Guignol

 

 

 

Opéra bouffe de cape et de trique en trois actes et neuf tableaux, livret du ténor Henri FABERT et de l'homme politique Justin GODART (Lyon, Rhône, 26 novembre 1871 – Paris 7e, 13 décembre 1956), musique d’André BLOCH.

 

 

Création à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 18 janvier 1949. Mise en scène de Max de Rieux. Ballet du 2e acte réglé par Jean-Jacques Etchevery. Décors et costumes d'après les maquettes de Paul Colin. Décors exécutés par Raymond Deshays, costumes par MM. H. et A. Mathieu. Machinerie de Paul Lemesle.

15 représentations à l’Opéra-Comique au 31.12.1950.

 

 

personnages

Opéra-Comique

18 janvier 1949

(création)

Opéra-Comique

22 juin 1949

(11e)

Madelon Mmes Marguerite LEGOUHY Mmes Marguerite LEGOUHY
Isabelle Irène JOACHIM Irène JOACHIM
Guignol MM. Gabriel COURET MM. Gabriel COURET
Gnafron Émile ROUSSEAU Émile ROUSSEAU
Rosbach Jean VIEUILLE Jean VIEUILLE
Léandre Raymond AMADE Raymond AMADE
Coquart Jacques HIVERT Jacques HIVERT
Cadet Louis RIALLAND Louis RIALLAND
le Muet Paul PAYEN Paul PAYEN
le Capitaine Michel FOREL Michel FOREL
le Brigadier Julien THIRACHE Julien THIRACHE
le Gamin Guy SAINT-CLAIR Jean VIZZAVONA
le petit Gendarme René DHEZ René DHEZ

Danses

Mlles Lucienne BERGGREN, Paulette LAFON

M. Constantin TCHERKAS et le Corps de Ballet

Mlles Lucienne BERGGREN, Simone GARNIER

M. Constantin TCHERKAS et autres danseurs*

Chef d'orchestre M. Pierre DERVAUX M. Pierre DERVAUX

 

* Autres Danseurs :

Mlles Madeleine Malard, Gilberte Rollot, Madeleine Dupont, Ninon Lebertre, Georgette Thomas, Josette Amiel, Régine Ohann, Paule Morin, Janine Renier, Sylvie Gauchas, Antoinette Ancelin, Antoinette Erath.

MM. Maurice Riche, Oleg Sabline, Lucien Mars, Serge Reynald, Robert Ernoux, Max Jenoc, Alain Couturier, J.-C. Dotti, Jacques Rognoni.

 

 

 

 

Raymond Amade (Léandre) et Irène Joachim (Isabelle) lors de la création de Guignol

 

 

 

Analyse.

 

PROLOGUE. — Un petit théâtre de Guignol. La sympathique marionnette lyonnaise nous apprend que ce soir-même, se grandissant à l'échelle humaine, elle va débuter à l'Opéra en compagnie de ses acolytes, Madelon et Gnafron.

 

PREMIER ACTE. — Nous voici chez Coquard, père de Madelon, qui, en son relais de poste, préside au repas de noce de sa fille et de Guignol. Les jeunes mariés nous apprennent comment leur amour naquit sur les célèbres ponts de Lyon. On entame un quadrille à la française ; bientôt interrompu par l'arrivée du bandit Rosbach — bandit de corde et de sac, terreur de la région. Il voyage en compagnie d'une ravissante jeune fille, Isabelle, qu'il a réussi à enlever de son couvent par un infâme stratagème. Il espère faire payer d'un bon prix sa rançon. Mais Isabelle se méfie du ravisseur. Elle ne continuera la route qu'en présence d'un tiers. Rosbach n'est pas embarrassé pour si peu. Profitant de l'éloignement momentané des gens de la noce et la mariée lui semblant accorte à souhait, il l'enlève, elle aussi, et ce sont les clameurs déjà lointaines des deux femmes qui font surgir à nouveau les gens de la noce.

Cependant, voici un nouveau personnage : Léandre, jeune seigneur amoureux d'Isabelle. Il s'est élancé sur les traces du malandrin. Guignol l'accompagnera ainsi que Gnafron, Coquard et tous leurs amis.

