Gustave ROGER
Gustave Roger dans les Mousquetaires de la reine (Olivier d’Entragues) lors de la création, estampe d’Alexandre Lacauchie (1846)
Gustave Hippolyte ROGER dit Gustave ROGER
ténor français
(La Chapelle, Seine [auj. dans Paris 18e], 17 décembre 1815* – Paris 9e, 12 septembre 1879*)
Fils de Joseph Hippolyte ROGER (vers 1795 – vers 1835), négociant [frère d'Adolphe ROGER (1800 –), artiste], et de Eléonore Denise LABENETTE-CORSSE (Paris, 1798 – Charenton-le-Pont, Seine [auj. Val-de-Marne], 27 avril 1821*) [fille de Jean-Baptiste LABENETTE dit CORSSE (Bordeaux, Gironde, 24 janvier 1759 – Paris, 20 décembre 1815), acteur, et d’Henriette Bastienne PONSIGNON (– Paris, 12 mai 1804), actrice], mariés à Paris le 27 novembre 1814.
Epoux d'Anne Françoise Félicité ROY DE LA SAVATRAIS (Vitré, Ille-et-Vilaine, 1802 – château de Pray, Chargé, Indre-et-Loire, 17 janvier 1889*), fille de Vincent ROY DE LA GRANGE et de Françoise Beauté DE LA SAVATRAIS.
Il était, par sa mère, le petit-fils de l’acteur Corsse. Il fit ses études au collège Louis-le-Grand, commença son droit, devint orphelin, et, envoyé par son oncle, comme clerc de notaire, à Montargis, y créa une société d’amateurs et entra au Conservatoire de Paris en 1836 où, élève de Martin et de Morin, il remporta les premiers prix de chant et d'opéra-comique l’année suivante. Engagé aussitôt à l’Opéra-Comique, il débuta salle de la Bourse dans l'Éclair en 1838, avec un grand succès, et créa ensuite le Perruquier de la Régence, qui le posa définitivement. Parmi les douze importantes créations qu'il fit pendant la période de dix ans qu'il passa à l'Opéra-Comique, il faut citer la Sirène, la Part du diable, les Mousquetaires de la reine, Haydée, etc. Parallèlement, il avait créé au Conservatoire le 01 décembre 1844 l’oratorio le Dernier roi de Juda de Georges Kastner, et repris en 1847 l’oratorio Moïse au Sinaï (un Hébreu) de Félicien David. En 1848, Roger quitta l'Opéra-Comique pour chanter en Angleterre, en Allemagne (Weimar, 1854 ; Francfort, 1855 ; Berlin, 1855), en Irlande, en Écosse, etc., et, l'enthousiasme qu'il y excita ne le céda en rien à celui qu'il avait soulevé à Paris. Engagé à l’Opéra de Paris en janvier 1848, il y débuta le 16 avril 1849 en créant le Prophète (Jean de Leyde). Il chanta salle Le Peletier de 1849 à 1854 et de 1855 à 1859, y créant l'Enfant prodigue, le Juif errant, etc., et cette résolution lui fut fatale. Sa voix, charmante, mais d'un volume trop faible pour les grands rôles, s'y brisa en peu de temps. En 1859, un cruel accident d'ailleurs vint hâter sa retraite : un coup de feu reçu à la chasse lui fit perdre le bras droit. Il essaya bien de paraître en scène avec un bras mécanique, mais, ne réussissant pas, il dut se retirer de l’Opéra. Il chanta à nouveau sur différentes scènes de l’étranger [il créa la Colombe (Horace) de Charles Gounod à Bade le 03 août 1860], en province et dans des concerts, et fit même un retour à le 2e salle Favart : en 1860, à partir du 05 juillet, il y est en représentations (Haydée, la Dame blanche, etc.), et en 1861, à partir du 10 juillet (la Dame blanche, les Mousquetaires de la Reine, etc.). Il eu la singulière idée de vouloir se faire comédien : il débuta le 03 octobre 1868 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin en créant Cadio (Saint-Gildas) de George Sand et Paul Meurice, où il ne réussit que médiocrement. Après la perte de sa voix, il se consacra à l'enseignement et fit d'excellents élèves. Par arrêté du 14 novembre 1868, Roger fut nommé professeur de chant au Conservatoire de Paris du 16 novembre 1868 à son décès (avec une interruption du 01 octobre 1870 au 01 avril 1871). Le sympathique Roger, comme on l’appelait, un des plus beaux chanteurs du XIXe siècle, ne laissa que des regrets quand il disparut. On publia de lui un volume de souvenirs artistiques, sous ce titre : le Carnet d'un ténor (Paris, 1880, in-12), série d’articles intéressants parus auparavant dans le Figaro. Gustave Roger avait également composé quelques mélodies.
