la Femme à barbe
la Femme à barbe à l'Opéra-Comique ; de g. à dr. : Henri Médus (l'Imam), Jean Vieuille (le Vizir), Pierre Giannotti (le Caïd) [photo Musica]
Opéra bouffe en deux actes et trois tableaux, livret de Joseph Marie Godmar André DU SORBIERS DE LA TOURRASSE dit André DE LA TOURRASSE (Le Vésinet, Seine-et-Oise [auj. Yvelines], 10 février 1904* – Saint-Gaudens, Haute-Garonne, 17 juillet 1991), musique de Claude DELVINCOURT.
Création à Versailles, théâtre Montansier, le 09 juin 1938, mise en scène de F. Julien, Concerts Pasdeloup sous la direction de Joseph-Eugène Szyfer.
Première à l’Opéra-Comique (3e salle Favart) le 29 octobre 1954, mise en scène de Louis Musy, chorégraphie de Constantin Tcherkas, maquettes des décors et costumes d'Yves Bonnat, décors exécutés par Maurice Moulène, costumes exécutés par les maisons H. et A. Mathieu, Lebrun et Mlle Marjollet.
9 représentations à l'Opéra-Comique en 1954, 6 en 1955, 3 en 1956, soit 18 au 31 décembre 1972.
personnages |
Opéra-Comique 19 novembre 1954 (6e) |
Opéra-Comique 05 janvier 1955 (12e) |
Opéra-Comique 26 janvier 1955 (18e) |
Mado | Mmes Monique de PONDEAU | Mmes Monique de PONDEAU | Mmes Monique de PONDEAU |
la Mère | Marguerite LEGOUHY | Marguerite LEGOUHY | Marguerite LEGOUHY |
la Cartomancienne | Lily DANIÈRE | Lily DANIÈRE | Lily DANIÈRE |
une Foraine | Germaine CHELLET | Germaine CHELLET | Germaine CHELLET |
la Speakerine | Jany DELILLE | Annie ROZANNE | Jany DELILLE |
le Sultan | MM. Xavier DEPRAZ | MM. Xavier DEPRAZ | MM. Xavier DEPRAZ |
Corinthine | Jean GIRAUDEAU | Jean GIRAUDEAU | Jean GIRAUDEAU |
le Devin | Louis RIALLAND | Louis RIALLAND | Louis RIALLAND |
le Vizir | Jean VIEUILLE | Jean VIEUILLE | Jean VIEUILLE |
l'Imam | Henri MÉDUS | Henri MÉDUS | Henri MÉDUS |
le Caïd | Pierre GIANNOTTI | Pierre GIANNOTTI | Pierre GIANNOTTI |
le Grand Eunuque | René HÉRENT | René HÉRENT | René HÉRENT |
le Nain Bout | Pierre GERMAIN | Pierre GERMAIN | Pierre GERMAIN |
Murpha | André NOËL | André NOËL | André NOËL |
Trois Hercules |
Serge RALLIER Charles DAGUERRESSAR Gabriel JULLIA |
Serge RALLIER Charles DAGUERRESSAR Gabriel JULLIA |
Serge RALLIER Charles DAGUERRESSAR Gabriel JULLIA |
le Père |
Paul PAYEN |
Paul PAYEN |
Paul PAYEN |
Trois Clowns |
André DRAN Jacques HIVERT Georges ABDOUN |
André DRAN Jacques HIVERT Georges ABDOUN |
André DRAN Jacques HIVERT Georges ABDOUN |
le Dompteur |
Jean GIRAUD |
Jean GIRAUD |
Jean GIRAUD |
un Forain |
Frédéric LE PRIN |
Frédéric LE PRIN |
Frédéric LE PRIN |
Croquandot |
Henri COTE |
Henri COTE |
Henri COTE |
Danses |
Mlles Paule Morin, Sylvie Gauchas, A. Ingraça, Madeleine Dupont, Gilberte Rollot, Janine Joly, G. Jourdan, Janine Renier, Lyna Garden, Mona du Chateau, Gisèle Adloff, Antoinette Ancelin MM. Alain Couturier, Michel Lainer |
Mlles Sylvie Gauchas, Antoinette Erath, A. Ingraça, Madeleine Dupont, Gilberte Rollot, Janine Joly, G. Jourdan, Janine Renier, L. Garden, Mona du Chateau, Gisèle Adloff, Antoinette Ancelin MM. Alain Couturier, Michel Lainer |
Mlles Paule Morin, Sylvie Gauchas, Antoinette Erath, Madeleine Dupont, Gilberte Rollot, Janine Joly, Janine Renier, Lyna Garden, Mona du Chateau, Gisèle Adloff, Antoinette Ancelin, Doris Jaladis MM. Alain Couturier, Michel Lainer |
Chef d'orchestre | Jean FOURNET | Jean FOURNET | Jean FOURNET |
