Thamara

 

maquette du costume des Vierges prêtresses de Bakou par Charles Bétout, pour la reprise à l'Opéra du 23 janvier 1907 de Thamara

 

 

Opéra en deux actes et quatre tableaux, livret de Louis GALLET, d'après sa nouvelle (01 décembre 1881), musique de Louis BOURGAULT-DUCOUDRAY.

 

 

   partition

 

Partition dédiée à Mme M. Léon Bourgeois.

 

 

Création au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) le 28 décembre 1891 (on y jouait également ce soir-là la Tempête) ; mise en scène d'Alexandre Lapissida ; chorégraphie de Joseph Hansen ; décors d'Eugène Carpezat ; costumes dessinés par Charles Bianchini.

 

Reprise à l'Opéra le 23 janvier 1907, costumes de Charles Bétout.

 

 

personnages

Opéra

28 décembre 1891

(création)

Opéra

23 janvier 1907

(6e)

Opéra

14 juillet 1907

(11e)

Thamara, prêtresse parsie Mme Consuelo DOMENECH Mme Jeanne HATTO Mme Jeanne HATTO
Nour-Eddin, shah de Perse MM. Edmond VERGNET MM. Agustarello AFFRE MM. Agustarello AFFRE
le Prêtre du Temple de Bakou Auguste DUBULLE Joachim CERDAN (débuts) Joachim CERDAN
Khirvan, guerrier, défenseur de Bakou Charles Joseph Théodore DOUAILLIER Dinh GILLY Dinh GILLY
un Officier Louis IDRAC Henri STAMLER Henri STAMLER
Soldats de Bakou, Soldats de Nour-Eddin, Prêtres, Femmes persanes, Femmes caucasiennes, Peuple      
Chef d'orchestre Raoul MADIER DE MONTJAU Henri BÜSSER  

 

 

Au 1er et 4me tableau, dans Bakou-la-Sainte.

Au 2e et 3e tableau, dans le Pavillon royal de Nour-Eddin.

 

Danse (à la création) :

Douze Esclaves : Mlles Hayet, Moormans, Bossu, Boutouyrie, Mérode, Fléchelle, Barvau, Didier, Morlet, Charrier, Cazeneuve, Guerro.

Huit Prêtres : MM. Baptiste Férouelle, Berger, Elisée, Meunier, Vazquez, Diany, Keller.

Huit Prêtresses : Mmes Jeanne Muller, Blanc, Morand, Lydia, Regnault, Lambert, Brunet.

 

Le rôle du Prêtre fut également interprété à l’Opéra par Louis BALLARD en 1892.

 

11 représentations à l’Opéra au 31 décembre 1961.

 

 

 

maquette du costume de Nour-Eddin par Charles Bétout, pour la reprise à l'Opéra du 23 janvier 1907 de Thamara

 

 

maquette du costume du Prêtre par Charles Bétout, pour la reprise à l'Opéra du 23 janvier 1907 de Thamara

 

 

 

 

C'est dans la Nouvelle Revue que Thamara a pris naissance, il y a quelques années, sous la forme d'une brève légende, conçue d'ailleurs en vue d'une application dramatique.

 

Thamara met en scène un fait analogue à l'histoire biblique de la délivrance de Béthulie.

 

La ville de Bakou en Russie d'Asie, Bakou la ville sainte du Parsis, est assiégée par Nour-Eddin, l'un de ces sultans de Perse qui, longtemps, revendiquèrent une partie du territoire caucasien comme leur appartenant de droit. Je me hâte de dire que rien n'est réellement historique dans ce sujet, qu'il n'en faudrait point chercher l'origine dans les annales du pays. Il n'a été inspiré que par l'attrait d'une situation et d'un milieu favorables à une recherche de passion, de couleur et de pittoresque. Le nom de Thamara pourtant est courant dans le Caucase ; il y évoque le souvenir d'exploits anciens, de légendes nées plutôt de l'imagination du conteur que de la réalité des faits.

 

La figure de Thamara est ici tout à fait précise. A ces horreurs d'un siège qui fait subir depuis de longs jours aux habitants de Bakou les tortures de la faim et de la soif ; au canon qui renverse leurs remparts et leurs maisons ; à la brèche ouverte, au massacre imminent, ces foules mornes, errantes sur les places publiques, n'ont plus à opposer qu'une poignée de soldats. Il faut se rendre tel est le cri de ces hommes, que Khirvan, un des derniers chefs survivants de la ville, veut en vain entraîner une dernière fois à la bataillé. Un conflit va naître entre les deux partis, quand Thamara paraît. Elle vient parmi les prêtres et les serviteurs du temple parsi. Elle a veillé et prié ; elle fera, elle tentera du moins de faire ce qu'une armée n'a pas fait. Elle délivrera Bakou en tuant Nour-Eddin. Elle le voit monstrueux et terrible. C'est à ce monstre qu'elle s'offrira, qu'elle se sacrifiera, pour le frapper. Les soldats de Khirvan accourront à sa suite et achèveront l'œuvre à la faveur du trouble que jettera parmi les Persans la mort de leur roi. Elle part ; mais la vue de Nour-Eddin la trouble profondément ; au lieu du farouche soldat, de l'être immonde et noir de la légende populaire, elle voit devant elle un homme jeune, clément et doux, dont la fureur ne se réveille que lorsqu'on lui parle des combattants de Bakou, obstinés à la défense de leur ville, — sa ville !

 

Retenue auprès de lui, malgré les efforts jaloux des femmes qui peuplent le harem de Nour-Eddin, elle y est peu à peu gagnée par la douce parole de cet homme ; son cœur se fond comme une cire ; elle conçoit l'horreur du meurtre qu'elle est venue accomplir : éperdue, elle tombe enfin dans les bras de celui qu'elle haïssait d'une haine mortelle et que maintenant elle adore.