Il est décédé en 1879 à soixante-trois ans, en son domicile, 26 rue Laval [auj. rue Victor-Massé] à Paris 9e. Il fut enterré au cimetière Montmartre, puis exhumé le 21 avril 1882 et transporté au Père-Lachaise (34e division).
=> le Carnet d'un ténor, de Gustave Roger, préface de Philippe Gille (1880)
Sa carrière à l'Opéra-Comique
Il débuta salle de la Bourse le 16 février 1838 dans l’Eclair (Georges).
Il créa : - salle de la Bourse : le 30 mars 1838 le Perruquier de la Régence (le Marquis de Forlange) ; le 24 août 1838 la Figurante (le comte Arthur de Villefranche) de Louis Clapisson ; le 26 septembre 1838 Thérèse (Henri) de Carafa ; le 17 janvier 1839 Régine ou Deux nuits (Roger) d’Adolphe Adam ; le 02 septembre 1839 le Shérif (Edgard Falsingham) de Fromental Halévy ; le 09 décembre 1839 Eva (Gustave) de Pier Antonio Coppola et Narcisse Girard ; le 24 avril 1840 l’Elève de Presbourg (Haydn) de Luce Varlet. - 2e salle Favart : le 16 juillet 1840 l’Opéra à la cour (le Prince Ernest) de Grisar et Boieldieu ; le 21 janvier 1841 le Guitarrero (le guitarrero Riccardo) d’Halévy ; le 17 août 1841 l’Aïeule (Hector) d’Adrien Boieldieu ; le 17 janvier 1842 le Diable à l’école (Stenio) d’Ernest Boulanger ; le 04 février 1842 le Duc d’Olonne (le Chevalier de Vilhardouin) d’Esprit Auber ; le 09 juin 1842 le Code noir (Donatien) de Clapisson ; le 16 janvier 1843 la Part du Diable (Rafael d'Estuniga) d’Auber ; le 10 octobre 1843 Mina ou le Ménage à trois (Limbourg) d’Ambroise Thomas ; le 26 mars 1844 la Sirène (Scopetto) d’Auber ; le 22 avril 1845 la Barcarolle (Fabio) d’Auber ; le 03 février 1846 les Mousquetaires de la reine (Olivier d’Entragues) d’Halévy ; le 04 mars 1846 l’oratorio l’Ermite ou la Tentation (l’Ermite) de Jean-Marie Josse ; le 19 novembre 1846 Gibby la Cornemuse (Gibby) de Clapisson ; le 06 décembre 1846 la Damnation de Faust (Faust) d’Hector Berlioz [version oratorio] ; le 28 décembre 1847 Haydée ou le Secret (Lorédan) d’Auber.
Il chanta la Dame blanche (Georges Brown), le Déserteur (Alexis) ; le Domino noir (Horace) ; l’Eclair (Lionel) ; Richard Cœur de Lion (Richard, 27 septembre 1841) de Grétry [réorchestration d’Adolphe Adam] ; le Chalet (Daniel) ; la Marquise ; le Pré-aux-Clercs (Mergy) ; la Neige ; Joconde. |
Sa carrière à l'Opéra de Paris
Il débuta salle Le Peletier le 16 avril 1849 en créant le Prophète (Jean de Leyde) de Giacomo Meyerbeer.
Il y créa le 06 décembre 1850 l’Enfant prodigue (Azaël) d’Auber ; le 17 mars 1851 le Démon de la nuit (Frédéric) de Jacques Rosenhain ; le 23 avril 1852 le Juif errant (Léon) de Fromental Halévy ; le 28 octobre 1852 la Cantate de Victor Massé ; le 15 février 1853 la Cantate de Deldevez ; le 01 mai 1853 la Fronde (Richard de Sauveterre) de Louis Niedermeyer ; le 17 mars 1856 la Cantate d’Adolphe Adam ; le 15 juin 1856 la Cantate de Ch. de Bériot ; le 10 novembre 1856 la Rose de Florence (Theobaldo) d’Emanuele Biletta ; le 04 mars 1859 Herculanum (Hélios) de Félicien David.