Il s'agit d'une bouffonnerie. Ses auteurs se sont amusés en l'écrivant, ses interprètes en la travaillant, et le public prendra certainement plaisir à écouter cette histoire un peu loufoque, mais combien spirituelle, dont les imbroglios n'auraient pu être résolus sans l'intervention inattendue d'un élément encore peu connu au théâtre lyrique : la Télévision. Au premier acte, nous sommes en Arabie Chimérique. S. M. le Sultan Boudzambed est désespéré. La Constitution exige, en effet, que les princes régnant sur cet heureux pays soient cloués d'une barbe prospère. Or, Boudzambed constate que tous les fils qui lui sont nés des trois cents femmes de son harem restent désespérément imberbes. Serait-ce la fin de sa dynastie ? Il consulte le Devin officiel du royaume qui lui apprend qu'une femme de l'Occident lui donnera l'héritier attendu, pourtant ce ne sera pas de son père que l'enfant tiendra sa noble barbe... Oracle incompréhensible, mais qu'on se doit de respecter. Le Sultan délègue donc les plus fins esprits de sa Cour : l'Iman de la Mosquée royale, le Caïd Abricadabra, Soliman, son Ministre de l'Intelligence, et le Grand Eunuque Alfred, pour aller lui chercher à travers le Monde une femme à barbe. Ils seront empalés s'ils reviennent bredouilles. Au second acte, nous sommes en France, au milieu d'une fête foraine. Passions diverses, rivalités amoureuses agitent les habitants de cette cité de hasard : la jeune Mado, l'hercule Croquendot, le clown Murpha, le nain Bout, la cartomancienne et Corinthinne, la « femme à barbe ». Dans cette atmosphère compliquée arrivent tout d'un coup les émissaires du Sultan. Ils sont dans un triste état, avant déjà fait le tour de France sans avoir trouvé celle qu'ils cherchaient, mais avant aussi largement profité des libations que leur offraient les besoins de leur enquête dans les casinos, les bars et les boîtes de nuit. Et voici qu'ils découvrent Corinthinne, la « femme à barbe » ! Ils décident de l'enlever sans tapage. Mais comme chacun d'eux veut avoir l'honneur de ramener au Sultan sa trois cent unième épouse, et comme les forains interviennent involontairement dans cette affaire, ils finissent par se saisir, non point d'une, mais de trois femmes à barbe. Au dernier acte, c'est le Sultan lui-même qui arrive. Las d'attendre le retour de ses messagers, il est parti à leur rencontre et les retrouve dans la fête foraine. Il trouve aussi les trois femmes à barbe. Mais laquelle choisir ? Hélas, il s'apercevra bientôt que les trois barbes sont fausses... Furieux, Boudzambed va sur l'heure exécuter ses émissaires, châtier ces forains insolents. Mais voici que « Radio Mille et une Nuits », transmettant son dernier bulletin d'informations, annonce un événement aussi heureux qu'imprévu : la Princesse Esméralda, l'une des trois cents femmes du Sultan, a mis au monde le fameux héritier barbu tant désiré. Et la pièce se termine dans la joie générale, le Sultan pardonnant à tout le monde. L'Oracle n'avait pas tout à fait menti. Cet ouvrage fut créé, dans une première version en deux actes, au Théâtre Montansier de Versailles, en 1938. Remanié par ses auteurs pour les besoins de l'Opéra-Comique, le Maître Claude Delvincourt eut le temps, avant son récent accident qui lui coûta la vie, de discuter avec Louis Musy de l'esprit de fantaisie dans lequel il tenait à voir représenter son œuvre. Et cette création posthume devient aujourd'hui un émouvant hommage au grand musicien disparu.
