le Roi bossu

 

 

 

Opéra-comique en un acte, livret d'Albert CARRÉ, musique d'Elsa BARRAINE.

 

 

Création au Théâtre National de l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 17 mars 1932. Mise en scène d'Albert Carré. Décor de Raymond Deshays. Costumes dessinés par Jenny Carré, exécutés par Mme Solatgès et Henri Mathieu.

 

11 représentations à l'Opéra-Comique au 31 décembre 1950.

 

 

 

personnages

Opéra-Comique

17 mars 1932

(création)

Opéra-Comique

23 avril 1932

(8e)

Pervenche, fille de Balthazar

Mmes Henriette LEBARD

Mmes Henriette LEBARD

Rose, fille de Balthazar

Denise PERRY

Denise PERRY

Glycine, fille de Balthazar

Odette DOUSSET

Odette DOUSSET

Violette, fille de Balthazar

DEVA-DASSY

DEVA-DASSY

Marguerite, fille de Balthazar

Antoinette BOLUT

Antoinette BOLUT

Eglantine, fille de Balthazar

BROUNE

BROUNE

le Roi

MM. Georges CATHELAT

MM. Georges CATHELAT

Balthazar, orfèvre

Louis MUSY

Jean VIEUILLE

Ambrosius, médecin du Roi

Willy TUBIANA

Willy TUBIANA

Bourgeois, Bourgeoises, Gamins

   

Chef d'orchestre

Louis FOURESTIER Louis FOURESTIER

 

 

 

 

 

Un jeune prince ne s'est décidé à accepter la couronne que pour empêcher un sien parent, cruel et débauché, de régner à sa place, mais il ne se montrera pas à son peuple, car il ne veut pas que l'on sache qu'il est né bossu. Son portrait seul sera exposé dans une salle du palais et le cadre de ce portrait a été donné à orner à Pervenche, la fille du joaillier Balthazar.

Celle-ci s'est émue à voir la triste figure et les yeux mélancoliques du jeune monarque.

O cœur de femme, cœur humain

Où la pitié se glisse

Pour frayer le chemin

A l'amour son complice.

observe le médecin du roi qui s'en va prévenir son maître.

Celui-ci, qui s'imaginait que jamais femme au monde ne consentirait à l'aimer, s'en vient incognito, voit la jeune fille, s'assure de l'amour qu'elle lui porte et finit par lui offrir de partager le trône avec lui.

 

Ce petit opéra-comique, dont le livret est de M. Albert Carré, est la première œuvre de Mlle Elsa Barraine, l'élève de M. Paul Dukas, qui n'avait pas 19 ans quand le jury du Concours de composition musicale du Conservatoire lui décerna le Grand Prix de Rome.

 

(Programme de l'Opéra-Comique, 1932)

 

 

 

 

 

Ce n'est qu'une historiette de légende, bâtie sur le vieux thème d'un prince disgracié, aimé par une fille du commun, en l'espèce Pervenche. Comme dans les contes, Pervenche sera récompensée et deviendra reine. Sur quoi Mlle Elsa Barraine, récent grand prix de Rome, a écrit une musique très délicate, mais trop influencée par les exemples de son maître Paul Dukas, et surtout par ceux de Claude Debussy.

 

(Larousse Mensuel Illustré, 1932)

 

 

 

 

 

Mlle Elsa Barraine obtint le Prix de Rome en 1929. Elle n'avait pas vingt ans. Sa première œuvre de théâtre est donc celle d'une débutante encore très jeune, mais nullement inexpérimentée ; car, visiblement, Mlle Barraine sait de la musique presque tout ce qu'on en peut apprendre. Cependant, la technique ne vaut que par l'usage qu'on en fait, ainsi que le prouve une fois de plus l'impression un peu décevante que suscite la partition du Roi bossu, où pourtant le talent abonde.

 

Une circonstance heureuse était cependant de nature à servir la jeune musicienne : la collaboration d'un des vétérans du théâtre lyrique (1), d'un des hommes qui l'illustrent avec le plus d'éclat et dont l'expérience, acquise au cours d'une longue carrière, pouvait puissamment aider les premiers pas d'un jeune compositeur dramatique. M. Albert Carré avait d'ailleurs conçu un sujet très simple, de nature à favoriser l'essor d'une délicate sensibilité féminine : c'est la touchante aventure d'un jeune roi difforme, mais doué d'une âme d'élite, lequel doit sa rédemption à l'amour sincère d'une jeune fille qui, insensible à sa disgrâce physique, a pressenti l'infinie tendresse de son cœur et finit par devenir son épouse. Sujet d'une poésie volontairement naïve, qui évolue dans l'atmosphère d'un conte de fées ; livret écrit dans l'intention non de créer une œuvre littéraire puissamment originale, mais simplement de fournir à l'inspiration d'une jeune musicienne l'occasion de s'épanouir à l'aise.

 

(1) Les auteurs du Roi bossu présentent cette particularité d'avoir cent ans à eux deux.

 

Mlle Barraine ne semble pas s'en être autrement préoccupée. Alors que le texte de son éminent collaborateur appelait le chant, elle s'est attachée de parti pris à une forme de déclamation post-debussyste qui, saisissante de vérité dans Pelléas (parce qu'elle y est la manifestation spontanée d'une sensibilité personnelle, à l'occasion d'une prose qui s'y prête) devient d'une monotonie un peu puérile quand elle sent le procédé, l'artifice et constitue un placage adapté à un texte qui impliquait d'autres formes d'expression musicale. Ce récitatif, qui trouve, chez Debussy, un prolongement harmonique doué d'une souveraine vertu d'évocation et enveloppant le texte d'une atmosphère diaprée, est superposé ici à un travail thématique constamment tronqué, comme si son caractère antithéâtral avait suscité d'innombrables coupures, indispensables scéniquement, mais venant malencontreusement détruire tout l'équilibre d'un développement musical qui allait à contre-sens du sujet. De là une

impression incertaine de morcellement et de grisaille, d'où émergent çà et là, comme un éclair, des tronçons de thèmes très bien venus, mais qui disparaissent aussitôt au fond du monotone bouillonnement de l'orchestre, où tout se fond dans le quatuor. A deux reprises, cependant, une complainte et un motif populaire obligent le compositeur à introduire brièvement dans son œuvre un franc élément mélodique, et ces passages, pleinement réussis, sont accueillis comme des oasis, avec une joie reconnaissante. La partition de Mlle Barraine contient assez de promesses pour qu'on puisse fonder sur elle de sérieux espoirs en vue du jour, que nous devons souhaiter prochain, où le talent de cette jeune fille se sera pleinement assimilé les inéluctables lois qui ont, de tout temps, régi le théâtre musical.