 

DEUXIÈME ACTE. — Au château de Duingt où Rosbach va donner une fête en l'honneur d'Isabelle. A la faveur de déguisements, Gnafron et Guignol ont pu s'introduire dans les salons. Un muet, faisant fonction de maître d'hôtel — ce n'est autre que le cocher de Rosbach — accepte les services de Guignol pour passer les vins et les sorbets. Ceci fait l'affaire de Gnafron dont on connaît le goût pour la dive bouteille.

Mais que deviennent, dans tout cela, les victimes du bandit ? Isabelle se doute bien que Léandre soulèvera des montagnes pour la délivrer. Quant à Madelon, petite blanchisseuse romanesque, elle ne trouve pas si désagréable que cela d'être mêlée à une aventure « comme en racontent les poètes » ! Gnafron se trouve en présence de Madelon et lui apprend comment ses amis comptent la délivrer ainsi qu'Isabelle. Mais, avant tout, il est essentiel d'avertir cette dernière. Madelon le fait en poussant des cris de désespoir qui seront entendus et compris par sa compagne de captivité. Or, voici qu'arrivent les invités de Rosbach. Ce sont des gens du pays. Ils ignorent totalement l'identité de leur hôte, mais leur exactitude est grande, ils entrent « tous à la fois, juste à la même seconde » et se croient ainsi « la perfection parmi les gens du monde ». La fête commence. Léandre, déguisé, présente le ballet. Il parvient à se glisser près d'Isabelle. L'enlèvement aura lieu une heure après la fête. Le signal ? Une sérénade chantée par Léandre au pied de la terrasse.

Patatras ! Guignol a aperçu Madelon dont la nature romanesque lui inspire des soupçons. Il lui fait une scène en plein bal, aussi Rosbach lance-t-il sur lui ses spadassins armés de rapières. Guignol serait accablé par le nombre si son invincible trique ne lui tombait miraculeusement du ciel. Il met ses adversaires hors de combat. Mais le malheureux a compté sans Rosbach qui fait arrêter les amis de ses victimes. La fête va donc reprendre car Rosbach a ordonné de fermer les portes. Les gens de la noce ont paru un moment, mais se sont éclipsés pour aller prévenir les gendarmes, tandis que les invités, haletants, suant l'angoisse, se jettent dans une danse frénétique, comme si leur vie en dépendait.

 

TROISIÈME ACTE. — La terrasse du château, au bord du lac d'Annecy.

Guignol, Gnafron et Léondre s'étaient cachés dans une cave du château. Ils en sortent et prennent leurs dispositions pour délivrer les deux prisonnières. Gnafron s'est emparé du muet dont il a revêtu le costume. Il se dissimule, avec Guignol, sous les frondaisons, tandis que Léandre entonne la sérénade convenue, signal de la proche délivrance. Deux ombres glissent sur la terrasse. Nul doute : ce sont elles ! Déjà les libérateurs s'élancent... quand éclatent des coups de feu. Les ombres ? C'était Rosbach accompagné d'un sbire. Tous les spadassins reparaissent. Ils ont tôt fait de ligoter les libérateurs qu'ils jettent au fond du caisson de la berline tandis que Rosbach donne l'ordre de filer en direction de la frontière. Gnafron, sous les traits du Muet, prend place sur le siège.

Après le départ du bandit, voilà que surgissent les gens de la noce. Une fois de plus ils arriveront trop tard. Cependant, en fouillant le château, ils ont mis la main sur le Muet qui, sous la menace, se met à parler d'abondance. Il était muet par profession, mais pas jusqu'à perdre la vie ! Il dénonce les projets du bandit et son itinéraire probable, et voici, derechef, la noce lancée à sa poursuite.

C'est dans un quartier de commanderie que se dénouera l'affaire. S'échappant de la berline en s'écorchant quelque peu la peau, Guignol vient alerter la maréchaussée. Gnafron va amener ici la berline et les gendarmes n'auront qu'à cueillir leur ennemi. Est-ce à dire que tout va se passer simplement ? Non, il y aura encore un dernier accroc, les gendarmes confondant les gens de la noce avec les insaisissables bandits. Mais on s'explique rapidement. Rosbach est enfin enchaîné et c'est dans l'allégresse générale que l'on reprend le quadrille à la française trop longtemps interrompu.