(Stéphane Wolff, programme de l’Opéra-Comique, 26 janvier 1955)
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la Femme à barbe à l'Opéra-Comique ; au premier plan : Jean Giraudeau (Corinthine)
La Femme à barbe
la musique par Henri Büsser, de l’Institut
Peu de temps après son retour de la Villa Médicis à Rome, Claude Delvincourt qui était mon élève depuis l'âge de dix ans, me fit entendre une esquisse d'une sorte de pochade humoristique la Femme à barbe, canular d'étudiant musicien, inspirée quelque peu d'Emmanuel Chabrier et de l'Etoile. Je conseillai au jeune compositeur, qui venait d'écrire un ravissant ballet hindou l'Offrande à Siva dont j'avais dirigé l'exécution à l'audition des Envois de Rome, de laisser dormir quelque temps dans un tiroir cette insidieuse Femme à Barbe. Devenu directeur du Conservatoire de Versailles, Delvincourt sollicité par des amis qui connaissaient sa partition, la fit jouer au Théâtre Montansier, dans sa première version en deux actes, sous la direction orchestrale de J.-L. Szyfer. Beaucoup d'auditeurs d'alors se récrièrent contre la minceur et le côté saugrenu du sujet, mais déjà beaucoup de pages bien venues frappèrent les musiciens par leur cocasserie irrésistible. Il ne faut pas s'y tromper : il y a chez Delvincourt un sens de l'humour, une fantaisie spirituelle, une constante invention dans la manière d'orchestrer qui sont ses qualités très personnelles. Plus tard appelé à diriger notre Conservatoire National de Musique à Paris, Claude Delvincourt avait laissé en sommeil cette œuvre de jeunesse : ce fut sur les instances de Maurice Lehmann qu'il apporta la Femme à Barbe à l'Opéra-Comique, après l'avoir retouchée, augmentée d'un tableau final dans lequel la télévision fait une première apparition sur une scène lyrique. Grâce à la mise en scène si vivante imaginée par Louis Musy et une exécution musicale des plus minutieuses, préparée par Albert Wolff, l'opéra bouffe de Delvincourt a déchaîné le fou-rire des spectateurs, tant il fourmille d'effets comiques et imprévus, tels que le « trio bouffe des envoyés africains », parodie très réussie d'une cantate de Bach. Les interprètes MM. Médus, Vieuille et Giannotti ont soulevé une hilarité communicative à toute la salle. Il y a aussi dans cette musique une couleur pittoresque d'un Orient de pacotille des plus réussis et quel emploi nouveau, original, des petits instruments de la batterie ! Réussir l'évocation d'une fête foraine après Lalo et Charpentier n'est pas d'un mince mérite. Claude Delvincourt a trouvé des effets de truculence musicale, d'une sorte de « furia » burlesque, sans renier toutefois sa plume de contrepointiste distingué. Il s'amuse et il nous amuse !... Toute la troupe de l'Opéra-Comique, qu'a su choisir son directeur M. Agostini, est à l'honneur. Il faudrait citer les noms des vingt-quatre artistes qui, autour de MM. Giraudeau, Xavier Depraz, de Mlle Monique de Pondeau jouent, chantent, évoluent, tourbillonnent pour notre agrément, dans les beaux et somptueux décors de M. Yves Bonnat. Et quel regret de penser que ce cher Claude Delvincourt prématurément disparu, n'a pu voir cette merveilleuse réalisation !...