Il y participa à la première le 27 septembre 1855 Sainte Claire (Victor de Saint-Auban) du duc de Saxe-Cobourg-Gotha.
Il y chanta la Favorite (Fernand, 1849) ; les Huguenots (Raoul de Nangis, 1850) ; Lucie de Lammermoor (Edgard, 1853) ; la Vestale (Licinius, 17 mars 1854) ; la Reine de Chypre (Gérard, 100e le 17 mai 1854) ; le Trouvère (Manrique, 1858) ; l’Âme en peine (Léopold) ; le Comte Ory. |
mélodies
Azzo le Condottiere, mélodie, paroles de Francis Tourte, musique de Gustave Roger Espoir !, hymne à la France, paroles et musique de Gustave Roger Oiseaux légers, mélodie allemande, traduction française de Gustave Roger, musique de Ferdinand Gumbert
Oiseaux légers (par. Gustave Roger / mus. Ferdinand Gumbert)
|
Gustave Roger dans Gibby la Cornemuse (Gibby) lors de la création, estampe d’Alexandre Lacauchie (1846)
[à propos de son père] Le Sr Roger (Joseph-Hippolyte), négociant, demeurant à Paris, rue de Ménars, n° 8, auquel il a été délivré, le 30 juin dernier, le certificat de sa demande d'un brevet d'invention de cinq ans, pour des moyens d'offrir au public des bains d'eau chaude dans des baignoires en cuivre, qu'il appelle bains ambulans. (Bulletin des Lois, 04 juillet 1821)
De retour de son congé en Allemagne, Roger devrait encore son service du 1er septembre au 15 octobre, en supposant qu'il persévérât à vouloir se retirer, ce qui ne peut pas être, ce qui ne sera pas. Cet artiste n'est pas possible en Italie, où l'on ne fait que crier ; l'Allemagne ne serait pas une scène pour lui, mais un tombeau. Irait-il à Saint-Pétersbourg ou à Londres disputer la première place à Tamberlick, lui qui recule à Paris devant la chimère d'une lutte ? Vous voyez bien que Roger appartient à l'Opéra et qu'il y restera. Roger gagne 6.000 francs par mois. (H. de Villemessant et B. Jouvin, Figaro, 09 juillet 1854)
[à propos de sa femme] On nous annonce la mort de Mme Anne-Félicité Roy de la Savatrais, veuve en secondes noces de M. Gustave Roger, décédée au château de Pray (Indre-et-Loire), le 17 janvier, dans sa 87e année. Elle était bien oubliée, la femme du brillant artiste que le public parisien a applaudi pendant un quart de siècle, et qui n’a jamais été qu'incomplètement remplacé à l'Opéra‑Comique et même à l'Opéra. Tout le monde a connu la femme dévouée qui s'était faite la compagne inséparable du chanteur et le soutint jusqu'à la dernière heure de sa carrière brisée. Roger était beaucoup plus jeune que sa femme, mais celle-ci l'aimait d'une tendresse si « maternelle » et l’entourait de tant de soins si affectueusement prodigués, qu’il n’aurait pu, disait-il, vivre une journée sans elle. Après le terrible accident qui vint l’atteindre au moment où il était à l’apogée du succès, c’est sa femme qui lui rendit le courage, et, il l’a avoué, c’est pour elle seule qu’il consentit à vivre. Tous ceux qui ont aimé Roger auront un souvenir de regret pour la compagne qu'il aima jusqu'à son dernier jour. (l'Union libérale, 26 janvier 1889)
|
Gustave Roger
Lorsqu’on voit, de nos jours, des chanteurs pourvus de qualités aimables ou doués d'une voix suffisamment bien timbrée, cueillir l'or à pleines mains sur tous les théâtres du monde, en faisant des pérégrinations dont l'Art ne profite guère, on se demande ce qu'eût pu gagner de centaines de mille francs, un artiste comme Roger, s'il fût venu sur la scène vingt ans plus tard. Roger, en effet, n'est point de ceux qui doivent leur réputation à une particularité dominante. Il n'a jamais cherché à développer, chez lui, une qualité au détriment de l'ensemble ; aussi parfait comédien que chanteur, il personnifiait le véritable artiste, par tous ses côtés élevés. Né à La Chapelle-Saint-Denis, en 1815, Gustave-Hippolyte Roger avait