 

(programme de l’Opéra-Comique, 22 juin 1949)

 

 

 

 

 

On va jouer « Guignol » par André Bloch

 

Opéra a bien voulu demander au compositeur de « Guignol » de présenter à ses lecteurs l'ouvrage qui va être créé à l'Opéra-Comique. J'obéis avec plaisir.

C'est mon regretté ami Henri Fabert, Lyonnais de naissance, qui eut l'idée de transposer à l'échelle humaine la sympathique petite marionnette, sa concitoyenne. Il m'en parla au cours d'une promenade dans les jardins de Monte-Carlo où j'étais alors second chef d'orchestre. Ceci date de 1907. Un assez longtemps s'écoula au cours duquel notre travail fut, à plusieurs reprises, interrompu. Comme nous n'avancions guère, nous eûmes l'idée de solliciter la collaboration d'un autre Lyonnais, le sénateur et ancien ministre Justin Godart, dont les conseils avisés nous furent des plus précieux. N'est-il pas, en effet, président de la société « les Amis de Guignol » ? Dès lors notre affaire prit tournure et nous arrivâmes même à mettre debout — mais à titre d'essai — un « Guignol » qui n'a de rapport, avec la pièce actuelle, que par le titre seul. Un sous-titre en éclaire la tendance : « opéra bouffe de cape et de trique ». Il s'agit donc d'un ouvrage gai, bon enfant, nullement tarabiscoté, dont l'élaboration fut pour nous un délassement au milieu de travaux plus sévères.

Du haut de son petit théâtre, Guignol nous apprend, en un cours prologue, que de beaux messieurs sont venus le chercher pour en faire un chanteur d'opéra. C'est ainsi que, ce soir même, débutera en comédie le trio célèbre à Lyon : Guignol, Madelon et Gnafron.

Au premier acte, c'est d'abord la fin du repas de noce de Guignol et de Madelon, dans le relais de poste tenu par Coquard, père de la mariée.

Un quadrille à la française clôt ces agapes, mais est interrompu par l'arrivée d’une berline d'où descend le marquis d'Astraga accompagné d'une ravissante jeune fille. En réalité, ce soi-disant marquis n'est autre que le trop fameux Rosbach, bandit de corde et de sac, qui, par un stratagème criminel, a enlevé de son couvent une demoiselle très noble, rapt dont il compte tirer une substantielle rançon. La jeune Isabelle, cependant, montre quelque répugnance à continuer la route avec cet inconnu. Elle exige la présence d'un tiers. Qu'à cela ne tienne. Le bandit enlève Madelon, la mariée de ce jour, sans oublier de s'emparer de la caisse du père Coquard. C'est aux cris déjà lointains des deux victimes que tous les gens de la noce réapparaissent.

Mais voilà qu'une deuxième berline fait irruption. C'est le fiancé d'Isabelle, jeune et authentique seigneur, qui en descend. Il dévoile le nom exécré du précédent voyageur ; il le poursuit et veut le châtier. Guignol, entendant retrouver sa femme, l'accompagnera. Et le père Coquard et les gens de la noce, eux aussi, se joignent aux poursuivants.

En dirai-je plus long ? A quoi bon ? Vous avez deviné le reste. Durant toute la pièce, cela sera la poursuite avec ses demi-réussites, toujours contrariées par quelque événement imprévu et se terminant toutefois par la capture du ravisseur, alors que les gens de la noce achèvent le quadrille à la française si fâcheusement interrompu.

 

*

 

Ce spectacle plaira-t-il au public ? Un prochain avenir nous le dira. Il est fait pour tous les âges, les papas et les mamans pourront y mener leurs enfants. A défaut d'une œuvre sensationnelle, ils pourront assister à un spectacle à la réalisation duquel la compétence et la munificence de M. Georges Hirsch, administrateur général de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux, ont apporté l'aide la plus substantielle, le concours d'un art scénique jamais en défaut. Ils auront également la satisfaction de voir au pupitre M. Pierre Dervaux, dont on connaît la maîtrise. Ce chef éminent ne laisse rien au hasard ; pas le plus petit recoin de la partition qui ne soit exploré, étudié, nettoyé de ses scories, mis au point de manière scrupuleuse. Il donne à ma modeste musique une vie étonnante.