la Femme à barbe à l'Opéra-Comique
la mise en scène par Louis Musy
Ce n'est pas sans un certain étonnement que je pris connaissance du livret de la Femme à Barbe. Quand on avait eu l'occasion d'approcher cet aristocrate qu'était Claude Delvincourt, on était en droit de le voir s'attaquer à des scénarios plus « posés ». La première lecture me laissa perplexe, mais quand enfin la partition imprimée me fut confiée, je compris tout le parti que le musicien avait tiré du libretto. Les rumbas succédant aux tangos, les danses orientales aux marches militaires et aux valses. Trésor inestimable pour le metteur en scène qui peut, profitant de ces rythmes, créer un style où la fantaisie s'appuie sur l'ordre de la mesure. Nos contacts avec le musicien et le librettiste furent empreints de cette exquise courtoisie dont Claude Delvincourt savait tout parer. Après avoir réfléchi longuement, je lui soumis un certain nombre d'idées qu'il accepta avec la joie d'un enfant. Notre dernière entrevue à l'Opéra-Comique, quelques jours avant son fatal accident, fut marquée par le rire ; je lui avais téléphoné pour lui suggérer de faire parler ses Orientaux avec l'accent sabir. Il n'était pas décidé et nous avions pris rendez-vous dans mon bureau, où je lui lus les passages avec l'accent arabe ; aux premiers mots, il fut pris d'un tel accès d'hilarité que je sentis que j'avais gagné la partie. La mise en scène fut assez difficile car il n'était plus là. A chaque idée je me demandais : « Qu'en penserait-il ? » et le souvenir de cette élégante nature me gênait un peu, mais je reprenais courage en me persuadant que cet ouvrage était bien de son cru, et que cet homme qui savait si finement sourire, avait voulu peut-être un jour partir d'un grand éclat de rire gaulois. J'ai essayé de tirer parti des rythmes et de donner un perpétuel mouvement à la foule et aux acteurs ; c'était le désir du musicien.. Le point capital, ce fameux pastiche de la Cantate de Bach sur des paroles assez profanes : « J'ai la gueule de bois », m'a servi à imiter les manies des mauvais solistes de concert dans la première partie, et des anciens chanteurs de grand opéra dans la seconde. Tout ce qui a pu être réglé sur la musique l'a été. Cela donne un aspect ordonné à une histoire burlesque. On retrouve dans cette partition le même miracle que dans les opérettes d'Offenbach ; une musique qui fait rire par elle-même. A la première manifestation de gaieté bruyante dans la salle, j'étais payé de mes peines, car, il faut l'avouer, c'est un ouvrage particulièrement difficile. Mais j'ai eu près de moi le prestigieux maître Albert Wolff qui m'a épaulé de tout son profond savoir sur tout ce qui touche au théâtre. Le personnel artistique, un peu désarçonné, tout d'abord, a donné plus que sa mesure, rompant avec ses coutumes et sa tradition. Il s'est complètement adapté à un genre nouveau pour lui. La technique, très difficile, fut particulièrement réussie. Et la maison entière fut transportée de joie devant le succès enthousiaste que le public de la première fit aux décors éblouissants d'Yves Bonnat, à la musique, à son chef, aux interprètes. Seule, l'absence de Claude Delvincourt atténuait cette allégresse. Mais nous pensions tous qu'il eût été heureux. Le spectacle avait commencé par la Magicienne de la Mer de Paul Le Flem et José Bruyr. Les deux œuvres sont absolument dissemblables. Nous assistons à une matérialisation de la vieille légende bretonne de Ker-Ys, vue à travers le cerveau d'un enfant. Problème captivant pour le metteur en scène, où la réalité côtoie sans cesse la fiction. Le style scénique était tout autre que dans la Femme à Barbe. Réaliste et matérialiste à l'excès dans toute la partie vraie de l'histoire, il devient complètement irréel pendant le songe de l'enfant jusqu'à l'écroulement final de la ville, qui permet à l'Opéra-Comique de réaliser sur son étroite scène un effet assez intéressant. Le dernier tableau, après nous avoir ramenés sur terre, finit également dans une apothéose. Ker-Ys renaît et, sortant des flots, s'inscrit sur un ciel particulièrement réussi de Moulène.