 

La voix sonore et splendidement colorée de M. Musy, son art si sûr et son articulation si parfaite font merveille dans le seul rôle, d'ailleurs épisodique, qui affecte, d'une manière fugitive, un caractère vocal et qui, surtout interprété par un tel artiste, passe aussitôt au premier plan. M. Cathelat (dont c'étaient les débuts, fort satisfaisants), et Mlle Lebard font de leur mieux pour animer un texte musical ingrat, ainsi que M. Tubiana, dont la voix se distingue par un timbre de qualité. M. Fourestier dirige l'orchestre avec l'intelligente sollicitude qu'il semble tout heureux de témoigner à l'égard d'un jeune camarade.

 

Le Roi bossu servait de lever de rideau aux Pêcheurs de Perles, dont l'Opéra-Comique faisait une brillante reprise. Mlle Barraine a, involontairement, contribué par voie de contraste au succès éclatant de l'ouvrage de Bizet, où tout est chant.

 

(Paul Bertrand, le Ménestrel, 25 mars 1932)

 

 

 

 

 

L'idée de ce petit acte est charmante et nous repose un peu des scénarios à la mode, amoraux ou égrillards. Celui-ci nous ramène au temps où les rois épousaient des bergères.

 

Dans un royaume imprécis mais moyenâgeux vit un jeune roi mystérieux qui se cache à la vue de tous ses sujets. Une gente jeune fille, chargée d'enluminer le cadre d'un portrait du jeune prince, en devient en secret amoureuse. Le médecin du roi devine son secret et en prévient son maître. Celui-ci, sous des habits communs, vient pour s'assurer par lui-même du bonheur qui lui échoit, car il est bossu et il ne croyait pas pouvoir être aimé pour lui-même.

 

Les gamins le poursuivent et le moquent. Mais la jeune fille le reçoit avec bonté et le roi, comme dans les contes de fée, la choisit pour femme.

 

Sur ces données sympathiques, adroitement agencées par M. Albert Carré, Mlle Barraine, la plus jeune de nos prix de Rome (elle l'a eu à 19 ans), a écrit une musique peut-être un peu plus savante que ne le demandait le sujet, mais toujours intéressante par les idées mélodiques et par la franchise de l'écriture et de l'orchestration. Cette jeune fille a montré des dons de musicienne lyrique qui nous autorisent à attendre beaucoup de son avenir.

 

M. Carré s'étant lui-même occupé de la présentation de sa pièce, cela me dispensera d'en analyser la mise en scène ; elle fut parfaite.

 

L'interprétation fut excellente. Mlle Lebard possède une jolie voix et chante fort bien ; un peu plus d'articulation et ce sera parfait. Le triomphateur des derniers concours, M. Cathelat, avait trouvé un rôle pleinement en rapport avec sa voix, sa nature et son physique, c'est une rare chance ; il fut mélancolique à souhait et joua très intelligemment.

 

Musy était le maître ciseleur, père de la jeune fille, il donna à son personnage beaucoup de rondeur et chanta parfaitement bien le fabliau par lequel il espère éloigner sa fille d'un amour sans issue.

 

Enfin, Tubiana traça une excellente silhouette du médecin perspicace. Aux quatre sœurs de Pervenche, le compositeur avait confié l'une de ses meilleures pages : un rondeau en canon d'une frappe directe qui plut beaucoup.

 

Le public fit un excellent accueil à cette œuvre qui nous révèle un jeune compositeur plein de savoureuses promesses.

 

(Mercutio, Lyrica, mars 1932)

 

 

 

 

 

Sur un livret d’Albert Carré, Elsa Barraine a écrit un acte, le Roi bossu, représenté à l’Opéra-Comique et dans lequel elle semble avoir épuisé ses réserves d’insouciance, de grâce aimable et badine.

 

(Robert Bernard, Histoire de la musique, 1962)

 

 

 

 

LIVRET

 

 

(édition de mars 1932)

 

 

ACTE UNIQUE

 

 

La scène se passe au XVe siècle dans la capitale d'un petit royaume imaginaire, dans la boutique de Balthazar, orfèvre. Au fond, la rue vue à travers de larges fenêtres ouvertes et garnies de volets intérieurs. A droite, un escalier de bois de quelques marches montant à l'étage supérieur. Du même côté, au premier plan, porte donnant dans l'atelier de l'orfèvre. En face, au deuxième plan, la porte du jardin, au premier plan, petite fenêtre. Bahut. Comptoir. Sièges.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

PERVENCHE, seule.

(Elle est assise près de la fenêtre du jardin devant un chevalet, en train de peindre et orner de pierreries le cadre d'un portrait que surmonte un blason et une couronne royale. Le portrait est celui d'un jeune homme dont la figure pale et mélancolique se détache seule, sur un fond très obscur où disparaît la ligne des épaules. Pervenche s'arrête parfois dans son travail pour contempler cette figure :)

 

Beaux yeux, aux regards désolés,

Beaux yeux, de larmes tout gonflés,

Beaux yeux, d'où vient votre tristesse ?

Vous avez pouvoir et jeunesse,

Vingt ans !... Et vous êtes le Roi !

Tant de bonheur vous environne !

Est-ce le poids de la couronne

Qui courbe votre front ? On peut donc être roi

Et n'être pas heureux ?... Pourquoi ?

(Elle ferme les yeux et demeure tout entière à sa pensée.)

 

 

SCÈNE II

PERVENCHE, ROSE, MARGUERITE, GLYCINE, ÉGLANTINE ET VIOLETTE

(Elles descendent, une à une, par l'escalier, marchant sur la pointe des pieds.)

 

ROSE.

Pervenche dort sur son ouvrage :

Venez, mes sœurs, à petits pas.

 

VIOLETTE.

Ne la réveillons pas.

 

GLYCINE.

J'admire son courage !

 

ÉGLANTINE.

Voici bientôt un mois

Que, devant cette image,

Pour orner ce cadre de bois,

Elle est là qui travaille.

