Théophile ROUSSEAU-LAGRAVE
Théophile Rousseau-Lagrave, dessin d'Achille Sirouy, 1855
Théophile Étienne ROUSSEAU dit Théophile ROUSSEAU-LAGRAVE
ténor français
(Château-Gontier, Mayenne, 15 septembre 1815* – naufrage en mer, 03 septembre 1860)
Fils d’Étienne ROUSSEAU (1789 –), horloger, et d’Aglaé Félicité CONDOL-LAGRAVE.
Il quitta le couvent pour la peinture, puis la peinture pour le chant. Il chanta pendant plusieurs années au théâtre de Bordeaux où il eut beaucoup de succès. Il chanta ensuite à l’Opéra sous le nom de Théophile Stephan de la Grave (1851-1852), puis au Théâtre-Lyrique sous le nom de Rousseau de Lagrave (1854-1855). En 1855, il partit chanter à La Nouvelle-Orléans. Attendu pour y chanter à nouveau, il périt lors de la traversée de l’Atlantique en 1860 ; il avait quarante-quatre ans. On lui doit les paroles de la mélodie la Foi, l’espérance et la charité, mise en musique par Georges Bizet en 1854.
Sa carrière à l'Opéra de Paris
Il y débuta le 18 juin 1851 dans la Favorite (Fernand).
Il y chanta Lucie de Lammermoor (Edgard, 07 juillet 1851). |
Sa carrière au Théâtre-Lyrique
Il y débuta le 06 février 1854 dans Élisabeth ou la Fille du Proscrit (le comte Alexis Vanikoff) de Gaetano Donizetti.
Il y participa aux premières : le 25 avril 1854 de la Reine d'un jour d'Adolphe Adam ; le 24 janvier 1855 de Robin des bois (Tony) de Carl Maria von Weber [version française du Freischütz de Sauvage et Castil-Blaze]. |
Un artiste de l’Opéra, dont nous avons toujours parlé avec la sympathie qu’il mérite, M. de La Grave, est en ce moment au Mans, où il donne des représentations très suivies. Il a joué successivement Fernand, de la Favorite, Edgard, de Lucie, Gérard, de la Reine de Chypre, et voici ce qu’en dit notre spirituel confrère de l'Union, du Mans, M. Loger : « M. de La Grave est un de ces artistes qui se jugent à la première épreuve, au premier morceau de chant, et, quand on l'a entendu une fois dans la Favorite, on n'a que faire de savoir comment il peut chanter dans Lucie ou dans la Reine de Chypre, pour reconnaître qu’il possède une des plus agréables voix de ténor qui se puisse rencontrer. M. Rousseau de La Grave est presque un compatriote ; il est né à Château-Gontier. Il a fait ses débuts dans notre ville, sur cette même scène, où le chaleureux accueil qu'il reçoit aujourd'hui doit lui rappeler ces premiers applaudissements, toujours chers à un artiste qui entre dans la carrière ; car ils lui donnent confiance dans l'avenir, ils fortifient sa foi dans son art, ils relèvent son courage s'il est prêt à faiblir. Tel se sent rebuté et découragé au début, parce qu'un malheureux et souvent stupide sifflet sera parti du parterre, qui, soutenu par un timide bravo, eût marché hardiment dans le chemin de la fortune et de la gloire. Si M. Rousseau de La Grave est un de ces artistes heureux auxquels le succès a souri dès leurs premiers pas, il faut dire aussi que jamais succès ne fut assuré d’avance par une vocation plus ardente et par une voix plus sympathique. Nous employons ce mot de sympathique à dessein, parce que c’est celui qui exprime le mieux et avec le plus de vérité ce qu'on éprouve quand on écoute chanter M. de La Grave. Sa voix va droit au cœur : vibrante et déchirante, dans l'expression des sentiments de l’âme, elle communique à son auditoire le trouble qui semble la posséder. C'est du drame chanté, mais du drame avec l'accent de la passion et débordant d’harmonie. » On voit, par cette citation, que la province et Paris sont d'accord pour louer ce qui est véritablement beau. L'Opéra utilise peu les services que M. de La Grave pourrait lui rendre, et nous croyons que l’Opéra-Comique ferait bien de s’attacher cet artiste. Où Mme Cinti-Damoreau a brillé avec éclat, M. de La Grave ne serait pas moins favorablement placé. (Théodore Anne, l’Union, 01 décembre 1851)
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Nous lisons dans le journal d'Ille-et-Vilaine : « Un artiste qui a eu une carrière des plus tourmentées, Rousseau-Lagrave, est mort, il y a peu de temps, à La Nouvelle-Orléans, où il occupait l'emploi de premier ténor. Rousseau-Lagrave avait reçu une bonne éducation, et s'était d'abord livré à la peinture. Il se fit remarquer à Rennes par une voix qui longtemps brilla dans nos concerts ; aussi fut-il recherché par une communauté religieuse où il voulut prendre les ordres. Bientôt découragé de la vie monastique, Rousseau-Lagrave la quitta pour reprendre ses pinceaux. Mais l'art ne lui fournissait que peu de profits, il prit soudain la résolution d'aborder la carrière théâtrale. Il débuta sur notre scène, où il eut une immense réussite ; puis il ne tarda pas à être engagé à Bordeaux, où pendant deux saisons il fut l'artiste à la mode. De Bordeaux Rousseau-Lagrave passa