(revue l’Opéra de Paris n° 10, 4e trimestre 1954)
la Femme à barbe, dessin de Louis Musy
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Opéra-Comique. — Je ne pense pas que la présentation dans la même soirée de « la Magicienne de la Mer » et de « la Femme à Barbe » (octobre) doive être maintenue, étant donné leurs caractères respectifs. Le lyrisme, si imprégné de poésie bretonne, et l'accent tantôt ému, tantôt épique, de la belle partition de Paul Le Flem, construite sur un livret de José Bruyr, riche de rêve, donnent une forme nouvelle à l'antique légende de la ville d'Ys, engloutie par l'Océan déchaîné. Interprétation digne de l'œuvre : avec, à sa tête, Berthe Monmart... Mais présentation scénique qui ne paraît pas avoir tenu compte du double aspect — mi réel, mi fantastique de l'œuvre, et, de ce fait, en a trahi le sens. Pour « la Femme à Barbe », au contraire, l'irrésistible mise en scène de Louis Musy, les décors si joyeusement éclatants d'Yves Bonnat, ont assuré à la truculente fantaisie du pauvre Claude Delvincourt (qui aurait dû être présent et fêté !) toute sa portée comique... Cela court, ronfle, étincelle : on rit, on n'a pas le temps de prendre sa respiration. Et quel ensemble de chanteurs comédiens : Giraudeau, Depraz, Médus, Jean Vieuille et Mlle de Pondeau... Tous seraient à nommer, sous la direction à la fois si jeune — et magistrale — d'Albert Wolff. (Jacques Feschotte, Musica, janvier 1955)
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la Femme à barbe à l'Opéra-Comique [photo Musica]
A propos de la Femme à barbe à l’Opéra-Comique
C’était le soir où l'Opéra-Comique donnait la première représentation de la « Femme à barbe », et j'attendais mon vestiaire. L'un de mes voisins, qui causait avec un autre spectateur, éleva soudain la voix comme s'il avait voulu prendre le public tout entier à témoin de sa fureur : « Alors, ça ne vous indigne pas, vous, que le théâtre où parut « Mélisande », que la seconde scène lyrique nationale donne une pareille farce ? — Non seulement ça ne m'indigne pas, mais je m'en réjouis ! — Je vous croyais plus de goût !... » Comme l'ouvreuse m'avait rendu mon manteau, je m'éloignai, peu soucieux, d'ailleurs, d'entendre la suite d'une discussion dont le thème m'était connu. Eussent-ils passé la nuit à échanger leurs arguments, les deux interlocuteurs en seraient peut-être venus aux mains, mais n'auraient pu se mettre d'accord. L'objet de leur dispute est, au fond, aussi futile que la querelle des petits-boutistes et des gros-boutistes, en lutte depuis qu'il y a des œufs et qu'on les fait cuire « à la coque ». Il s'agit de savoir si l'Opéra-Comique, fidèle à ses origines et à son lointain passé, peut accueillir les farces, ou s'il doit, comme il y a quelque trente ou quarante ans, se consacrer au répertoire sérieux, de même ordre que celui de l'Opéra. Je me souviens d'avoir vu, simultanément, sur les affiches des deux théâtres lyriques subventionnés : « Don Juan » puis, un peu plus tard : « Tristan et Yseult » ; absurdité à laquelle avait conduit cette confusion des répertoires. Cela ne veut pas dire que l'Opéra-Comique ne doive jouer que des farces, mais que, les dimensions des deux scènes imposant, malgré tout, un choix, il est préférable de voir l'opera seria au palais Garnier — et l'opéra bouffe, salle Favart. Ce qui n'empêche point ce théâtre de conserver « Pelléas et Mélisande » à son affiche, attendu que le chef-d'œuvre de Debussy pâtirait, vraisemblablement, d'être exécuté dans un théâtre aussi vaste que l'Opéra. Mais il reste, dans l'esprit d'un grand nombre d'amateurs de musique, un vieux préjugé selon lequel ils établissent une hiérarchie, et placent, tout au bas de cette prétendue échelle des valeurs, les œuvres gaies. Je les soupçonne d'éprouver souvent un respect instinctif pour ce qui les ennuie... Et je sais, par expérience, comme ils sont étonnés quand on leur dit que la valeur d'une partition ne dépend pas du genre — triste ou gai, sérieux ou bouffe — mais de la qualité d'esprit, du génie du musicien. Bach n'a-t-il pas écrit, de la même encre que ses cantates sacrées, avec la même sûreté technique, « Nous avons un nouveau gouverneur », la « Cantate du Café », et le « Quolibet des noces » de son ami Fuchs, composé à Arnstadt, et d'un tour assez rabelaisien ? Et Mozart ? Proscrira-t-on « l'Enlèvement au Sérail » et « Cosi fan tutte », œuvres bouffes par excellence — et chefs-d'œuvre authentiques de surcroît ? Et Rossini ? Et, plus près de nous, Emmanuel Chabrier — dont « l'Etoile », « Une Education manquée » et « le Roi malgré lui » sont au répertoire de l'Opéra-Comique, et n'y paraissent, hélas ! que trop rarement sur scène ? Et « l'Heure espagnole », qu'est-ce donc, sinon une farce ? L'argument des ennemis de la musique bouffe est spécieux : et j'ai, depuis trop longtemps, envie d'écrire sur l'éminente dignité de la farce musicale (les mânes de Bossuet ne seront point offensés d'un rapprochement de mots, indispensable à l'expression de mon idée) pour ne point saisir l'occasion que me fournit « la Femme à barbe ».