 

MARGUERITE, examinant le cadre par-dessus l'épaule de Pervenche.

Toujours au même point.

 

VIOLETTE.

Elle n'en finit point.

 

ROSE.

Et le temps passe !

Il faut que le portrait du Roi soit mis en place,

Avant ce soir, dernier délai,
Dans la salle de fête
Du palais !

 

MARGUERITE.

Allons, Glycine et Violette,

Il nous faut, au verger, récolter quelques fruits

Pour le repas. C'est aujourd'hui dimanche.

 

GLYCINE.
Sortons sans bruit.

 

VIOLETTE.

Ne la réveillons pas !

 

ÉGLANTINE.

Chut !

 

MARGUERITE.

Chut !

 

ROSE.

Chut !

 

ENSEMBLE.

Dors, Pervenche !

(Elles sortent à pas menus par la gauche.)

 

PERVENCHE, seule.

(Elle semble sortir d'un rêve.)

Il souffre, il pleure, on le torture.

Je le devine, j'en suis sûre

(S'adressant au portrait.)

Parlez, ouvrez-moi votre cœur.

Parlez, je serai votre sœur

Ne peut-on tout dire

A sa sœur ?

(Elle s'essuie les yeux.)

 

 

SCÈNE III

PERVENCHE, BALTHAZAR, AMBROSIUS
(Balthazar vient du dehors avec Ambrosius.)


BALTHAZAR, à Ambrosius.

Tu vois... Encore en larmes !

C'est ainsi, chaque jour, depuis bientôt un mois.

 

AMBROSIUS.

Tu t'alarmes
A tort... Les fillettes parfois...

 

BALTHAZAR.

Non, non, non, non... Elle est malade

Elle est pâle, elle est maigre, elle est triste à mourir,

Elle ne mange rien, et je me persuade

Que, pour ne manger point, il faut être malade.

Çà, médecin du Roi... tu vas me la guérir.

(Ambrosius s'est approché de Pervenche.)

 

PERVENCHE, voulant se lever.

Ah ! maître Ambrosius.

 

AMBROSIUS, l'en empêchant et l'examinant.

Voyons, que j'examine...

Vous avez pauvre mine,

Vous vous fatiguez trop ;

L'excès en tout est un défaut.
J'ordonne le repos.

 

PERVENCHE, avec vivacité.

C'est impossible ! Il faut

Qu'avant ce soir, j'achève ce trophée.

(Elle travaille.)

 

AMBROSIUS, regardant le cadre.

Le gracieux travail ! Vous peignez, mon enfant,
Avec des doigts de fée.

Le Roi sera content.

 

PERVENCHE, rayonnante.

Vrai ?

 

AMBROSIUS, à Balthazar.

As-tu vu le sourire ?

Ces artistes !... Il suffit de leur dire

Qu'ils ont quelque talent.

 

BALTHAZAR, maussade.

Bon ! je le lui dirai.

 

AMBROSIUS.

Ce sera le meilleur remède.

(A Pervenche qui s'est remise au travail.)

Aurez-vous terminé ?

 

BALTHAZAR.

Tu ne veux pas qu'on t'aide ?

 

PERVENCHE, vivement.

Non, non !

 

AMBROSIUS.

Le couronnement

De notre nouveau maître

A lieu demain et ce portrait doit être

Exposé publiquement.

Dès le matin...

 

PERVENCHE.

Je serai prête...

(Elle travaille fiévreusement.)

 

BALTHAZAR.

J'ai fort à faire aussi : la couronne à finir.

(Il se dirige vers son atelier, puis revient à Ambrosius.)

A ce propos, ne peux-tu me fournir

Un renseignement... De la tête

Du Roi m'indiquer le contour ?

(Geste d'Ambrosius.)

Non ?... Ne puis-je aller lui prendre mesure ?

 

AMBROSIUS.

Impossible ! La nuit, comme le jour,

Dans une chambre obscure,

Le roi se tient retiré !

(Pervenche écoute avec anxiété.)

Et nul, auprès de lui, n'a jamais pénétré.

Pour te rendre service,

Je veux bien essayer de le voir.

Viens me trouver, au palais, dans une heure.

 

BALTHAZAR.

J'irai...

(Bas.)

Toi, cependant, demeure,

Et tâche de savoir

Ce qu'a ma fille.

 

AMBROSIUS.

Bah ! Quelque papillon noir.

(Balthazar sort à droite.)

 

 

SCÈNE IV

AMBROSIUS, PERVENCHE

 

AMBROSIUS, prenant un escabeau et s'asseyant auprès de Pervenche.

Le papa n'est plus là... Vous allez tout me dire.

Nous avons du chagrin ?

Le petit cœur soupire ?

Comment s'appelle-t-il ? Roger ? Gaston ? Urbain ?
(Pervenche secoue la tête.)

Non ? Ce n'est pas cela ?... Vous préférez vous taire ?

(Paternellement.)

Chassez les noirs pensers... Songez à vous distraire.
Demain

C'est grande fête,

La fête du couronnement,

Et, dans la ville tout s'apprête

Pour célébrer ce grand événement !

 

PERVENCHE.

J'irai... pour voir le Roi.

 

AMBROSIUS.

Personne

Ne le verra.

 

PERVENCHE.

Pourtant, à la cérémonie, il paraîtra ?

 

AMBROSIUS.

Mais non...

 

PERVENCHE, vivement.

Est-il possible ?

 

AMBROSIUS.

Ainsi le Roi l'ordonne.

 

PERVENCHE.

Est-ce crainte... ou timidité ?

 

AMBROSIUS.

C'est sa volonté.

 

PERVENCHE.

Fut-il ainsi toujours ?

 

AMBROSIUS.

Il passa son enfance

Au fond d'un vieux château perché sur un rocher,

Et, quand mourut son père et qu'on vint l'y chercher

Pour régner, on ne put vaincre sa répugnance

Qu'en lui représentant

Qu'à son refus, un sien parent,

Cruel et débauché, régnerait à sa place.

 

PERVENCHE.

Et jamais il ne sort ?

 

AMBROSIUS.

Sous un déguisement,

Il se mêlait parfois avec la populace

Et s'en allait, le soir, mystérieusement,

Porter aux malheureux quelque soulagement.

On l'aimait, sans le connaître.