pour père un notaire et pour mère la fille de Corsse, acteur, auteur dramatique et un des premiers directeurs du théâtre de l'Ambigu. Resté orphelin de très bonne heure, il fut dirigé par un de ses parents dans la carrière qu'avait parcourue son père et placé à Montargis en qualité de clerc de notaire. Mais le jeune homme, qui avait fait d'excellentes études, se sentit bientôt une irrésistible vocation pour le théâtre, et comme il était doué d'une très agréable voix de ténor, il entra au Conservatoire, dans la classe de musique, en 1836. Dès la première année il sortit hors de pair dans les concours et obtint le premier prix de chant en 1837. Son engagement à l'Opéra-Comique fut presque immédiatement signé. Roger débuta sur cette scène dont il devait être une des gloires, dans l'Éclair, d'Halévy, en 1838. Sa physionomie agréable, ses manières élégantes, le timbre sympathique de sa voix, son chant correct mais plein de passion, lui conquirent dès les premiers jours, la sympathie d'un public dont il devint bientôt l'idole. Dans la plupart des reprises de chefs-d'œuvre qui le précédèrent au théâtre, notamment dans le Maçon, le Pré aux clercs, le Domino noir, il s’identifia si bien avec les personnages qu’il représentait, qu’on ne songea plus aux créateurs du rôle. De 1838 à 1848, durant dix années, il règne en souverain à l’Opéra-Comique où il eut le bonheur de créer, entre autres ouvrages : La Part du Diable, de Scribe, musique d'Auber, le 13 janvier 1843 ; La Sirène, de Scribe, musique d'Auber, le 26 mars 1843 ; Les Mousquetaires de la Reine, de Saint-Georges, musique d'Halévy, le 3 février 1846 ; Haydée, de Scribe, musique d'Auber, le 28 décembre 1847. En 1848, Roger rompit son engagement avec l'Opéra-Comique pour faire une tournée en Angleterre avec la célèbre Jenny Lind. De retour à Paris, il ne revint pas au théâtre où il comptait vingt succès éclatants, et lorsqu'on parla de son engagement probable à l'Opéra, toute cette société parisienne qui aimait en lui l'élégant cavalier autant que le chanteur de goût, redouta pour sa voix si charmante, le colossal vaisseau et le formidable orchestre de l'Académie de musique. Mais Roger ambitionnait de créer ce fameux Prophète, que Meyerbeer faisait attendre depuis tantôt dix ans. Il voyait là une occasion sans exemple d'agrandir sa renommée, et l'illustre compositeur, qui connaissait l'intelligence de l'artiste, son rare talent de comédien, loin de le détourner d'une tentative qui pouvait être périlleuse, l'accueillit à bras ouverts. Le succès de l'œuvre et celui de l'artiste furent immenses, on le sait. Personne n'a encore remplacé Roger dans ce rôle de Jean de Leyde, aussi important sous le rapport dramatique que pour l'exécution vocale. De 1849 à 1859, Roger resta à l'Opéra, où il eut divers engagements qu'il ne contractait que pour plusieurs mois à la fois, à des prix qui s'élevèrent jusqu'à 10,000 francs par mois. Pendant cette période de dix années, c'est-à-dire égale à celle de son passage l'Opéra-Comique, voici toutes les créations qu'il effectua : Le Prophète, opéra en 5 actes, de Scribe, musique de Meyerbeer, 16 avril 1849 ; L'Enfant Prodigue, opéra en 5 actes, de Scribe, musique d'Auber, le 26 décembre 1850 ; Le Juif Errant, opéra en 5 actes, de Scribe et Saint-Georges, musique d'Halévy, le 23 avril 1852 ; La Fronde, opéra en 5 actes, de Lacroix et A. Maquet, musique de Niedermeyer, le 2 mai 1853 ; Sainte Claire, opéra en 3 actes, de G. Oppelt, musique du duc de Saxe-Cobourg, le 27 septembre 1855 ; La Rose de Florence, opéra en 2 actes, de Saint‑Georges, musique de Billetta, le 10 novembre 1856 ; Herculanum, opéra en 4 actes de Méry, musique de Félicien David, le 4 mars 1859. En outre de ces