au Théâtre-Lyrique où il joua avec succès Elisabeth, opéra posthume de Donizetti. Enfin de brillants avantages le décidèrent, il y a six ans, à accepter un engagement à La Nouvelle-Orléans. Il y a trouvé une mort prématurée. » Rousseau-Lagrave avait également paru plusieurs fois sur la scène du Mans, mais nous croyons qu'il avait fait ses débuts sur celle d'Angers. On se rappelle encore le grand succès qu'il y obtint dans la Favorite et dans Lucie, les deux opéras qui convenaient le mieux à sa voix. Rousseau-Lagrave était le fils d'un horloger de Château-Gontier qui s'appelait simplement Rousseau. Plus tard, il avait ajouté à ce premier nom celui de Lagrave qui était le nom de sa mère. (Revue de l’Anjou et de Maine-et-Loire, février 1861)
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Rousseau-Lagrave vint fort jeune se fixer à Rennes, où il comptait vivre de son pinceau, car il était peintre, et, nous devons le dire, il n'obtint dans son art que de fort médiocres résultats. L’évêque de Rennes, qui s'intéressait au jeune artiste dont il avait remarqué la jolie voix de ténor, le fit entrer comme soliste à la maîtrise de la Cathédrale. Invité dans la meilleure société, il chantait dans les salons, dans les concerts, souvent dans les églises. Un jour Rousseau-Lagrave quitta brusquement notre ville, sans prévenir personne. On apprit bientôt qu'il s'était fait trappiste, et on l'avait déjà presque oublié lorsque tout à coup, abandonnant le froc, il revint à Rennes avec l'idée, bien arrêtée cette fois, d'aborder la carrière théâtrale. En effet, bien que fort inexpérimenté, il débutait sur notre scène, en 1846, dans le rôle de Fernand de la Favorite, qu'il chanta deux fois. L'œuvre maîtresse de Donizetti constituait seule à ce moment tout le bagage lyrique du débutant qui, encouragé par le succès, se mit résolument au travail pour se constituer un répertoire. Il y réussit assez promptement puisque, quelques mois plus tard, après avoir chanté au Mans et à Angers, il revenait à Rennes en janvier et février 1847 et s'y faisait applaudir, d'abord dans son opéra de premier début, la Favorite, puis successivement dans Lucie de Lammermoor, la Muette de Portici, le Comte Ory, Guillaume Tell. Le 4 mars suivant on jouait pour la première fois à Rennes les Mousquetaires de la Reine, avec Rousseau-Lagrave dans le rôle d'Olivier d'Entragues. Après avoir chanté à Bordeaux et dans plusieurs autres grands théâtres de province, il fut engagé à Paris, au théâtre de l'Opéra, sous le nom de Stephan de la Grave, le 1er juillet 1851 ; il n'y resta que peu de temps et chanta au Théâtre-Lyrique en 1854. Voici d'ailleurs, au sujet de cet artiste, un extrait d'une lettre qui nous fut obligeamment adressée en 1887 par le regretté bibliothécaire-archiviste de l'Opéra, le fécond auteur dramatique Charles Nuitter, avec lequel nous avions le plaisir d'être en relations à cette époque :
Archives et Bibliothèque de l’Opéra Paris, 19 novembre 1887. Monsieur, Voici les renseignements que je puis vous transmettre sur le ténor R. de la Grave, d'après la Revue et Gazette musicale, et le dossier de cet artiste : 1849, à Bordeaux, il joue la Reine de Chypre. 1850, à Bordeaux, il joue la Favorite, Lucie, les Huguenots. En juillet, Charles VI (il est sifflé par une cabale à sa rentrée, puis applaudi par toute la salle). 1851, à Paris, Théâtre de l'Opéra : 1er engagement. — Théophile Stephan de la Grave. Du 1er juillet au 31 décembre 1851 ; 1000 francs par mois. 2e engagement. — Du 1er janvier au 31 décembre 1852 ; 14.000 francs par an. Deux congés ; un de quinze jours, un de six semaines. Cet engagement est résilié, d'un commun accord, à partir du 1er juillet 1852 (1). Ouvrages chantés à l'Opéra : 1851, 18 juin. 1er début, la Favorite. — 25 juin. 2e début, la Favorite. — 7 juillet. 3e début, Lucie. (Il n'a pas chanté d'autres rôles à l'Opéra). 1854, à Paris, au Théâtre-Lyrique : — février. — Débute dans Élisabeth. — mai. — Chante la Reine d'un jour. 1855, chante Robin des Bois. Je n'ai pas trouvé dans nos archives d'autres renseignements sur R. de la Grave. Veuillez agréer, etc. Signé : Ch. Nuitter.
(1) Nous avons tenu à donner ici ces renseignements officiels, afin de détruire une légende fort accréditée autrefois à Rennes, et d'après laquelle Rousseau-Lagrave aurait eu à l'Opéra des appointements rien moins que fabuleux. On allait jusqu'à affirmer que cet artiste touchait de huit à dix mille frais par mois !... Mais qui veut trop prouver ne prouve rien. La lettre de Charles Nuitter met les choses à leur point.
Le pauvre Rousseau-Lagrave eut une triste fin : il prit dans un naufrage. En 1861, il s'embarquait pour La Nouvelle-Orléans avec une troupe lyrique, et le navire qui l'emportait périt corps et biens pendant la traversée.