 

La nuit passée, après cet abandon d'elle-même, cette lâche trahison envers les siens, elle se retrouve devant la couche de Nour-Eddin endormi, aux approches de l'aurore, au moment même où sonnent dans le lointain les premiers appels du clairon de Bakou. Une lutte terrible s'engage dans l'âme de la libératrice. Elle est hantée de visions sanglantes, des voix, dans l'ombre, l'appellent, l'accusent, la poussent au meurtre. Dans le trouble profond de tout son être, elle retrouve sous sa main le couteau qu'elle a déjà par deux fois saisi et rejeté. Follement elle se précipite et tue ! Elle avait sacrifié sa haine à son amour ; elle immole son amour et elle-même à sa patrie, car elle ne rentrera dans Bakou que pour montrer au peuple triomphant ses mains rouges du sang de Nour-Eddin, pour se frapper ensuite et s'unir à lui dans la liberté de la mort.

 

M. Bourgault-Ducoudray a écrit sur ces quatre tableaux rapides une partition d'une grande originalité ; il a bien ce qu'on appelle vulgairement « le paraphe » ; il parle une langue toute personnelle, abondante en tournures, en recherches curieuses et délicates, et toutefois d'une rare précision dans cette abondance.

 

Son premier tableau est une peinture symphonique achevée. Elle associe aux voix de la foule les groupes divers des instruments, dans un accord de sonorités puissantes ; elle donne au mouvement très changeant de la scène une variété d'accent extraordinaire et réellement saisissante. C'est une des plus belles pages chorales que possède maintenant l'Opéra. Ce personnage collectif, qui est le chœur, joue du reste un rôle prépondérant dans tout l'ouvrage et principalement dans ce tableau, qu'il ponctue d'un ensemble magistral. Entre cette introduction chorale, traversée par l'épisode de l'intervention violente de Khirvan, qui veut encore entraîner le peuple au combat, et cet ensemble final, se place la scène de la vocation de Thamara, scène d'un beau caractère, d'une inspiration passionnée et élevée, où le large souffle de Haendel passe parfois dans les phrases du prêtre consacrant la mission de la vierge suscitée pour le salut de son peuple.

 

Le second tableau est d'un charme exquis. Après le chœur et la danse du début, après la voluptueuse rêverie de Nour-Eddin, il faut aller d'un trait jusqu'à la fin de la scène, qui n'est du reste qu'un duo, et l'un des plus chatoyants, des plus passionnés, des plus tendres qui soient au théâtre. Tandis que Thamara y déclame sous l'impression violente des faits, qu'elle y supplie et qu'elle y pleure, et enfin s'abandonne dans un irrésistible élan de tendresse, Nour-Eddin y chante son amour avec des inflexions molles et caressantes, d'une morbidesse tout orientale, qui font de cette longue page une œuvre d'art de la plus pure beauté.

 

Dans la terrible scène du meurtre, tout est à la déclamation, à l'éclat des sonorités terrifiantes, aux harmonies funèbres marquant le passage des êtres fantastiques à travers la vie réelle de l'héroïne, rendant palpables et visibles les hantises de son esprit en proie à la plus horrible anxiété. La nuit enveloppe d'ombres épaisses le sanglant sacrifice de Thamara ; le tableau final soudainement dévoilé en pleine lumière nous la montre revenant parmi les soldats, au retentissement des fanfares guerrières, saluée de féroces et triomphants hourrah !

 

Dans une belle phrase passionnée, dans une évocation amoureuse, dans un cri de joyeuse délivrance s'achève alors ce rôle de Thamara, un des mieux faits qui soient dans sa sobre et puissante expression pour tenter une tragédienne lyrique, comme le sera celui de Nour-Eddin pour séduire un ténor et un comédien de passion et de charme. Je ne trouve à reprendre dans cette belle et curieuse partition que quelques brutalités de touche du côté des cuivres, défaut plutôt apparent que réel et qu'un fondu plus complet de l'orchestre, magistralement dirigé par M. Madier de Montjau, fera certainement disparaître après quelques auditions.

 

Le public a fait un chaleureux accueil à cet ouvrage, interprété par Mlle Domenech, qui joue et chante le rôle de Thamara en artiste de grande valeur, et par M. Engel, musicien de premier ordre, ténor de talent particulièrement souple et de très précieuse intelligence. MM. Dubulle et Douaillier n'ont que des rôles de second plan, dont ils s'acquittent avec une louable conscience. Les chœurs sont excellents et mettent en relief la partie importante qui leur est confiée.

 

Thamara vient, comme l'acquit d'une dette suprême, tout à fait à la fin de la direction de MM. Ritt et Gailhard, qui lèguent ainsi à la direction nouvelle une œuvre dont ils peuvent avoir la satisfaction de se dire qu'ils ont préparé et assuré l'avenir.

 

(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 01 janvier 1892)

 

 

 

 

 

M. Bourgault-Ducoudray, élève de M. Ambroise Thomas, premier grand prix de Rome de 1862, professeur d'histoire de la musique au Conservatoire, a dû attendre trente ans pour faire son début au théâtre, ce qui prouve à quel point est enviable la situation de nos compositeurs. Et il faut noter que la partition de Thamara est une œuvre mâle, solide, écrite de main de maître, empreinte d'un rare sentiment dramatique et souvent inspirée de la façon la plus heureuse. Et pourtant on n'a pas donné à l'auteur l'occasion de se produire de nouveau, et il me semble que si on lui avait permis de se faire connaître vingt ans plus tôt, il eût pu faire beaucoup d'honneur à l'art et à son pays. M. Bourgault est certainement un artiste de valeur, de savoir et de tempérament.

(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément d’Arthur Pougin, 1903)

 

 

 

 

 

Le peuple de Bakou-la-Sainte, située au bord de la mer Caspienne, est dans la détresse : les murs de la ville, les temples, sont démantelés et éventrés par le canon. Le chef est mort. L'ennemi est vainqueur. Partout règne le découragement. Famine, maladie, épouvante. Qui sauvera ces malheureux ? C'est Thamara, la plus belle des vierges et la plus pieuse. Elle a longtemps prié dans le temple, et l'esprit de Dieu, par la voix du prêtre, lui a suggéré d'aller frapper le vainqueur. Ceci est le premier acte.

