Amadis

 

"Comment Urgande la Descognue aporta une lance au Damoysel de la Mer" (premier livre d'Amadis de Gaule, mis en françoys par le seigneur des Essars, Nicolas d'Herberay, 1548)

 

Opéra légendaire en quatre actes dont un prologue, livret de Jules CLARETIE, tiré d’Amadis de Gaule, roman chevaleresque espagnol de Garcia Ardonez de Montalvo (XVe siècle), musique de Jules MASSENET (1895 ; 1909-1912).

 

   partition

 

manuscrit de la partition d'orchestre (actes I et II)

manuscrit de la partition d'orchestre (actes III et IV)

 

 

Création à l’Opéra de Monte-Carlo le 01 avril 1922, après la mort du compositeur ; décors de Visconti ; décors lumineux de Frey ; costumes de Mme Vialet.

 

Première en France le 19 décembre 1922 au Grand-Théâtre de Bordeaux avec Mme RIDZZINI, MM. ROUX, GENER, COCHERAT, AVON.

 

 

 

personnages emplois

créateurs

Amadis, le chevalier du Lis contralto Mlles Djéma VÉCLA [Margherita GRANDI]
Floriane, fille du roi Raimbert soprano Nelly MARTYL
Orlande, compagne de Floriane soprano Lucette KORSOFF
Béatrice, compagne de Floriane soprano BILHON
Simone, compagne de Floriane soprano ROSSIGNOL
Guillemette, compagne de Floriane soprano ORSONI
Marguerite, compagne de Floriane soprano ROGERY
Hélène, compagne de Floriane soprano LACROIX
la Fée rôle parlé FEVAL
la Princesse Elisène rôle mimé SEDOVA
Galaor, le Chevalier de la Rose ténor MM. Paul GOFFIN
le Roi Raimbert basse Gustave HUBERDEAU
Curneval de Thuringe, preux ténor SINI
Wenzel de Norvège, preux ténor Charles DELMAS
Zorzi de Sicile, preux ténor Carlo BERTOSSA
Perdigon d'Irlande, preux baryton ou basse CERESOLE
Arnaud d'Aquitaine, preux baryton ou basse AMURGIS
Golias d'Espagne, preux baryton ou basse MORANGE
le Chasseur rôle parlé STÉPHANE
les deux Enfants (Amadis et Galaor) rôles mimés les petits ROSA
Chef d'orchestre   Léon JEHIN

 

Chasseurs, Soldats, la Foule (hommes et femmes), Pennions, Ecuyers, Fées, Ménestrels, Enfants, Evêques, etc.

 

 

 

Analyse et résumé.

 

Acte 1 (prologue) : Une forêt en Bretagne

Des chasseurs sont témoins d'une scène émouvante : avant de mourir d'épuisement, la princesse Elisène (que la vindicte du roi de Bretagne avait fait fuir dans la forêt avec ses enfants) attache au cou de ses fils, Amadis et Galaor, une pierre de Merlin et les recommande aux fées, qui leur prédisent une vie d'amour et de souffrance.

Acte 2 : Au château du roi Raimbert

Trop âgé pour défendre son royaume, Raimbert choisira pour gendre et successeur le vainqueur du tournoi qui se prépare ; Galaor est déjà sûr d'épouser Floriane. Mais celle-ci aime Amadis qu'elle n'a jamais vu et dont elle lit sans cesse les exploits. Il survient soudain et veut, lui aussi, la conquérir. Vaincu par Galaor, il doit abandonner la jeune fille désespérée à son heureux rival.

Acte 3 : La lande

Ni sa vie érémitique ni les séductions des filles des fées ne font oublier Floriane à Amadis : averti par une vision il sent qu'il doit rejoindre celle qui l'aime encore ; il triomphera des filets tendus par les fées pour lui épargner une destinée tragique.

Acte 4 : Une immense salle dans le château du roi Raimbert

Tandis que la ville en liesse célèbre Noël, Floriane se désespère ; ses compagnes tentent en vain de l'égayer. Avant les noces, selon la coutume, Galaor demande si quelqu'autre est, plus que lui, digne d'épouser Floriane. Amadis survient, relève le défi et blesse Galaor ; apercevant au cou de celui-ci une pierre semblable à la sienne, Amadis reconnaît son frère. Avant d'expirer, Galaor lui pardonne et bénit les amants.

 

 

 

 

 

Une fois encore nous revoici dans cette petite salle, luxueusement écrasante, de l'Opéra de Monte-Carlo ; nous y revoici pour un ouvrage de Massenet… Et l'émotion nous saisit, poignante, inéluctable, car le maître adorable n'est plus là, au milieu de nous tous, pour assister à son triomphe nouveau. Malgré soi, l'on se retourné vers la grande loge centrale du Prince de Monaco et l'on cherche la physionomie aimée et familière, aux yeux de vie intense et de bonté inlassable et de malice, toujours à l’affût, qui semblaient ne devoir jamais se fermer... Massenet n'est plus là ! Est-ce vraiment possible ? On y croit si peu que d'elles-mêmes les mains se tendent pour applaudir vers la place qu'il occupa si souvent...

Rappelez-vous : c'est sur cette scène que, au milieu des acclamations, virent le jour le Jongleur de Notre-Dame, Chérubin, Espada et Thérèse, et Don Quichotte, et Roma. Cléopâtre ne vient pas que s'ajouter à la liste déjà longue et rayonnante, l'œuvre dernière née ajoute, avec un titre de plus à la gloire de l'Opéra de Monte-Carlo, un superbe et éblouissant fleuron à l'unique couronne artistique de Massenet...

Dernière née, en effet, elle est, cette Cléopâtre ; car si Massenet laisse encore en portefeuille un Amadis, composé sur tin livret de Jules Claretie, cet Amadis, non représenté quant à présent, est cependant antérieur. Cléopâtre fut écrite, gravée, corrigée par lui-même, quant au piano et quant à l'orchestre — comme Amadis, d'ailleurs — dans les toutes dernières années de la vie du maître. Et nous nous rappelons alors que, voici exactement deux ans, nous étions ici pour Roma, nous nous rappelons parfaitement que Massenet mettait la dernière main au drame de passion dont M. Louis Payen, vrai et ardent poète, lui avait fourni le très vivant et très adroit livret. Nous le revoyons encore, — nous le reverrons toujours, — dans cette chambre de l'hôtel du Prince de Galles où, tranquille. et simple, il se plaisait à descendre avec Mme Massenet, alors qu'ils n'étaient pas les hôtes du Prince au massif Palais de Monaco. Assis devant sa table surchargée de porte-plume, de crayons, de buvards et des grandes feuilles de papier à musique que, d'une main sûre, jamais hésitante, il recouvrait inlassablement de son écriture si admirablement précise, il travaillait, heureux toujours de travailler, enfoui dans sa grande robe de chambre bleu marine, coiffé d'une calotte de même couleur, chaussé de chaudes et confortables pantoufles. Et tous les jours, dès 5 heures du matin, il s'installait à cette table, quel qu'ait été le travail de la veille, même s'il avait répété toute la journée, et une grande partie de la nuit ; et qui n'a vu Massenet diriger une de ses répétitions ne peut s'imaginer ce qu'il dépensait de vigueur physique et nerveuse, même à l’époque que nous évoquons ici, alors que la maladie avait déjà marqué son heure trop proche. Le repos qu'il s'accordait consistait simplement à recevoir quelques minutes les très intimes, ceux qu'il affectionnait, ceux qui l'adoraient, ou à promener, tout en rêvant, ses regards sur le jardin de l'hôtel, si méthodiquement planté, si scrupuleusement ratissé, si irrémédiablement élagué de toute branche à l'allure trop naturelle, mais s’égayant cependant de la note rouge des oranges disposées comme pour un décor d'opéra-comique et se découpant sur un ciel triomphalement bleu.

Cinq courts tableaux évoquent, en des scènes nettes, précises, imagées, les amours de Cléopâtre et de Marc-Antoine. M. Louis Payen a donné là à Massenet l'occasion heureuse de clore la série de ses grandes amoureuses par une figure avant tout sensuelle, d'une sensualité qui ne connaît ni obstacle, ni limite.

Marc-Antoine arrive vainqueur en Asie-Mineure et mande vers lui la reine d'Égypte pour qu'elle se soumette. Mais c'est Cléopâtre qui a tôt fait de soumettre le triumvir. Marc-Antoine, ramené malgré lui à Rome pour épouser Octavie, — oh ! le délicieux épisode du mariage romain ! — Cléopâtre aime son esclave affranchi Spakos, non sans cependant tourner des regards convoiteurs vers l'éphèbe Adamos, et c'est le tableau d'orgie de la taverne d'un pittoresque violent, d'une couleur rutilante, d'un mouvement inouï, faisant supérieurement contraste avec le doux mariage.

