Venise

 

 

décor du 1er acte par Visconti pour la création

 

 

Opéra en trois actes et quatre tableaux, livret et musique de Raoul GUNSBOURG (orchestration de Léon JEHIN).

 

Création à Monte-Carlo le 08 mars 1913, décors de Visconti, avec Mmes Marie KOUSNEZOFF (Nelly Harfield), GILSON, MALRAISON, FLORENTZ, KARASOULOFF, DURAND-SERVIÈRE, MM. Charles ROUSSELIÈRE (Jean Néran), Jean PÉRIER (Georges), Charles DELMAS, Robert COUZINOU, SARDET, DURAND. => programme

 

Première à la Monnaie de Bruxelles le 08 novembre 1913 avec Mmes Marie KOUSNEZOFF (Nelly Harfield), VICEROY, CUVELIER, SOMERS, PRICK, MM. Charles ROUSSELIÈRE (Jean Néran), Léon PONZIO (Mareuil), Gaston DEMARCY, DUA, DUFRANNE, VALATA, VINCK.

 

 

 

 

décor des 3e et 4e actes par Visconti pour la création

 

 

 

Opéra de Monte-Carlo : création de Venise.

M. Raoul Gunsbourg ne se contente pas d'offrir une somptueuse hospitalité aux chefs-d'œuvre de la musique française et étrangère ; il prêche lui-même d'exemple ; il montre aux musiciens quel est son idéal.

Je me souviens que dans un manifeste, audacieux comme la préface de Cromwell, il faisait connaître, il y a quelques années, ses idées sur sa façon de concevoir le monde sonore ; et je me rappelle plus particulièrement cette phrase que n'eût pas désavouée Gluck et qui eût ravi Wagner : « La parole et la musique unies par une accentuation juste. » C'est là tout le programme du compositeur qu'est Raoul Gunsbourg ; mais c'est surtout la mélodie qui est l'objectif de sa musique ; et en situant sa nouvelle œuvre dans Venise moderne, en l'appelant Venise, il a bien voulu indiquer qu'il entendait chanter en pleine liberté d'expansion l'extériorité amoureuse et mélodieuse de la ville aux mille canaux, de la ville où, de chaque gondole, s'élève le chant du batelier, mélodie fruste, naïve, mais prenante, à opposer aux pensées compliquées de certaines Ecoles avancées.

Mais, d'abord, résumons l'action qu'il a imaginée de toutes pièces ; c'est une simple et poignante aventure d'amour, une aventure journalière, et, par conséquent, très humaine.

 

***

 

Les approches du Carnaval ont réuni à Venise une élégante et aristocratique société : Nelly Harfield, la jolie voyageuse américaine, les deux Parisiens Favier et Georges (celui-ci est le boute-en-train de la bande), le marquis Prevali, la comtesse Alziari, les comtes Dell' Alta et Maretti, et d'autres nobles Vénitiens.

Au premier acte, tout ce monde fait irruption sur la place Saint-Marc. C'est l'heure de la promenade ; des bouquetières offrent des fleurs ; les dames et les jeunes gens jettent des graines aux pigeons qui volettent. Dans ce magnifique décor, d'où l'on aperçoit au fond le Grand Canal et les bâtiments de la Douane, sous ce ciel éperdument bleu, de quoi parlerait-on si ce n'est de l'amour ? Georges amuse toute l'assistance par l'espièglerie de ses propos, Nelly Harfield dit ses aspirations, ses rêves. Mais un autre voyageur, un ami de Georges et de Favier, Jean Néran, est attendu ; et, tandis qu'on bavarde gaiement, Georges et Favier ont laissé passer l'heure d'aller le chercher à son arrivée. Ils vont essayer de le retrouver ; et, pendant qu'ils s'empressent, la société s'est dispersée et Nelly entre seule dans le palais des Doges, qu'elle veut visiter.