Le vainqueur, Nour-Eddin, se repose voluptueusement dans son harem. Autour de lui, des femmes chantent et dansent, langoureusement. Une vierge se présente. C'est Thamara. Et Nour-Eddin s'éprend bien vite de sa beauté. Thamara est investie d'une mission : elle doit poignarder le despote, mais l'assassinat la révolte. Que fera-t-elle ? Tel est le sujet dramatique, impliquant une lutte entre un devoir religieux patriotique et un devoir humain. Le premier est le plus fort. A la fois audacieuse et timide, « saintement homicide », comme on dit dans la tragédie classique, Thamara poignarde Nour-Eddin.

Acte III. — Le peuple de Bakou reçoit sa libératrice avec des acclamations de fête. On va remercier Dieu devant les autels, en grande pompe ; mais sur le seuil du temple, Thamara, — se condamnant elle-même pour son crime involontaire et pieux, — se poignarde.

Tel est le livret. Ici même, dans un numéro antérieur de la Revue musicale où nous demandions avec instance la reprise de Thamara, a été donnée une caractéristique de la musique très belle, sobrement expressive, si joliment colorée à l’orientale, qu'a écrite M. Bourgault-Ducoudray sur ce poème. Nous n'y reviendrons pas. Ce que nous sommes heureux de constater, c'est le très vif succès que vient d'obtenir un grand artiste sincère, convaincu, qui reprend aujourd'hui de façon définitive, parmi nos grands compositeurs, la place que son talent n'avait fait que retenir, pour ainsi dire, en 1892. M. Bourgault-Ducoudray, avec raison, aime le chant, et en particulier le chant choral : il l'a spécialement prouvé dans le premier acte. Nous le félicitons de ne jamais sacrifier la mélodie vocale à l'orchestre. Avec grande raison encore il estime que les modes et les cadences de la musique occidentale ont une expression limitée, un peu usée, et qu’on peut les enrichir. (Ainsi, pour citer un exemple entre cent, il termine sa partition sur un accord qui fait une cadence imparfaite.) De plus, M. Bourgault-Ducoudray a ce charme, cet art d'envelopper et de séduire sans lequel il n'y a pas de musique : le second acte de Thamara est une des choses les plus exquises que nous connaissions. Inventeur de rythmes originaux, ami des modes exotiques, M. Bourgault-Ducoudray traite l'orchestre avec éclat, mais en un sens aussi il est classique par la sobriété et la justesse. Puisse cette œuvre très brillante vivre les nombreuses soirées qu'elle mérite !

(la Revue musicale, 01 février 1907)

 

 

 

 

 

L'action se passe à Bakou-la-Sainte assiégée et dans le pavillon royal de Nour-Eddin, pendant le siège de la ville par l'armée persane.

 

Thamara est une variante de l'histoire de Judith, mais la Judith de M. Gallet est moins tout d'une pièce que celle des livres sacrés. Elle tombe amoureuse de celui qu'elle doit immoler. Toutefois, le patriotisme est plus fort que l'amour et elle tue ; mais alors que le peuple qu'elle a délivré l'acclame, elle se frappe elle-même pour rejoindre sa victime dans la mort.

Cette donnée extrêmement simple est développée en quatre tableaux rapides. Au premier nous sommes dans Bakou-la-Sainte assiégée et sur le point de succomber. Le tableau entier n'est que la représentation visible de l'état désespéré où se trouve la population de la ville. Une partie des habitants veut capituler et s'en remettre à la merci de Nour-Eddin, vainqueur. Khiran et quelques patriotes veulent résister à outrance et s'ensevelir sous les ruines fumantes de la cité.

Mais le prêtre annonce une prochaine délivrance : la vierge Thamara se rendra auprès de Nour-Eddin, l'enivrera d'amour et saisira l'instant propice pour frapper l'ennemi de la patrie. Elle part aux acclamations de tous.

Le tableau suivant nous transporte dans le pavillon royal de Nour-Eddin : intérieur de satrape oriental, vautré dans un luxe criard et entouré de ses femmes. Le shah a fait un rêve : une femme idéale venait à lui et il expirait dans ses bras.

On annonce l'arrivée d'une fugitive. C'est Thamara voilée. Nour-Eddin ordonne qu'on le laisse seul avec elle. Et l'amour opère. Cet ennemi, qu'on lui avait dépeint comme un noir démon, Thamara voit qu'il est jeune et beau et tout son être se révolte à l'idée de frapper l'homme auquel elle va se donner, non avec horreur, mais consentante et en pleine volupté. Elle veut le fuir, elle l'implore, demande en vain la grâce de ses concitoyens, qui la dégagerait de son devoir patriotique. Elle l'avertit même à mots couverts du danger qui le menace. Nour-Eddin, fou de désir et d'amour, ne veut rien entendre.

Le rideau baisse un instant et se relève sur le même décor, la nuit. Epuisé de plaisir, Nour-Eddin dort lourdement et son ivresse amoureuse se prolonge dans ses rêves. Thamara, debout, un poignard à la main, hésite à accomplir son œuvre de mort. Mais des voix invisibles la rappellent au devoir. C'est le sang des morts, ce sont les souffrances de Bakou assiégée qui réclament vengeance. Après une effroyable lutte avec elle-même, Thamara accomplit sa terrible mission.

La scène change à vue et nous nous retrouvons à Bakou, mais à Bakou délivrée. Toute la population attend, pour l'acclamer, Thamara, la libératrice. Nour-Eddin mort, l'ennemi a fui en déroute et le danger est passé.

Thamara arrive, ses vêtements souillés du sang de sa victime. Elle reste insensible aux acclamations ; elle a tenu sa parole, elle a sauvé ses concitoyens, mais son acte lui fait horreur, elle ne voit, elle n'entend rien de ce qui se passe autour d'elle. Une vision l'obsède sans cesse : l'image du mort, de celui qu'elle a tué et qu'elle aimait.

Et pendant que s'élèvent les chants de victoire, pendant que cent bras se tendent pour la porter en triomphe, elle se perce au pied de l'autel avec l'arme même qui perça Nour-Eddin. Les chants joyeux se taisent soudain, l'allégresse populaire se glace et le rideau tombe sur une scène de consternation.