Marc-Antoine, ne pouvant décidément se passer de Cléopâtre, revient en Egypte, et Cléopâtre abandonne Spakos pour retomber plus ardente que jamais aux bras du romain qui, par amour, va combattre pour elle et contre ses propres troupes. Et c'est la défaite ! Actium ne permet plus aucun espoir, Octave approche triomphant. Cléopâtre va mourir, car elle ne veut pas tomber vivante aux mains du vainqueur ; l’aspic est là tout près, dissimulé dans une corbeille de fruits. Aussi, lorsque Marc-Antoine reviendra, anéanti et mortellement blessé, expirer sur le grand lit de repos que Cléopâtre a fait dresser sur la terrasse de l'hypogée, Cléopâtre prendra la corbeille fatale et, dans la mort, s'enlacera à celui qui a péri pour elle.

Drame de passion violente avant tout, Cléopâtre devait tenter Massenet, et elle devait d'autant le tenter que M. Louis Payen a très heureusement ménagé les effets de sa pièce, opposant adroitement à l'ardente et jamais assouvie reine d’Egypte la douce, tendre et sage Octavie, et conduisant progressivement ses deux amants au paroxysme de la sensualité. Le livret de Cléopâtre appelle la musique à chaque page, à chaque ligne ; il l'appelle avec variété, avec tendresse, avec fantaisie, avec rudesse, avec emportement. Et Massenet est là tout entier, avec toute sa vitalité, toute sa maîtrise, tout son coloris, toute sa richesse d'inspiration ; poétique, vigoureux, exquis, passionné, inattendu, charmeur, original, irrésistible dans ses élans comme dans ses phrases ensorcelantes, il est là, ce grand maître, autant qu'il ne fut jamais dans sa glorieuse et infatigable carrière. Il est là, aussi jeune, aussi débordant, aussi maître de son art que dans ses tout meilleurs jours ; et la mort, déjà installée à ses côtés, ne fait ni trembler sa main, ni hésiter son cerveau, ni s'amoindrir l'idée, ni battre moins amoureusement son grand cœur d'artiste. Jusqu'à la dernière minute de sa vie, cet homme prodigieux, ce génie si lumineusement, si franchement, si irrésistiblement français, aura donné à tous le plus bel exemple qui se puisse imaginer d'absolue et superbe loyauté artistique.

Faut-il dire des pages de la partition si nourrie, si attachante, si variée et pourtant si pleine d'unité de Cléopâtre ? Le public ira, dès la première audition, à « son » Massenet qu’il retrouvera idéalement et dans la lettre de Cléopâtre lue par Marc-Antoine au second tableau, et que M. Maguenat a chantée si idéalement qu'on aurait voulu la lui faire redire, et dans la grande phrase si personnelle de la coupe empoisonnée offerte par Cléopâtre à ses esclaves au quatrième tableau, qu'on a essayé de bisser à l'admirable Mme Kousnetzoff, comme on a essayé de lui bisser le pas suggestif qu'elle dansa quelques instants après, et dans le duo de la mort des deux amants, au dernier tableau, qui est certainement l'une des choses les plus douloureusement exquises, les plus simplement et bellement émotionnantes que Massenet ait écrites.

Mais ces pages-là, si immédiatement prenantes soient-elles, n'empêchent pas, malgré leur éclat d'inouïe vivacité, de briller tant et tant d'autres prodiguées, comme en se jouant, en cette œuvre qui prendra rang des plus enviables dans l'œuvre du maître français.

Au premier tableau, c'est l'arrivée gracieuse des esclaves apportant des présents au vainqueur ; c'est le premier contact de Cléopâtre et de Marc-Antoine et c'est la fin du tableau, alors que Marc-Antoine, monte sur la galère égyptienne toute fleurie, enlace Cléopâtre.

Au second tableau, c'est toute la scène poétique du mariage romain, avec la lecture de la lettre et les désespoirs d'Octavie.

Au troisième tableau, c'est aussi toute la scène de l'orgie de tonalités grouillantes d'où se détachent les supplications de Spakos, la danse d'Adamos et la large phrase de Cléopâtre : « Je croyais tout connaître ».

Au quatrième tableau, c'est le ballet éblouissant aux rythmes variés, langoureux, entraînants, coupé par l'épisode si personnellement massenétique de la coupe et par l'andante voluptueux mimé par Cléopâtre ; c'est la scène de belle tenue entre Octavie, Marc-Antoine et Cléopâtre, et c'est le final brillant alors que Cléopâtre et ses femmes jettent des fleurs sur l'armée qui va combattre.

Au cinquième tableau, enfin, c'est tout ; oui, tout, absolument tout, depuis la première note du court prélude soupiré par le violoncelle jusqu'au râle dernier de Cléopâtre, en passant par le duo farouche de Spakos et de Cléopâtre, avec la belle phrase de celle-ci : « Sur ma terrasse, je pense à lui », par le second duo irrésistible entre Cléopâtre et Marc-Antoine, qui à lui seul suffirait à assurer le triomphe de la soirée, et c'est la mort déchirante, frissonnante de Cléopâtre.

Chemin faisant, nous avons nommé Mme Kousnetzoff et M. Maguenat qui sont Cléopâtre et Marc-Antoine ; elle avec sa voix conquérante, son art de la composition, sa souplesse étonnante et sa compréhension de belle et puissante comédienne épique, lui avec toute la fougue d'une chaude et ardente jeunesse qui se donne sans compter, comme il prodigue sans compter un des plus attirants organes de baryton, clair, juste, souple, habile, que l'on puisse rêver, joint d'ailleurs à une articulation impeccable et a une très intelligente mimique. Ils furent justement associés au triomphe tous les deux comme le fut non moins justement M. Rousselière, un Spakos brutalement de vérité, toujours étonnamment en scène, attentif si artistiquement à son moindre geste, à sa moindre attitude, à son moindre jeu de physionomie.

A côté de ces trois grands artistes, il convient de ne point passer sous silence le charme délicieux, la beauté touchante et la grâce des attitudes de Mlle Lilian Grenville (Octavie), ni le superbe soprano, ample, sonore, plein partout, de Mlle Carton (Charmion), ni la joliesse endiamantée de la mignonne danseuse, Mlle Magliani.

M. Raoul Gunsbourg, pour rendre l'hommage dut au maître qui, si souvent, mit toute sa confiance en lui, a monté Cléopâtre avec un luxe attrayant. Le spectacle des yeux est, cette fois, complet grâce aux cinq décors de M. Visconti qui sont tous absolument réussis, mais dont se détachent et la rocheuse et sombre taverne de l'orgie, et la terrasse du dernier acte, de tonalité si heureuse, sous son éclairage lunaire, et de plantation si simplement évocatrice.

C'est M. Léon Jehin qui, comme toujours, a mené toute sa petite armée sonore, orchestre, artistes, chœurs, à la complète victoire : il l'a fait avec un soin de musicien averti, avec une attention pieuse, soutenu par le souvenir du grand disparu qui le tenait en particulière estime.

 

P. S. — Le matin même de la première représentation a eu lieu sur la scène du théâtre l'inauguration du buste de Massenet, marbre du sculpteur Bernstamm, que la Principauté de Monte-Carlo, devançant Paris, a tenu voir s'ériger sur les terrasses du Casino, en face même de la porte personnelle du Prince qui conduit à ce théâtre où, si souvent, l'inoubliable maître fut acclamé. A 11 heures précises, S. A. S. le Prince de Monaco pénètre dans le théâtre, accompagné du général Massenet de Marancour, frère de l'auteur de Manon et représentant la famille, — Mme Massenet ayant été malheureusement retenue à Paris par une légère indisposition, — de Mme Viviani, femme du Ministre de l’Instruction publique, de M. Jacquier, sous-secrétaire d'état aux Beaux-Arts, représentant le ministre, également souffrant, et de toute sa maison civile et militaire, et prend place sur la scène transformée en tribune d'honneur et déjà remplie par les hautes personnalités du littoral. A droite, le buste voilé ; à gauche, une petite estrade de velours rouge. L'orchestre, sous la direction de M. Jehin, joue l'Hymne monégasque et la Marseillaise, et la cérémonie très simplement noble et émouvante commence. C'est d'abord l'exécution par l'orchestre et les chœurs, ceux-ci conduits par M. Viallet, qui firent sonner la décorative Marche solennelle de Massenet. Puis le Prince s'avance et, ému, prononça une allocution de philosophique tristesse et de poésie élevée. M. Jacquier lit ensuite, d'une voix claire et précise, le discours que devait dire le ministre, discours d'une remarquable tenue littéraire qui, après avoir raconté les débuts si difficiles, rend l'hommage dû au maître illustre dont France s'honore grandement. Enfin, M. François Flameng, an nom de l'Institut de France, dit des paroles de simplicité émouvante et un touchant au revoir à son illustre camarade. Le Prince, alors, va au monument, le dévoile, et alors que chacun a le cœur serré en voyant réapparaitre la physionomie tant aimée, orchestre et chœurs font entendre une belle et enthousiaste marche héroïque, « Calliope », extraite d'une suite encore inédite, la Suite Parnassienne, que, comme pour la Suite théâtrale, Massenet composa sur un poème de Maurice Léna.

Et non loin de Berlioz, proche de ce théâtre où il vécut presque toutes ses dernières années d'angoisses et de joies artistiques, en ce beau pays qu'il affectionnait tant, Massenet est là pour l’éternité, et le passant, en frôlant son image, entendra immédiatement chanter en sa mémoire et Manon, et Charlotte, et Salomé, et Thaïs, et toutes les héroïnes et tous les héros d'amour !