créations, Roger chanta, à l'Opéra, Manrique du Trouvère, Raoul des Huguenots, Gérard de la Reine de Chypre, Edgard de Lucie de Lammermoor, Fernand de la Favorite. Si la voix l'a quelquefois trahi, combien il savait racheter cela par l'expérience de la scène, et quelle physionomie large et sympathique n’a-t-il pas imprimée à ses rôles. Car Roger savait très bien que quelques notes brillantes dans le gosier et lancées avec éclat ne sauraient constituer l’interprétation d'un personnage. Tous ces sentiments chevaleresques si vigoureusement accusés par les poètes et les musiciens trouvèrent en lui une âme et un cœur pour les traduire. Quand par exemple, il chantait ce duo du 4e acte des Huguenots : « Tu l'as dit, tu m'aimes », c'était tout un drame empoignant où la passion atteignait véritablement au sublime. De 1850 à 1860, Roger fit plusieurs excursions en Allemagne, où il remporta de véritables triomphes ; à Berlin, avec la Dame blanche, les Huguenots ; à Munich, avec la Juive ; à Hambourg, avec le Prophète, dont il chanta le 1er acte en allemand. Le 27 juillet 1859, un épouvantable accident vint interrompre soudainement sa brillante carrière. Roger avait acheté une magnifique propriété à Villiers, château de Lalande, où il se reposait quand l'Opéra lui laissait des loisirs. Il s'était constitué là un cabinet de travail, où le conduisait souvent son amour pour l'étude des chefs-d'œuvre de la poésie étrangère, il affectionnait principalement les poésies allemandes. Klopstock était son poète de prédilection, aussi le traduisit-il en partie. A ces plaisirs de l'étude, il aimait à joindre les délassements de la chasse, et souvent seul il se donnait cette distraction dans son parc de Villiers. Ce fatal jour-là, à proximité même du château, Roger dépose son fusil près d'une haie pour franchir un fossé, puis le reprend par l'extrémité du canon pour repartir en chasse. L'arme prise dans le fourré de la haie résiste, puis sous l'effort de l'artiste qui tire l'arme à lui, le coup part et fracasse horriblement le bras droit de Roger. L'amputation fut jugée immédiatement nécessaire. Tout Paris s'émut de cet horrible accident, car Roger avait, comme homme, autant d'amis que comme artiste. On pouvait croire ne plus jamais revoir sur la scène le chanteur aimé. Il n'en fut rien. Muni d'un bras artificiel, Roger reparut, à son bénéfice, sur la scène de l'Opéra, le 15 décembre suivant 1859, dans le 1er acte de la Dame blanche, le 1er tableau du 5e acte du Prophète, et le 4e acte de la Favorite. On peut penser comment il fut accueilli. Jamais enthousiasme ne fut plus sincère, car il partait du fond du cœur de la plupart des assistants. Roger reparut encore aux Italiens, à l'Opéra-Comique dans la Dame blanche et la Sirène. Puis il alla en Belgique en 1864, et à Vienne en 1867. En 1868, il fit un essai dans le drame, qui ne lui réussit pas. Il créa à la Porte-Saint-Martin le rôle dramatique de Saint-Gildas dans la pièce de Cadio de George Sand, Je dois dire pour la vérité historique, qu'il y fit entendre des accents mélodramatiques de nature à lui mériter un échec complet. Depuis lors Roger s'est retiré du théâtre et il a bien l'ait. Nommé professeur de chant, au Conservatoire de Musique, en remplacement de Révial, il rend là des services éminents, car nul mieux que lui n'est à même d'enseigner un art où il excellait. Je l'ai dit, Roger n'est pas seulement une gloire parisienne pour le théâtre, c'est un littérateur érudit et d'un esprit très distingué. Il joint à ces mérites d'artiste, des qualités d'homme qui le font aimer de ceux qui le connaissent. Plein d'aménité, très bienveillant, possédant d'excellentes manières. il est de ceux qui honorent la carrière du théâtre.