(Lucien Decombe, le Théâtre à Rennes, 1899)
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Le Ténor de Lagrave.
En 1852, un jeune artiste, affiché au théâtre de Rennes en qualité de fort premier ténor, fit sensation sur la scène de cette ville dans le rôle de Fernand de la Favorite, qu'il avait choisi pour sa première épreuve. De mémoire d'abonné l'on ne se souvenait d'avoir entendu une voix plus belle, plus sympathique, plus pénétrante surtout. Certes, le débutant n'était pas parfait, tant s'en faut : sa physionomie manquait d'expression ; il était gauche comme acteur et ses gestes n'avaient point d'autorité ; son chant lui-même, sous le rapport du style, laissait beaucoup à désirer ; enfin, s'il faut tout dire, il avait un tic nerveux très déplaisant, visible on scène à l'œil nu, et connu sous le nom de danse de Saint-Guy. Mais tel était le charme de la voix du jeune ténor que, lorsqu'on l'écoutait, toutes ces imperfections disparaissaient, tous ces défauts s'effaçaient, et les spectateurs n'avaient conscience que de la beauté de son organe et de la fascination qu'il exerçait sur eux. Au théâtre, en ville, dans les salons, on s'abordait en se demandant : — Mais, d'où vient le jeune débutant ? Où a-t-il appris à chanter et à déclamer ? Qui est-il ? Personne n'était capable de répondre à ces diverses questions. Bientôt, cependant, l'on se disait à l'oreille, mais tout bas, bien bas, que le jeune et sympathique ténor ayant éprouvé des déceptions amoureuses, s'était fait moine ; mais que, n'ayant pu se plier à la sévérité de la discipline et aux exigences de la vie claustrale, il avait quitté le froc, et que, pour faire diversion à ses chagrins, voulant à tout prix chasser le souvenir d'une passion malheureuse, il s'était voué à la carrière dramatique. Il arrivait en droite ligne, disait-on, du couvent de la Trappe. Il y avait du vrai dans tous ces racontars ; et loin de les désavouer, le débutant les confirmait au contraire, en exprimant ses regrets de n'avait pu supporter les longues et cruelles veilles, les jeûnes effrayants qu'enduraient volontairement les trappistes ; avouant, d'ailleurs, que les jours les plus tranquilles et les plus heureux de sa vie, il les avait passés au couvent de la Trappe. Et il ajoutait, enfin, que le mutisme absolu et le silence de mort auxquels toute la communauté était astreinte, avaient laissé dans son âme une impression indicible qui durerait autant que sa vie. Ces propos, colportés de bouche en bouche et dont la presse locale ne tarda pas à se faire l'écho, excitèrent singulièrement la curiosité publique ; aussi, à Rennes, c'était à qui irait entendre le trappiste défroqué dans la Favorite, dont plusieurs scènes étaient précisément la reproduction, plus ou moins exacte, des épisodes de la vie du protagoniste. Les journaux spéciaux embouchèrent bientôt la grande trompette de la Renommée, et ils firent tant de bruit autour du jeune ténor, ils proclamèrent si haut ses succès, que M. Juclier, alors directeur des théâtres subventionnés de la ville de Bordeaux, se rendit à Rennes afin de s'assurer par lui-même si tout ce qu'on racontait était bien l'expression de la vérité. A peine débarqué, l'impresario bordelais s'empressa d’aller entendre le jeune débutant, et subissant, comme tout le monde, l'empire qu'il exerçait sur la foule, il fut littéralement fasciné. Le lendemain, au saut du lit, M. Juclier se rendit chez de Lagrave (c'est le nom du nouvel Orphée), et lui fit signer, séance tenante, un engagement qui le liait, pour la saison prochaine, au Grand-Théâtre de Bordeaux. II Tous les musiciens savent que l'on a donné le surnom de Salle Stradivarius à la salle des Menus-Plaisirs, où ont lieu les célèbres concerts du Conservatoire de musique de Paris. Mais si cette appellation est justifiée, — et elle l'est, en effet, tant l’acoustique y est bonne, — l'on peut dire aussi, sans crainte d'être démenti, que le Théâtre-Louit, à Bordeaux, est, après la salle des Menus-Plaisirs, le lieu où la transmission du fluide musical s'opère dans les meilleures conditions. Du reste, que l'on considère le monument de l'extérieur, ayant devant soi son beau péristyle, ou qu'on l'examine de l'intérieur, ayant à sa droite et à sa gauche les loges à balcon séparées par des colonnes, — disposition si critiquée, — le Théâtre-Louit n'en est pas moins un chef-d'œuvre d'architecture et d’acoustique, digne de l'admiration des connaisseurs et de l'opulente cité au sein de laquelle il est érigé ; aussi, nous écrions-nous, avec conviction : Heureux les chanteurs qui se produisent sur la scène du Théâtre-Louit, chef-d'œuvre de sonorité, véritable instrument de musique (tant pis pour les profanes qui ne l'apprécient pas), car ils y exercent leur profession dans les conditions les plus propres à faire briller leur talent, tout en ménageant leur organe. Seul, peut-être, le théâtre de Gand rivaliserait, sous le rapport d'une bonne sonorité, avec le Grand-Théâtre de Bordeaux ; mais un petit écho qui, chez le premier, existe au fond du parterre, nous fait décerner la palme à ce dernier. C'est sur ce théâtre privilégié, dont nous venons de signaler les qualités, que de Lagrave eut la bonne fortune de débuter dans les premiers jours du mois de juin 1853. Son succès fut très grand, cela va sans dire, à ce point même, que bientôt il n'y eut pas une fête à Bordeaux sans le concours du jeune ténor ; on se l'arrachait dans les salons, où il chantait de délicieuses romances. Après la Favorite, qui lai avait servi de début, il aborda successivement : la Reine de Chypre, Charles VI, etc., et son succès alla toujours en augmentant. C'était justice ; car le jeune ténor, pénétré de la responsabilité qui posait sur lui, désireux de se