M. Henri Jamin et ses valeureux choristes — tous des artistes — ont fourni un labeur considérable et donné la pleine mesure de leurs moyens.

Il y a un ballet copieux au deuxième acte de « Guignol ». La science parfaite de Jean-Jacques Etchevery a pu s'y manifester à son aise et ses ravissantes danseuses y déploient à l'envi grâce et charme.

D'autres, plus compétents que moi, parleront des décors, des costumes, de l'éclairage et de la machinerie.

La mise en scène ? Non. Disons : le metteur en scène. Celui-ci n'est autre que Max de Rieux. Mais, avant tout, une observation : nul n'ignore que le metteur en scène d'un ouvrage lyrique se livre, par vocation, à des attentats redoutables contre le compositeur. Max de Rieux s'est bien gardé de rompre la tradition. Aussi, dès notre premier contact, retroussant ses manches et
brandissant un bistouri, il s'est mis à rogner, à taillader, à dépecer, m'ordonnant d'ajouter ici quatre mesures qui lui semblaient nécessaires.., (à lui) ; à en retirer six autres dont l'utilité ne faisait cependant pas de doute... (pour moi). Tant et si bien qu'un jour le chef d’orchestre, me demandant si telle note était bien un bécarre, je lui répondis vivement : « Taisez-vous, malheureux, vous tombez justement sur la seule note qui subsiste de ma partition ! Si Max de Rieux la voyait !... »

Je plaisante ou, du moins, j'exagère. Comment se fait-il, en effet, que mes rapports avec ce diable d'homme aient été si cordiaux, si affectueux et que jamais, entre nous, ne fut prononcée la moindre parole amère ou esquissé le plus léger geste nerveux ? C'est que j'éprouvais une admiration sans bornes pour la science profonde de celui que j'appelais mon bourreau. Il semblait si parfaitement convaincu du bien-fondé de ses « opérations » ! Alors je laissais faire et, souvent, j'approuvais… assez mollement d'ailleurs. Ne devais-je point, par prudence, éviter des encouragements qui l'eussent incité à tenter de nouvelles et douloureuses expériences de chirurgie esthétique ?

 

*

 

Mais j'ai hâte de parler des interprètes et de dire, ici, ma gratitude à l'égard de ces artistes qui ont travaillé de tout leur cœur et donné, chaque jour, tant de preuves de dévouement.

Mme Irène Joachim a bien voulu accepter le rôle d'Isabelle, jeune fille de haute noblesse. Il y fallait une science parfaite du chant et une grande beauté. Pouvait-on rêver mieux que l'incomparable Mélisande ?

Mme Marguerite Legouhy brûle les planches et campe de façon surprenante la Madelon, femme de Guignol, ancienne petite blanchisseuse. Et quelle puissance vocale !

Du côté masculin, Raymond Amade est un Léandre d'aspect séduisant et donneur de sérénade de délicate interprétation.

Gabriel Couret est bien le Guignol que je désirais. Quel que soit le sort de l'ouvrage, je ne crois pas que l'on puisse ne point remarquer l'effort que représente ce rôle écrasant, surtout au moment du duel où, muni de sa légendaire trique, Guignol lutte, seul, contre les spadassins de Rosbach.

Jacques Hivert, dont la nature est toute faite d'intelligence et de fine compréhension, est un père Coquard sentimen­tal et cupide, vantard autant que couard, en somme absolument remarquable dans la composition du personnage.

Louis Rialland joue Cadet, ami de Guignol et de Gnafron. Ce rôle néces­site une grande souplesse, puisqu'il s'agit d'y être à la fois généreux et aviné. L'artiste a brillamment résolu le problème.

Emile Rousseau, spécialiste des rôles de composition, est un Gnafron plein de rondeur et de bonhomie, qui ne se laisse pas impressionner par les événements les plus inquiétants.