 

(Paul-Emile Chevalier, le Ménestrel, 28 février 1914)

 

 

 

 

 

Cette œuvre peu connue du maître Massenet a — comme tous les « Amadis » — un ancêtre illustre : Amadis de Gaule, opéra en cinq actes, de Quinault et Lulli, joué pour la première fois en 1684 à Paris et à Versailles — un des grands succès de cour, que n'applaudit pas moins la ville, repris dans de parfaites conditions vers le milieu du XVIIIe siècle, et qui eut les honneurs d'une parodie de Riccoboni sur le Théâtre-Italien.

Qui peut se flatter aujourd’hui de connaître Amadis de Gaule (ou mieux de Galles), si longtemps célèbre... le « Beau Ténébreux », prototype de l'Amoureux constant — miroir de la Chevalerie Errante sous les différents noms de bataille tirés de ses armes : « Chevalier à la verte Espée » — « Chevalier au Lion », surnom que lui emprunta Don Quichotte, etc., etc.

Lorsque Cervantès a décrit l’ « auto da fé » auquel se livrent les voisins de l'ingénieux hidalgo dans la bibliothèque jugée par eux trop capiteuse pour l'imagination de ce dernier, le volume que le curé met tout d'abord entre les mains du barbier, est précisément l'Amadis de Gaule qui leur inspire ces propos : « A ce que j'ai ouï dire, voilà le premier ouvrage de chevalerie imprimé en Espagne ; tous les autres tiennent de celui-ci leur naissance et leur origine — c'est le meilleur de ceux qu'on ait composés de cette espèce... » Et ils l'exemptent du feu auquel ils condamnent sans rémission les « Prouesses d'Esplandian, fils naturel d'Amadis », l'Amadis de Grèce, et tant d'autres.

On ignore l'auteur primitif de cette épopée, et le pays dans lequel, pour la première fois, elle parut — d'abord en éditions partielles, entre le XIIIe et le XVe siècles... Flandre ? France ? Portugal ?... La dernière hypothèse semble la plus fondée. Sur treize livres dont elle se compose, les quatre premiers (ceux que possédait Don Quichotte) sont attribués au portugais Vasco de Lobeira. La première édition complète, en espagnol (1525) est une œuvre de compilation due à Montalvo, qui, encouragé par le succès, publia plus tard l'Esplandian. Longtemps, on lut en France une traduction d'Herberay, donnée en 1540 — jusqu'à l'imitation
libre du comte de Tressan, qui est universellement connue.

Nicolas Antonio, dans sa Chronique Espagnole, compte jusqu'à vingt livres de chevalerie écrits sur les aventures des descendants d'Amadis. Les « Amadis » sont à l'Espagne ce que le roi Arthur et ses paladins de la Table-Ronde sont à l'Angleterre, Charlemagne et ses douze pairs à la France.

Amadis de Gaule est fils de Périon, un roi de France fabuleux, dont les chansons d'amour ont eu raison du cœur de la belle Elisène, princesse de Bretagne. Et ceci se passait à ces époques légendaires dont les récits ont enchanté notre jeunesse — participant eux-mêmes de l'enfance des littératures.

Périon est mort. Elisène, veuve, est en fuite avec ses deux fils : Amadis et Galaor, que le roi leur aïeul fait rechercher pour les occire, car il redoute de voir un jour ces descendants de héros revendiquer leurs droits à la couronne de Bretagne... Elisène, épuisée de fatigue, cherche un abri dans la forêt de Brocéliande. L'arbre des fées est là, hanté par Urgèle, Morgane et Viviane. La princesse blottit ses enfants entre les racines, dans un nid de mousse ; elle s'étend sur les bruyères ; un buisson de genêts les cache aux yeux des poursuivants. Mais des chasseurs qui les ont aperçus observent en silence. L'un d'eux est quelque peu sorcier, le voici qui évoque l'avenir : Amadis, Galaor seront braves et forts — la vie en fera des rivaux... il voit de l'amour — et du sang ! Elisène, effrayée, voudrait reprendre ses petits. Mais ils sont désormais voués aux fées ; elle suspend alors à leur cou des pierres magiques trouvées dans le lit du ruisselet proche ; Merlin l'enchanteur a gravé sur chacune d'elles une étoile — ce mystérieux collier leur servira de talisman et de signe de reconnaissance... Tranquillisée, la princesse peut s'endormir du grand sommeil...

La légende a représenté Amadis comme le Chevalier du Lys qui accomplit tous les exploits pour mériter la main de la blonde Oriane, fille du roi de Danemark. Oriane — dont M. Jules Claretie fait Floriane — est courtisée par Galaor, « Chevalier de la Rose ». Séparé d'Amadis depuis son âge le plus tendre, il ne le connaît que comme rival. Les deux frères croisent le fer dans un tournoi dont Floriane suit, haletante, les péripéties, telle Berthe dans la Fille de Roland : sa main est en jeu, et son cœur est déjà pris par Amadis... Amadis est vaincu. Floriane, éplorée, lui obtient la vie sauve. Mais le bon paladin ne s'estime pas moins déshonoré. Brisant son glaive, il en ramasse la poignée qui étincelle au clair de lune : « De ce qui fut une arme, il me reste une croix ! Amadis, tu n'es plus sur les chemins du monde qu'un chevalier de la prière ? »

Mais sa prière même est un hymne d'amour — l'amour qui se retrouve dans toutes les élévations de l'âme. Les fées, ses marraines, ont beau lui conseiller l'oubli : « Dis-toi qu'ici, sur cette grève, tu échappes du moins à la destinée qui t'attend si tu essaies de revivre la vie d'autrefois... Il y a du sang dans l'avenir si tu ne restes pas au désert qui console — et les filles des fées sauront te faire oublier celle qui est si loin de toi qu'elle est comme morte pour toi... » Il n'est pas d'amoureux fervent qui s'inclinerait et Amadis s'écrie : « Vienne la mort, si en mourant je retrouve celle qui est ma vie, mon âme et mon rêve... Mon cœur ouvert, on y lira son nom !... » Et Floriane entend au loin l'appel du pèlerin d'amour, dont le vent porte les soupirs à travers l'es bois, les landes, la mer... Elle lui apparaît dans un mirage lumineux, et il s'élance, s'arrachant aux enchantements dont les fées l'ont environné.

Les noces de Floriane doivent être célébrées pendant la nuit de Noël. Le château du roi Raimbert est en fête — et la princesse pleure en songeant à l'absent. Galaor est un preux... mais elle n'aime pas le Chevalier à la Rose. Un cri retentit au dehors : « Gaule ! Gaule ! » et voici le Chevalier du Lys... « la Noël de son cœur allait à lui ! » Amadis défie Galaor. Celui-ci invoque son droit de vainqueur : il a jadis loyalement désarmé son adversaire... Prodige ! le lys que brandit Amadis se change en épée et Galaor accepte le combat, qui lui est fatal. Lorsqu'il tombe et que le sang coule, sous sa cuirasse détachée apparaît le collier magique, la pierre étoilée du ruisseau des fées : les deux frères se reconnaissent... Galaor, noblement, pardonne en unissant Amadis à sa Floriane — heureux peut-être, ne pouvant survivre à l'amour, d'avoir pour glas le carillon de la Noël.

 

(Roger Tournefeuille, les Grands succès lyriques, 1927)

 

 

 

 

"Quels furent les rois Garinter et Périon et d'un combat qu'eut iceluy Périon contre un lyon qui devoroit un cerf" (premier livre d'Amadis de Gaule, mis en françoys par le seigneur des Essars, Nicolas d'Herberay, 1548)

 

 

LIVRET

 

 

 

 

 

ACTE PREMIER (PROLOGUE)

 

UNE FORÊT EN BRETAGNE

 

 

Des arbres aux troncs énormes laissant, parmi les genêts, apercevoir des pierres aux formes druidiques. Et parmi ces arbres, un vieux chêne, dont il semble que la foudre a fendu le tronc en deux. Des roses bruyères au bas. Cet arbre est placé au fond, et on accède à lui comme en gravissant une hauteur, parmi les pierres. Un ruisseau coule au pied de l'arbre et se perd dans les genêts. La forêt est déserte. On entend des appels de cornes au son un peu sauvage. Cornes au loin : Au loin. Plus près. Des chasseurs entrent, vêtus de peaux de bêtes, et à leur tête, le plus âgé s'arrête et fait signe de faire halte.

 

LE CHASSEUR.

L'arbre des fées !... Le vieux et mystérieux chêne où viennent à minuit, lorsque la lune est claire, danser les compagnes d'Urgèle, de Viviane, de Morgane... En buvant l'hydromel, nous serons bien ici... Nous aurons l'invisible douceur du frisson de leurs ailes...

(Un des chasseurs jette à terre un cerf que les compagnons déposent derrière un tertre. Les hommes se groupent, mangent, boivent, quelques uns vont emplir leurs gourdes à l'eau claire du ruisseau.)