perfectionner dans son art, étudiait sérieusement sous la direction d'un excellent maître, M. Costard-Mézeray, chef d'orchestre au Grand-Théâtre de Bordeaux. Bien conseillé, le débutant modifia son style, et relégua aux oubliettes son fameux point d'orgue, qu'il faisait, défaisait et refaisait sans cesse au théâtre de Rennes. Deux mois après ses débuts, de Lagrave était déjà l'enfant gâté du parterre, l'idole du public bordelais. Mais on brûla tant d'encens en son honneur, qu'à la longue la tête finit par lui tourner. Voulant justifier l'emploi de la particule qu'il avait placée devant son nom, il eut la faiblesse d'articuler des mots qui juraient dans sa bouche : mes aïeux ! mes ancêtres ! et une fois sur cette pente, ne pouvant plus s’arrêter, il tint ses camarades à distance, trancha du grand seigneur, et se paya le luxe d'un groom tiré à quatre épingles, qui le suivait partout dans les coulisses, tenant en main le mouchoir et le verre d'eau traditionnels. D'autre part, de Lagrave, qui s'occupait de peinture, signait les mauvais tableaux qu'il faisait, et au-dessus de son nom rayonnait une couronne comtale dorée. Toutes ses partitions étaient également ornées de cet emblème héraldique. Qu'avait-il manqué jusqu'alors à de Lagrave pour que ses succès fussent de vrais triomphes ? L'esclave insulteur de rigueur. A partir de ce jour, cette lacune fut comblée. Les quolibets tombèrent sur lui dru comme grêle. — Qui ose avancer, disait Mlle R***, que notre camarade de Lagrave n'est pas musicien ? Je prétends, moi, qu'il connaît les notes... de réputation. Un autre divulguait que le vrai nom de de Lagrave était Rousseau tout court, et que son père exerçait la profession d'horloger à X***.
Un troisième disait bien d'autres
choses... nous on passons, et des meilleures. Mais ces coups d'épingle,
ces sourdes attaques, laissaient de Lagrave parfaitement indifférent, et
il continua d'aller dans le meilleur monde, où il n'était réellement pas
déplacé, et où il faisait, au contraire, Comme de Lagrave ne pouvait chanter ni la Juive, ni Robert, ni Guillaume Tell, etc., et qu'il ne pouvait pas non plus ressasser toujours les mêmes ouvrages, sous peine de déchoir dans la faveur publique, il résolut d'aborder le rôle de Raoul des Huguenots. La tentative était périlleuse. Néanmoins, le jour de la représentation, les passages où dominaient la grâce et le sentiment lui furent particulièrement favorables, entre autres la romance du premier acte : Plus blanche que la blanche hermine, et la phrase du grand duo du quatrième acte, lorsque Raoul tombe aux pieds de Valentine sur les mots : Ah ! viens ! Quant aux passages qui exigeaient de la force par-ci, par-là, il toucha d'élan quelques notes élevées ; mais la voix retomba aussitôt dans le médium, fatiguée et meurtrie. Quoi qu'il on soit, le public se montra généralement satisfait, et il alla applaudir son ténor de prédilection, auquel il sut gré de s'être attaqué, dans l'intérêt de ses plaisirs, à une œuvre de cette importance. Depuis longtemps, de Lagrave faisait litière de succès, sans que pour cela sa situation pécuniaire fût brillante. Le théâtre de Bordeaux, il est vrai, vivait alors sous un régime peu rémunérateur ; aussi, pouvait-on dire de lui (du théâtre) ce que M. d'Audiffret disait de l'Académie royale de musique sous Charles X, lorsqu'elle était dirigée par la surintendance générale des Menus-Plaisirs : « L'opéra est, pour le trésor public, un tonneau sans fond ; pour les administrateurs et les fournisseurs, c'est le jardin des Hespérides. » De Lagrave nourrissait depuis quelque temps le projet de s'éloigner de Bordeaux pour aller tenter la fortune ailleurs, lorsque sa bonne renommée lui mérita un ordre de début à l'Opéra. Il se disposait à partir et faisait déjà ses malles, quand il lui arriva une aventure vraiment singulière, et cette aventure, la voici : nous demandons la permission de la raconter tout au long, sans en rien retrancher. III De Lagrave était chez lui, très affairé, lorsqu'on frappa à sa porte : c'était le comte de X*** qui, sachant que le départ du jeune ténor était fixé au lendemain, venait lui faire ses adieux. Le visiteur fut introduit sur-le-champ, et, prenant lui-même un fauteuil, il s'assit familièrement au milieu du salon, après avoir repoussé du pied les colis de toute sorte qui encombraient l'appartement. La conversation s'engagea aussitôt, vive et animée, sur le ton de la plus cordiale amitié. Elle promettait de durer longtemps encore, lorsque le comte de X***, ayant regardé l'heure qu'il était à sa montre, se leva brusquement. Il pressa avec chaleur les mains du maître de céans, lui réitéra l'expression de sa vive sympathie, puis il prit congé de lui prestement, en disant : Au revoir ! Rendu à lui-même, de Lagrave procéda longuement aux derniers apprêts de son départ. Enfin, plus rien n'étant en souffrance, il se baissa pour boucler sa malle ; mais, bondissant aussitôt en arrière, un cri terrible, provoqué par une indicible sensation, s'échappa de sa poitrine. Très troublé d'abord, de Lagrave, qui avait de la tête, se rasséréna bien vite ; puis, endossant son habit, il se rendit incontinent chez le comte de X*** qui venait précisément de rentrer chez lui. — Monsieur, fit de Lagrave d'un ton sévère, en se rapprochant du comte de X***, tantôt, lorsque vous étiez chez moi, j'ai glissé furtivement mon portefeuille dans ma malle. Ce mouvement, paraît-il, ne vous a pas échappé, car tout a l'heure j'ai constaté que le portefeuille en question avait disparu. Or, personne, excepté vous, monsieur, n'est entré chez moi aujourd'hui. En conséquence, si vous ne me rendez pas à l'instant même l'objet que vous m'avez volé, je cours de ce pas faire ma déposition à qui de droit.