Et l'inexorable ordre alphabétique — ici plutôt inconséquent — me mène en dernier lieu vers Jean Vieuille, le bandit Rosbach. auquel son talent prête une allure splendide. Tour à tour sarcastique, mielleux ou formidable, cet éminent chanteur et comédien est un des plus beaux fleurons de notre distribution. MM. Forel, Saint-Clair et Thirache tirent un parti inespéré de rôles purement épisodiques.

Et la musique, me dira-t-on ?

C'est la seule chose dont je n'ai pas le droit de parler.

 

(André Bloch, journal Opéra, 12 janvier 1949)

 

 

 

 

 

Irène Joachim sera dans « Guignol » une Mélisande stylisée

 

Si Mélisande n'était pas un simple personnage de légende, ce n'est pas seulement au théâtre, mais aussi sans doute dans la vie qu'elle aurait trouvé en Irène Joachim sa très fidèle incarnation. Le rêve plein de mystère dont s'auréole la créature du poète — et que cette étonnante interprète, soutenue par une musique qu'elle aime avec ferveur, évoque avec tant de rayonnement aux feux de la rampe — trouve son écho, non seulement dans la simplicité toute de charme et de discrétion, mais également dans l'amour très pur et si plein d'idéal que nourrit pour la musique la petite-fille de Joseph Joachim.

Evoquer la grande époque du romantisme qui a lié son grand-père de l'amitié la plus solide avec Brahms et Schumann, cette amitié qui a valu à sa grand-mère Amalia Weiss de se voir dédier leurs plus beaux lieder, n'est-ce pas du même coup souligner les titres de noblesse d'une artiste qui les a si brillamment enrichis depuis son entrée à l'Opéra-Comique ? — au lendemain même des prix de chant d'opéra-comique et d'opéra, couronnés par le prix Osiris, qu'elle avait conquis d'emblée peu de temps avant la guerre.

C'est avec modestie, presque avec humilité, qu'Irène Joachim reconnaît la sagesse dont on a fait preuve en ne lui confiant pas dès le début le rôle pour lequel elle avait tant d'attirance, et qu'elle semblait appeler de tout son être.

Quand on sort du Conservatoire, en effet, on a tout à apprendre du métier. Savoir ce qu'est l'orchestre, ce qu'est une rampe... savoir même marcher avec une traîne... sont des difficultés auxquelles on ne se rompt qu'avec le temps.

Ainsi la petite cousette de Louise, après avoir débuté dans le Roi Dagobert, dut-elle tout d'abord se contenter de travailler pour elle-même cette partition de Pelléas vers laquelle se tendait toute sa jeune ardeur. Mais dans quelles merveilleuses conditions elle a pu le faire, puisqu'elle eut le rare privilège de recueillir des mains mêmes de la grande Mary Garden le flambeau d'une tradition sacrée ! Aussi, lorsque lui fut enfin confié le rôle de Mélisande à la réouverture de l'Opéra-Comique après les événements de 1940, a-t-elle connu une des plus pures joies dont puisse rêver une artiste.

L'enregistrement de l'œuvre réalisé l'année suivante, avec le concours de l'admirable chef de chant qu'était Georges Viseur et sous la direction de Roger Désormière — dans l'ambiance extraordinaire d'amour de la musique, de conscience et de souci de perfection que surent créer ces deux musiciens de grande classe — fut ensuite pour elle un ineffable enchantement...

N'était le timbre infiniment prenant et si personnel de sa voix, on eût à peine reconnu la même Irène Joachim sous les traits de cette pimbêche acariâtre et volage du Rossignol de Saint-Malo, de Paul le Flem, ou de la moyenâgeuse Ginevra, de Marcel Delannoy. Mais l'art du théâtre, le métier de la scène ne sont-ils pas précisément de s'adapter à tous les rôles ? A entendre Irène Joachim, rien ne serait plus facile, sous la seule condition que le musicien ait compris les personnages et que sa musique soit de qualité : dans ce cas le reste ne serait plus rien, et il suffirait à l'interprète de se fondre avec l'œuvre, dont il n'est, en somme, qu'un rouage, de « se laisser couler dans le moule ». Effacement généreux de l'artiste, dans lequel on peut voir un noble trait de caractère, mais qui reste malgré tout l'apanage d'une élite !