Compagnons, tout à l'heure avez-vous aperçu, derrière les menhirs, comme une forme blanche ? Je crois bien avoir reconnu, fuyant les serviteurs qu'on mit à sa poursuite... devinez qui ?... Vous ne pourriez le croire... la fille, oui, la fille de notre roi !

 

LES CHASSEURS.

La fille du roi ?

 

LE CHASSEUR.

La princesse Elisène, exquise et douce, et chère à nous tous, Bretons, et qui malgré son père, aima, vous le savez, le roi lointain du royaume de France, lorsque Périon vint visiter ce pays... Périon était beau, et les chansons de France savent parler d'amour à ces cœurs de vingt ans... Mais Périon est mort, et la pauvre Elisène a, du cher disparu, deux fils, deux fils jumeaux... Galaor, Amadis ! Ils sont petits encore... oui, mais le roi de Bretagne est jaloux des enfants, qui pourront, un jour, fils d'un héros, revendiquer leurs droits sur la terre bretonne et, Français, réclamer le trône de Bretagne... Le roi veut que ces fils ne puissent pas régner, ne puissent pas grandir... et tenez, ce sont eux, et c'est aussi leur mère, que cherchent ces soldats, au loin, regardez-les...

(On aperçoit à travers les pierres et les arbres, des gens armés qui fouillent la forêt et continuent leur marche pour bientôt disparaître. Les chasseurs s'étaient blottis dans un coin sombre et ont regardé sans être vus.)

Devant nous, si jamais ils touchaient aux pauvres petits êtres, compagnons, nous saurions défendre ces enfants... Mais plus puissant que nous est cet arbre des fées ; ses branches étendues forment comme un asile, une voûte sacrée, aux errants éperdus qui se réfugient là...

(Du côté que les gens du roi ont pris pour venir, gravissant une hauteur, on a aperçu pâle et lassée, tenant par la main ses deux fils tout jeunes - des enfants de quatre ans, dont l'un tient un lis et l'autre une rose - la princesse Elisène, ses long cheveux défaits et sa robe en lambeaux. Elle marche avec peine, regardant, à travers les arbres, si elle n'est pas suivie et, devant elle, si elle n'aperçoit pas un danger. Elisène a amené ses enfants sous les lourdes branches étendant leur ombre. Elle leur a fait, de la mousse cueillie, un lit pour les étendre, et, agenouillée, elle invoque les fées.)

Voyez Elisène ! à genoux elle prie...

(Du creux de l'arbre des fées, une créature immatérielle sort, toute vêtue de blanc, avec de longs cheveux d'or, un rayon lumineux à la main, telles ces visions que fixait Burne-Jones. Elle contemple avec un doux sourire, les enfants couchés, leurs fleurs entre les doigts, et étend sur eux sa main protectrice.)

Compagnons ! les fées ont entendu ! l'une d'elles apparaît souriante, adorable ! Mère, rassure-toi !... Tes fils ont un appui.

(Elisène agenouillée, supplie encore et remercie. La fée manifeste subitement une sorte de terreur prophétique, et montre les enfants en indiquant par des gestes une prédiction. )

Voyez la bonne fée !... on dirait qu'elle a peur !... de quoi ? de l'avenir !... L'avenir !... l'avenir !... O doubles destinées !... Enfants nés de l'amour et de la douleur, la douleur et l'amour les suivront dans la vie ; Ils aimeront tous deux et tous deux souffriront !...

(Elisène a répondu par des gestes d'effroi.)

Sois fière, ô Elisène, princesse, soyez fière, tous deux, ton Galaor et ton bel Amadis seront braves et forts, intrépides et doux, les chercheurs de péril, les chevaliers du rêve !

(Joie d'Elisène.)

Mais la vie, l'âpre vie, en fera des rivaux !... Je vois du sang dans un avenir sombre !... Je vois de la détresse et je vois de l'amour !

(Elisène, terrifiée, reprend ses enfants comme pour les protéger contre cette prédiction et les emmener. Elisène supplie la fée - Est-ce bien vrai ?)

Les fées savent nos destinées !... Elisène veut fuir,... son vœu la terrifie !... Elle voudrait reprendre aux chères protectrices ces petits devenus les deux filleuls des fées !... Non... sa force est à bout...

(Elisène est retombée épuisée. Elle n'a de force que pour coucher ses enfants, qui, comme des poupées, tiennent, l'un sa rose, l'autre son lys. Elisène se traîne jusqu'au ruisseau, et, sur un geste de la fée, y cueille les pierres magiques.)

La fée lui fait un signe, et tend à Elisène de ces pierres magiques où Merlin l'enchanteur a gravé des étoiles...

(Elisène est revenu vers les enfants, tenant les pierres magiques.)

Elle les suspend brisant son collier, au cou des deux frères, pour leur servir de talisman... pour les reconnaître ou les faire se reconnaître s'ils sont séparés, un jour, ou si elle vit !... Si elle vit ! Non ! Elisène succombe...

(Elisène, après avoir mis au cou des enfants les pierres magiques, embrasse longuement, tendrement, les petits, les bénit, fait une dernière prière, et expirante, s'étend auprès d'eux.)

O princesse Elisène, dors sous l'arbre des fées une dernière fois !

(Un rayon idéal et surnaturel vient éclairer comme d'un nimbe Elisène étendue et morte. La fée étend la main, et, formant un berceau les enfants sont endormis, Galaor dans une touffe de roses, Amadis dans une touffe de lis.)

(En invocation aux fées.) Veillez, chères marraines. Veillez, veillez toujours sur les enfants endormis... Donnez-leur des baisers, donnez-leur de beaux rêves. Veillez, veillez !... Et nous, prions, prions pour que le dernier appel d'Elisène, martyre de l'amour, ait conjuré le sort qui menace ses fils. Prions !... prions !... prions !...

(Les chasseurs sont agenouillés. A travers les arbres le soleil couchant a des reflets sanglants.)

 

 

 

 

 

 

 

ACTE DEUXIÈME

 

AU CHÂTEAU DU ROI RAIMBERT

 

 

La terrasse du château. On aperçoit de là une ville aux pignons fantastiques. Au loin, très loin à l'horizon, une ligne verte, la mer. On monte à cette terrasse par un escalier dont on entrevoit les marches (escalier tournant) qui viennent jusqu'à la balustrade de pierre. A droite et à gauche, de lourdes portes aux ferrures énormes s'ouvrant sur l'intérieur du château ; au-dessus de la porte de droite un balcon aux sculptures trapues.

Au lever du rideau, le roi Raimbert, armé et couronné, se tient au milieu des tenants du tournoi des Chevaliers de la Légende, armés aussi, avec leurs pennons et leurs écuyers et, à sa droite, parée et pâle, sa fille Floriane qu'entourent ses compagnes en toilette de fête. C'est le grand jour du tournoi. On entend monter, du bas de la terrasse, des clameurs joyeuses.

 

LA FOULE, au dehors, dans la cours du château.

Salut, au roi Raimbert ! Salut aux Chevaliers ! Salut ! Salut ! Salut !...

 

LE ROI RAIMBERT.

Seigneurs, c'est pour vous tous que la ville est en fête, Seigneurs, c'est pour vous que le vieux roi ceint épée et couronne, demandant à vos bras de lui venir en aide.

 

LES PREUX.

En aide ! En aide ! En aide !

 

LE ROI.

Les écumeurs de mer, les pirates du Nord, viennent braver le roi jusqu'au rivage, rançonnant les pêcheurs, emportant sur leurs barques les belles filles aux blonds cheveux, et leur audace est telle que quelque jour, jusqu'au Palais, ils viendront, insultant le vieillard qui vous parle, et, vers les îles mornes et les brouillards glacés, emmèneront le trésor que je garde, ma vie, mon seul amour, la joie de mes vieux ans, ma fille Floriane ! Floriane chérie ! Floriane !

 

FLORIANE.

O père que j'adore ! Père !

 

LE ROI.

C'est pourquoi, chevaliers, ne pouvant de ce bras débile protéger notre sol et sauver notre peuple, je vous appelle et celui qui, dans une heure, du tournoi sortira vainqueur, celui-là aura ma fille Floriane, mon trône et mon palais, toute cette contrée qui fut si glorieuse au temps de ma jeunesse, au temps où l'ennemi redoutait mon épée ! C'est à votre jeunesse que fait appel le vieux roi !

 

LES PREUX.

Commandez ! J'obéis ! Le péril est ma vie ! Mon épée est à vous ! Commandez !

 

GALAOR, au roi.

Roi Raimbert ! Galaor n'a jamais connu une défaite. Et la rose de fer qu'il porte à son cimier ne s'est jamais effeuillée sous les coups d'un vainqueur. (S'adressant aux chevaliers) Tous, nobles ! Tous, braves ! Tous, bons chevaliers du droit ! Partout faisant justice et protégeant les faibles ! Nul d'entre vous ne me ravira la victoire ! J'en jure par vos yeux, ô belle Floriane !

 

LE ROI.