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Ce serait une erreur de juger un artiste sur un seul aspect de son talent. Delvincourt n'est pas seulement le musicien de « Lucifer » et du « Salut Solennel » ; il n'a pas vécu uniquement dans son rêve. Il a su rire, il a aimé rire, et — chose plus difficile qu'on ne le croit d'ordinaire — il a su rire dans la langue musicale qui était le mode d'expression le plus naturel de sa pensée. Or, il est beaucoup plus facile d'émouvoir que de faire rire. C'est que l'artiste, soucieux de demeurer à son rang, et d'éviter la vulgarité et la facilité, la complaisance aux gros effets, se heurte dans le genre bouffe à des obstacles infiniment dangereux. Le rire naît d'un contraste violent, d'une opposition fortuite ; et Bergson l'a bien montré. L'élément de surprise y tient le rôle essentiel : une plaisanterie trop longuement préparée perd sa force, comme une pièce d'artifice mouillée, et qui n'explose pas. Le rire est « une réaction automatique du mécanique plaqué sur le vivant » — c'est-à-dire qu'à un moment donné, ce que l'on perçoit n'étant pas ce que l'on attendait, la réaction échappe au contrôle de la raison. Le caractère brusque de cette réaction ôte, à qui la veut provoquer, le moyen de la préparer longuement, alors qu'il est possible de préparer l'auditeur à ressentir l'émotion tragique. Il est aisé d'avancer par degrés dans le pathétique. Mais si l'on veut prolonger un effet bouffon, il faut en renouveler les causes. Le musicien dispose de bien des moyens pour exprimer la douleur, la crainte, l'effroi. Il n'en a point tant pour faire rire. Et, si l'on examine les partitions bouffes, on voit qu'il en est peu dont la vis comica tient uniquement à la musique : dégagée fort aisément des paroles, une musique peut créer chez l'auditeur, et par l'emploi d'un rythme lent, du mode mineur, d'une instrumentation appropriée (le cor anglais au début du troisième acte de « Tristan »), une mélancolie profonde. Mais combien peu de musiques feraient rire franchement si nous ne savions « de quoi il s'agit » ? Combien de musiciens, parmi nos contemporains, ont trouvé le moyen d'écrire une musique véritablement gaie « en soi » ? Maurice Yvain, Honegger (dans « le Roi Pausole », où l'air de la coupe de Thulé déchaîne le fou rire par une modulation imprévue et une soudaine rupture du rythme). Et je trouve dans « la Femme à barbe » deux ou trois exemples de cette vis comica proprement musicale. Mais pour les définir, il est nécessaire d'esquisser, en quelques mots, le scénario d'André de La Tourrasse.