Ici fera-t-il mêmement ?

 

PERVENCHE.

Je puis le rencontrer... peut-être.

 

AMBROSIUS.

Vous ne le reconnaîtrez pas.

 

PERVENCHE.

Si fait.

Je connais sa figure.

 

AMBROSIUS, inquiet.

Eh quoi !

 

PERVENCHE.

Par ce portrait.

(Ambrosius sourit.)

Quoi ?... N'est-il pas sincère ?

 

AMBROSIUS.

Par un peintre étranger, qui put l'apercevoir,
Derrière

Une fenêtre,

Ce portrait fut bâclé dans l'espace d'un soir.

 

PERVENCHE, décontenancée.

Alors, ce n'est pas lui ?

 

AMBROSIUS.

S'il faut tout dire... Guère.

(Il examine le portrait.)

Pourtant ce sont ses yeux

Ou plutôt son regard...

 

PERVENCHE.

Ses beaux yeux

Soucieux,

Ses yeux

Où tant de mélancolie

S'allie

A tant de bonté.

Tant de jeunesse

A tant de gravité,

Et de tristesse...

(Ambrosius l'écoute en souriant.)

Quand tout chante dans la forêt,

Quand le moindre chardonneret

S'enivre

Du plaisir de vivre

Lui seul n'est pas joyeux... Pourquoi,

 

AMBROSIUS.

C'est son secret,

C'est le secret du Roi.

 

PERVENCHE, le pressant.

Dites-le-moi.

 

AMBROSIUS.
Je dois me taire.

 

PERVENCHE.

Un seul mot. Rien qu'un geste à faire,

Répondez... Est-il donc au malheur condamné

Sans espoir,

 

AMBROSIUS, l'observant.

Sans espoir.

 

PERVENCHE, fondant en larmes.

Je l'avais deviné.

 

AMBROSIUS, à part.

O cœur de femme, au malheureux propice,

Cœur de femme, cœur humain,

Où la pitié se glisse

Pour frayer le chemin

A l'amour, son complice.

O cœur de femme ! O chef-d’œuvre divin !

(Balthazar paraît. Pervenche essuie ses yeux et se remet au travail.)

 

 

SCÈNE V

LES MÊMES, BALTHAZAR

 

BALTHAZAR, bas à Ambrosius.

Eh bien ? C'est grave ?

 

AMBROSIUS.

Non.

 

BALTHAZAR.

Ah ! Tant mieux... Je respire.

 

AMBROSIUS, riant.

Figure-toi...

 

BALTHAZAR.

Tu ris ?

 

AMBROSIUS.

Je ris... Il faut en rire,

Ta fille est amoureuse.

 

BALTHAZAR, élevant la voix.

Amoureuse ? de qui ?

 

AMBROSIUS, lui faisant signe de se taire.

Je te le donne en mille.

(Se fâchant.)

Eh ! C'est ta faute aussi,

On ne laisse pas sa fille, une fille honnête,

Passer ainsi toutes ses nuits, en tête à tête,

Avec un jeune homme.

 

BALTHAZAR, hors de lui,

Es-tu fou ?

Un jeune homme ? Quand ? Comment ? Où ?

(Pervenche rêve, penchée sur le portrait.)

 

AMBROSIUS, montrant Pervenche.

Vois, des yeux elle le dévore.

 

BALTHAZAR, s'approchant.

Non... ce n'est pas ?

 

AMBROSIUS.

Elle l'adore.

Tu peux t'en convaincre aisément.

Moi, je vais, au héros de ce petit roman,

Révéler son bonheur.

 

BALTHAZAR, affolé.

Ah ! non, je t'en conjure,

Tu ne feras pas ça !

 

AMBROSIUS.

Pourquoi ?

 

BALTHAZAR, suppliant.

Non.

 

AMBROSIUS.

Je t'assure,

Qu'il en sera ravi... Ne me disait-il pas

Que jamais femme ici-bas

Ne l'aimerait ?

 

BALTHAZAR.

Elle l'aime en peinture.
Ce n'est qu'un jeu d'enfant.

 

AMBROSIUS.

Pauvre garçon... comme il sera content !

(Il se dirige vers la porte.)

 

BALTHAZAR.

Il se rira de nous !

 

AMBROSIUS.

Adieu !

(Il disparaît.)

 

BALTHAZAR, à part.

Quelle aventure !

 

 

SCÈNE VI
BALTHAZAR, PERVENCHE
 

BALTHAZAR, à part.

Ma fille ! Se peut-il ? Ma fille, à moi.

Oser aimer le Roi !

(Stupéfait.)

Le Roi !

(Terrifié.)

Le Roi !

(Abattu.)

Le Roi !

Mais non... Pervenche est sage,

Elle est là, bien tranquille, achevant son ouvrage.

(Il s'approche et la regarde travailler.)

(Haut.)

Alors, c'est là l'image

De notre souverain ?

(Riant.)

Tudieu ! Qu'il est vilain !

 

PERVENCHE, sursautant.

Comment ?

 

BALTHAZAR.

Quel nez ! Et quelle bouche !

Et quels yeux ! Oh ces yeux ! mais, ma parole, il louche !

 

PERVENCHE, d'un ton sec.

Ce n'est pas mon avis.

 

BALTHAZAR.

Et l'on dit qu'au moral,

Il est encore plus mal,

Qu'il est méchant, brutal,

Féroce, sanguinaire...

 

PERVENCHE, outrée.

C'est faux ! Tout au contraire.

Des malheureux, il est le frère.

Nul ne le connaît, mais on l'aime.

 

BALTHAZAR.

Qui t'a fait ce beau conte bleu ?

 

PERVENCHE.

C'est maître Ambrosius lui-même.

 

BALTHAZAR.

Quoi ? Maître Ambrosius ?

(A part.)

Ah ! le traître ! morbleu !

Il avait bien besoin de souffler sur le feu.

(Haut.)

Ma fille...

(Il l'embrasse.)

Allons, travaille.

(Joyeux.)

Et pour ta récompense

Je veux, ce soir, te mener à la danse !

(Geste de Pervenche.)

Si, si, tu danseras. Et nous verrons, demain,

Tous tes danseurs se disputer ta main.

(S'asseyant auprès d'elle.)

Le fils du tavernier te voit d'un œil fort tendre,

Veux-tu me le donner pour gendre ?