(Félix Jahyer, Paris-Théâtre, 09 juillet 1874)
|
Gustave Roger en 1874 [photo Buguet]
Il est fils d'un notaire et petit-fils par sa mère, de l'acteur Corsse, qui fut l'un des premiers directeurs de l'Ambigu-Comique et s’était fait un nom au boulevard par la verve avec laquelle il créa le personnage de Mme Angot. Après avoir fait ses études au collège Louis-le-Grand, Gustave Roger, devenu orphelin de bonne heure, commença à suivre les cours de l'Ecole de droit, puis fut placé chez un avoué. Mais l'oncle et tuteur du jeune étudiant, Roger, député du Loiret, ayant appris que Gustave s'avisait de jouer les amoureux de vaudeville à la salle Chantereine, exila son neveu à Argentan, où il devint principal clerc d'un notaire, ami de sa famille. Le jeune clerc, entraîné par sa vocation, forma bientôt le projet de créer un théâtre à Argentan. Il commença par débaucher les trois clercs et le saute-ruisseau qui composaient avec lui le personnel de l'étude, puis il s'associa un agent voyer et un gendarme. Quant à la partie féminine de la troupe, il la recruta parmi les grisettes de l'endroit. Un beau matin, les habitants d'Argentan purent lire une affiche jaune rédigée en ces termes : « Avec la permission de M. le maire, aujourd'hui 15 août 1836, grande représentation extraordinaire, à l'auberge du Lion-d'Or : Célina ou l'Enfant du mystère, comédie en trois actes, de Scribe ; la Tour de Nesle, comédie en cinq actes avec combats, travestissements et transformations, par Scribe ; le Désespoir de Jocrisse, comédie en un acte, de Scribe. Le spectacle sera terminé par le célèbre duo de la Vestale, de Scribe, arrangé pour cor de chasse et guitare. Rétribution à volonté, et en sortant seulement ! » Le résultat se devine sans peine : le patron, après avoir applaudi ses clercs et son saute-ruisseau, mit Roger à la porte de son étude. Roger fut accueilli par le notaire de Montargis qui, finalement, après une escapade du même genre, réexpédia le clerc artiste à son tuteur. Celui-ci cessa dès lors de combattre une vocation qui se révélait si clairement, et Roger se fit admettre au Conservatoire, dans la classe de déclamation de M. Morin. Il entra ensuite dans la classe de chant de Martin, et il obtint, en 1837, le premier prix de chant et de déclamation lyrique. Il débuta, l'année suivante, sur le théâtre de l'Opéra-Comique, par le rôle de Georges, dans l'Eclair. Son succès fut complet et ne fit que grandir jusqu'au jour où il quitta une scène qui convenait si bien à ses moyens. Avant de débuter à l'Opéra, où Meyerbeer lui préparait le rôle du Prophète, Roger passa la Manche en compagnie de Jenny Lind. Ce fut à Londres qu'il aborda, avec le plus grand bonheur, l'opéra italien, dans la Sonnambula et la Lucia. A l'Opéra, sa première création fut le rôle du Prophète (1849), de Meyerbeer ; il y trouva l'occasion d'un magnifique triomphe. Trois autres interprétations nouvelles : l'Enfant prodigue, d'Auber, le Juif errant, d'Halévy, la Fronde, de Niedermeyer, et d'heureuses reprises dans les Huguenots, la Reine de Chypre, Lucie, la Favorite, donnèrent un grand éclat à son nom. Toutefois, les succès qu'il obtint à l'Opéra furent parfois contestés, et nombre d'artistes et d'amateurs s'obstinèrent à affirmer que sa véritable place était à l'Opéra-Comique. Utilisant ses congés, M. Roger a, de 1850 à 1860, visité sept fois l'Allemagne, qui lui a toujours fait le plus chaleureux accueil. A Francfort, les Huguenots, qu'il chanta en allemand, comme plus tard le Prophète à Hambourg, lui valurent de nombreuses ovations et sérénades, qui le suivirent dans toutes les capitales. Voici en quels termes Roger racontait lui-même une de ces ovations, dans une lettre datée de Francfort et adressée à Hector Berlioz : « On vient de me donner une sérénade après les Huguenots, que j'ai chantés en allemand. J'étouffe de bonheur ! Il pleut à verse, et ils sont là, dans la rue, avec des parapluies et des lanternes, à onze heures du soir, heure à laquelle Francfort entière dort habituellement. Je descendis dans la rue ; je les embrassais, je pleurais ; je crois qu'à défaut de la