Léon CARVALHO

 

Léon Carvalho [photo Legé et Bergeron, musée Carnavalet]

 

 

Arthur Léon CARVALHO dit Léon CARVALHO

 

directeur de théâtre français naturalisé français le 02 décembre 1870

(Port-Louis, île Maurice [alors colonie britannique], 18 janvier 1825 – Paris 2e, 29 décembre 1897*)

 

Fils naturel reconnu d’Arthur RONDEAUX DE COURCY (Port-Louis, 02 août 1800 – Paris 9e, 10 février 1884*), consul de France à Ancône [épouse Zélie PIERSON, danseuse à l’Opéra], et d’Anne Marie Henriette Laure CARVALHO (08 octobre 1807 – Port-Louis, 14 janvier 1834).

Epouse à Paris ancien 2e [auj. 9e] le 28 juillet 1853* Caroline MIOLAN-CARVALHO (1827–1895), soprano.

Parents de Félix Henri CARVALHO (Paris ancien 2e, 01 juillet 1854* – Paris 8e, 29 mars 1925*), lieutenant au 14e régiment de dragons puis capitaine, secrétaire général de l'Opéra-Comique (1896-1899), épouse à Paris 8e le 04 juin 1888* Marthe Antonia Eugénie CHÉRONNET (Paris 9e, 26 octobre 1866* – Cherbourg, Manche, 11 mars 1933) [parents d'André Charles Stanislas Léon Antoine CARVALHO (1889 – Lausanne, Suisse, août 1892)].

 

 

Elève au Conservatoire de Paris, il y obtint un accessit d’opéra-comique en 1848. Engagé comme basse chantante à l'Opéra-Comique de Paris en 1847, il y connut soprano Caroline Félix-Miolan, qu'il épousa en 1853, et y chanta jusqu’en 1855. Il chanta également aux Concerts du Conservatoire (sociétaire le 23 décembre 1851). En 1855, il obtint la direction du Théâtre-Lyrique (boulevard du Temple, du 20 février 1856 au 01 avril 1860, puis place du Châtelet, du 07 octobre 1862 au 04 mai 1868). Il y remit à la scène des œuvres classiques, comme les Noces de Figaro, la Flûte enchantée, Obéron, Orphée, etc., et fit représenter nombre d'opéras nouveaux ; entre autres, la Fanchonnette, les Dragons de Villars, Gil Blas, Faust, Mireille et Roméo et Juliette. En 1868 Carvalho joignit à l'exploitation du Théâtre-Lyrique celle de la salle Ventadour ; mais, écrasé par l'énormité des frais, il dut abandonner ses directions. En 1869, il se rendit au Caire, où il remplit les fonctions de surintendant du théâtre. De retour en France, il prit, de 1872 à 1873, la direction du Vaudeville, où il monta notamment l'Arlésienne, de Daudet. Du 12 janvier 1874 à 1876, il fut directeur de la scène à l’Opéra de Paris. Devenu, le 15 août 1876, directeur de l'Opéra-Comique, il avait porté ce théâtre à un haut degré de prospérité, lorsque la salle [2e salle Favart] fut détruite par l'incendie du 25 mai 1887, causant la mort de 131 personnes. Poursuivi comme responsable de cette catastrophe, il fut condamné à trois mois de prison et à 200 francs d'amende, mais il fut acquitté en appel. Le 02 janvier 1891, il reprit la direction de l'Opéra-Comique, installé au Théâtre des Nations, dans l'ancienne salle du Théâtre-Lyrique, place du Châtelet, et la conserva jusqu'à sa mort. On lui doit des mises en scène : les Dragons de Villars (1856), Orphée et Eurydice (1859, 1896), Peines d'amour (1863), les Troyens à Carthage (1863), la Flûte enchantée (1865), Faust (1875), la Favorite (1875), Guillaume Tell (1875), Hamlet (1875), les Huguenots (1875), la Juive (1875), Don Juan (1875, 1896), Cinq-Mars (1877), les Contes d'Hoffmann (1881), la Nuit de Saint-Jean (1882), Joli Gilles (1884), le Rêve (1891), l'Attaque du moulin (1893), Kassya (1893), Phryné (1893), Falstaff (1894), Paul et Virginie (1894), la Vivandière (1895), Xavière (1895), Don Pasquale (1896), Daphnis et Chloé (1897), le Vaisseau fantôme (1897). Il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur le 10 janvier 1894.