 

(Edouard Combe, les Chefs-d’œuvre du répertoire, 1914)

 

 

 

 

 

maquette du costume de Khirvan par Charles Bétout, pour la reprise à l'Opéra du 23 janvier 1907 de Thamara

 

 

LIVRET

 

 

 

(édition de janvier 1892)

 

 

PREMIER TABLEAU

 

Dans Bakou-la-Sainte, au bord de la mer Caspienne (Russie d'Asie). Une place sur laquelle est l'entrée d'un temple parsi. Aspect d'une ville assiégée. Ruines. Murs démantelés par le canon. Une foule morne emplit la place. Ces gens souffrent de la faim, de la soif, des blessures. Un soleil implacable verse ses feux sur la ville. De temps en temps, grondements de canon. Le décor représente les hauteurs de la ville d'où l'on aperçoit la mer et les montagnes.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

LA FOULE, composée de femmes, de gens du peuple, de soldats blessés, auxquels viennent se joindre, au cours de la scène, divers groupes, divers personnages, parmi lesquels est KHIRVAN, l'un des derniers chefs survivants des soldats Tatars de Bakou.

 

LA FOULE, par groupes.

Terribles jours !... La soif !... La faim !

Et toutes nos forces brisées !

Notre chef... mort ! Nos troupes... écrasées !
Tout est dit !... C'est la fin !

O Bakou, cité sainte,

Ta triple enceinte

Tombe sous le canon !

Tu ne seras demain plus rien qu'un nom !

Le sultan Nour-Eddin compte déjà nos heures.

Patrie, en vain tu pleures.

L'envahisseur est maître de ton sol.

 

UNE VOIX.

Il va, pareil aux rafales,

Anéantissant tout dans leur terrible vol.

Où passent ses cavales

Tout est ruine et mort !

 

LA FOULE, accablée.

Subissons notre sort !

 

UN GROUPE, montrant le temple ouvert.

Toute espérance est morte dans les âmes.

Nos prêtres, là, pleurent comme des femmes,

Priant un Dieu qui n'entend pas.

Chant religieux dans le temple.

 

JEUNES FILLES.

Hélas !

Toute espérance est morte dans les âmes !

Les détonations du canon se font plus fréquentes et plus proches.

 

LA FOULE.

Tout est dit ! C'est la fin !

 

KHIRVAN, intervenant à la tête de ses soldats.

Qu'importent la soif et la faim ?
Lâche qui désespère !

 

LA FOULE, avec lassitude.

Nous avons trop souffert !

 

KHIRVAN ET LES SIENS.

Non ! guerre ! guerre ! guerre !

Tant qu'il reste du fer !

 

DES VOIX.

Tous nos greniers sont vides !

 

KHIRVAN ET LES SIENS.

Tu mens !

 

DES VOIX DANS LA FOULE.

Non ! plus de blé !

 

D'AUTRES VOIX.

Plus d'eau ! Les puits arides !

 

KHIRVAN.

Il faut combattre encor !

 

LA FOULE, à Khirvan.

Pour abréger nos maux,

Songe au désespoir où nous sommes !

 

KHIRVAN.

La chair, le sang de nos chevaux

Apaiseront la faim et la soif de nos hommes !

 

DES VOIX.

Plus de poudre en nos arsenaux !

 

KHIRVAN.

Eh bien ! forts de nos colères,

Sur l'ennemi de toutes parts

Nous ferons crouler les pierres

De nos remparts !

Dans une main le glaive et dans l'autre la flamme,
La rage au cœur,

Nous irons vaincre le vainqueur !

Ne tremblez pas, cœurs de femmes !

 

LES SOLDATS DE KHIRVAN.

Dans une main le glaive et dans l'autre la flamme,
La rage au cœur,
Nous irons vaincre le vainqueur !

 

LA FOULE, refluant sur la place avec un grand mouvement.

Alarme ! La brèche est ouverte !

 

GROUPES EN SCÈNE.

C'est notre perte !

 

KHIRVAN ET LES SIENS.

Aux armes !

 

VOIX NOMBREUSES.

Non ! Il est trop tard !

Là-bas, de Nour-Eddin on dresse l'étendard !

Avant l'aube prochaine,

Il va donner l'assaut ! La défaite est certaine.

 

LA FOULE.

Rendons-nous !

 

KHIRVAN.

Lâches !

 

LA FOULE.

Fous !

Rendons-nous !

 

KHIRVAN ET LES SIENS.

Nous rendre !

Ah ! jamais !

 

VOIX NOMBREUSES.

Qui peut nous défendre

Désormais !

 

LA FOULE.

Implorons la paix !

 

KHIRVAN ET LES SIENS.

Jamais !

Les deux partis se menacent et sont près d'en venir aux mains.

 

LES DEUX GROUPES.

Insensés ! Bas les armes !

— Lâches alarmes !
Passage ! Debout tous ! — Non ! — Eh bien, au plus fort !
— A vous la honte ! — A vous la mort !

— Lâches alarmes !

— Bas les armes !

 

VOIX NOMBREUSES.

Nour-Eddin est vainqueur !

Au moment où ils vont se précipiter les uns sur les autres, le prêtre, tout vêtu de blanc, paraît au seuil du temple, avec Thamara, suivi des prêtres et de femmes escortant Thamara.

 

 

SCÈNE II

LES MÊMES, LE PRÊTRE, THAMARA, PRÊTRES, FEMMES, etc.

 

LE PRÊTRE.

Il sera mort demain !

Remettez vos épées.

A vos espérances trompées

Dieu prête un secours surhumain !

 

LA FOULE.

Qui frappera l'infâme ?

Qui nous délivrera ?

 

LE PRÊTRE, montrant Thamara.

Une femme.

 

LA FOULE.

Thamara !

 

LES FEMMES.

Ah ! l'orgueil de Bakou ! Sa vierge la plus belle !

Elle ?

 

LE PRÊTRE.

Sa main frappera !
L'esprit vengeur la conduira !

Il descend, avec Thamara, les marches du temple.

Elle a prié près des autels dans l'ombre,

Pleuré nos morts apparus dans son cœur ;

Elle a prié durant des jours sans nombre !...