Jean Néran arrive sur la place Saint-Marc ; il est surpris du n'avoir pas été attendu par ses amis ; et, tandis qu'il se laisse aller à ses souvenirs, Nelly sort du palais ; et, sentant la fraîcheur l'envahir, elle veut revêtir son manteau. Mais Jean Néran, qui l'a aperçue, s'empresse auprès d'elle et l'aide. Nelly est étonnée, elle le regarde longuement ; Néran est conquis de suite par la grâce de la jeune Américaine et Nelly est troublée. Une conversation s'engage. La jeune femme feint de croire que Néran plaisante, en bon Parisien qu'il est ; mais Néran lui affirme qu'il n'est pas un être frivole et qu'il est sincèrement amoureux d'elle. Un roman est ébauché. Nelly trouve Venise plus belle ; elle aime Néran parce qu'il l'a aimée sans la connaître, sans rien savoir d'elle. Elle a été séduite par cet amour volontaire, comme impulsif ; elle sent qu'elle va faire une folie, mais elle veut la faire.

Au deuxième acte, les amis de Néran, les nobles Vénitiens, et les dames qui les accompagnent, se sont réunis dans la salle des fêtes d'un somptueux hôtel de Venise. On entend des chants, des barcarolles ; c'est le Carnaval ; on va voir passer les masques ; et, de cette salle aux murs ajourés, on pourra assister à toute la fête. En attendant, il n'est bruit que des deux amoureux, Nelly et Jean. Ils arrivent, se tenant par la main. Le Carnaval bat son plein, les couples sont emportés par la danse ; la sarabande approche ; les déguisés ont envahi la scène ; à leur vue, les dames se sont vite masquées. Nelly se met à danser un cake-wall avec Georges, et tous se laissent emporter par ce tourbillon de joie et de folie. Nelly et Jean sont grisés par leur amour. Tout respire, du reste, le bonheur dans cet acte. Une baie s'ouvre au fond de la salle : on aperçoit un grand nombre de gondoles pavoisées, d'où s'élève un hymne à Venise entonné par tous les assistants.

Le troisième acte, c'est Paris et l’automne. Jean Néran vient rendre visite à Nelly Harfield. Tandis qu'il attend la jeune femme, Jean rêve près de la fenêtre d'où l'on a vue sur le jardin des Tuileries. Et Jean, qui voit la feuille jaunir, pense que son amour pour Nelly est à son crépuscule, tout comme l'été qui meurt. Nelly le trouve en proie à ses songeries. Elle aussi, elle n'est plus la même. Ils repartent pour Venise. C'est là-bas que leur amour est éclos ; c'est aussi là-bas qu'il doit refleurir.

A Venise, ils retrouvent le ciel, les barcarolles, les tziganes ; mais leur amour s'est envolé. Jean se jette aux pieds de Nelly ; il la supplie d'avoir pitié de lui ; hélas ! la pitié n'est pas de l'amour. Il comprend alors que tout est fini ; et, pendant que Nelly se retire lentement, il tend une dernière fois les bras vers la porte qui s'est fermée et il fond en larmes.

La musique commente avec précision, avec une expression très câline, les situations et les épisodes de cette histoire vécue et vivante. Dès le lever du rideau, un petit chœur langoureux à trois voix évoque l'atmosphère de Venise : ce sont les bouquetières de la place Saint-Marc qui chantent et créent tout aussitôt l'ambiance de la pièce. Voici encore un autre chœur charmant, qui évoque par son accompagnement, avec un rare bonheur, le picorement des pigeons de la place. Le dialogue des personnages qui exposent l'action lyrique est conçu dans une note charmante, tantôt gaie, tantôt mélancolique, toujours expressive. Voici le grand air de Nelly, qui a été salué d'applaudissements par toute la salle : « L'amour, c'est autre chose » ; il est bien dans la note italienne voulue. Puis, c'est l'entrée du ténor, avec l'exquise cavatine, accompagnée à la tierce, « Venise, adorable cité », d'un sentiment très prenant et très sincère. Il faudrait citer encore, dans ce premier acte, le grand duo entre Nelly et Néran, qui est tour à tour caressant et passionné ; c'est une page tout à fait bien venue.