Le comte de X***, atterré, se jeta aux
pieds de de Lagrave en le suppliant de ne pas le perdre, de le sauver du
déshonneur, avouant, du reste, qu'un moment de gêne l'avait poussé à
commettre l'indélicatesse dont il s'était rendu coupable ; mais
protestant que cette faute était la De Lagrave étant entré en possession de son portefeuille, s'éloigna sans proférer une parole, laissant le comte de X*** en proie à la plus vive émotion. Disons-le bien vite : celui qui se paraît du titre de comte de X*** n'était qu'un chevalier d'industrie, sur qui, cinq ans auparavant, à Nantes, la main de la justice s'était appesantie. Il s'appelait S*** ; mais, à l'époque dont nous parlons (1850), il n'avait pas encore adopté de pseudonyme.
S*** était élancé, bien pris de sa
personne, s'exprimait avec facilité ; sa parole était mielleuse, sa
tenue irréprochable ; aussi, personne ne trouvait extraordinaire qu'il
eût ses grandes entrées à l'archevêché et dans les salons de la
Préfecture de Nantes, où il affectait de se montrer. Il s'était
introduit, on ne sait comment, dans les hôtels les plus aristocratiques
de la ville, et il était sur le point d'obtenir la main d'une riche et
noble héritière, lorsque la police mit fin à son odyssée amoureuse.
Arrêté dans les premiers jours du mois d'avril 1850, il fut condamné,
pour A l'expiration de sa peine, en 1852, S*** ayant recouvré sa liberté, recommence ses fredaines et augmente le nombre de ses victimes dans des proportions à peine croyables, se faisant passer, là, pour le baron de X*** ; ici, pour le vicomte de Z*** ; ailleurs, pour le marquis de ***, etc. En 1854, à Bordeaux, nous le rencontrons chez le ténor de Lagrave, exploitant l'amitié de ce dernier. En 1855, à Marseille, il endosse le costume d'officier de marine, attache sur sa poitrine la croix de la Légion d'honneur, se pare du titre de comte et se fait appeler Gaston de Foix ; il se dit le neveu d'un amiral, d'un archevêque et d'une chanoinesse soi-disant établie à Lyon ; il est peintre-amateur, et trois de ses tableaux, dit-il, viennent d'être reçus au Salon de Paris ; il sollicite la main de Mlle de X***, et celle-ci établit une correspondance avec ses futurs parents, lesquels parents s'empressent de répondre par des lettres charmantes, œuvres diaboliques de l'invention de S***. L'on s'étonne des familiarités qui existent entre le domestique et le maître ; mais celui-ci a réponse à tout : c'est un matelot qui lui est dévoué, qui ne le quitte pas plus que son ombre et qui l'a accompagné dans ses courses lointaines.