(Pervenche secoue la tête.)

Non ?...

 

PERVENCHE.

Non.

 

BALTHAZAR.

Tu ne veux pas d'un tavernier ?

Préfères-tu le neveu du drapier ?

(Même geste de Pervenche.)
Non plus ?... Que veux-tu donc ?... Quelque bel officier.
(Même geste.)

Alors... un gentilhomme ?... un prince ?

Ton ambition n'est pas mince.

Un prince ?... Pourquoi pas un roi ?

(Mouvement de Pervenche.)

Un empereur ?...

(Riant.)

Que sais-je, moi ?

(Il la reprend dans ses bras.)

Je dis cela pour rire,

Te sachant fille de raison.

Écoute pourtant la chanson

Que je m'en vais te dire.

(Tandis qu'elle travaille.)

 

BALLADE
I

Suzette, rose et blonde,

Ne possédait au monde

Que son cœur innocent

Et son rire d'enfant.

 

II

Le Roi, sur son passage,

Un jour, la dévisage.

— Çà, donne-moi ton cœur,

Fit-il, d'un air vainqueur.

 

III

Ne sachant comment dire

Elle se mit à rire,

C'est ce qui la perdit,

Car son cœur il lui prit.

 

IV

— Je veux aussi ton rire,

Dit-il, et je désire,

De ton visage en fleurs,

Les brillantes couleurs.

 

V

Pendant une semaine,

Suzette se crut reine,

Mais, passé ce temps-là,

Le beau roi s'en alla.

 

VI

Emportant, triste Sire,

Et le cœur et le rire,

Et les fraîches couleurs

De la pauvrette en pleurs.

 

Qu'en penses-tu?

 

PERVENCHE.

Que je porte envie à sa peine,

Car elle eut du bonheur pendant une semaine.

 

BALTHAZAR, à part.

Misère de nous ! Amour malfaisant !

Comment la guérir, à présent ?

 

 

SCÈNE VII

LES MÊMES, LES CINQ SŒURS

 

(Elles reviennent du jardin, portant dans leurs petits paniers des cerises et des fraises.)

 

ROSE, à son père.

Elle pleure !... Tu l'as grondée ?

 

BALTHAZAR.

Oui, j'ai dû me fâcher.

L'ouvrage est en retard qu'on va venir chercher.

 

VIOLETTE.

C'est qu'elle n'est pas secondée :

A nous toutes, ce sera bientôt fait.

(Elles font mine de s'emparer du portrait.)

 

PERVENCHE, d'un air sauvage.
Non ! Non !... Je ne veux pas qu'on touche à ce portrait !

 

TOUTES.

Oh là ! Qu'elle est méchante !

 

BALTHAZAR, à part.

Ma fille est folle et j'ai le cœur plein d'épouvante.

(Il rentre dans son atelier.)

 

 

SCÈNE VIII

LES CINQ FILLES, PERVENCHE.
Dehors, LA FOULE, LE ROI

 

(On entend des rires au dehors. Un petit bossu paraît sur la place, pourchassé par des gamins qui lui font la nique. La foule s'amasse autour de lui en riant.)

 

CHŒUR DES GAMINS ET BOURGEOIS.

Voyez donc ce nabot,

Ah ! qu'il est donc cocasse !

Ainsi qu'un escargot,

Il porte sur son dos

Sa besace.

 

ÉGLANTINE.

Oh ! que se passe-t-il ?

 

MARGUERITE, riant.
Un bossu !

 

GLYCINE, de même.

Un bossu !

 

VIOLETTE, de même.

Ah ! le bizarre individu !

 

ROSE, de même.

Les gens lui font escorte.

 

MARGUERITE.

Qu'il est drôle !

 

GLYCINE.

On n'a jamais vu

De bossu plus bossu !

(Le petit bossu se dirige vers la boutique.)

 

ÉGLANTINE.

O Ciel !... Il vient à notre porte.

 

ROSE.

Il entre.

 

TOUTES.

Sauvons-nous ! (bis).

 

MARGUERITE.

Un bossu !

 

TOUTES.

Un bossu !

(Elles se sauvent en riant par la porte du jardin.)

 

 

SCÈNE IX

PERVENCHE, LE ROI

(Pervenche absorbée par son travail, n'a rien vu. Le Roi est entré. Il est bossu, simplement mis. La foule s'est dispersée.)

 

LE ROI, à part.

Les oiseaux se sont envolés
A ma rencontre.

(Rires au dehors.)

Et j'entends leurs rires perlés.

(Avec mélancolie.)

Voilà l'effet que je produis quand je me montre.

(Il aperçoit Pervenche.)

Une seule est restée, à son labeur

Fidèle,

Et ce doit être celle

Dont me parlait le docteur...

Elle ne m'a pas vu... Sans doute,

En me voyant, va-t-elle rire aussi...

Pour éviter l'affront que je redoute

Je ferais mieux de m'en aller d'ici.

(Il se dirige vers la porte.)

 

PERVENCHE, qui a mis la dernière main à son ouvrage.

Là... C'est fini...

(Avec regret.)

Déjà !

(Elle aperçoit le Roi et se lève.)

Vous désirez, messire ?

(Elle voile le portrait.)

 

LE ROI, à part.

O prodige ! Elle ne rit pas !

 

PERVENCHE.

Veuillez me dire...

 

LE ROI, haut, embarrassé.

Je passais... je venais... pour voir quelques bijoux ?
(A part, stupéfait.)

Sans raillerie, elle me considère.

 

PERVENCHE.

Je vais donc appeler mon père.

(Elle se dirige vers l'escalier.)

 

LE ROI, vivement.

Non... Si vous le permettez... je préfère
N'avoir affaire

Qu'à vous.

 

PERVENCHE, étonnée.

A moi ?

 

LE ROI.

Votre accueil diffère

Tant de celui que, d'ordinaire,

Je reçois.

(Pervenche le regarde avec étonnement.)

De moi chacun se joue,

On me raille, on me bafoue.

 

PERVENCHE.

A tant de cruauté

Je ne puis croire en vérité.

 

LE ROI.

La méchanceté

M'environne.

 

PERVENCHE, souriant.

Ici

Vous êtes à l'abri

Et n'avez rien à craindre de personne.

 

LE ROI.

Combien vous êtes bonne !