En 1854, il habitait 2 rue de Provence à Paris ; en 1888, 49 rue Saint-Georges à Paris 9e. Il est décédé en 1897 à soixante-douze ans, en son domicile, 11 rue Volney à Paris 2e.

 

=> Incendie de l'Opéra-Comique (1887)

 

 

 

Sa carrière à l'Opéra-Comique

 

Il y débuta le 02 juin 1849 dans Gilles ravisseur (Scapin).

 

Il y créa le 01 juillet 1850 le Talisman de Giovanni Josse ; le 28 décembre 1850 la Dame de pique (Sowbakin) de Fromental Halévy ; le 01 décembre 1851 le Château de la Barbe-bleue (le capitaine Renard) d'Armand Limnander ; le 12 août 1852 les Deux Jaket de Justin Cadaux ; le 21 décembre 1852 Marco Spada (le Prince Osorio) d'Esprit Auber ; le 16 février 1854 l'Etoile du Nord (le Colonel Yermoloff) de Giacomo Meyerbeer.

 

Il y chanta Joseph (Utobal, 11 septembre 1851).

 

 

 

 

Léon Carvalho

 

 

 

M. Carvalho, mari de Mme Miolan-Carvalho, est un des directeurs les plus heureux et les plus habiles de la capitale ; et son savoir-faire dans la mise en scène est renommé. On lui doit d'avoir popularisé en France les principaux chefs-d'œuvre des grands maîtres allemands.

(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1867-1876)

 

Il joua dès l'année 1847 à l'Opéra-Comique ou plutôt chanta dans les chœurs, puis remplaça, sans attirer beaucoup l'attention, la basse chantante Hermann-Léon, qui venait de se retirer du théâtre pour épouser une riche veuve. C'est vers cette époque qu'il se maria lui-même, le 28 juillet 1853, avec Mlle Miolan. Devenu le principal créancier du Théâtre-Lyrique, où Adolphe Adam avait englouti au boulevard du Temple une partie de sa fortune, il obtint, en 1856, le privilège des frères Seveste. C'est pendant sa première direction qu'il monta la Reine Topaze, de Massé ; les Dragons de Villars, de Maillart ; le Faust, de Gounod, et le Gil Blas, de Semet. Il cessa d'administrer ce théâtre le 8 avril 1860 et redevint directeur de cette même scène lors de l'inauguration de la nouvelle salle, place du Châtelet (1862). Dans cette seconde période, il a enrichi le répertoire de l'Opéra et de l'Opéra-Comique d’Hamlet, de Roméo et Juliette, de Mireille, etc., et a fait connaître les musiciens de la nouvelle école : Eugène Diaz, Hector Salomon, Victorin Joncières, Georges Bizet et bien d'autres. Après la fin de sa direction, en mai 1868, il fut nommé l'année suivante par le khédive surintendant du théâtre du Caire. Il administra ensuite, en 1872 et en 1873, le Vaudeville, qu'il quitta pour diriger la scène de l'Opéra. Depuis, il a pris les rênes de l'Opéra-Comique.

(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1er supplément, 1878)

 

Il fut nommé, en 1876, directeur de l'Opéra-Comique en remplacement de M. Du Locle. Bien qu'il n'ait monté aucun de ces chefs-d'œuvre qui font époque, il sut par des reprises habiles et des engagements de bons artistes reconquérir la faveur du public, et on peut dire que le théâtre qu'il administrait n'avait connu que des jours heureux, jusqu'à ce que vint à éclater le terrible incendie du 25 mai 1887. Nous n'avons pas à rechercher ici quelle part de responsabilité incombe à M. Carvalho dans ce désastre ; nous nous bornerons à enregistrer qu'il a été condamné pour ce fait en première instance, le 15 décembre 1887, à trois mois de prison, 200 francs d'amende et à de nombreux dommages et intérêts, et qu'ayant appelé de ce jugement il fut acquitté le 15 mars 1888.

