Carmen à l'Opéra de Paris

production du 10 novembre 1959

 

 

décor de Lila de Nobili pour l'Acte I de Carmen (photo Ch.-J. Aubin)

 

 

 

 

(revue l'Opéra de Paris n° 18, 4e trimestre 1959)    

 

Une Soirée de gala à l'Opéra

 

mardi 10 novembre 1959

 

 

 

 

 

 

la Loge présidentielle

 

 

 

Jane Rhodes et Roberto Benzi reçoivent les félicitations du Général de Gaulle

 

 

 

à g. : le Président de la République visite au cours d'un entracte le musée de l'Opéra ; au centre : Ludmilla Tchérina ; à dr. : Ingrid Bergman

 

 

 

La Préparation d'un grand spectacle

 

photographies prises au cours des répétitions

 

 

 

 

 

 

 

 

 

le metteur en scène Raymond Rouleau et le chef d'orchestre Roberto Benzi au cours d'une répétition de Carmen

 

 

 

Indications musicales données par Roberto Benzi (à g. : Albert Lance)

 

 

 

les Musiciens de l'orchestre

 

 

 

 

 

Lila de Nobili

ses décors et ses costumes pour Carmen

 

Mlle Lila de Nobili : le public du gala de Carmen n'a connu que son nom. Elle s'est refusée la seule façon de signer son œuvre qui soit offerte à l'auteur des décors et des costumes d'un spectacle, l'occasion unique de venir saluer la salle avant le baisser final du rideau. Cette fuite, c'est tout le personnage. Une jeune femme secrète, sans confidences, modeste à l'excès.

Dès le début de son travail, elle a surpris ses auxiliaires. Comme ces dessins que Victor Hugo exécutait avec des bouts d'allumettes trempés dans des fonds de tasses de café, surprenants d'apparitions, de clartés imprévues surgies de nappes d'ombre, ainsi se présentaient les quatre projets de décors de la nouvelle Carmen.

Cette singulière jeune femme en a imposé la réalisation sans presque pousser davantage ses suggestions. Carmen, elle-même, voyante, lisant dans le marc de café de ses lavis, après avoir converti par envoûtement les décorateurs, elle a dévoilé à un public quasiment hypnotisé, des architectures à peine parcourues de frissons lumineux ; une nuit de sabbat où s'agitait tout un monde flamenco à la lueur de quinquets en girandoles et d'un soleil de lumignons ; une gorge plus chaotique que les décors inventés par Wagner lui-même pour sa Tétralogie ; enfin les abords d'une plazza de toros avec son esplanade en tremplin pour le plus éblouissant défilé d'alguazils, de toreros, de picadors..., et le rebondissement final du drame, cette estocade d'assassin que, parallèlement à celle de son rival Escamillo dans le secret de l'arène, Don José donne à Carmen résignée.

Dans ces quatre décors, Lila de Nobili a fait circuler aux rythmes suggérés par le metteur en scène, la plus surprenante floraison de costumes, les habillements de toutes les classes d'une société. Les ouvriers, les flâneurs, les mendiants, les dandys, les gamins, les laquais, les porteurs d'outres, les âniers, les cavaliers, un équipage, les gratteurs de guitare, les filles, les soldats... Chaque étoffe, chaque costume, les accessoires, avaient été cherchés et trouvés aux sources les plus inattendues, souvent aux plus invraisemblables décrochez-moi-ça.

On ne peut imaginer le travail, le scrupule de la décoratrice, cherchant, conseillant, stimulant les couturières, les accessoiristes.

Enfin, tout étant rassemblé, endossé, épinglé ou cousu, elle remit encore en question les détails de peinture, faisant elle-même les raccords suivant les éclairages, estompant, empoussiérant par l'introduction de gazes, ne trouvant jamais qu'elle avait donné la note juste, ce ton qu'elle sentait en accord avec le drame, avec l'œuvre qu'elle devait illustrer, le mot étant entendu dans les deux sens.

Résurrection à la Manet, Doré et Constantin Guys. Le Manet de Lola de Valence, « ce bijou rose et noir », du guitarrero, du buveur d'absinthe avec sa cape et son chapeau haut de forme, peintures dans des gammes fauve, tabac et gris de cendre. Et tous les ouvriers, les flâneurs à casquette à pont, frères des clients d'estaminet des dessins de Constantin Guys.