(Pervenche s'en va tirer d'un bahut, une cassette qui renferme des bijoux. A ce moment, les cinq sœurs passent leurs têtes à la fenêtre du jardin. Elles ne font que jeter un coup d'œil et se sauvent en riant aux éclats.)

 

LE ROI.

Ce sont vos sœurs ?

 

PERVENCHE, qui cherche à les excuser.

Pardonnez-leur !... Sans cesse,

Sans raison,

Elles emplissent la maison

De leur folle allégresse,

De leurs bruyants ébats.

 

LE ROI, avec mélancolie.

Je ne leur en veux pas.

Pourquoi leur en voudrais-je ?

N'est-ce pas mon privilège

De provoquer le rire aussitôt qu'on me voit ?

(A part.)

Il est vrai... Je suis grotesque,

Irrésistiblement burlesque

Et chacun a le droit

De me montrer du doigt...

 

PERVENCHE.

Vous êtes étranger ?

 

LE ROI.

Étranger ?... Oui... Je voyage.

(Souriant.)

Vous allez vous moquer de moi,

Je le gage,

Quand je vous aurai dit pourquoi :
Je cherche femme à qui je plaise.
(D'un air piteux.)

Mais, jusqu'ici,

Je n'ai pas réussi.

 

PERVENCHE, gaîment.

Il ne faut point si tôt perdre courage.

 

LE ROI.

Vous croyez qu'une femme... ou fille... à votre image,

Pourrait se contenter d'un époux

Ainsi fait ?

 

PERVENCHE.

Pourquoi non, messire ?

(Le Roi hoche la tête.)

Vous en doutez?

 

LE ROI.

Un peu... mais vous l'entendre dire,

A vous,

Me cause une joie extrême.

 

PERVENCHE, qui pendant cette conversation a été chercher une cassette dont elle étale le contenu sur le comptoir.

Voici quelques bijoux.

Examinez vous-même

Et faites votre choix.

 

LE ROI, tout en examinant les joyaux.

Vous vous nommez Pervenche ?

 

PERVENCHE, étonnée.

Qui vous a dit ?

 

LE ROI.

Mon petit doigt.

Et c'est vous, n'est-ce pas, qui, de votre main blanche,

Avez réalisé ces merveilles de l'art ?

(Il prend un collier.)

Et tenez, au hasard,

Je devine

Que ce collier

Est de votre façon.

 

PERVENCHE.

Vous êtes donc sorcier ?

 

LE ROI, prenant une bague.

Cette bague aussi, j'imagine.

 

PERVENCHE.

C'est vrai.

 

LE ROI, glissant la bague au doigt de Pervenche.

Pour juger de l'effet

Prêtez-moi votre main... Elle est à votre taille :
C'est une bague d'accordailles,

(Elle veut l'enlever.)

Gardez-la... voulez-vous... par amitié pour moi.

 

PERVENCHE, rougissant.

Je ne veux pas me marier...

(Elle enlève la bague.)

 

LE ROI.

Pourquoi ?

 

PERVENCHE.

C'est un secret...

 

LE ROI.

Que je connais, peut-être.

 

PERVENCHE.

Vous ?

 

LE ROI.

Moi... faut-il vous le faire connaître ?

Le grand secret de votre cœur ?

Vous aimez...

 

PERVENCHE, troublée.

Taisez-vous !

 

LE ROI.

Sans espoir de partage,

Un très haut personnage.

 

PERVENCHE.

Taisez-vous ! Vous me faites peur !

 

LE ROI.

Dont vous n'avez vu la figure

Qu'en peinture.

(Pressant.)

Vous l'aimez ?

 

PERVENCHE.

C'est faux.

 

LE ROI.

Jurez-le donc... Ceci vous embarrasse.

Vous l'aimez ?

 

PERVENCHE.

Non... Jamais !

 

LE ROI, allant dévoiler le portrait.

Osez donc le lui dire en face.

 

PERVENCHE.

Ah ! vous êtes le diable et je vous hais.

(Elle se sauve par l'escalier.)

 

 

SCÈNE X

 

LE ROI, seul, ivre de joie.

Elle m'aime !

J'ai vu s'ouvrir à l'instant même

Les portes d'or du paradis.

Tous les bonheurs me sont promis !
Elle m'aime ! (bis).

 

 

SCÈNE XI

LE ROI, BALTHAZAR

 

BALTHAZAR, venant de l'atelier, prêt à sortir, apercevant le Roi.

Un inconnu. Parmi mes bijoux. Je n'augure

Rien de bon. Il a sinistre figure.

(Geste vers ses filles.)

Ah ! ces folles !... Le laisser tout seul...

(Il ramasse ses bijoux.)

 

LE ROI.

Le joaillier,

C'est vous ?

 

BALTHAZAR, bourru.

C'est moi... Vous voulez ?

 

LE ROI, désignant le collier.

Ce collier.

 

BALTHAZAR.

Unique ! II est fort cher, car j'en connais la source.

Une reine...

 

LE ROI, lui donnant sa bourse.

Prenez... voici ma bourse.

 

BALTHAZAR, la soupesant.

Elle est pesante...

(L'ouvrant.)

C'est de l'or !

(Se courbant.)

Monseigneur !

 

LE ROI.

Gardez-la... Ce n'est pas tout encor,

Vous possédez un précieux trésor,

Une merveille

Sans pareille,

Diamant pur et perle sans défaut :

C'est votre fille, c'est Pervenche, il me la faut
En mariage.

 

BALTHAZAR, le regardant, stupéfait.

Vous voulez rire ?

 

LE ROI.

Point. Je suis riche.

 

BALTHAZAR.

Je vois !

Et suis très flatté de l'hommage.

Mais Pervenche a déjà refusé plusieurs fois

De beaux partis !

(Éclatant.)

Elle est prise d'une fredaine

Pour un volage, un fat, sans cœur, sans probité,

Qui se jouera de sa naïveté

Et l'abandonnera au bout d'une semaine !

(L'examinant.)

Avec vous, elle aurait plus de sécurité.

 

LE ROI, s'inclinant en riant.

Merci du compliment.

 

BALTHAZAR.

Pourtant, j'ai d'autres filles.

 

LE ROI, vivement.

Je les connais.

 

BALTHAZAR.

Sont-elles pas gentilles ?

 

LE ROI.