Tout à coup, à l'apparition de certains
prodromes, précurseur de quelque événement fâcheux, S***, qui a du
flair, manifeste l'intention de changer d’air. Il s'esquive à Toulon, où
il est reconnu, poursuivi, traqué, finalement appréhendé, puis condamné
derechef pour escroquerie, certes, ce que nous venons de raconter ne laisse pas que d'être piquant, et pourtant ce n'est rien en comparaison de ce qui nous reste à dire. Voici le bouquet ! IV S... subissait sa peine dans l'un des pénitenciers du midi de la France, lorsqu'il fut mandé, par le parquet d'une ville du nord, pour être confronté avec un malfaiteur qui avait maille à partir avec la justice. Il est conduit, de brigade en brigade, entre deux gendarmes. Chemin faisant, arrivé dans l'intérieur des terres, du côté de … mettons que ce soit à Tours, il tira de sa poche une bourse pleine d'or, une rosette d'officier de la Légion d'honneur, et exhibe le tout aux yeux des gendarmes ébahis, qui trinquent avec le prisonnier et se relâchent un peu de leur consigne. Enhardi par le succès, S..., s'adressant à ses deux compagnons de route, leur parle à peu près dans ces termes :
— Je ne suis pas qui vous vous imaginez,
et si je voyage comme je le fais, comme un vil criminel, conduit par
deux gendarmes, c'est de mon plein gré. Tel que vous me voyez, je suis
l'Inspecteur général de toutes les prisons de France, et dès que je
serai rendu à ma destination, je devrai adresser un rapport détaillé à
Son Excellence le Ministre de la justice, qui m'a chargé En arrivant à Tours, les gendarmes, dont quelques verres de vin avaient délié la langue, n'eurent rien de plus pressé que d'aller trouver le directeur de la prison pour lui livrer le secret d'où dépendait sa position, peut-être ; c'est, du moins, ce que les deux Pandores croyaient. Pendant ce colloque, S... ne perdait ni sa peine ni son temps. Après avoir attaché à sa boutonnière la rosette d'officier de la Légion d'honneur, il fit appeler le directeur de la prison, et, s'adressant à lui avec autorité, il lui dit, sur le ton d'un homme qui a l'habitude du commandement et qui sait se faire obéir : — M. le directeur, veuillez, je vous prie, m'indiquer l'adresse du général qui commande la division ; j'ai des ordres à lui transmettre. En outre, j'ai besoin d'un guide sûr, qui ait toute votre confiance, car j'ai quelques courses à faire en ville. Le directeur de la prison, persuadé qu'il avait devant lui l'Inspecteur général, mit son propre fils à la disposition de celui qu'il prenait pour son chef hiérarchique. Arrivé au tournant d'une rue, S... s'arrêta tout court, et, s'adressant à l'enfant qui lui servait de guide, il dit : — Mon jeune ami, veuillez, je vous prie, porter cette lettre à la poste ; allez, je vous attends ici. L'enfant, sans malice, et qui d'ailleurs ne se doutait de rien, prit des mains de S... la lettre que celui-ci lui présentait et se dirigea, en courant, du côté de la poste. Le reste se devine : le chevalier d'industrie se sauva à travers champs et plus on ne le revit. Malheureusement, le climat d'Angleterre, où S... était parvenu à se réfugier, ne convenait pas à son tempérament ; le spleen l'avait assailli et il se mourait de consomption. Que faire ?... S.., eut la malencontreuse idée de revenir en France, et mal lui en prit ; car, reconnu par un fin limier, il fut happé et reconduit, sous bonne escorte, dans son ancien pénitencier. Sil se fût arrêté sur la pente fatale, alors qu'il en était encore temps, au lieu de rouler au fond de l'abîme, S..., grâce à son organisation, aurait certainement conquis dans le monde une position des plus honorables. En effet, une impulsion utile et sage, en harmonie avec nos facultés et à la portée de notre intelligence, nous conduit seule vers les mines précieuses de l'avenir. Mais notre homme était possédé du génie du mal, et quand une fois on est lancé dans la mauvaise voie, il est rare qu'on s'arrête. Qui a bu, boira ! V Nous avons laissé de Lagrave à Bordeaux, au moment où il venait de ressaisir son portefeuille. Sous le coup de la vive émotion qu'il avait éprouvée, le jeune ténor retarda de huit jours son départ pour la capitale, où il arriva le cœur content, croyant de bonne foi que le public parisien allait l'acclamer et l'élever d'emblée au rang de premier sujet de l'Académie impériale de musique. Dans une brochure devenue rare et qu'on ne trouve plus en librairie, M. F. Halévy a dit : « Sans faire ici le roman de l'artiste ambitieux, et en se maintenant dans les justes limites des seuls espoirs qui lui soient permis, on peut dire qu'il doit désirer ardemment le succès, l'éclat qui l'environne, le retentissement qui le suit. Le vrai succès est le juste rayonnement du talent ; il s'obtient par l'étude, grandit par le travail, se maintient par la chaleur de l'âme et la persévérance courageuse ; il s'appuie surtout sur une aptitude spéciale, qui est un don, un privilège, qui devient une force et lui conquiert tout d'abord la faveur et l'intérêt du public. L'ambition du succès est donc non seulement permise à l'artiste, elle lui est nécessaire ; elle s'impose à lui, le soutient, l'anime et le fait vivre. C'est une lumière qui brille dans son âme, qui doit, sans l'éblouir, l'éclairer sur sa propre valeur ; et lorsque cette lumière brûle d'une flamme discrète et pure, qu'elle ne se trahit pas par des écarts imprudents, qu'elle