(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 2e supplément, 1888)

 

 

 

 

 

Carvalho est un jeune artiste qui laisse soupçonner parfois au public une voix de basse bonne à entendre. Un engagement sur le point d'expirer : 7.000 fr.

(H. de Villemessant et B. Jouvin, Figaro, 22 octobre 1854)

 

 

Né en 1825 aux Colonies, figure d'abord dans le personnel chantant de l'Opéra-Comique ; épouse, en 1853, Mlle Miolan et se trouve, en 1856, premier créancier du Théâtre-Lyrique, dont il obtient le privilège. Il succède, en 1862, comme directeur de cette scène, à M. Rety, et prend, en outre, en 1868, la direction de la salle Ventadour.

Mais ces deux directions étant trop lourdes pour lui seul, il est forcé d'abandonner le Théâtre-Lyrique, et devient, en 1872, directeur du Vaudeville. Il est, ensuite, en1874, nommé directeur de la scène à l'Opéra, puis succède à M. du Locle, à l'Opéra-Comique.

Il a récemment monté à ce théâtre les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, et a su grouper autour de lui de nombreux et excellents artistes.

(Journal spécial du Théâtre de l’Opéra-Comique, 17 décembre 1881)

 

 

Léon Carvalho

Nous n'avons pas, à l'heure présente, à donner de longs renseignements sur la mort si subite et si imprévue de M. Carvalho, au sujet de laquelle tous les journaux ont informé déjà le public jusque dans les moindres détails. Après avoir enregistré la date de cet événement : 29 décembre, nous avons seulement à retracer la vie et la carrière fies active, très laborieuse, de l'homme qui fut dans son genre un grand artiste et qui resta sur la brèche pendant plus de quarante ans. Léon Carvalho, de son vrai nom Carvaille, était né aux Colonies en 1825, selon les registres du Conservatoire, dont il fut l'élève et où il obtint un accessit en 1848. Il était engagé bientôt à l'Opéra-Comique, où il ne tint qu'un emploi secondaire et où il connut Mlle Félix-Miolan, la jeune cantatrice déjà distinguée qui allait devenir sa femme et qui ne devait pas tarder à être l'une des plus grandes artistes de ce temps. Vers la fin de 1855, Mlle Carvalho s'étant brouillée avec l'Opéra-Comique, accepta un engagement qui lui était offert au Théâtre-Lyrique, alors dirigé par Pellegrin, ancien directeur du Grand-Théâtre de Marseille. Une pièce fut commandée pour elle à Clapisson, dans laquelle elle devait débuter ; cette pièce était la Fanchonnette. Mais les affaires de Pellegrin étaient déjà embarrassées, des tiraillements se produisaient de tous côtés, les difficultés se renouvelaient chaque jour, si bien que celui-ci dut quitter la place avant d'avoir pu faire débuter sa nouvelle recrue. M. Carvalho se mit alors sur les rangs pour lui succéder, obtint, le 20 février 1856, le privilège du Théâtre-Lyrique, et peu de jours après la Fanchonnette était jouée avec un succès éclatant pour la cantatrice.

Ce fut, pour le Théâtre-Lyrique, le commencement d'une période singulièrement brillante et telle qu'il n'en avait pas encore connue, une période dont l'éclat fit plus d'une fois pâlir celui de nos autres scènes musicales (subventionnées pourtant, alors que lui devait vivre de ses propres ressources). Le souvenir n'est pas oublié des belles et nobles soirées que ce théâtre offrait alors à son public, soit à l'aide d'ouvrages nouveaux dont quelques-uns étaient des chefs-d'œuvre — c'est au Théâtre-Lyrique que nous devons le meilleur de Gounod — soit en remettant à la scène, dans des conditions d'exécution admirables, des œuvres magistrales du répertoire français ou étranger. C'est ainsi que M. Carvalho encourageait l'art national et nos jeunes compositeurs en jouant le Médecin malgré lui, Faust, Philémon et Baucis, Mireille, Roméo et Juliette de Gounod, Maître Wolfram et la Statue de M. Reyer, les Dragons de Villars et les Pêcheurs de Catane, d'Aimé Maillart, la Reine Topaze et la Fée Carabosse de Victor Massé, les Nuits d'Espagne, Gil Blas et la Demoiselle d'honneur de Th. Semet, Sardanapale de M. Victorin Joncières, les Pêcheurs de perles et la Jolie Fille de Perth de Bizet, les Troyens de Berlioz, le Jardinier et son Seigneur et Maître Griffard de Léo Delibes, etc., etc.