Galaor, vous êtes mon hôte ! O chevalier errant, vous avez sous mon toit, rompu le pain, goûté le sel, dormi paisible... Je connais vos exploits, je sais votre courage ! Vous aurez au tournoi des rivaux qui sont dignes de se mesurer avec un preux tel que vous ! (Le roi désigne un à un les chevaliers.) Curneval de Thuringe ! Wenzel de Norvège ! Zorzi de Sicile ! Perdigon d'Irlande ! Arnaud d'Aquitaine ! et Golias d'Espagne !

 

LES PREUX.

Tous, nobles comme toi ! Tous braves ! Tous, bons chevaliers du droit ! Tous, protégeant les faibles !

 

FLORIANE.

O roi mon père, je ne vois pas parmi ces chevaliers celui dont, sur leurs violes, les chanteurs chantent les exploits... je ne vois pas le blond héros, celui de France. Amadis ! Amadis !

 

LE ROI.

De Galaor je connais le courage !

 

FLORIANE.

Mais Amadis est brave aussi !

 

LE ROI, à tous.

Messieurs, les tenants ont une heure avant de se combattre ! Il va au fond, jusqu'aux créneaux de la terrasse qui domine la ville. (A la vue du roi, acclamation au dehors.) (A haute voix à la foule extérieure.) De par la volonté de Raimbert, votre roi, le vainqueur aura sur le vaincu droit de vie et de mort, si, reine du tournoi, du haut de son balcon, la princesse, d'un geste, ne lui fait point merci !

 

FLORIANE.

D'un geste ?

 

LE ROI, désignant Floriane.

Le sort des combattants est donc dans cette main.

(Aux Preux, se dirigeant vers la chapelle.) Allons prier, Dieu vous garde !

Galaor et les chevaliers sortent, précédés par le roi. Floriane est restée seule avec ses compagnes.

 

FLORIANE, sortant de sa rêverie.

Orlande, apporte-moi le beau livre aux belles images, où l'on conte si bien les exploits de celui à qui rêvent tous bas tes compagnes et toi !

 

ORLANDE, à Floriane.

Et vous plus que nous toutes, ô princesse songeuse !

 

BEATRICE, de même.

Vous n'osez même pas le nommer...

 

FLORIANE, avec âme.

Amadis ! Amadis de Gaule ! Le paladin aux blonds cheveux.

Orlande sourit et sort, rentrant bientôt en apportant une façon de missel qu'elle remettra à Béatrice ; celle-ci s'agenouillera devant Floriane en lui présentant le livre dans lequel la princesse lira en feuilletant.

 

FLORIANE, lit avec divers sentiments... et va d'un passage à un autre.

Amadis, chevalier venu de Gaule, né de parents inconnus, filleul des fées, dit-on, et jeté tout enfant au péril de la mer...

 

LES COMPAGNES, toutes entre elles.

Comme jadis, Moïse sur le fleuve...

 

FLORIANE, continuant.

On le dit fils de roi, on le dit fils de reine ! On sait qu'il sait chanter l'amour...

 

LES COMPAGNES.

L'amour...

 

FLORIANE, reprenant.

Sa claire épée, pure comme le lis qu'il porte à son cimier, n'a jamais combattu que pour la bonté sur la terre. (Avec élan elle ajoute.) O beau damoisel de la mer !

 

LES COMPAGNES.

O beau damoisel de la mer !

 

FLORIANE, quittant le livre, comme inspirée.

Je le vois ! je le vois, le paladin, sur les routes sombres ! ... sur les routes ! Le beau chevalier qui défie le sort !

 

ORLANDE, achevant.

Le chevalier qui vainquit les géants !

 

BÉATRICE, terminant la phrase.

Le chevalier des chansons d'amour !

 

FLORIANE, achevant.

Ah ! pourquoi n'est-il pas venu, l'épée à la main, parmi ces preux, accourus à l'appel de mon père.

 

ORLANDE.

Il serait le vainqueur du tournoi !

 

GUILLEMETTE.

Galaor l'invincible...

 

SIMONE.

A moins que Galaor...

 

MARGUERITE.

Galaor le rival terrible !

 

HÉLÈNE.

Galaor, qui, dit-on, aime toutes les dames !

 

ORLANDE.

Amadis n'en aime qu'une, mais c'est la dame de beauté !

 

FLORIANE, en évocation.

Viens, ô beau chevalier ! Ah ! Viens !

 

LES COMPAGNES.

O chevalier du lis ! Ah ! Viens ! Beau chevalier aux cheveux d'or !

 

FLORIANE.

O beau damoisel de la mer ! Chevalier du Lis ! aux cheveux d'or !

(Des appels retentissent au dehors interrompant la causerie des femmes. Le roi Raimbert et Galaor paraissent précédés des preux armés, prêts au combat. Trompettes dans l'intérieur du château. Les écuyers dressent fièrement leurs bannières.)

 

LE ROI, en entrant.

Preux chevaliers, la lice est ouverte ! au plus brave !

 

GALAOR, regardant Floriane.

Au plus heureux !... Nul d'entre vous ne me ravira la victoire ! J'en jure par vos yeux, ô belle Floriane ! La lice est ouverte !

 

LE ROI.

La lice est ouverte !

 

LES PREUX.

La lice est ouverte ! Les bannières sont agitées.

 

LA VOIX D'AMADIS, au pied de la terrasse.

Gaule ! Gaule ! Gaule ! Gaule !

 

LE ROI.

Qu'est cela ?

 

FLORIANE.

Qu'est cela ?

 

LA VOIX PLUS RAPPROCHÉE.

Gaule ! Gaule ! Gaule !

 

GALAOR.

Qu'est cela ?

 

LES SIX COMPAGNES DE FLORIANE.

Qu'est cela ?

 

LES PREUX.

Qu'est cela ?

(Un chevalier, visière baissée, revêtu d'une de ces armures idéales des chevaliers que Burne-Jones a si admirablement comprises, s'avance ; sur son cimier, il porte un lis, comme Galaor une rose. Le chevalier jette son gant à terre.)

 

LE ROI.

Qui donc es-tu ?

 

AMADIS, qui vient de lever la visière de son casque, et laissant voir son visage encadré d'une chevelure d'un blond d'or.

Le chevalier de la mer !

 

FLORIANE, émue.

Amadis ! Le damoisel des rêves !

 

LES COMPAGNES, en admiration, entre-elles.

Amadis !

 

AMADIS.

Je suis celui qui vient pour chasser les pirates, les barques des Wikings et retrouver la mer, la mer et le ciel bleu, dans les yeux d'une femme ! Une femme idéale à qui jamais je n'ai parlé, jamais ! jamais ! Vision aperçue un matin sur la grève, retrouvée un beau soir dans un sentier des bois, et qui, en passant, a pris et emporté mon cœur !

 

LE ROI.

Et de qui parles-tu ?

 

AMADIS.

De celle que je veux conquérir et faire la femme d'Amadis, chevalier de la mer !

 

GALAOR.

La princesse !

 

LE ROI.

Floriane !

 

FLORIANE, à part, rayonnante.

Mon Dieu ! Il m'aime ! Il pense à moi, l'élu de mes beaux songes !

 

AMADIS, chaleureux.

Partout je trouve son image, et puisque, roi, tu promets à celui qui sortira vainqueur du tournoi de donner cette vierge, cet ange, je viens combattre et je veux vaincre et je viens en chantant à travers la lande ce chant d'amour que j'ai cueilli par les chemins : si je tenais un pied en paradis, si j'avais l'autre au château de Raimbert, je retirerais celui de paradis et je le poserais au seuil de Floriane !

 

GALAOR, ramassant le gant.

Et bien, nous combattrons, chevalier de la mer !

 

AMADIS.

Et j'aurai, Galaor - car je connais ton nom, chevalier de la rose, - en toi, preux chevalier, un adversaire digne de mon épée ! Gaule ! Au combat ! Paladin de la rose !

 

GALAOR.

Au combat ! Chevalier de la mer !

 

LE ROI.

Au combat !

 

LES PREUX.

Au combat !

(Amadis salue en passant la princesse Floriane qui le contemple longuement. Leurs regards sont comme enivrés. Floriane laisse tomber la fleur qu'elle tient à la main, Amadis, devançant Galaor, la ramasse, et le cortège s'éloigne. On entend, au bas de la terrasse, la foule saluer les combattants de ses vivats.)

 

FLORIANE.

Ah ! Je veux voir d'ici... suivre des yeux la lice... Regarder !

(Floriane et ses compagnes regardent du haut de la terrasse.)

 

ORLANDE, émue.

Le revoir !

 

TOUTES LES COMPAGNES, avec émotion.

Le revoir ! Ah les beaux cavaliers ! Voyez ! Voyez !

(Au dehors, clameurs de détresse.)

 

BÉATRICE, émue.

Princesse, regardez ! Curneval est en péril !...

 

FLORIANE, avec fermeté.

Qu'importe Curneval ? Irlande ou bien Thuringe ?

 

GUILLEMETTE.

Voyez donc ! Perdigon désarme son rival !

 

FLORIANE, de même.

Ce n'est pas Perdigon qui gagnera le prix !

(Au dehors, clameurs joyeuses.)

 

SIMONE.

Quels sont ces combattants ?

 

MARGUERITE.

C'est Wenzel de Norvège !

 

HÉLÈNE.