Quel enthousiasme a déchaîné le lever du rideau sur l'acte deux, chez Lillas Pastia. Le metteur en scène et la décoratrice pouvaient être fiers de leur travail !

Le petit théâtre au fond de la scène où, dans la lumière des lampes à gaz des beuglants du Second Empire, s'agitaient les danseurs d'un Ballet Gitan, la robe noire, l'éventail et le visage mat de Carmen prenaient dans des éclairages merveilleusement réglés un accent particulièrement émouvant.

Œuvre de peintre, plus que de décorateur. Réalisme, mais à la manière des grands maîtres, dans les dominantes profondes des toiles des musées.

Et c'est une esthétique toute différente de celles qui depuis les Ballets Russes et les expériences synthétiques ont nourri la présentation des spectacles contemporains.

J'imagine, dans les cintres de son empyrée, le regard de Christian Bérard sur le travail de sa disciple, et le sourire bienveillant, la barbe fauve soulevée par la respiration de sa large poitrine, cette respiration satisfaite, heureuse, épanouie d'un maître d'œuvre devant la réussite d'un nouveau maître d'œuvre.

(François Salvat)

 

 

 

fac-similé d'une gouache de Lila de Nobili pour les costumes de Carmen

 

 

 

 

Acte I. "Sur la place, chacun passe"

 

 

 

Acte I. Arrivée de Micaëla. Andréa Guiot (Micaëla) et Pierre Germain (Moralès, au premier plan)

 

 

 

Acte I.

 

 

 

Acte I. "l'Amour est un oiseau rebelle". Jane Rhodes (Carmen) et José Fagianelli (Zuniga)

 

 

 

Acte II. "les Tringles des sistres tintaient"

 

 

 

Acte II.

 

 

 

Acte II. "Votre toast, je peux vous le rendre". Robert Massard (Escamillo)

 

 

 

de g. à dr. : Jane Rhodes (Carmen), Elie Saint-Côme (le Remendado) et Jean-Christophe Benoît (le Dancaïre)

 

 

 

Acte III. Andréa Guiot (Micaëla)

 

 

 

Acte III. Andréa Guiot (Micaëla)

 

 

 

Acte III. "En vain pour éviter les réponses amères". Jane Rhodes (Carmen, au centre)

 

 

 

Acte IV. le Défilé des picadors

 

 

 

Acte IV. la foule acclame Escamillo et ses toréadors. Robert Massard (Escamillo)

 

 

 

Acte IV. Jane Rhodes (Carmen) et Albert Lance (Don José)

 

 

 

 

Elise Kahn (Carmen)

 

Jean-Christophe Benoît (le Dancaïre) et Elie Saint-Côme (le Remendado)

 

 

 

Gabriel Bacquier (Escamillo)

 

Georgette Spanellys (Frasquita)

 

 

 

Jane Rhodes exprime les sentiments divers et contrastés du personnage de Carmen

 

 

 

 

Aquarelle originale de Prosper Mérimée. Voici comment il voyait ses héros.

 

De Bizet à Mérimée

 

Le sort, il a souvent de ces caprices, a voulu que je connusse la Carmen de Bizet bien longtemps avant celle de Mérimée qui pourtant la précède. Mais la chronologie individuelle et sentimentale, la seule qui compte, n'a que de fort lâches rapports avec l'universelle, l'officielle ; elles ne coïncident que par hasard. Et, bien plus, je n'ai pas approché la Carmen de Bizet directement, de plein fouet et dans son ensemble ; bien au contraire, je n'ai attrapé tout d'abord qu'un pan de sa jupe bariolée de gitane, qu'un accroche-cœur de sa chevelure de jais luisant. Le reste est venu peu à peu, lambeau à lambeau. Mérimée, l'origine, a couronné le tout. Nos chemins ne suivent que rarement le fil et le sens du temps et de la logique.