S'étonnera-t-on dès lors qu'André Bloch ait depuis toujours songé à Irène Joachim pour incarner un des rôles de Guignol, que crée aujourd'hui l'Opéra-Comique ? Dans une mise en scène endiablée de Max de Rieux, un peu à la manière des Mamelles de Tirésias, au milieu des pantalonnades et des cabrioles de Guignol, Gnafron, Madelon et autres Léandre dont le guignol lyonnais a enchanté notre enfance, évoluera un personnage de rêve — Isabelle — autour de qui se nouera l'intrigue, et qui nous apparaîtra comme une sorte de « Mélisande stylisée » : un personnage qu'il ne faut surtout pas forcer, et dont la poésie même, par contraste avec les pantins qui l'entourent, sera en soi une source de comique.

Nous serons assurément alors à l'antithèse d'une ambiance comme celle de l'adorable « chevelure », par exemple, dont la cire vient de fixer, avec le précieux accompagnement de Jane Bathori, une exquise interprétation, mais nous aurons ainsi toute la mesure d'un talent aux aspects si divers.

Nous retrouverons d'ailleurs ce même enthousiasme sincère, ce même dévouement à la musique et aux musiciens — à tous les musiciens — qui déjà se manifestait au Conservatoire lorsque Henri Büsser faisait appel au concours de ce jeune espoir, dont les dons précieux ne lui avaient pas échappé, pour défendre les cantates de ses élèves et mener au succès un Marcel Stern ou un Henri Dutilleux.

Demain encore, c'est au concert — où elle excelle également — qu'Irène Joachim se mettra au service de Dallapiccola, cet apôtre de la musique sérielle italienne, de Serge Nigg, ce pionnier
français de la dodécaphonie, ou du groupe des Six. Tant il est vrai que la passion de son art la trouve toujours prête à défendre la musique, toutes les musiques... serait-ce même au besoin contre le public le plus réfractaire !

 

(Jacques Thierac, journal Opéra, 12 janvier 1949)

 

 

 

 

 

J’ai vu jouer Guignol par Louis Beydts

 

Quand la création à Paris de Guignol remet en lumière le nom d'Henri Fabert, qui en écrivit le texte avec M. Justin Godart, homme d'Etat des plus distingués — Ludovic Halévy, déjà, avait eu le duc de Morny pour collaborateur, soixante-dix ans avant que le ministre Clémentel ne signât le livret du Vercingétorix de M. Canteloube — le souvenir admiratif se précise et se ranime que ceux qui l'ont connu gardent de ce remarquable comédien lyrique dont le talent s'exerça, dans un bonheur souvent complet, sous les formes les plus diverses. La longue carrière d'Henri Fabert l'avait entraîné de la revue à l'opérette avant que, de l'opéra, il ne vînt au cinématographe, et on pouvait ces jours-ci le revoir sur l'écran, à la faveur de la récente reprise de la Bataille. Mais parmi les cent autres personnages qu'il incarna avec une intelligence aiguë, deux images s'imposent, inoubliablement accordées à la perfection, son Schubert de Chanson d'amour et, plus suggestivement encore, son Mime de Siegfried. Qu'importait que sa voix ne fût pas d'une qualité rare ! Il rejoignait là, par la pénétration du sentiment, par la rigoureuse identité de la pensée, la vérité même de la musique. Et sa place restera flatteusement marquée dans l'histoire du théâtre lyrique de son temps.

 

*

 

M. André Bloch a présenté ici même ses personnages et, tout en laissant prévoir leur heureuse conclusion, narré avec trop d'esprit les péripéties auxquelles ils se voient mêlés pour que j'éprouve le besoin saugrenu d'en retracer à mon tour le récit. Quelle aubaine pour moi qui me suis toujours senti incapable de raconter une action dramatique, et de quelles grâces ne me trouvé-je pas ainsi comptable envers M. Bloch pour m'avoir retiré cette épine du pied !