Et Zorzi de Sicile !

 

ORLANDE.

Hardi ! Comme ils combattent !

 

BÉATRICE.

Le vainqueur, cette fois, c'est Wenzel de Norvège !

 

FLORIANE, toujours de même.

Mais ce n'est pas Wenzel qui gagnera mon cœur !

(Au dehors, clameurs anxieuses.)

 

LES COMPAGNES.

Voici ! C'est Galaor ! Paladin de la rose !

 

FLORIANE, éplorée.

Ah ! Dieu garde Amadis, chevalier de la mer !...

 

ORLANDE, suivant anxieusement le combat.

Amadis va frapper Galaor.

 

FLORIANE, encore plus anxieuse.

Mais Galaor recule (Palpitante.) non, il attaque encore... (Avec un accent déchirant.) Amadis !...

 

ORLANDE, avec épouvante.

Amadis est tombé ! (A Floriane, suppliante.) Un geste Princesse, un signe et sauvez Amadis !

(Floriane fait le geste du merci.)

 

TOUTES, suppliantes.

Et sauvez Amadis !

 

ORLANDE, observant, très émue.

Galaor tend la main au chevalier tout pâle...

 

FLORIANE, désolée.

Et le vainqueur c'est lui, mais ce n'est pas celui qu'avait rêvé mon rêve !

(Cris et vivats au dehors. Le roi, Galaor et les chevaliers reparaissent.)

 

FLORIANE, éplorée.

Amadis ! Amadis !

 

LE ROI.

Salut à Galaor !

 

AMADIS, triste et calme.

Amadis est mort, puisqu'il n'est pas vainqueur!

(Galaor s'est avancé, tenant à la main l'épée d'Amadis.)

 

GALAOR, à Amadis.

Chevalier, le ciel a prononcé ; et si je suis celui qui sort de ce tournoi triomphant, rayonnant, si, de Floriane je vais être l'époux ; (A tous.) devant tous je tiens à proclamer votre vaillance... et votre blanche épée... comme un hommage, je vous la rends !

 

AMADIS, courageux et noble.

L'épée d'un chevalier doit demeurer sans tache... (Il prend l'épée et la brise.) Je ne veux pas d'un fer échappé à ma main.

 

FLORIANE.

Bon chevalier !

 

LE ROI.

Bon chevalier !

 

LES SIX COMPAGNES DE FLORIANE.

Bon chevalier !

 

LES PREUX.

Bon chevalier !

 

AMADIS.

Adieu, je vais de par le monde chercher un coin perdu où cacher mon affront !

 

FLORIANE, éplorée.

Ah ! Le ciel n'est pas juste !

 

LE ROI, à Galaor chaleureusement.

Viens, défenseur du roi Raimbert, viens ô mon fils, futur roi ! Viens vider la coupe sainte !

 

LES PREUX.

Salut à Galaor !

(Le Roi prend Floriane par la main, la présente à Galaor qui, le genou en terre, baise les doigts de la princesse presque défaillante.)

 

AMADIS, à lui-même pendant la cérémonie.

Si je tenais un pied en paradis, si j'avais l'autre au château de Raimbert, je retirerais celui de paradis et je le poserais au seuil de Floriane !

(Pendant qu'il laisse échapper sa plainte, le cortège, formé par le Roi, Galaor, la princesse, ses compagnes et les preux, disparaît. Amadis reste seul. Amadis a regardé un moment son épée. Il se baisse et baise la poignée.)

Hélas ! Hélas ! Hélas ! (En tenant la poignée de son épée avec toute son âme déchirée.) De ce qui fut une arme, il me reste la croix ! Amadis, tu n'es plus, sur les chemins du monde, qu'un chevalier de la prière.

(Et lentement il s'en va tenant bien haut la poignée qui brille à la clarté de la lune ; et comme, sans se retourner, Amadis a descendu les premiers degrés de l'escalier de pierre, sur le balcon est apparue Floriane qui le regarde partir... et qui sans l'appeler murmure son adieu.)

 

FLORIANE.

Adieu ! Et que les fées et le sort te protègent, ô doux chevalier de la mer !

 

 

 

 

 

 

 

ACTE TROISIÈME

 

UNE SORTE DE LANDE DÉSERTE OÙ POUSSENT DES AJONCS

 

 

Au fond, la mer, et formant falaise, un escarpement qui descend jusqu'au rivage et qui surplombe la grève. Paysage désolé mais d'une impression poétique. Amadis, seul, agenouillé, les mains jointes, prie. Il a revêtu sur son armure de chevalier la robe de l'ermite.

 

AMADIS.

O Madone du ciel, écoute les accents d'un malheureux qui souffre... O Madone du ciel, et ne lui laisse au cœur qu'un amour, qu'une foi... O Madone du ciel, étends sur lui ta main, O Madone du ciel ! (Il s'arrête.) Mais non, elle n'est que sur mes lèvres la prière sacrée. La pensée est ailleurs, la pensée est là-bas ! O douce Floriane ! Floriane, qui a vu ma honte, qui m'oublie, qui, sans doute, est la femme d'un autre ! Et pourquoi songes-tu encore à cette femme, chevalier qui n'a plus d'épée, ermite qui ne doit plus avoir d'amour ? J'ai déposé la moitié de mon glaive sur l'autel des saints de la mer, de cette mer immense d'où je voulais, au beau temps de mes rêves, chasser les écumeurs... pour conquérir Floriane ! Je n'ai plus aujourd'hui d'autre arme que la prière... Prions ! Prions ! O Madone du ciel, donne la paix... la paix à mon âme !... O Madone du ciel, je suis un malheureux qui souffre. O Madone du ciel !... Madone du ciel !... Madone du ciel !... O Madone, Madone, Madone, Madone !... Pourrais-je oublier Floriane !... Non, jamais ! Jamais ! Jamais !

(Il retombe épuisé et prie. Une fée apparaît, sortant de lamer comme dans une brume, et, avec des gestes d'incantation, parle, Amadis ne l'entendant pas d'abord.)

 

LA FÉE.

Jamais ! Jamais, dis-tu ! Il n'est point de mot sur les lèvres humaines plus vain et plus trompeur ! Le cœur oublie ! Le monde est fait d'oubli ! Oubli des amoureux qui vivent, oubli des morts qui ont aimé. Dis-toi qu'ici, sur la grève, tu échappes du moins à la destinée qui t'attend, si tu cherches à revivre la vie d'autrefois !... Il y a du sang dans l'avenir, si tu ne restes pas au désert qui console !...

 

AMADIS, qui peu à peu a compris, qui a entendu cette voix invisible.

Que l'avenir soit la mort, pourvu qu'en mourant je retrouve celle qui est ma sainte... et mon âme et mon rêve !

 

LA FÉE.

O soupirant de Floriane, ô filleul des fées, peut-être la beauté des filles des fées te fera-t-elle oublier celle qui est si loin de toi qu'elle est morte pour toi !...

 

AMADIS.

O Floriane ! Floriane ! Que l'on ouvre mon cœur, on y lira ton nom ! Ton doux nom, Floriane !...

(La fée a étendu sa baguette fleurie sur la lande et, à ses paroles, des fées apparaissent entourant, enveloppant Amadis.)

 

LA FÉE.

Accourez, ô mes sœurs, accourez sur la lande sacrée, la lande où vous venez danser au clair de lune.

(Et la nuit tombant sur la lande et la mer devenue phosphorescente, les ajoncs se changent en lis, les fées forment autour d'Amadis des rondes légères qu'éclaire une mystérieuse lueur lunaire, argentée. Les danses des filles des fées se font voluptueuses, et le chevalier, qui veut prier, les regarde, les fuit, veut leur échapper.)

 

LES FÉES.

Regarde ! Nous sommes belles !

 

AMADIS.

Démons ! Que me voulez-vous ?

 

LES FÉES.

Nous venons te consoler de l'amour !

 

AMADIS.

Rien ne me consolera !

 

LES FÉES.

Regarde ! Nous sommes belles ! Nous dansons ! Ah !

 

AMADIS, repoussant les filles des fées.

Démons aux figures d'anges ! Laissez-moi ! Démons ! Laissez-moi !

 

LES FÉES.

Regarde ! Nous sourions ! Nous sourions ! Ah ! Ah !

 

AMADIS, enthousiaste.

Le sourire divin, le seul sourire du monde... Le seul est sur tes lèvres, Floriane ! (Déchirant.) Tu n'entends pas ma plainte ? Tu n'entends pas ma voix ?

(A ce moment, comme si la vision répondait à l'appel d'Amadis, la falaise devient lumineuse, laissant apercevoir Floriane accoudée au balcon du château du roi.)

 

FLORIANE, en vision encore vague.

Si ! J'entends... une lointaine voix... une voix qui répond au cri de mon cœur ! O bien aimé à qui je pense, chevalier qui ne revient pas, pauvre errant des bois et des landes dis-toi que Floriane, hélas ! pense à toi, pense à toi, pèlerin d'amour !...

 

AMADIS, à la vision de Floriane, en extase.

Va vers toi ma pensée à travers le vent et l'espace, belle dame au doux sourire, Floriane ! Floriane ! Dis-toi que je te suis fidèle. Va vers toi ma pensée, je vais venir à toi !