pluie, j'aurais pu m'enrhumer de mes larmes. Je suis rentré, je leur ai fait un speech en français, je leur ai dit tout ce que j'ai pu trouver d'aimable : « Allez vous coucher, sacrr... ; c'est ridicule de chanter comme cela, les pieds dans l'eau !... Vous êtes tous de vrais cœurs d'artistes, je ne vous oublierai de ma vie ; mais, pour Dieu, allez vous coucher ! » Un de mes amis a traduit cette brillante improvisation en allemand ; trois gros hourras sont partis, puis tout est rentré dans le silence. » En 1859, un accident de chasse força Roger à subir l'amputation du bras droit et à remplacer le membre perdu par un bras d'un mécanisme d'ailleurs admirable. L'artiste n'en dut pas moins abandonner l'Opéra, mais sans renoncer à sa carrière. Il reprit ses pérégrinations en province et à l'étranger, et débuta aux Italiens, en février 1860, dans la Lucia. Il y fut l'objet d'une ovation sympathique. Engagé depuis à l'Opéra-Comique pour quelques représentations, on le revit dans Haydée (1860) et les Mousquetaires de la reine (1861) ; mais à ce théâtre même, témoin de ses anciens triomphes, il n'a plus guère retrouvé qu'un succès de curiosité. Il essaya, sans plus de succès, de donner une sorte de concert polyglotte, où il chanta en anglais, en allemand, en italien et en espagnol. Il avait interprété à Bade, en 1860, avec Mme Miolan-Carvalho, un opéra inédit de Gounod, la Colombe. Roger a eu ce malheur, trop fréquent chez les artistes, que son goût pour le théâtre a survécu à ses moyens. Il a été cruellement puni, en 1868, de cette obstination à poursuivre une carrière brisée ; il a complètement échoué dans le rôle de saint Gildas, du Cadio de Mme George Sand. Enfin, il a été nommé professeur de chant au Conservatoire l'année suivante, et nous croyons qu'il est là désormais à sa véritable place. Voici la liste des pièces dans lesquelles Roger a créé ou repris des rôles à l'Opéra-Comique et à l’Opéra : l'Eclair, le Perruquier de la Régence d'Ambroise Thomas, la Figurante de Clapisson, Régine ou Deux nuits d'Adolphe Adam, reprise du Chalet et de la Marquise d'Adam, reprise du Domino noir, le Shérif d'Halévy, Eva de Coppola et Girard, Mergy du Pré-aux-Clercs, l'Opéra à la cour, la Neige d'Auber, Joconde de Niccolo, le Guittarero d'Halévy, l'Aïeule d'Adrien Boieldieu, Richard Cœur de Lion de Grétry, le Diable à l'école d'Ernest Boulanger, le Duc d'Olonne d'Auber, le Code noir de Clapisson, la Part du diable d'Auber, Mina ou le Ménage à trois d'Ambroise Thomas, le Déserteur de Monsigny, la Sirène d'Auber, la Barcarolle d'Auber, les Mousquetaires de la reine d'Halévy, Gibby la Cornemuse de Clapisson, Haydée d'Auber, le Prophète, l'Enfant prodigue d'Auber, la Reine de Chypre d’Halévy, le Juif errant d'Halévy, le Comte Ory, la Fronde de Niedermeyer, la Vestale de Spontini, Sainte-Claire du duc de Saxe-Cobourg-Gotha, la Rose de Florence, Lucie, les Huguenots, la Favorite, le Trouvère. Roger était un chanteur doué d'une puissance dramatique peu ordinaire, qui progressait avec une intelligente gradation, selon les exigences de chaque scène. Il appartient à cette catégorie d'artistes du premier ordre qui ne montrent jamais plus de puissance qu'en contenant leur force ; et s'il occupe un haut rang comme chanteur, il se distingue plus encore peut-être comme artiste dramatique, bien que l'exiguïté de sa taille lui ait enlevé dans beaucoup d'occasions la meilleure partie de ses moyens. Sa voix était riche, d'un volume et d'une étendue souvent considérables, avec un fausset très doux et d'une grande expression. Bien qu'il ait excellé surtout dans les scènes dramatiques, où son style large, uni à sa magnifique méthode, produisait un merveilleux effet, il s'est aussi, selon l'occasion, montré comique et passionné, sentimental et plein d'humour, comme dans Gibby la Cornemuse, par exemple, une de ses plus heureuses créations. Son jeu scénique était parfait d'aisance, de naturel et d'abandon. Roger a traduit en vers, en 1857, les Saisons, oratorio d'Haydn.
(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1872-1876)
|
Gustave Roger, photo Etienne Carjat [BNF]