Qu'il me permette néanmoins d'en différer l'expression pour lui dire tout d'abord le plaisir savant et délicat que sa partition m'a prodigué à tout instant. Le public, qui se fait de leur talent une idée d'autant moins exacte qu'elle est plus fréquemment définitive, connaît mal les musiciens. A se rappeler la compétence avec laquelle, durant de longues années, le compositeur de Guignol a occupé une chaire d'harmonie au Conservatoire ou l'assiduité éclairée qu'il a dépensée dans les ingrats et pesants devoirs de son poste d'inspecteur de la musique, à retrouver l'écho apaisé de son Béguinage, à se remémorer — pour s'en émouvoir encore — la pathétique désolation de sa Suite palestinienne, chacun s'empresserait de croire que la gaîté débordante ou les hautes couleurs ne sont point familières à M. André Bloch. Au moins ceux qui se souviennent de son Kââ (dont Willy n'eût pas hésité à affirmer qu'il n'était pas seulement un Kââ... d'espèce) auront-ils, sous le patient acheminement du reptile, deviné parfois un humour qui, pour se déployer, n'attendait qu'une occasion délibérément propice. Guignol la lui a pour notre joie présentée, dont la partition railleuse, au hasard des pièges du sentiment, s'alanguit tendrement et furtivement, soupire, encore mieux parfumée que soutenue par un orchestre à la fois discret et chatoyant où l'on reconnaît l'invention d'un artiste et la griffe d'un maître.

 

*

 

La mise en scène de M. Max de Rieux décèle un constant effort d'imagination. Chacun grouille, culbute, frétille, pirouette, gambade et voltige sans repos, les timides évolutions de l'élément chorégraphique faisant bien pâle figure auprès de l'incessant tourbillon dans lequel tous les protagonistes, de l'infatigable héros jusqu'à la timide ingénue, se trouvent vertigineusement entraînés.

Des trappes s'ouvrent — qui, reconnaissons-le, se referment aussitôt — des volets claquent, un donjon se fend par le milieu. Le Châtelet n'a qu'à bien se tenir, et les danseuses de Carmen Amaya devront redoubler le frénésie pour que leurs convulsives ondulations conservent, par comparaison, toute leur impétueuse vertu.

Ces réserves générales sur l'opportunité psychologique d'une pareille agitation une fois énoncées, rendons hommage à la discipline avec laquelle artistes, choristes et machinistes se sont pliés à ses épuisantes obligations.

 

*

 

M. Gabriel Couret interprète le rôle titulaire d'une voix qui semble avoir gagné en vigueur. On aimerait néanmoins que son articulation fût parfois plus nette, et qu'il ne renchérit point — car

Ce n'est plus une ardeur en ses veines cachée

— sur le trémoussement unanime. Le caractère du personnage confié à M. Emile Rousseau (Gnafron) ainsi que son goût naturel l'incitant à plus de calme, il n'en dégage que plus de savoureuse autorité. M. Jean Vieuille est excellent sous les traits prévus du suborneur sans scrupules, à qui il prête une ampleur vocale et scénique d'un robuste effet. M. Raymond Amade chante fort agréablement une sérénade ravissante où l'on sourit — en même temps qu'on s'en émeut — au subtil rappel des pizzicati mozartiens. M. Jacques Hivert, enfin, témoigne une fois de plus de ses pittoresques qualités de composition, et M. Rialland est à complimenter pour l'abnégation qu'il apporte à représenter une silhouette peu avantageuse.

Je me tiendrais à moi-même rigueur de paraître altérer, fût-ce en y ajoutant, les chaleureux éloges que, dans les colonnes voisines, M. Jacques Thiérac adressait la semaine dernière à Mme Irène Joachim. Et je me bornerai à signaler le succès qu'elle a partagé avec Mme Legouhy, dont la vaillance et la cordiale humeur s'épanouissent ici dans une égale plénitude.

On ne saurait trop louer les chœurs, dont la tâche est fort compliquée, pour l'adresse et la vaillance qu'ils ont apportées à la remplir, grâce aux précieux conseils de leur chef, M. Jamin — et j'ai vanté déjà l'habileté et le zèle du personnel du plateau.

Les décors et les costumes ont été dessinés par M. Paul Colin : je ne dirais pas mieux. Le ballet a été réglé par M. Etchevery : je n'en dirai pas plus.

Au pupitre, M. Pierre Dervaux, comme toujours brûlant et attentif, a confirmé les dons exceptionnels qui le distinguent si brillamment.

 

(Louis Beydts, journal Opéra, 26 janvier 1949)

 

 

 

 

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