Mais en même temps, comme nous le disions, M. Carvalho faisait de brillantes incursions dans le grand répertoire international, Dieu sait avec quel succès. Il avait recruté une troupe superbe, qui comptait dans ses rangs, avec Barbot, Michot, Lutz, Ismaël, Froment, Meillet, Mmes Carvalho, Pauline Viardot, Marie Sasse (alors Sax), Vandenheuvel-Duprez, Marimon, Ugalde, Christine Nilsson, de Maësen... C'est avec tous ces grands artistes qu'il n'hésita pas à monter l'Orphée de Gluck, le Fidelio de Beethoven, puis les chefs-d'œuvre de Mozart et de Weber : Don Juan, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée, l'Enlèvement au sérail, le Freischütz, Euryanthe, Obéron, et encore quelques ouvrages italiens : Don Pasquale de Donizetti, Macbeth et Violetta de Verdi, qui firent accourir tout Paris au Théâtre-Lyrique, devenu en réalité notre première scène musicale.

Cependant, si cette campagne était infiniment brillante au point de vue artistique, les ressources relativement restreintes du théâtre, injustement privé de subvention, la rendaient, malgré l'empressement du public, beaucoup moins brillante au point de vue matériel. Après une lutte vigoureuse de quatre années, M. Carvalho avait dû passer la main et se retirer le 1er avril 1860, ayant pour successeur son secrétaire, l'excellent Charles Réty, mort il y a peu d'années. Lui-même succéda à Réty et reprit la direction le 4 octobre 1862, pour l'abandonner de nouveau le 1er septembre 1868.

A la suite des événements de 1870-71, M. Carvalho devint directeur du Vaudeville. Là, il se souvint qu'il aimait la musique, et il fit écrire par Bizet l'adorable partition dont celui-ci orna le beau drame d'Alphonse Daudet, l'Arlésienne. Après quelque temps passé au Vaudeville, M. Carvalho accepta les fonctions très importantes de directeur de la scène à l'Opéra, et enfin, au mois de septembre 1876, il succédait à M. du Locle comme directeur de l'Opéra-Comique. Ce théâtre était alors dans un assez fâcheux état, que M. Carvalho sut améliorer promptement, à force de travail, d'intelligence et d'activité. On sait comment celte situation prit fin et de quelle façon douloureuse, par la terrible catastrophe du 25 mai 1887, l'incendie de la salle Favart, dont on voulut faire retomber sur lui la responsabilité. Condamné en première instance à six mois de prison et 200 francs d'amende, M. Carvalho fut acquitté en appel, mais sa position était perdue. Il la retrouva en 1891, où il fut nommé, de nouveau, le 6 mars, directeur de l'Opéra-Comique, à la suite de la déconfiture de M. Paravey.

On sait ce qu'ont été ces deux dernières périodes de sa longue carrière administrative, et les faits sont ici trop près de nous pour qu'il soit besoin de les raconter en détail, chacun les ayant présents à l'esprit. M. Carvalho est mort sur la brèche, au champ d'honneur, peut-on dire, après avoir préparé et remporté, avec la Sapho de M. Massenet, l'une des plus belles victoires dont un auteur et un directeur puissent justement s'enorgueillir. Il ne jouira pas des suites de cette victoire, mais celle-ci sera mise au compte de ses plus brillants et de ses plus glorieux états de service. Dans la personne de M. Carvalho, c'est, comme nous l'avons dit, dans son genre un grand artiste qui disparaît, et qui ne saurait laisser à tous que des regrets aussi vifs que sincères.

Ses obsèques ont été célébrées vendredi à la Madeleine, au milieu d'un grand concours d'amis.

(le Ménestrel, 02 janvier 1898)

 

 

 

 

 

« Faust »

 

Mes premières relations avec Gounod datent de 1854.