A Thamara, qui s'agenouille.

Dieu t'exauce ! C'est toi qui vaincras le vainqueur !

Étendant la main sur Thamara.

Noble fille !

Veux-tu venger ton peuple, ta famille,

Délivrer ton pays ? Le veux-tu ?

 

THAMARA.

Je le veux !

 

LA FOULE.

Thamara, seule ! Ah ! que pourras-tu faire ?

 

KHIRVAN.

Écoutez ! Dieu l'éclaire !

 

THAMARA, au prêtre, dans une sorte d'extase.

Du ciel j'accomplirai les vœux !

Je suis prête et j'attends ; je suis forte et j'espère !...

 

LE PRÊTRE.

Lève-toi donc et va !

 

LE CHŒUR.

Dieu l'inspire et l'éclaire.

           

THAMARA, se levant.

Vers le sultan victorieux.

Vers ce Nour-Eddin qu'on acclame

J'irai... Je frapperai l'infâme.

 

LA FOULE.

O secours surhumain !

 

THAMARA.

Il sera mort demain !

 

KHIRVAN, près de Thamara.

Je te comprends... Va, vengeresse !

Fais de ta voix une caresse,

Fais un charme de tes beaux yeux.

Sois comme un fruit délicieux

Donnant la mort après l'ivresse !

Que ce jour soit son dernier jour,

Et que ton bras armé du glaive

L'arrache aux douceurs de son rêve

Aux extases de son amour !

 

UN GROUPE DE FEMMES, autour de Thamara.

Sur le sultan au repoussant visage,

Immonde et noir,

Sur l'être brutal et sauvage

Quel sera ton pouvoir ?

Que pourront ta beauté, ta grâce

Sur ce monstre, un seul moment ?

Oseras-tu le regarder en face

Seulement ?

 

THAMARA.

J'oserai ! Pour ta gloire, ô Patrie !

Pour tous ceux que je pleure endormis dans la mort,

Pour vous tous qu'il faut rendre à la vie,

Oui, j'irai souriante au-devant de mon sort !

S'exaltant.

Je le frapperai de ses propres armes !

Il tombera, le colosse impuissant,

Il nous paîra de tout son sang

Toutes nos larmes !

Adieu ! Je pars !

 

LE PRÊTRE, à la foule.

Une vierge animée

De la force de Dieu

Sera plus forte qu'une armée !

 

LA FOULE.

Rayonnante beauté ! Vaillante Thamara !

Oui ! va frapper l'infâme !

 

KHIRVAN.

Commence l'œuvre, ô femme !

Khirvan l'achèvera !

Cachés dans l'ombre

Auprès du camp de Nour-Eddin,

Nos soldats, dérobant leur nombre,

Monteront avec le matin !

Frappe ! Alors, rués au carnage

Ils balaieront sans effort

La horde sauvage

Vaincue avec son chef mort !

 

LE CHŒUR.

Mort !

Mort !

A nous ton sang, noir destructeur de villes !

A nous ta chair, pourvoyeur des tombeaux !

Nous livrerons, déchiré par lambeaux,

Ton corps aux bêtes viles,

Aux corbeaux !

 

THAMARA.

Adieu !

 

LE CHŒUR.

Que l'esprit des héros t'emporte,

Arme-toi pour la liberté !

Rends la vie à l'espérance morte,

Rends la joie à la jeune cité.

Marche, libératrice !

Va, fais justice !

Que demain à nos yeux

Ton bras vengeur se lève,

Dressant un rouge glaive

Vers le ciel radieux !

Rideau.

 

 

 

 

maquette du costume des douze Esclaves par Charles Bétout, pour la reprise à l'Opéra du 23 janvier 1907 de Thamara

 

 

 

 

DEUXIÈME TABLEAU

 

 

Dans le pavillon royal de Nour-Eddin. — Sorte de harem, installé dans un vieux palais non loin de la ville, aux abords du camp. — Tapis, armes ; lampe sur un trépied au chevet d'un lit bas, couvert de tapis de Perse.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

NOUR-EDDIN, LES FEMMES.

Nour-Eddin assoupi. — Autour de lui, ses femmes. — Des fleurs sont jetées sur les tapis et sur les coussins où repose Nour-Eddin. — A quelques pas, musiciens accroupis accompagnant le chœur et la danse. — Pendant la danse, Nour-Eddin s'éveille peu à peu. Les femmes s'empressent autour de lui.

 

LES FEMMES.

CHŒUR.

O maître de toutes choses,

Loin du soleil dévorant,

Pour te charmer sont écloses

Les jeunes fleurs de l'Iran,

Et tes esclaves heureuses

Versent sur tes pâles mains

Le parfum des tubéreuses,

Des roses et des jasmins.

Lève ta sombre paupière,

Fais étinceler sur nous

Ton regard plein de lumière,

Conquérant terrible et doux !

La Victoire est ta maîtresse,

Mais ton cœur n'est-il point las

De cette sanglante ivresse,

Et ne nous reviens-tu pas ?

 

NOUR-EDDIN, les éloignant d'un geste.

Ah ! laissez-moi ! Vos chants ont fait s'enfuir un rêve
Redoutable et charmant.

Il se lève.

Fallait-il l'abréger, l'heure déjà si brève

De mon enivrement ?

 

Belle d'une beauté fatale,

Une femme venait vers moi,

Une femme au visage pâle,

Et mon cœur frissonnait d'émoi.

 

Ouvrant les bras, la charmeresse

Marchait ainsi, lente et sans bruit ;

Ses yeux doux comme une caresse

Étaient profonds comme la nuit.

 

Et sur cette pâleur mortelle

Éclatait, ô charme puissant,

Sa lèvre amoureuse et cruelle,

Rouge comme une fleur de sang.

 

Et sous cette lèvre de flamme

Je sentais ma lèvre brûler

Et, dans un lent baiser, mon âme

S'exhaler !

Comme à lui-même.

La vision s'efface

Troublant d'une vague menace

Des souvenirs pleins de douceur !