 

FLORIANE.

Si tu ne reviens pas, je vais au fond d'un cloître ensevelir les jours qui ne devraient être qu'à toi !

 

AMADIS.

Au fond du cloître, quand on aime, on retrouve encore la tristesse et l'amour ! Floriane !

 

FLORIANE, éplorée.

Viens ! Amadis ! Le fiancé de mon cœur ! Je t'attends près de moi ! Viens ! Je te suis fidèle ! Viens près de moi !

 

AMADIS.

J'accours vers toi !... J'accours vers toi !... Je suis à toi !...

(La vision s'efface. Amadis veut aller vers la grève comme pour revoir Floriane et la ressaisir ; des fils - les fils de la Vierge - partant de touffes en touffes des ajoncs changés en lis, lui font comme un réseau qui luit, argenté par le clair de lune.)

 

LA FÉE, en apparition.

Tu ne partiras pas ! On ne sort plus de la lande fleurie ! Les fils de la Vierge, c'est nous qui les tissons, les lis blancs ce sont nos cierges... nos cantiques... nos chansons...

 

AMADIS, éploré, essayant de rompre les fils.

Laissez-moi !... Laissez-moi ! Floriane m'attend ! (En de vains efforts pour se livrer un passage.)

 

LA VOIX DE FLORIANE, au très loin.

Amadis !...

 

LA FÉE.

Ce sont des fers, les fils d'argent que nous tissons !

(On entend, d'un autre côté, au loin, le cri de guerre des compagnons d'Amadis.)

 

VOIX DES COMPAGNONS D'AMADIS.

Gaule ! Gaule ! Gaule !

 

AMADIS, avec joie et ardeur.

Mes compagnons ! Le cri de guerre et le soupir d'amour m'appellent... (Suppliant.) Bonnes fées et filles des fées, rendez-moi la liberté !

 

VOIX DES FILLES DES FÉES, au loin.

On ne sort plus de la lande fleurie !

 

AMADIS, implorant.

La liberté ! La liberté !

 

LA FÉE.

Si tu suis ton chemin... C'est le chemin des pleurs !

 

AMADIS, angoissé.

La liberté ! (Avec ardeur et fierté.) Demain, je combattrai Galaor qui me brave avec du fer. (Il a saisi dans une touffe de fleurs, un lis.) Mais vous, ô fées, c'est avec cette arme que vous vaincra le chevalier du lis !... (En évocation en élevant le lis.) O fils d'argent, fils de la Vierge, à ma prière écartez-vous !

(Amadis fait le signe de la croix en agitant le lis ; les mailles qui retenaient prisonnier le chevalier se rompent aussitôt - les filles des fées ont reculé avec terreur - au loin, clameur de détresse des fées.)

(Triomphant s'élance vers la liberté en agitant le lis.)

Floriane ! Floriane ! Floriane !

 

VOIX DES FÉES, au loin.

Ah !... Ah !... Ah !...

 

 

 

 

 

 

 

ACTE QUATRIÈME

 

UNE IMMENSE SALLE DANS LE CHÂTEAU DU ROI RAIMBERT

 

 

A droite, une haute et vaste cheminée où brûlent des troncs d'arbres entiers, ce qui permet de laisser ouverte la très large baie qui s'ouvre, au fond, sur la ville. Les pignons, les tourelles, les toits apparaissent, pittoresques, couverts de neige, mais sous un ciel d'un bleu pur, comme printanier. La perspective de la ville est importante et le bruit de la rue, les chansons des passants arrivent, très distincts, jusqu'à Floriane, seule et pensive. Cloches au loin.

 

VOIX DE FOULE, dans la rue.

Noël ! Noël ! Noël ! Noël ! La terre est blanche, et le ciel bleu. Noël ! Noël ! Noël ! Noël ! Comme au printemps le ciel est bleu. (En s'éloignant.) Noël !...

 

FLORIANE, près de la grande cheminée ; elle pense, tout en écoutant les Noëls.

Ils chantent leurs Noëls, les beaux Noëls de joie, et sur mon bonheur mort je dis, parmi les larmes, le douloureux De profundis ! Ils chantent leurs Noëls...

 

DES MÉNESTRELS, passent dans la rue ; ils chantent leurs Noëls, en s'accompagnant de leurs rebecs et de leurs violes.

(Rebecs et violes au-dehors)

Sur le rebec et sur la viole il faut célébrer le Seigneur. Le nouveau né qui nous apporte l'espoir et l'éternel bonheur. Noël ! (Plus loin.) Il faut célébrer le Seigneur... L'espoir et l'éternel bonheur. Le nouveau né qui nous apporte l'espoir et l'éternel bonheur !

 

FLORIANE, pleurant en répétant les paroles entendues.

L'espoir et l'éternel bonheur ! N'est-il plus de Noël pour mon cœur en détresse ? Ne renaîtra t-il pas à quelque joie nouvelle ! Hélas, j'ai beau prier, nul n'entend plus ma voix ! Nul n'entend plus ma voix !

 

ENFANTS, accourant de loin, dans la rue.

Noël !... (Fifres et crécelles dans la rue.)

(En criant.) Merci Noël ! Tu nous apportes de beaux joujoux ! Heureux Noël ! Noël ! (Plus loin.) Merci Noël ! Tu nous apportes de beaux joujoux. Heureux Noël ! Noël !

 

FLORIANE, douloureusement.

Ah ! Tous ces cris joyeux s'enfoncent dans mon cœur comme des lames de poignards !... Aujourd'hui c'est le jour des noces ! Aujourd'hui je serai la femme du chevalier qui m'aime et que je n'aime pas !... (Retournant à sa rêverie.) Il n'est plus de Noël pour mon cœur en détresse ? Ne renaîtra t-il pas à quelque joie nouvelle ! Hélas, j'ai beau prier, nul n'entend plus ma voix ! Nul n'entend plus ma voix ! Hélas ! Hélas !

 

VOIX DE FOULE, au très loin.

Noël ! Noël ! Noël ! Noël !

(Les compagnes de Floriane entrent, portant les voiles, la couronne, les parures.)

 

ORLANDE, à Floriane.

Allons, souriez nous, dolente damoiselle !

 

BÉATRICE, à Floriane.

Votre main est glacée ! Voulez-vous qu'on ferme le vitrail ?

 

FLORIANE, douce.

Non, l'air me fait du bien, je n'ai pas froid !

 

GUILLEMETTE.

Et ce jour de Noël est doux comme un matin de mai !

(Toutes se sont rapprochées de la grande cheminée et entourent Floriane ; elles étalent devant elles les joyaux, tandis que la princesse reste comme immobile.)

 

SIMONE.

Ah ! Le beau collier d'or !

 

MARGUERITE, à Floriane.

Il vous va bien, voyez...

(Elle présente un miroir à Floriane qui le repousse du geste.)

 

FLORIANE, insensible.

A quoi bon ?

 

HÉLÈNE.

Et ce bracelet !

 

SIMONE, regardant avec admiration le bracelet qu'elle tend à Floriane.

Incrusté de rubis !

 

FLORIANE, frappée.

On dirait des gouttes de sang !

 

ORLANDE, gentiment.

Chassez les noires pensées, princesse Floriane !

 

BÉATRICE.

Le noble Galaor est un beau chevalier !

 

GUILLEMETTE.

Galaor est un preux !

 

FLORIANE, dolente.

Mais je n'aime pas Galaor...

 

ORLANDE, sensible, à ses compagnes.

Sait-on jamais d'où vient l'amour ?

 

LES COMPAGNES, entre-elles.

Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

(Le Roi, Galaor et les Preux vont paraître en cortège.)

 

ORLANDE.

Princesse ! C'est le roi ! Et votre fiancé !

(Cloches au loin.)

 

LES SIX PREUX, en paraissant, avec onction et éclat.

Noël ! Noël ! Gloire au Seigneur, le Sauveur est né ! Noël ! Noël !

(Tous s'avancent et passent lentement devant Floriane qu'entourent ses compagnes ; Galaor se détache et va vers Floriane devant laquelle il s'agenouille.)

 

GALAOR, à Floriane.

A la princesse Floriane, sur mon salut éternel et sur ma foi de chevalier, je jure amour et fidélité jusqu'au dernier soupir de mes lèvres. Je fais serment de donner ma vie pour chasser les écumeurs de mer ; (A haute voix.) et si quelqu'autre porteur d'épée se croit plus digne que moi d'être l'époux de celle dont le noble roi Raimbert m'accorde la main, j'y consens. (En s'inclinant encore plus et avec dévotion.) A la princesse Floriane je jure amour et fidélité !

 

FLORIANE, à elle-même, avec tendresse.

Souvenir à toi, cher absent !

 

LE ROI, gravement.

Selon l'antique loi, je demande si quelque chevalier se croit plus digne que le preux des preux d'épouser la belle des belles.

 

GALAOR, heureux.

Nul n'a répondu ! (Avec fierté.) Nul ne pouvait répondre ! Galaor à l'ardente épée n'a pas de rival sous le ciel !...

 

LA VOIX D'AMADIS AU DEHORS.