Il était venu chez moi pour faire entendre à Mme Carvalho quelques mélodies dont la grâce, la poésie et l'inspiration nous avaient tout d'abord vivement frappés.

Quelques jours après, Gounod écrivait à Mme Carvalho cette lettre :

« Madame,

Je vous apportais mes six mélodies. Vous avez bien voulu accepter la dédicace de l'une d'elles, je vous en remercie et je vous prie de vouloir bien étendre votre secourable patronage sur les autres.

Vous obligerez votre tout dévoué et reconnaissant serviteur,

Charles Gounod. »

Le secourable patronage n'est-ce pas celui qui a fait de Mme Carvalho la créatrice de Marguerite, de Baucis, de Mireille et de Juliette !

Je revois encore très distinctement Gounod tel qu'il était alors : le visage clair, encadré d'une barbe abondante — les yeux gris bleu, non encore ouverts et exta­tiques, comme plus tard, mais étoilés d'une vive et joyeuse lumière — le nez mou­vementé sur lequel s'appuyait déjà fréquemment l'index en un geste familier — la bouche rieuse et spirituelle — une aisance et une souplesse qu'il ne devait pas perdre avec l'âge.

Il avait dans l'allure générale des façons un peu d'église, que le temps devait faire plus tard largement paternelles et magistrales.

Son esprit déjà riche de notions philosophiques, religieuses, littéraires, artistiques, était servi par une rare puissance d'expression, une éloquence pleine d'images tan­tôt grandioses, tantôt familières.

Sa profonde érudition le faisait capable d'aborder tous les sujets, passant de l'un à l'autre avec une étonnante facilité, parlant de tout avec bonheur, avec autorité, et d'éblouir son interlocuteur sans cependant qu'il y apportât ni orgueil ni malice.

Gounod avait déjà écrit Sapho pour l'Opéra, les chœurs d'Ulysse pour le Théâtre-Français, quand j'eus l'occasion de le revoir un soir au Théâtre-Lyrique.

On y donnait la première représentation de la Reine Topaze, qui fut un grand suc­cès pour Victor Massé.

Gounod était venu sur la scène pour complimenter à la fois l'ami qu'il affectionnait, le confrère dont il admirait sincèrement le talent. A la fin de la soirée, me trouvant seul avec lui dans le petit foyer qui donnait sur la scène et me souvenant de mes premières impressions lors de sa visite chez nous, je me pris tout d'un coup, comme d'intuition, à lui dire :

— Voulez-vous écrire un ouvrage pour nous ?

— ...Mais je ne demande pas mieux ! Avez-vous un livret à m'offrir ?

— Un livret, non. Mais un sujet !

— Lequel ?

Faust !

Faust ! cria-t-il en bondissant et en se prenant l'abdomen des deux mains, il y a dix ans que je le porte dans le ventre.

— Eh bien ! accouchez-en !

Dès le lendemain, une collaboration s'établit d'abord avec Barbier, puis, plus tard, avec Michel Carré, qui avait fait pour le Théâtre du Gymnase un Faust joué par Rose Chéri, Bressant, Lafontaine et Lesueur.

J'avais laissé au compositeur et aux auteurs le soin d'établir ensemble un scénario.

Ils ne tardèrent pas à me porter le résultat de leur travail, mais en un manuscrit si volumineux que je ne pus cacher mon effroi !

— Avez-vous songé, leur dis-je, que c'est pour le Théâtre-Lyrique que vous tra­vaillez ? Au temps où cette salle s'appelait Théâtre-Historique, on jouait des ouvrages qui duraient deux soirées ; mais, ici, Faust doit être représenté en une seule soirée — de sept heures et demi à minuit.

— Assurément, dit Gounod.

Puis, dans un grand mouvement de juvénile ardeur et d'enthousiasme, tapant sur le ballot d'où allait sortir la partition de Faust :

— J'écrirai tout, dit-il. Nous verrons après ce qu'il faudra couper !

— Couper ?

— Oui, couper ! J'aurai fait ma provision de taffetas d'Angleterre.

Gounod, en possession de son poème, y travaillait avec ardeur quand un incident vint m'obliger à modifier nos dispositions.