Le second acte est d'un réalisme plus poussé. Les barcarolles chantent dans l'air et servent de fond au tableau sonore. Cet acte est le plus pittoresque des trois ; avec un sens de vérité très aigu, les caractères, ou plutôt les attitudes des personnages, sont dessinés vigoureusement par la musique ; et sur l'atmosphère chantante de Venise viennent se greffer des temps de valse, un cake-walk, qui marquent, pour ainsi dire, l'apport de la vie cosmopolite, de la vie journalière de Venise, dans le milieu amoureux, sémillant, brillant de la vieille cité. Il y a un paroxysme de gaieté, de frénésie, qui se traduit par l'unisson du chœur, de l'orchestre et des soli. Il est difficile de résister à une page aussi entraînante ; le spectateur est, pour ainsi dire, pris dans ce tourbillon.

Le troisième acte, c'est le crépuscule de l'amour. Dès le début, l'orchestre chante une phrase mélancolique. On sent que la passion est presque défunte. Le duo rappelle les thèmes primitifs, mais ils n'ont pas ici toute la force expansive du premier acte ; ils sont comme endolori, comme ouatés dans une pensée de regret. Enfin, le dernier tableau, c'est l'agonie du cœur. Il n'y a plus la gaieté échevelée de jadis ; Nelly et Néran chantent les regrets du passé ; et il y a un contraste très frappant entre l'allegretto : « Nous ne craignons pas la disette » et la valse : « Votre main tremble », très animée, très émue. Enfin, la valse est comme un dernier sursaut de l'amour des deux héros, une griserie au milieu de deux paroles de raison. Et, après les adieux déchirants de la fin, le rythme enchanteur de la barcarolle plane comme un éternel témoin du drame qui vient de se passer.

Telle est cette œuvre qui a charmé, empoigné le public. Elle a été remarquablement orchestrée par M. Léon Jehin, qui a su épingler sur la pensée mélodique de M. Raoul Gunsbourg des harmonies chatoyantes et recherchées. La déclamation lyrique est fort exacte ; la musique ne perd pas de vue le drame un seul instant. On a applaudi et bissé maintes pages de la partition, qui sont l'atmosphère même de la Venise moderne transportée sur la scène.

Comme Lucullus dînait chez Lucullus, c'est-à-dire que Raoul Gunsbourg, directeur, avait à représenter l'œuvre de Raoul Gunsbourg, directeur, je ne vous étonnerai pas en disant que le directeur de l'Opéra de Monte-Carlo a orné Venise de tous les soins, de tout le luxe de mise en scène dont il sait si bien parer les œuvres des autres. Les décors de M. Visconti sont de vraies évocations ; ce sont des tableaux de maître ; et c'est animé à souhait par la foule élégante qui se meut dans ces cadres pris sur la nature même. La toile de fond du second acte, avec ses gondoles qui circulent, est une de ces admirables projections lumineuses dont M. Frey est l'inventeur : c'est la vie même de Venise transportée sur la scène.

L'interprétation tient du prestige. La beauté de Mme Kousnetzov, le brio de sa voix, sa virtuosité, donnent au rôle de Nelly toute la valeur que l'auteur pouvait rêver. M. Rousselière prête sa magnifique voix de ténor et son intelligence scénique au personnage de Jean Néran ; M. Jean Périer, l'excellent baryton de l'Opéra-Comique, anime le rôle de Georges de tout son entrain, de toute sa science de composition et de son élégance. Enfin, Mlles Gilsonn, Malraison, Rozann, MM. Delmas, Derys, Cousinou, ont accepté des rôles de moindre importance, qui ont contribué à l'éclat de la représentation et au succès très mérité de Venise, qui, à certains moments de la soirée, a pris des allures de triomphe. Venise aura une carrière heureuse.

 

(Louis Schneider, les Annales, 16 mars 1913)

 

 

 

 

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