 

 

 

Belle d'une beauté fatale

Agustarello Affre (Nour-Eddin) et Orchestre

Odéon 60308

enr. en 1907

 

 

LES FEMMES.

Au charme fuyant d'un rêve

N'abandonne plus ton cœur.

Vers toi notre voix s'élève,

Sois-nous clément, ô vainqueur

Par des visions jalouses,

En vain tu serais troublé.

Cherche parmi tes épouses

L'oubli d'un songe envolé.

Légères rumeurs au dehors. Entrée de soldats.

 

 

SCÈNE II

LES MÊMES, SOLDATS PERSANS.
 

LES SOLDATS, se prosternant.

Tes serviteurs, adorant ta puissance

Sont à tes pieds, ô roi des rois !

 

NOUR-EDDIN.

Parlez !

 

LES SOLDATS.

La brèche est ouverte. L'effroi

Règne dans la ville. Et pourtant la résistance

Des soldats de Bakou ne faiblit pas. Rien, rien,

Ni la soif ni la faim ne doit nous les soumettre.

Ils aiment mieux mourir !

 

NOUR-EDDIN, nonchalamment.

Eh bien !

Qu'ils meurent !

 

LES SOLDATS, se prosternant de nouveau.

Maître,

Toi seul es fort !

 

NOUR-EDDIN, dans une rêverie sombre.

Ils résistent encor !

Éclatant.

Vassale de l'Iran, Bakou, cité rebelle,

Orgueilleuse citadelle,

Ah ! je t'anéantirai !

Tes soldats, tous, tes enfants et tes femmes,

Je les exterminerai !

Leurs cadavres sanglants combleront nos tranchées.

Sous le monceau de leurs têtes tranchées

Dormiront les guerriers tombés sous mes drapeaux !

A la place où demain brouteront les troupeaux,

Rien ne dira, sinon un souffle d'épouvante,

Qu'une cité fut là, vivante !

Au point du jour, que tout soit fait !

Allez ! Donnez l'assaut ! Tuez ! Brûlez !

Mouvement vers le fond. D'autres soldats paraissent.

Qui vient ?

 

UN SOLDAT.

Tremblante, fugitive,

Une femme !

 

LE CHŒUR.

Elle arrive

Pour t'implorer et dit se nommer Thamara.

 

LES FEMMES.

Ah !

La perle de Bakou ! Celle

Que l'on dit si belle !

Roi, prends garde !

 

NOUR-EDDIN.

Je veux la voir !

 

LES FEMMES.

Redoute Éblis, le démon noir.

Songe à ton rêve !

 

NOUR-EDDIN, toujours souriant.

Eh ! qu'ai-je à craindre d'elle ?

Qu'on me l'amène !

Musique de scène. Tableau. Entrée de Thamara voilée.

 

 

SCÈNE III

LES MÊMES, THAMARA.

 

NOUR-EDDIN, doucement à Thamara.

Approche !... Que veux-tu ?

 

THAMARA.

Je te demande asile !

Seule ! fuyant la ville

Qui t'a vainement combattu,

Je me jette à tes pieds et je suis ton esclave !

 

NOUR-EDDIN, la relevant.

Cruel à qui me brave,

Je suis clément à ceux qui pleurent comme toi.

Douce est ta voix... Je veux voir ton visage.

 

LES FEMMES.

Pourquoi retenir davantage

Cette étrangère ?

 

NOUR-EDDIN, impérieusement aux femmes et aux soldats.

Laissez-moi !

Les soldats s'éloignent. Les femmes hésitent un instant.

 

LES FEMMES, avec jalousie.

Il n'a pas vu ses traits, séduit rien qu'à l'entendre,

Il la préfère à nous.

Cette fille barbare aujourd'hui va nous prendre

Le cœur de notre époux.

 

NOUR-EDDIN.

Je n'ai pas vu ses traits, mais que sa voix est tendre !

Et qu'elle m'a charmé !

Contre elle je voudrais vainement me défendre,
Un mot m'a désarmé.

 

THAMARA, troublée, regardant Nour-Eddin.

Ma haine le voyait monstrueux et farouche

II est jeune et clément.

Avec énergie, pendant que les femmes s'éloignent sur un nouveau signe de Nour-Eddin et que ce dernier vient lentement vers elle.

Ah ! je porte en mon sein un cœur que rien ne touche,

Je tiendrai mon serment !

 

 

SCÈNE IV
NOUR-EDDIN, THAMARA.

 

NOUR-EDDIN, très doux.

Nous sommes seuls. Parle sans feinte

Ne crains rien !

 

THAMARA.

J'ignore la crainte.

 

NOUR-EDDIN.

Qui donc es-tu ?

 

THAMARA.

Regarde!

Elle laisse tomber son voile.

 

NOUR-EDDIN, avec éblouissement.

O trésor de beauté !

Fleur d'amour virginale ! O fleur de volupté !

Il la contemple un instant sans rien dire. Elle est debout, dévoilée, dans la blancheur laiteuse de la lumière. Ses mains se serrent sur sa poitrine nue, et l'horreur de ce qu'elle doit accomplir l'envahit.

 

NOUR-EDDIN, s'approchant et lui prenant la main.

Devant moi tu restes glacée.
Ne baisse pas ainsi les yeux !
Fais-moi pénétrer ta pensée,
Thamara ! parle : dis tes secrets et tes vœux !

 

THAMARA.

Mes vœux : tu viens de les connaître ;

Mes secrets, je les garde... ils sont connus des cieux,

Avec effort.

Un mot te suffit... Sois mon maître !

 

NOUR-EDDIN, ardemment.

Ah ! tu dis vrai ! De quoi me soucier encor ?

Quand tu vas être à moi, que m'importe le sort ?

Oui, ton amour, c'est la faveur suprême !

C'est le rêve divin !

Ta beauté m'enivre et je t'aime,

Le reste est vain.

Oui, n'aurais-je à vivre qu'une heure
Dans tes bras

Je dirais toujours : Que je meure !
Mais ne fuis pas !

 

THAMARA, frappée.

As-tu donc pressenti que mon amour funeste

Pouvait donner la mort ?

 

NOUR-EDDIN, la contemplant.