Gaule ! Gaule ! Gaule !

 

FLORIANE.

Attendez ! Écoutez ! C'est l'appel d'Amadis...

(Une rumeur extérieure grandit et précède l'entrée d'Amadis.)

C'est l'appel d'Amadis, d'Amadis qui revient !

 

GALAOR.

D'Amadis le vaincu !

 

LE ROI.

C'est l'appel d'Amadis...

 

LES PREUX.

Amadis !

 

GALAOR, se révoltant.

Non ! Amadis est loin ! Il est enseveli sous la robe du moine !

(Amadis apparaît en son armure brillante, un lis à la main.)

 

AMADIS, fièrement, en entrant.

Amadis est toujours le chevalier qui répond à qui l'appelle. (Tendrement.) Une voix m'a dit : - « Viens », la vôtre, Floriane ! Me voici !

 

LE ROI.

Téméraire ! Es-tu pris de folie ?

 

FLORIANE, vivement.

Il a dit vrai, mon père ! Le Noël de mon cœur allait à lui, et j'ai prié pour lui, pour renaître à la vie !

 

GALAOR, avec autorité.

Roi Raimbert, je requiers que vous soyez fidèle à la foi jurée !

 

FLORIANE, au roi chaleureusement.

Et moi aussi, j'ai juré de n'être qu'au chevalier que j'aime ou sinon à notre Seigneur Dieu !... (Regardant Amadis et rappelant ses paroles.) Si je tenais un pied en paradis... Je le retirerais pour suivre au bout du monde... Je le retirerais pour suivre au bout du monde... mon chevalier, le chevalier du lis !

 

AMADIS.

Floriane ! Floriane ! à toi ! à toi !

 

LE ROI, ferme et se dérobant à la prière de sa fille.

La volonté du père est souveraine.

 

AMADIS, décidé.

J'en appellerai donc au bon vouloir de Dieu ! (S'emportant.) En champ clos !

 

GALAOR, répétant avec calme.

En champ clos ! (A Amadis, fixement.) Mais le sort a parlé... et j'ai tenu ta vie entre mes mains...

 

AMADIS, montrant Floriane.

Non, en la sienne ! Car j'ai vu dans tes yeux que tu voulais frapper lorsque son beau geste a dit grâce !

 

GALAOR.

Je te tenais à ma merci et comme des épées, nos regards échangés se croisaient ! Mais pourquoi, même si Floriane ne m'eût pas défendu de frapper aurais-je hésité à te prendre la vie ? Regarde-moi ! Je te hais et pourtant il y a dans tes yeux je ne sais quelle clarté qui me trouble comme un souvenir de rêve.

 

AMADIS, violent.

Il n'y a d'autre souvenir entre nous que ma honte ; combattant qui m'a pris l'honneur, rival qui veut me prendre Floriane, je te brave et te défie ! Mais au combat de mort !

 

GALAOR, comme frappé, fixement.

Regarde-moi encore ô chevalier du lis ! Regarde-moi !

(Les deux chevaliers se mesurent en effet du regard, tandis que le souvenir de la berceuse des enfants endormis passe, lointain.)

 

AMADIS.

Au fond de tes prunelles, O chevalier des roses, je ne vois que l'affront que je voudrais venger !

 

LES PREUX.

Se venger ! Sa main n'a même plus d'épée ! L'épée que naguère Galaor lui rendit !

 

AMADIS, avec élan, avec foi.

O bonne fée, O ma marraine, change en fer ce beau lis ! Viens en aide à celui qui rompit devant toi les fils de la Vierge !

(La tige qu'Amadis tient à la main étincelle et se change en épée.)

 

FLORIANE, LE ROI, LES COMPAGNES DE FLORIANE, LES PREUX, tous, avec une terreur religieuse.

Amadis est filleul des fées !

 

GALAOR, fièrement.

Mais Galaor aussi se souvient d'une fée qui lui dit d'être brave et de ne craindre rien ! (Il a tiré son épée et l'élève au-dessus de sa tête.) Au combat, Amadis !

 

AMADIS, à haute voix.

Dieu soit juge ! Sans merci cette fois ! (L'épée à la main.) Laissez-nous ! Laissez-nous !

(Les assistants ont instinctivement fait cercle autour d'Amadis et de Galaor qui se mesurent.)

 

LE ROI, s'interposant.

Messires...

(Les femmes entourent Floriane qui suit avec effroi les phases du combat.)

 

FLORIANE, pendant la lutte.

Amadis, défends notre amour !

 

LE ROI, de même.

Défends ton droit Galaor !

(L'épée d'Amadis tournoie, Galaor tombe. Cris divers de tous.)

(Avec effroi.) Galaor !

 

GALAOR, à Amadis qui se penche vers lui.

Eh ! Bien qu'attends-tu donc ?

 

AMADIS, troublé.

Galaor, regarde-moi ! (Anxieux.) Tes yeux ont une flamme étrange... oui, tu disais vrai. Oui... oui... je les ai vus ces yeux,... autrefois... autrefois...

 

GALAOR, déjà d'une voix affaiblie.

Autrefois... autrefois... (Douloureux.) On m'avait prédit une destinée faite de douleur et d'amour... J'ai aimé, je souffre... et je meurs...

 

LE ROI, s'approchant de Galaor avec anxiété et douleur.

Va-t-il donc expirer ?

(Les femmes vont à Galaor et détachent son gorgerin et sa cuirasse. Le col apparaît et Amadis, se penchant sur Galaor, pousse un cri.)

 

AMADIS, avec un cri.

Ah ! Qu'ai-je vu ? Là, sur la poitrine sanglante... La pierre marquée d'une étoile, (Avec effroi.) la pierre magique et blanche que je porte à mon cou ! (Avec un élan de tendresse désespérée.) Galaor ! Galaor !

 

FLORIANE, LES COMPAGNES, LES PREUX.

La pierre du ruisseau des fées... La pierre où l'enchanteur Merlin grava les étoiles du ciel !

 

LE ROI, interdit.

Qu'est cela ?

 

GALAOR, faiblissant, et comme extasié.

On m'avait dit souvent : « Un autre porte au col une étoile semblable... » le même sang coule en nos veines ! Celui-là devait-il être mon meurtrier ?

 

FLORIANE, épouvantée.

Son frère !

 

AMADIS, accablé.

Ah ! Je me fais horreur ! O mon frère !

 

LES COMPAGNES, LES PREUX, tous terrifiés.

C'est la destinée ! Tous deux étaient filleuls des fées ! Les chers enfants de la reine Élisène !

 

AMADIS, agenouillé près de Galaor étendu.

Frère ! Regarde-moi !

 

GALAOR, mourant, au roi.

Roi Raimbert, écoutez ma mourante prière. La fiancée de mon cœur, je la cède à celui qui peut délivrer la patrie ! (Avec un effort suppliant.) Consentez ! Il est sacré, le vœu d'un mourant...

 

LE ROI, ému et grave.

Ce que veut un mourant... Dieu le veut !

 

GALAOR, appelant Floriane et lui mettant la main dans la main d'Amadis.

Floriane ! Je vous aimais ! Vivre pour vous était mon rêve ! (Rassemblant toutes ses forces, à Amadis.) Je te la disputais... frère, je te la donne ! (Presque souriant.) Le bonheur, vous l'aurez, après moi ! Après moi !

 

AMADIS, en larmes attendries.

O mon frère ! (En douloureuse reconnaissance.) O mon frère !

(La voix s'éteint subitement, mais Galaor expirant sourit encore à Floriane et à Amadis qu'il unit... et meurt.)

 

FLORIANE, AMADIS, agenouillés, tous deux pieusement.

Que Dieu reçoive entre ses bras le fier chevalier de la Rose !

 

LE ROI, LES SIX COMPAGNES DE FLORIANE, LES PREUX, tous pieusement.

Que Dieu reçoive entre ses bras le fier chevalier de la Rose !

(On enlève lentement et respectueusement le corps de Galaor et cette pieuse cérémonie est accomplie sous le regard des évêques pendant le religieux silence des assistants.)

 

LE ROI, après la cérémonie.

Le mort a pardonné ! Le prêtre va bénir.

 

AMADIS, avec un grand sentiment.

Qu'il bénisse aussi mon épée en effaçant le meurtre !

 

FLORIANE, à Amadis, à voix basse, heureuse et tendre.

Réunis ! Réunis pour toujours !

 

AMADIS, à Floriane, à voix basse, en tendre émotion.

Pour toujours !

 

AMADIS, fièrement au roi.

Gaule ! Gaule ! Amadis de Gaule vivra pour Floriane et combattra pour vous !

(Cérémonie de la bénédiction nuptiale.)

 

LES PREUX.

Gloire ! Gloire ! au chevalier du lis !

 

LES COMPAGNES DE FLORIANE.

Gloire au chevalier de la mer !

 

VOIX DE FOULE, au dehors.

Noël ! Noël ! Gloire au Sauveur ! Noël ! Noël !

Noël ! Noël ! Gloire au Sauveur ! Noël ! Noël !

Noël ! Noël ! Gloire au Sauveur ! Noël ! Noël !

 

 

 

 

 

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