Charmantes. Pleines de gaieté.

 

BALTHAZAR.

Si quelqu'une pouvait vous plaire.

Et faire votre affaire...

Je vais les appeler...

(Il va ouvrir la porte du jardin et appelle ses filles.)

Accourez à l'instant

Rose, Violette, Glycine,

Marguerite, Églantine.

(Les jeunes filles paraissent sur le seuil.)

 

 

SCÈNE XII

LES MÊMES, LES CINQ JEUNES FILLES

 

LES CINQ JEUNES FILLES.

Qu'est-ce donc ? (bis).

 

BALTHAZAR.

Approchez. Je m'absente un moment.

(Il leur montre le Roi.)

Restez avec Monsieur.

(Elles cachent leur envie de rire.)

Tenez-lui compagnie.

(Il baisse le ton.)

A lui plaire, je vous convie,

Amusez-le de votre mieux.

(En confidence.)

Il veut se marier.

(Elles pouffent de rire.)

Chut donc ! C'est sérieux.

Il est très riche...

 

GLYCINE.

Il est affreux.

 

BALTHAZAR, insistant.

Très riche, l'on vous dit.

 

VIOLETTE.

Atroce !

 

ROSE.

Pense-t-il nous offrir sa bosse

En guise de cadeau de noce ?

(Elles rient.)

 

BALTHAZAR, leur faisant la leçon.

Un bossu

Est bien moins bossu

Quand ce bossu

Est cossu.

 

ÉGLANTINE.

Je n'en veux pas.

 

LES AUTRES.

Ni nous !

 

MARGUERITE.

Il est trop laid !

 

BALTHAZAR.

Qu'importe !

 

TOUTES, résolument.

Non... Nous n'acceptons pas époux de cette sorte.

(Elles veulent s'en aller. Il les retient.)

 

LE ROI, à part, souriant.

Je n'ai pas de succès.

 

BALTHAZAR, à ses filles.

Je vais jusqu'au palais. En mon absence,

Montrez-lui du sourire et de la prévenance.

(Sévèrement.)

Obéissez.

(Au Roi.)

Le Roi m'attend...

(Étonnement du Roi.)

Une mesure à prendre

Pour la couronne... Excusez-moi.

 

LE ROI.

Hâtez-vous... Il ne faut pas faire attendre

Le Roi.

(Balthazar sort au fond.)

 

 

SCÈNE XIII

LE ROI, LES CINQ FILLES

 

VIOLETTE.

Glycine, parle-lui.

 

GLYCINE.

Non, toi plutôt, commence.

 

ROSE.

Faisons-lui la révérence.

(Elles vont faire la révérence au Roi. Il leur répond par un salut qui les fait éclater de rire.)

 

LE ROI, riant aussi.

Riez ! riez !... Je ris aussi,

Il est si bon de rire !

Pour la première fois, je ris

Car j'ai le cœur joyeux, l'âme fleurie

Et même, je permets toute plaisanterie
Sur le dessin inusité

De mon dos.

 

GLYCINE, riant.

Qu'il est drôle !

(Elles rient.)

On peut toucher ?

 

LE ROI, gaiement.

Certes ! On a constaté

Qu'un frôlement de main sur ma rotondité

Donne le bonheur à qui frôle.

Approchez... tâtez mon épaule

Et vos vœux seront exaucés.

(A Églantine.)

Que souhaitez-vous, la belle ?

 

ÉGLANTINE.

Être entrée en ménage à la saison nouvelle.

 

LE ROI, tendant l'épaule.

Tâtez...

(Elle obéit.)

Je réponds du succès.
(A Marguerite.)

Vous, votre secrète envie ?

 

MARGUERITE.

Qu'à Daniel on me marie.

 

LE ROI.

Qui ça, Daniel ?

 

MARGUERITE, fièrement.

C'est un page du Roi.

LE ROI.

Vraiment ?

(Il tend l'épaule qu'elle caresse.)

Il aura de l'avancement.

 

VIOLETTE, faisant de même.

Je voudrais un poète.

 

GLYCINE, de même.

J'aimerais mieux un baladin.

 

LE ROI, à Rose.

Et vous ?

 

ROSE.

Ce qu'il me faut, c'est un bon médecin.

 

LES QUATRE AUTRES.

Elle a toujours mal à la tête.

 

LE ROI.

A quoi passez-vous votre temps ?

 

TOUTES.

A rien

On se balance sur l'escarpolette.

 

MARGUERITE.

On danse.

 

VIOLETTE.

On chante.

 

ÉGLANTINE.

Ou bien,

L'on joue à cligne-musette.

 

MARGUERITE.

A cache-tampon.

 

GLYCINE.

A Colin-Maillard.

 

LE ROI.

C'est amusant ?

 

TOUTES.

Colin-Maillard ?

Vous ne connaissez pas Colin-Maillard ?
Vite, vite, un foulard.

(L'une d'elles apporte un foulard.)

 

GLYCINE, désignant ses sœurs l'une après l'autre.

Rose, Violette, Églantine,

Marguerite, et moi Glycine.

Il s'agit, sans vous tromper,

De reconnaître celle

Que vous allez attraper,

Et de dire comment elle s'appelle.

(On bande les yeux du Roi et on lui fait faire deux ou trois tours sur lui-même, puis toutes s'éparpillent à travers la pièce. Jeu de Colin-Maillard.)

 

RONDE

I

Garde-toi du beau Colin,

Garde-toi bien, fillette,

Quand tu vas dans le jardin,
Faire la cueillette,

Crains d'y rencontrer Colin ;

Plus qu'un diable, il est malin.

Garde-toi bien, fillette,

Car

Il ne rêve que conquête

Le beau Colin (ter) Maillard.

 

II

Garde-toi du beau Colin,

Garde-toi bien, fillette,

S'il parle d'un ton câlin,

Ou te fait risette,

Ne réponds pas à Colin,

Tu regretterais demain

D'avoir été coquette :

Car

Il ne rêve que conquête

Le beau Colin (ter) Maillard.

 

 

SCÈNE XIV

LES MÊMES, PERVENCHE, BALTHAZAR, AMBROSIUS

(Pervenche, attirée par le bruit, a paru sur l'escalier. Balthazar et Ambrosius viennent par le fond. Le jeu continue.)

 

AMBROSIUS, reconnaissant le Roi.