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Le Sultan d'un empire chimérique s'inquiète de n'avoir eu, de ses trois cents femmes, que des fils glabres. Or, il est écrit que l'héritier du trône portera, dès sa naissance, au menton, le signe de la virilité. Le Sultan consulte le devin : l'oracle est obscur, naturellement ; mais dûment interprété, il apparaît que c'est de sa mère que l'enfant tiendra sa barbe, non de son père. Trois dignitaires partent à la recherche de la Femme à barbe, future mère du prince désiré. Le grand eunuque les accompagne. Et tous quatre sont avertis que le pal les attend s'ils reviennent sans avoir découvert la Femme à barbe. C'est à la fête de Montmartre qu'ils la trouveront, dans une baraque foraine. Mais, précisément, un nain qui a surpris leur dessein va l'empêcher d'aboutir. Il persuade à deux hercules, ses camarades, de se travestir en femmes à barbe, de telle sorte qu'à l'instant où nos quatre turcs vont lancer le lasso pour capturer la belle Corinthine, « le mystère vivant », la Femme à barbe, c'en est trois qu'ils aperçoivent, dont deux sont des hommes, et la troisième porte postiche. Et, à ce moment, le Sultan, las de les attendre, vient chercher ses chercheurs. Le pal menace. Mais on apprend que la princesse Esmeralda, une des épouses du Sultan, vient de mettre au monde un fils barbu. Et tout s'achève dans la joie et le pardon.
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Ce n'est pas le livret qui fait la valeur de l'ouvrage. Il en vaut d'autres — ceux de Chabrier ne sont pas meilleurs, évidemment ; et cela n'empêche nullement la musique de Chabrier d'être excellente. Les défauts de son livret n'ont pas non plus empêché Delvincourt de trouver des effets musicaux d'une cocasserie du meilleur aloi. Le finale du premier acte — le trio des dignitaires, que rejoint le grand eunuque, est déjà une belle réussite — préparé par une exposition traitée dans un style oriental « à la blague », et elle-même assez drôle pour mettre l'auditeur en goût. Mais au deuxième acte, il y a deux petits chefs-d'œuvre dignes de figurer au livre d'or de la musique gaie. Le premier est une cantate « à la manière » de Jean-Sébastien Bach. Rien n'y manque, aucun des ingrédients souhaitables pour la réussite de ce plat de haut goût. Les trois voix « entrent » en bon ordre : le développement les réunit, en duos, en trios, les oppose en soli ; l'accompagnement est un contrepoint, lui-même amusant et savant. Et tout cela — qui est court et cependant équilibré comme une vaste construction — a pour objet d'exprimer l'état de fatigue où se trouvent ces trois musulmans auxquels Paris a offert plus que ne promet le paradis de Mahomet. L'un a le foie qui le travaille ; l'autre — et il le dit sans périphrase — croit avoir à tout jamais la... « bouche » de bois ; et l'eunuque se lamente — comme son confrère dans « Candide » se lamentait à Ceuta : ma che sciagura... Ce morceau de maître (la recette est connue, mais la réussite n'est pas à la portée du premier venu) est suivi, peu d'instants après. d'un autre tour de force parodique : le ténor qui tient le rôle de Corinthine (la Femme à barbe, et c'était l'excellent Jean Giraudeau) chante un grand air avec récitatif, cavatine et strette, du plus bel effet comique par le sérieux même de la forme qui s'oppose au contenu bouffon de la mélodie. Ici, comme tout à l'heure, c'est la musique qui possède le pouvoir de provoquer le rire. Un rire qui devenait inextinguible ; et il fallut à Jean Giraudeau bien de la vertu pour résister aux injonctions des spectateurs enthousiastes demandant un bis. J'ai nommé Giraudeau ; il faut citer avec lui les trois dignitaires qui, comme les Argonautes à la conquête de la Toison d'Or, partent à la recherche de la Femme à barbe : Jean Vieuille, Henri Médus, Giannotti, et le grand eunuque, René Hérent. Il faut citer le devin Louis Rialland. le sultan Xavier Depraz. Mlle de Pondeau dans un rôle de gentille foraine. Et surtout Albert Wolff qui a conduit l'ouvrage de Delvincourt au succès — et Louis Musy qui l'a mis en scène.
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Bien que « la Femme à barbe » nous montre qu'il ne faut pas attacher foi aux oracles, on croit pouvoir prédire un bon succès au nouvel ouvrage créé à l'Opéra-Comique.
(René Dumesnil, Musica, février 1955)
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