ne se répand pas au-dehors en jets trop orgueilleux, elle met en relief les bonnes qualités de l'artiste et les fait apparaître dans leur plus grand éclat. » Certes, si l'on tient compte des manifestations flatteuses dont de Lagrave avait été l'objet à Rennes et à Bordeaux, son ambition était naturelle et légitime ; mais si l'on considère qu'il n'avait qu'une jolie voix à son service pour aspirer à l'honneur d'être acclamé sur la scène de l'Opéra, l'on conviendra que ses prétentions étaient réellement exagérées et qu'il se faisait illusion sur sa valeur artistique. Au moment où nous écrivons ces lignes, nous avons là, sur notre table de travail, plusieurs journaux qui rendent compte des débuts de de Lagrave à Paris. Mais comment mettre d'accord tant d'opinions diverses ? Qui devons-nous croire ? Nous préférons consigner ici un propos attribué à de Lagrave, propos qu'il aurait tenu, paraît-il, quelque temps après ses débuts sur la scène de l'Opéra. — La presse, dit-il, s'est montrée seulement bienveillante envers moi. Pour ce qui est des musicastres, des conservatoriens, de mes camarades surtout, ils ne m'ont point épargné leurs critiques. Une chose digne de remarque, c'est que de Lagrave, ordinairement cuirassé contre la calomnie, se montra désarmé à Paris contre la médisance et laissa transpirer les preuves de la plus insigne faiblesse. Résumons-nous. Le passage de de Lagrave à l'Opéra ne laissa point de trace dans le firmament lumineux du monde artistique, ou s'il y fut remarqué, ce fut à l'état d'étoile filante. VI Une année s'était écoulée et, dans l'intervalle, de Lagrave avait résilié le traité qui le liait à l'Opéra, lorsque la troupe lyrique du théâtre de La Nouvelle-Orléans débarqua dans la métropole de la Louisiane, vers la fin du mois d'octobre 1855. Parmi les nouvelles recrues engagées par M. Boudousquié, directeur du Théâtre-Français, figuraient : Mme Colson, chanteuse légère, ex-artiste du Théâtre-Lyrique ; de Lagrave, premier ténor (demi-caractère), qui succédait à Bordas, transfuge de l'Opéra ; Junca, basse profonde, ex-artiste de l'Opéra et du Théâtre-Lyrique ; Crambade, jeune baryton d'avenir, etc. Les débuts de la nouvelle troupe lyrique furent très suivis cette année-là (1855), et le public et la presse furent unanimes pour proclamer que jamais, peut-être, aucune compagnie n'avait été aussi remarquable, ni aussi complète. Là, comme à Rennes et à Bordeaux, de Lagrave fit sensation dans la Favorite et dans la Reine de Chypre, tandis que dans les autres ouvrages de son répertoire il se maintint à la hauteur de sa réputation. Plus tard, chargé d'interpréter le personnage de Zéphoris de Si j’étais roi ! rôle en dehors de ses attributions et qu'il chanta par complaisance, il ne fut pas déplacé, tant s'en faut, à côté de la belle Mme Colson, alors dans toute la plénitude du talent et l'efflorescence de la beauté. Sur ces entrefaites, de Lagrave se lia avec un certain M. de L.., attaché à la rédaction de l'Abeille de la Nouvelle-Orléans, et, par une coïncidence regrettable, à partir de ce moment le feuilletoniste musical en question, jusque-là bienveillant, poursuivit de ses critiques la direction et les principaux sujets du théâtre de La Nouvelle-Orléans, à l'exception toutefois de de Lagrave, qu'il portait aux nues et dont il exaltait le talent. Ce dernier était-il pour quelque chose dans le revirement subit qui s'était opéré chez M. de L… ? On le disait. Les artistes sont très chatouilleux de leur nature et n'entendent point raillerie lorsqu'il s’agit de leur amour-propre blessé ; aussi, dès ce jour, un grand froid succéda à l'intimité qui avait existé jusqu'alors entre de Lagrave et ses camarades. Le temps marchait et la campagne théâtrale touchait à sa fin, lorsqu'on inaugura une statue en l'honneur de nous ne savons plus quel grand homme des Etats-Unis. Les artistes de La Nouvelle-Orléans ayant été chargés de chanter une cantate à la mémoire de cet illustre personnage, la troupe chantante et l'orchestre réunis prirent place sur une estrade enguirlandée. De Lagrave, seul, manquait à l'appel ; tout à coup il émergea de la foule couvert de décorations étrangères. Dans un pays comme l'Amérique, où l'égalité règne en souveraine, les décorations sont, sinon un anachronisme, du moins une anomalie ; aussi tous les regards étaient-ils braqués sur le jeune présomptueux. Des sourires moqueurs effleurèrent les lèvres de quelques musiciens ; d'autres, moins charitables, se mirent à rire sans convenance ni retenue. Le malheureux artiste, fort interloqué, ne savait que devenir. Mais, passons. L'année suivante (1856), le public de La Nouvelle-Orléans constata que l'organe de de Lagrave avait perdu quelque chose de son éclat ; il finit même par s'apercevoir que l'artiste n'émettait plus les sons élevés avec la même facilité. Quoi d'étonnant à cela ? Ce n'est pas impunément qu'un chanteur interprète un emploi important sous une latitude pareille ; aussi, les artistes qui ont quelque souci de leur avenir prennent-ils des soins infinis pour préserver leur organe contre les atteintes meurtrières d'un climat dévorant. C'est à cette époque, sans doute, que de Lagrave conçut, pour la première fois, le projet d'aller respirer un air plus pur et d'exercer sa profession sous le ciel plus clément de la belle Italie. Nous ne quitterons pas La Nouvelle-Orleans