Je me souviens ; j'avais huit ou neuf ans ; j'arrivais, d'une petite ville presque campagnarde, à Nîmes, dont l'animation, les boulevards, les jardins et les ruines grandioses m'étonnaient et m'imposaient. Le dimanche, avant la corrida, les gamins suivaient en troupe nombreuse les calèches qui promenaient les toreros espagnols vêtus de lumière. A une de ces corridas, j'ai entendu pour la première fois, pendant la cérémonie du paseo, la marche de Carmen, jouée par la fanfare municipale avec un brio, un éclat que, depuis, je n'ai jamais retrouvés. Toujours ébloui, je l'entends encore. Le soleil tapait sur l'arène jaune, ovale et bordée de rouge. Mille éventails versicolores battaient de l'aile sur fond de foule noire, étagée en amphithéâtre. La musique crépitait, étincelait ; brasillaient les clarinettes. Puis se développa le thème fameux, plus large, la rengaine illustre : Toréador, prends ga-a-a-arde... Au dernier accord des cuivres, le Président lança la clé du toril à l'alguazil qui la reçut dans son chapeau sans la manquer, heureux présage, et tourna bride. Cette clé m'ouvrait le paradis de la musique et devait me conduire très loin, par de sombres, aveuglants et merveilleux couloirs.

Voyez comme le Destin emprunte des voies singulières, comme il s'y prend tortueusement pour nous guider où il veut. Il m'attache à Carmen tout d'abord musicalement et, notez-le bien, en choisissant un passage adventice, surajouté presque malgré lui à sa partition par Bizet, afin de fournir un morceau de bravoure à un chanteur. Mais un rythme m'avait saisi ; un nom de femme, inconnu, exotique, d'un puissant enchantement, Carmen, possédait mon imagination, demandait à prendre corps, un corps réel, pas trop cependant, où subsistât encore quelque chose de la révélation magique, qui me comblât à la fois de certitude et d'incertitude. J'étais, en somme, une espèce de Don José ; Carmen m'avait jeté une fleur sonore, qui me liait à elle...

Ce n'est que deux ou trois ans plus tard que j'ai assisté, toujours à Nîmes, dans ce vieux et vénérable théâtre qui a pour vis-à-vis la Maison Carrée, à une représentation de Carmen. J'avais tout pressenti. Cela devait finir dans la mort, épilogue nécessaire, écrit dans les cartes que tire la bohémienne ; le soleil terrible, le ciel implacablement bleu, le tragique aux ombres dures, le sang répandu de notre première rencontre n'admettaient pas d'autre solution. Et, juste à cette époque, je découvrais dans un numéro de l'Illustration l'image de la Walkyrie qui s'endort, entourée des flammes suscitées par un Wotan de haute stature, barbu et borgne. Incantation du Feu. Ainsi déjà se levait à mon horizon, de la façon la plus vague et la plus prenante, dans les brouillards rougeoyants, l'énorme ferblanterie tétralogique, encore muette. Mûr bientôt pour le dialogue Wagner-Nietzsche, pour la confrontation Forêt germanique-Méditerranée, les jalons de mes parcours d'adolescence et de jeunesse, de mes délices et de mes luttes, de mon unité et de mes disjonctions, de mes adhésions et de mes partages se plantaient d'eux-mêmes dans mon âme et dans ma chair.

Il devait s'écouler encore bien des saisons avant que j'eusse l'occasion de remonter aux sources. J'avais quinze ans, j'habitais dans un pays montagneux, humide et vert, plus nordique ; j'avais oublié les passions tauromachiques de mon enfance, à l'ombre de la Tour Magne. La nouvelle de Mérimée me tomba dans les mains. Et, chose bizarre, par une subversion absurde mais explicable de l'esprit, elle me parut non pas le point de départ de la Carmen de Bizet, mais son aboutissement dénudé, intellectuel ; un écrivain d'une lucidité enivrante et un peu sèche avait dépouillé ma légende, mes héros de leur superflu, de l'accessoire, les avait condensés, réduits à leur essence ; ils avaient désormais deux visages à mes yeux, superficiellement identiques et profondément différents, ou le contraire, cela importe peu. Ils allaient désormais me hanter doublement, changeant de masque à mon souhait, selon les dispositions et la couleur de mes heures.

 

(Alexandre Arnoux de l’Académie Goncourt)

 

 

 

 

Au matin de la première de Carmen, Aman-Maistre Julien, Emmanuel Bondeville, André Chabaud, entourés des interprètes devant la maison de Bougival où mourut Georges Bizet

 

 

(revue l'Opéra de Paris n° 18, 4e trimestre 1959)    

 

 

 

 

 

 

dessin de Lila de Nobili pour un décor de Carmen

 

 

 

dessin de Lila de Nobili pour l'Acte I de Carmen

 

 

 

dessin de Lila de Nobili pour l'Acte IV de Carmen

 

 

=> suite

 

Encylopédie