C'était à la première représentation d'Obéron — c'est toujours à une première qu'on cause le plus. — Marc Fournier, alors directeur de la Porte Saint-Martin, occupait une petite loge sur la scène.

Au cours de la soirée, il me prit à part et me dit qu'il venait d'apprendre à l'instant que je préparais un Faust avec Gounod (dans ce temps-là, les projets des directeurs pouvaient être tenus secrets !) ; qu'il croyait bon de me prévenir que depuis long­temps déjà il avait reçu un Faust de d'Ennery qui allait être présenté cette année.

Il avait même, ajoutait-il, le dessein d'intercaler dans le drame de d'Ennery des morceaux de musique empruntés aux divers auteurs qui avaient traité l'œuvre ou des parties de l'œuvre de Goethe, la Cathédrale, par exemple : « Nous ferons tous deux une mauvaise spéculation, ajoutait-il, en donnant en même temps sur deux théâtres voisins deux ouvrages sur le même sujet et sous le même titre. Si vous m'en croyez, vous ferez prudemment de remettre votre Faust à la sai­son suivante. Moi, mes intérêts me commandent de ne rien changer au programme de mon hiver. »

Je me hâtai de mettre Gounod et ses collaborateurs au courant de ma conversa­tion. Après une longue discussion où Barbier par trois fois eut l'occasion de se dra­per dans sa canne, selon l'expression pittoresque de Carré, il fût décidé que la représentation de Faust serait retardée.

Mais, il fallait au moins une compensation au sacrifice que s'imposait Gounod ! On chercha, et le nom de Molière fut prononcé.

— Oui, Molière ! s'écria Gounod — le Médecin malgré lui !

Et il se mit à indiquer tout de suite ce qu'il tirerait de cette comédie dont il récitait de mémoire les principales scènes.

Notre réunion, tristement commencée, finit dans le rire.

Chez Gounod, la production était prompte ; il avait une faculté de travail admi­rable, et sa partition fut écrite, selon le mot habituel des romanciers, « en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire ».

Au moment de jouer l'ouvrage, je crus que des empêchements d'un autre genre que ceux qui avaient retardé les premiers pas de Faust allaient faire obstacle à la repré­sentation du Médecin malgré lui.

On était au temps du privilège. Or le Théâtre-Français avait un droit régalien sur le théâtre de Molière. On disait déjà que le ministère des Beaux-Arts, gardien des intérêts des théâtres subventionnés, ne permettrait pas au Théâtre-Lyrique, qui ne l'était pas... subventionné, cette incursion dans le domaine de la Comédie-Française.

Je m'empressai d'aller voir le grand chef des théâtres, M. Camille Doucet.

Entre cent choses, je lui exposai que Got, avec une extrême obligeance, avait suivi toutes nos répétitions, prodiguant ses conseils à nos artistes, donnant à tous l'appui de son expérience, en même temps qu'il nous enseignait les traditions de la maison de Molière.

Au sourire avec lequel m'accueillit M. C. Doucet, je compris que l'intérêt qu'il por­tait à Gounod ferait tomber tous les obstacles.

Mais il restait encore la commission d'examen, d'examène, comme prononçait M. Planté, l'austère censeur qui avait déjà sa légende.

En ce temps-là elle n'était pas commode, la commission, et j'étais peu rassuré quand il me fallut me rendre devant elle pour répondre aux objections soulevées par les censeurs... Heureusement pour moi, M. C. Doucet avait continué son rôle de bon génie et préparé une solution favorable.

Les corrections qu'on demandait étaient bien plutôt conseillées qu'imposées.

J'emportais donc l'autorisation de jouer, quand je rencontrai, dans le couloir, Planté, grave, hochant la tête et plein d'importance.

— Ah ! dit-il, vous savez ! il y a des difficultés !... de grosses difficultés !... si j'ose m'exprimer ainsi.

— Mais non. J'ai le visa !

— Vous avez le visa ?

— Le voilà !

— Tant pis. L'occasion était bonne d'expurger Molière.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Je m'enfuis à toutes jambes.

 

(Léon Carvalho, le Matin, 03 novembre 1894)

 

 

 

 

 

 

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