ils ont baptisée : Villa Gillette. Et, sauf une fois ou deux, où ils faillirent être attaqués par des rôdeurs en passant le pont de la Seine, ils se retrouvent toujours, heureux et tranquilles, dans cette délicieuse maison de campagne, toute pleine d'un japonisme parisien, — le meilleur des japonismes, au dire de Georges Grisier.
(Louis Germont, Loges d’artistes, 1889, dessins de Félix Fournery)
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Marie Grisier-Montbazon
M. Montbazon, père de Mme Marie Grisier-Montbazon, l’étoile des Bouffes, vient de mourir dans la maison de santé de la rue Picpus. Il est mort subitement, jeudi, en achevant de dîner. Cet artiste avait été célèbre, comme grand premier rôle, en province. Il avait surtout obtenu de grands succès à Marseille et à Lyon. Son enterrement aura lieu demain dimanche, à une heure et demie, à Colombes. On se réunira à l’église. (le Temps, 31 décembre 1882)
Mme Marie Montbazon, de son vrai nom Marie-Rose Livergne, qui fut pendant des années l'une des reines de l’opérette française, a succombé hier à l'âge de soixante et un ans. Enfant de la balle, elle avait paru pour la première fois en public à l’âge de quatorze jours. Sa mère tenait, à cette époque, le rôle de Marie-Jeanne dans Marie-Jeanne ou la Femme du Peuple, un mélo célèbre : l'héroïne devait, en scène déposer dans un tour l'enfant qu'elle abandonnait. Mme Montbazon, au lieu d'y déposer, selon la tradition, une poupée, y plaça sa propre fille qui venait de naître. La petite Marie fit ses débuts quelques années avant la guerre de 1870. Après avoir joué les rôles d'enfant, elle tint l'emploi des ingénues, interprétant le drame et la comédie à Lyon, Marseille, Rouen, Genève. Un soir, elle remplaça au pied levé une camarade, dans l'opérette, et ce hasard décida de sa carrière. Elle allait créer successivement le Petit Duc, Madame Favart, la Mascotte, Gillette de Narbonne, la Dormeuse éveillée, le Cher Mignon, la Cantinière, les Aventures de M. de Crac, Maître Cartouche, etc., tout en faisant de nombreuses tournées à l'étranger. Mme Montbazon s'était éloignée du théâtre ; pendant la guerre, pour se rendre utile, elle n'hésita pas à tourner des obus dans une usine de munitions. Elle reparut ensuite sur la scène, mais en comédienne. Les théâtres de la Porte-Saint-Martin et de l'Ambigu l'engagèrent et, tout récemment encore, dans le Secret de Polichinelle, elle reprenait le rôle qu'avait créé Judic. Mme Marie Montbazon avait épousé M. Georges Grisier, qui dirigea longtemps l'Ambigu. Elle laisse deux filles mariées. Ses obsèques auront lieu vendredi, à 11 heures, en l'église de Bois-Colombes où on se réunira. (Maxime Girard, le Figaro, 19 octobre 1922)
A l’occasion de cette création [Boccace] un petit roman d’amour qui devait aboutir à un mariage se développa dans les coulisses du théâtre. La jeune Montbazon, pour jouer correctement une scène de duel dans l’opérette de Suppé avait dû prendre quelques leçons d’escrime avec un jeune journaliste, M. Grisier, dont le père était un maître d’armes réputé dans la capitale. A la fin des répétitions les deux jeunes gens annoncèrent leurs fiançailles et le mariage eut lieu à Bois-Colombes au milieu de juillet. Mademoiselle Montbazon prit alors le nom de Madame Grisier-Montbazon. (Florian Bruyas, Histoire de l’opérette en France, 1974)
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Marie Grisier-Montbazon dans Gillette de Narbonne