sans dire que M. de L..., feuilletoniste musical, ayant commis quelque méfait des plus compromettants, se fit justice lui-même : il se pendit. Le suicide, dit-on, est contagieux ; c'est possible. Qui pourrait nous affirmer, en effet, que de Lagrave n'évoqua pas le souvenir de son ami de L... au moment de se donner la mort à Milan ? VII De Lagrave arriva à Milan dans les derniers jours du mois de septembre 1857, et, à peine installé, il se mit courageusement à l'étude de la langue et du chant italiens. Il se flattait alors, ne se rendant pas un compte exact de la difficulté, qu'il serait prêt à débuter dans un an sur une scène italienne. Mais, nous l'avons déjà dit, de Lagrave n'était pas musicien, et lorsqu'il dut apprendre un nouveau répertoire, ce fut pour lui un rude labeur. Il y usa son énergie, et, ce qui est pire, il y dépensa toutes ses économies. Bientôt la gêne se fit sentir ; puis, les privations et les défaillances de cœur — ces hideuses avant-courrières de la misère — firent irruption dans son logis. Les lettres que de Lagrave écrivait alors à ses amis ne témoignent que trop des tristes pensées qui agitaient l’âme du malheureux artiste. En voici quelques fragments : « Mon ciel est triste et nuageux ; il n'y brille jamais un rayon de soleil ! De présent, je n'en ai pas, car mon existence s'écoule dans une sorte de végétation et de congélation morale qui n'est pas la vie ; et mon avenir, c'est une plage aride que je voudrais en vain défricher. Oh ! qui me fournira la cognée du travail ! Pour l’enfoncer, s'il le faut, dans le fer et le bronze, j'aurai des bras qui ne succomberont pas à la peine ! Qui mettra dans mes mains la hache dont j'ai besoin pour déblayer l'avenir et tailler de toutes mes forces dans les aspérités du chemin ! Je n'ai eu qu'un instant de bonheur : c'est une éphéméride, un météore qui a passé. Etc., etc. Signé : de Lagrave. » . . . . . . . . . . . . . . .
« Où en suis-je réduit à présent, mon
cher ami ; voici plus d'un an que je suis à Milan mon étoile filante et
le crescendo déplorable de mon pauvre pécule roulant dans les décombres
et criant en vain merci de sa voix défaillante. Le temps marqué est donc
arrivé et je célèbre aujourd'hui un triste anniversaire : celui de mes
espérances mortes-nées. Vrai Dieu ! le bonheur est d'une essence bien
insaisissable et bien volatile, car depuis si longtemps que je cherche à
l'atteindre, je n'en ai pas encore croqué la moindre miette, le plus
imperceptible atome. Etc. . . . . . . . . . . . . . . . « Par malheur, je suis arrivé dans la capitale de la Lombardie avec des éléments restreints et problématiques de succès. Mon pécule, qui avait une certaine rotondité confortable, et dont le reflet doré brillait sur mon avenir comme un heureux présage, n'est plus maintenant qu'une vieille lune éborgnée et blafarde, grâce aux échancrures et aux mutilations que mes mains indignes et sans pitié lui ont faites au visage. Je voudrais cependant butiner ma part de bonheur sur ce sol ingrat et usé ; mais la moisson est déjà faite ; il ne reste plus qu'à glaner, la sueur au front, quelques menus grains oubliés çà et là, quelques rares atomes de bonheur nageant dans le gouffre ! Etc., etc. Signé : de Lagrave. » . . . . . . . . . . . . . . . Loin de s'améliorer, petit à petit la situation de de Lagrave ne fit qu'empirer, et, à bout de ressources, pressé par le besoin, il écrivit à Mme Dur-Laborde, cantatrice française de beaucoup de talent, qui était alors à Milan, pour la prier de vouloir bien lui prêter une certaine somme d'argent, et il ajoutait que, si elle lui refusait ce service, le suicide en serait la conséquence fatale. Mme Dur-Laborde répondit-elle négativement ou ne répondit-elle pas du tout à la lettre que lui avait adressée de Lagrave ? Nous l'ignorons. Quoi qu'il en soit, ce dernier, quelques jours après, envoya à Mme Dur-Laborde une seconde lettre dans laquelle il lui annonçait, dit-on, qu'il allait en finir avec la vie ; mais qu'en mourant, du moins, il emportait l'espoir de pouvoir se venger d'elle : qu'il lui apparaîtrait pendant la nuit, et que, placé au chevet de son lit, cravaté de chanvre et tirant un pan de langue, il lui ferait d'horribles grimaces, etc. Rien ne peut dépeindre le trouble dont Mme Dur-Laborde fut saisie quand elle reçut cette lugubre missive. Mais lorsque la rumeur publique lui confirma que de Lagrave avait mis son funeste projet à exécution, oh ! alors, le trouble et les angoisses de la cantatrice se changèrent en désespoir. Pendant de longs mois, dit-on, Mme Dur-Laborde n'osa plus sortir seule le soir, et la nuit sa camériste était obligée de lui tenir compagnie. La nouvelle de la mort de de Lagrave se répandit dans Milan avec une rapidité extraordinaire. Prévenu des premiers, Junca, de retour de La Nouvelle-Orléans, se rendit immédiatement au domicile de son ancien camarade. Ce fut lui qui dégagea la tête du défunt de la « cravate de chanvre » qu’il s'était passée autour du cou, et qui lui fit faire des funérailles dignes du rang qu'il avait occupé dans le monde artistique. De Lagrave avait 32 ans à peine lorsque la mort inscrivit son nom dans le martyrologe des artistes français qui, découragés et meurtris, ont cherché un refuge dans la tombe !
(Auguste Laget, le Midi artiste, 13 novembre 1881 au 15 janvier 1882)
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