O vision céleste !

Je t'attendais !

Nour-Eddin va t'aimer comme il n'aima jamais !

 

THAMARA, frissonnante.

Ah !

 

NOUR-EDDIN.

Thamara, je subis ton empire !

Ton pouvoir se répand sur moi.

 

THAMARA, à elle-même.

Je souffre... A peine je respire.

Qui m'a conduite ici ? Pourquoi ?

J'acceptais la mort... le martyre !

 

NOUR-EDDIN.

Je suis ton esclave à mon tour.

 

THAMARA.

Ah ! rien ne pouvait donc me dire

Que l'ennemi c'était l'amour !

 

NOUR-EDDIN, avec extase.

Mon âme te contemple !

 

THAMARA, égarée.

Bakou ! Khirvan ! Le temple !

 

NOUR-EDDIN.

Je suis l'esclave et non le maître, ô ma beauté !

Va, dis-moi maintenant quelle est ta volonté :

Qu'un regard me l'apprenne,

 

THAMARA, avec un mouvement de joie et d'espérance.

A Nour-Eddin.

Dieu !!... m'obéirais-tu ?

 

NOUR-EDDIN.

Commande en souveraine !

Parle !

 

THAMARA, s'avançant palpitante.

Et si je te disais :

Roi ! délivre Bakou ! n'en ferme plus l'accès !

Emmène tes soldats ! Retourne à ta frontière !

Voilà ce qui me plaît, ô roi !... Veux-tu le faire ?

 

NOUR-EDDIN, subitement farouche.

Cela !... Jamais.

J'ai dit que je t'aimais ;

Mais la vengeance encor plus que l'amour m'est chère.

J'en ai fait le serment !

Bakou ne sera plus qu'un sépulcre fumant !

C'est juré par Allah !

 

THAMARA, avec désespoir.

Il faudra donc qu'il meure!

 

NOUR-EDDIN, brusquement, s'approchant de Thamara.

Thamara, dis, tu m'appartiens !

 

THAMARA, suppliante.

Je pleure !

Écoute ! Écoute-moi !

Quelque chose est plus grand que la gloire des armes :

C'est la clémence, ô roi !

 

NOUR-EDDIN.

Ah ! j'ai soif de tes charmes

Je t'adore !

 

THAMARA, se traînant à ses pieds.

Pitié !... grâce !... Tu vois mes larmes

Écoute-moi !

 

NOUR-EDDIN.

Pour toi mon âme est douce.

 

THAMARA.

Malheur à qui repousse

L'ange de la pitié ! Nour-Eddin, sois clément !

Nour-Eddin, Nour-Eddin, renonce à ta vengeance !

Un peuple par ma voix supplie en ce moment

Éperdue.

Sois clément !

 

NOUR-EDDIN, voulant la saisir.

Ah ! viens ! je t'aime !

 

THAMARA, se tordant les mains.

Alors, plus d'espérance !

 

NOUR-EDDIN, la prenant dans ses bras.

Thamara, viens !

 

THAMARA, se débattant.

Non ! non !

Soudain, comme pour s'enfuir.

Conquiers ta délivrance,

Bakou !... Je ne peux pas te la donner !

A Nour-Eddin.

Adieu !

Reculant, égarée.

Non, ne m'approche pas !... laisse-moi fuir ce lieu ;

Laisse-moi, je te dis, m'enfuir... Je suis funeste !

 

NOUR-EDDIN, avec séduction.

Reste !

L'amour seul est vainqueur !

Reste là sur mon cœur !

Oublions tout... tes peines, ma colère :

Va, c'est l'amour, lui seul, qui nous éclaire !

Oublions tout, le bien comme le mal.

Je t'adore !

Ton front charmant a des rougeurs d'aurore,

Ta chair a le parfum de l'ambre et du santal

Toi, plus belle que Nourmahal,

Exquise enchanteresse !

Mon trésor ! ma beauté !

 

THAMARA, défaillante.

Ah ! sa voix est la caresse

Des pures brises d'été ;

Sous cet amour qui m'oppresse

Se débat ma volonté.

Ah ! dans mon âme éperdue,

Quelle extase inconnue !

 

NOUR-EDDIN.

O fleur de volupté !

Voici l'heure attendue !

Viens, ma fleur, ma beauté !

Viens !... Viens !...

 

THAMARA.

En vain je veux lutter contre moi-même !

Qu'ai-je fait ?

 

NOUR-EDDIN.

Viens !

 

THAMARA.

Hélas ! malheureuse, je l'aime !

Elle demeure défaillante dans les bras de Nour-Eddin qui l'entraîne lentement.

Rideau.

 

 

 

 

 

 

maquette du costume de Thamara par Charles Bétout, pour la reprise à l'Opéra du 23 janvier 1907 de Thamara

 

 

 

 

TROISIÈME TABLEAU

 

 

Même décor que le précédent. Lampe allumée sur le trépied au chevet du lit. Nuit bleue. Coin du ciel aperçu à travers l'un des arceaux dont la tenture est à demi relevée. Thamara, blanche dans sa robe blanche, les cheveux défaits, regarde Nour-Eddin endormi. — Symphonie.

 

 

SCÈNE UNIQUE

THAMARA, NOUR-EDDIN, Voix.


THAMARA.

Elle voit sur le trépied étinceler la lame d'un poignard persan. Elle le prend. Des doigts elle en touche la pointe. Elle repousse l'arme. Elle va à l'entrée de la tente. Elle soulève davantage les tentures pour voir au dehors. Les premières lueurs du jour bordent l'horizon.

Redescendant.

Vers moi rampent déjà les soldats de Khirvan.

Ma main n'a point frappé ! Nour-Eddin est vivant !

Il dort ; son front charmant est pâle

A la pureté d'un beau jour

Son souffle parfumé s'exhale

Doux comme une plainte d'amour.

Ah ! c'est lui qui l'emporte
L'amour seul est maître sur nous !
Nour-Eddin !... La haine est morte

Effleurant doucement la main de Nour-Eddin.

Et je m'incline à ses genoux !

 

DES VOIX, dans l'ombre.