C'est lui !

 

BALTHAZAR.

Qui, lui ?

 

AMBROSIUS, bas à Balthazar.

Le Roi.

 

PERVENCHE, à part.

Le Roi !

 

BALTHAZAR, stupéfait.

Il est bossu ?

 

AMBROSIUS, bas.

C'est le secret qu'on cache.

N'en dis rien.

 

BALTHAZAR, bas.

Sois tranquille.

(Il arrête ses filles qui continuent à jouer.)

Arrêtez... C'est le Roi !

 

ÉGLANTINE.

Quoi ?

Ce petit bossu ?

 

BALTHAZAR.

C'est le Roi !

 

AMBROSIUS, épouvanté.

Ah ! tais-toi !

 

ÉGLANTINE, à Violette.

C'est le Roi !

 

VIOLETTE, à Rose.

C'est le Roi !

 

ROSE, à Glycine.

C'est le Roi !

 

GLYCINE, à Marguerite.

C'est le Roi !

 

TOUTES, se sauvant.

C'est le Roi !...

(Elles disparaissent par la porte du jardin.)

 

AMBROSIUS, aux cent coups.

Taisez-vous ! Il ne faut pas qu'on sache !

(Il sort derrière elles.)

 

PERVENCHE, à part.
Le Roi !

 

BALTHAZAR, éperdu, à part.

Ah ! que vais-je lui dire ?...

(A Pervenche.)

Pervenche... reste, toi.

(Il sort de même à gauche.)

 

 

SCÈNE XV
LE ROI, PERVENCHE
 

LE ROI, à part.

Je n'entends plus chanter et rire.

M'ont-elles laissé seul ?

(Il enlève son bandeau et reconnaît Pervenche.)

Pervenche ?

 

PERVENCHE, tombant à ses pieds.

Sire !

 

LE ROI.

A mes genoux ?

(Il la relève.)

Vous savez qui je suis ?

(Avec regret.)

Ah ! pourquoi savez-vous ?

J'étais pour vous le prince au doux visage

Et d'un cœur ingénu,

Vous vous étiez éprise de l'image

De ce bel inconnu.

Mais à présent, il n'est plus de mystère,

Vous connaissez ma honte et ma misère,

Tout le charme est rompu :

Et vous ne m'aimez plus !

 

PERVENCHE.

Sire, pardon... mais cet amour coupable,

Je l'avais cru garder secret, inviolable,

Dans la profondeur

De mon cœur.

Sire, pardon... Je ferai pénitence,

J'expierai mon audace et ma grande impudence.

Sire, pardon !

 

LE ROI.

Non, vous ne m'aimez plus.

(Montrant sa bosse.)

J'en porte ici la cause,

Comment pourrais-je vous blâmer ?

Comment pourrait-on m'aimer ?

 

PERVENCHE.

Non, non, ce n'est pas ça !... Je ne puis vous aimer

Mais c'est pour autre chose.

 

LE ROI.

Alors, dites pourquoi !

 

PERVENCHE.

Parce que vous êtes le Roi !

 

LE ROI, avec mélancolie.

Il est vrai... j'oubliais cette autre tare,

Qui nous sépare,

Adieu donc, rêve d'un matin,

Bonheur que je croyais atteint,

Je retourne à ma solitude.

 

PERVENCHE, désespérée.

Ah ! Sire...

 

LE ROI, doucement.

J'en ai l'habitude.

Adieu. Je ne veux pas arroser de mes pleurs

Votre gai printemps tout en fleurs.

(Il ouvre la porte au fond et fait quelques pas sur la place. Il est entouré tout aussitôt par les gamins et les bourgeois qui se moquent de lui.)

 

 

SCÈNE XVI

LES MÊMES, BOURGEOIS, GAMINS

 

CHŒUR DES GAMINS ET BOURGEOIS.

Voyez donc ce nabot,

Ah qu'il est donc cocasse !

Ainsi qu'un escargot,

Il porte sur son dos

Sa besace.

(Poursuivi par la foule, le Roi se réfugie dans la boutique.)

 

LE ROI.

Foule cruelle !

Au moins, pas devant elle,

Pas devant elle.

(Il se cache en un coin, la foule s'amasse sur le seuil, et rit.)

 

PERVENCHE, se jetant devant le Roi.

Assez !

Savez-vous que celui qu'ici vous offensez,

Pourrait, d'un mot...

 

LE ROI, épouvanté, bas à Pervenche.

Pervenche, je vous en supplie,

Ne me trahissez pas!

(Les rires continuent.)

 

PERVENCHE, prenant le Roi à son bras.

Osez donc l'insulter à mon bras ?

(Les rires cessent instantanément.)

 

LA FOULE.

Pardon, mais ce n'était qu'une plaisanterie.

Veuillez nous excuser,

Nous ne voudrions pas vous courroucer.

(Tous se retirent en saluant respectueusement et se dispersent.)

 

 

SCÈNE XVII

LE ROI, PERVENCHE, PUIS BALTHAZAR, AMBROSIUS ET LES CINQ FILLES

 

LE ROI.

Miracle ! A votre vue,

Cette foule s'est tue.

Mais qui me protégera

Quand je ne serai plus à votre bras ?

 

BALTHAZAR, ramenant ses filles.

Allons, aux pieds du roi que l'on se précipite,

Et qu'il daigne oublier votre conduite

A son égard.

(Les cinq filles obéissent, mais éclatent de rire.)

 

LE ROI, bas aux cinq filles.

Nous jouerons encore à Colin-Maillard.

 

BALTHAZAR.

Permettez, Sire, que je profite

De l'honneur de votre visite

Pour mesurer le contour

De votre auguste tête,

Afin, qu'avant ce soir, la couronne soit prête.

 

LE ROI.

J'y consens.

(Balthazar lui prend mesure avec un ruban.)

Mais pour la Reine, à son tour,

Il vous faut préparer un diadème.

 

BALTHAZAR, étonné.

Pour la Reine ?... Et comment

Connaître...

 

LE ROI, prenant le ruban.

Sa mesure ? Attendez un moment...

Je vais la prendre moi-même.

(Il s'approche de Pervenche. Elle tombe à ses pieds. Il prend mesure de sa tête. Balthazar s'évanouit dans les bras de ses filles.)

 

Rideau.

 

 

 

 

 

 

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