Parjure !

 

THAMARA, frissonnante.

Où suis-je ?... O sombre tâche !...

Qui m'a parlé ?... qui parle ?... Lâche !

J'ai trop tardé !... je me souviens.

 

LES VOIX.

Frappe ! frappe !

 

NOUR-EDDIN, rêvant.

Thamara ! Viens !

A toi ma vie avec mon âme !
Paradis d'azur et de flamme !
Charme puissant, mystérieux et doux !

 

LES VOIX.

Va ! frappe l'infâme !

 

THAMARA, se dressant.

Voix terribles ! Que voulez-vous ?

 

NOUR-EDDIN, de même.

A toi ma vie avec mon âme,

Le paradis luit sur nous.

 

THAMARA, vers lui, avec un grand mouvement de passion.

Je t'aime !

 

LES VOIX.

Frappe !

 

NOUR-EDDIN.

C'est l'extase du ciel même.

 

THAMARA, balbutiant, en sanglots.

Oui, oui, maudissez-moi ! Je l'aime !

Note aiguë du clairon de Bakou au lointain.

 

THAMARA, écoutant, à demi dressée.

Ah ! c'est le clairon de Bakou, là-bas !

Se relevant.

Non ! je n'entends pas ! Non ! je ne veux pas !

O terre

Engloutis-nous ! Écrase-moi, tonnerre !

Criant égarée

Parlé.

Frappe !... Je ne peux pas le faire !

Les yeux fixes, regardant dans l'ombre comme obsédée de visions.

Ah ! les morts devant moi ! Les morts me maudissant !

 

LES VOIX.

Thamara ! souviens-toi !

 

THAMARA.

Le carnage ! le sang !

 

LES VOIX.

Frappe le meurtrier ! Frappe !

 

THAMARA, se débattant contre la vision.

Horrible présence !

Ah ! je vous reconnais ! Grâce ! Grâce !

 

LES VOIX.

Vengeance !

Après un dernier jeu de scène, indiquant sa lutte terrible, Thamara, avec un grand cri, se précipite vers Nour-Eddin, le poignard levé. Une obscurité profonde et soudaine enveloppe la scène. Quand la lumière revient, presque immédiatement, on est sur la place de Bakou-la-Sainte. Décor du premier tableau. Les maisons sont ornées de fleurs et de branches vertes. Une foule se presse sur la place, agitant des palmes, des armes.

 

 

 

 

 

 

Scène finale de l'Acte II lors de la création, dessin d'Edouard Zier, gravure d'Henri Dochy, 1891

 

 

 

 

QUATRIÈME TABLEAU

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

FOULE. — FEMMES

 

CHŒUR DE FEMMES.

Dans l'air parfumé, dans les grands cieux calmes,

Au murmure des flots bleus,

Parmi les fleurs et les palmes,

Volez, chants joyeux,

Vers nos fils victorieux !

 

AUTRES FEMMES, groupées sur les marches du temple et regardant au loin.

Voyez !... Sur la plus haute roche

Notre étendard dressé là-bas !...

Thamara !... Thamara s'approche !...

Khirvan !... Nos soldats !...

 

DES VOIX, groupe arrivant en scène.

Victoire ! Nour-Eddin, mort ! Thamara, vivante !

Le camp détruit ! La fuite !... L'épouvante !...

Le prêtre sort du temple et descend les degrés. Prêtres derrière lui sur le seuil. Thamara paraît au fond, presque portée en triomphe par les soldats. Ses vêtements blancs souillés, tachés de sang, les mains sanglantes, serrant encore l'arme dont elle a frappé Nour-Eddin. Khirvan près d'elle. On l'entoure. On l'acclame.

 

 

SCÈNE II
LES MÊMES, LE PRÊTRE, THAMARA, KHIRVAN, SOLDATS, etc.

 

LA FOULE.

Thamara ! Thamara !

Victoire ! Hurrah !

Gloire à toi ! Guerrière vaillante,
Hurrah !

 

LE PRÊTRE.

Une vierge animée

De la force de Dieu triomphe d'une armée.

 

LA FOULE.

Hurrah !

O Thamara libératrice !

 

THAMARA, s'exaltant peu à peu avec une amertume farouche.

J'ai consommé le sacrifice

Patrie : il te fallait du sang,

J'ai frappé... le ciel t'est propice.

Triomphe, à présent !

Éclatez, chants de fête,

Furieuse clameur !

Venez tous ! Voyez ! l'œuvre est faite,

Voilà le sang du vainqueur !

 

LE PRÊTRE.

A toi toute gloire, à toi tout honneur !

Tu nous rends la vie !

 

THAMARA.

Ah ! la mort est dans mon cœur.

Égarée.

Ombre sanglante ! oui, c'est elle !...

Murmurant.

« Viens, Thamara !... Thamara, viens !... »

Nour-Eddin, c'est toi ! Tu m'appelles !

Je t'ai frappé... je t'appartiens !

Ton ombre séductrice

Etend ses bras inapaisés.

Je veux fermer ta cicatrice

Là-bas sous d'éternels baisers !

Viens ! à jamais nous lie

La puissance du sort.

Viens où la haine oublie

Nous aimer dans la mort !

Les soldats sont au seuil du temple avec les trophées. On aperçoit l'intérieur du temple éclatant de lueurs.

 

LE PRÊTRE, à Thamara.

Le temple est ouvert, l'autel brille.

Viens, noble fille.

 

LA FOULE.

Jour d'orgueil !

 

THAMARA, étendant lentement ses mains dans lesquelles elle a le poignard, et les ramenant vers sa poitrine. Comme parlant à Nour-Eddin.

Je viens à toi !

Elle se frappe.

 

KHIRVAN, la soutenant.

Thamara !

 

LA FOULE, se précipitant.

Jour de deuil !

 

THAMARA, à ceux qui l'entourent.

Allez !... Moi, ma tâche est remplie !

Extasiée, tendant les bras vers l'image invisible.

Viens ! A jamais nous lie

La puissance du sort.

Viens où la haine oublie

Nous aimer dans la mort !

Elle expire

Rideau.

 

 

 

 

 

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