Frédéric MISTRAL

 

 

 

Joseph Étienne Frédéric MISTRAL dit Frédéric MISTRAL

 

écrivain français d'expression occitane

(Maillane, Bouches-du-Rhône, 08 septembre 1830* – Maillane, 25 mars 1914)

 

Fils de François MISTRAL (Saint-Rémy, Bouches-du-Rhône, 08 janvier 1771 – Maillane, 04 septembre 1855*), propriétaire agriculteur [fils d’Antoine MISTRAL (Saint-Rémy, 1747 – Maillane, 11 août 1827) et de Marguerite MANSON (– Maillane, 16 avril 1815)], et de Marguerite Adélaïde POULLINET (Maillane, 30 avril 1803 – Maillane, 25 août 1883) [fille d’Étienne POULLINET (1760-1835), propriétaire agriculteur, et d’Anne Henriette RIVIÈRE (1761-1835)], mariés à Maillane le 26 novembre 1828*. François Mistral avait épousé en premières noces à Graveson, Bouches-du-Rhône, le 01 mars 1800, Françoise LAVILLE (Maillane, 30 octobre 1767 – Maillane, 16 janvier 1825), de qui il eut Marie MISTRAL (1801-1831), François MISTRAL (1803-1806) et Louis Joseph MISTRAL (1807-1873)].

Epouse à Dijon, Côte-d’Or, le 27 septembre 1876* Marie Louise Aimée RIVIÈRE (Dijon, 16 février 1857* – Maillane, 06 février 1943), fille de Maurice Laurent RIVIÈRE (Saint-Maurice-l’Exil, Isère, 19 juin 1829 – Vienne, Isère, 04 février 1911), négociant, et de Joséphine Albertine BERTRAND (Gray, Haute-Saône, 27 juillet 1837 – Vienne, Isère, 23 août 1913).

 

 

Il prépara avec son ancien camarade du collège d'Avignon Joseph Roumanille la renaissance provençale en groupant les poètes du Midi jusque-là isolés et entreprit de composer son œuvre capitale, Mireille, qui va lui demander huit années d'effort créateur. En 1854, il fut un des sept poètes présents à la réunion du château de Fontségugne d'où sortit, avec le nom de félibres, la première organisation du félibrige. Puis il contribua à la création de l'Armana prouvençau (1855) qui devint l'organe de la propagande félibréenne et, en 1859, il publia à Avignon son célèbre poème rustique Mirèio (Mireille) dont Lamartine salua avec enthousiasme l'apparition [Michel Carré en tira l'opéra-comique Mireille pour Charles Gounod en 1864]. En même temps qu'une renaissance linguistique, Mistral poursuivait aussi une œuvre de rénovation nationale, et ses efforts pour conserver aux provinces méridionales leurs caractères particuliers tendaient naturellement à la décentralisation. Il étendait même au delà des frontières l'action morale du félibrige ; ainsi par le Chant de la coupe (1868), il appelait à l'union, par-delà les frontières, les félibres provençaux et les poètes catalans qui avaient été chassés d'Espagne par la révolution de 1868, et après 1870 il exaltait, dans l'Hymne à la race latine (1878), l'idée du rapprochement des nations latines. Cependant son rôle d'organisateur ne cessait de grandir. En 1876, prenant pour base la division du pays de langue d'oc en dialectes, il donna un nouveau statut au félibrige et il en fut proclamé grand maître (capoulié).

Entre toutes les productions félibréennes, les œuvres de Mistral se distinguent par une puissante inspiration unie à l'art le plus savant. Ce sont, dans le genre épique : avec Mirèio poème de la Provence rustique et catholique, Calendal (1867), magnifique glorification de la Provence héroïque [Paul Ferrier en a tiré un opéra pour Henri Maréchal créé à Rouen en 1894] ; Nerto (1884), nouvelle en vers sur une légende du moyen âge [Maurice Léna en a tiré un opéra pour Charles-Marie Widor créé à l'Opéra de Paris en 1924] ; lou Pouèmo dóu Rose (1897), évocation pittoresque de l'ancienne batellerie du Rhône ; dans le genre dramatique, la Rèino Jano (1890), pièce d'un ton plutôt lyrique et qui ne fut jamais jouée ; dans le genre lyrique, lis Isclo d'or (les Iles d’or, 1875), recueil de poésies généralement destinées à traduire un sentiment collectif, son meilleur titre de gloire avec Mirèio, et lis Oulivado (1912) [la cueillette des olives], dernière récolte de chansons. Il faut se garder d'omettre son œuvre de philologue : le Trésor du félibrige (1878-1886), dictionnaire provençal-français, admirable encyclopédie de la langue d'oc, ni l'autre monument élevé par lui à la Provence, le Museon Arlaten (musée Arlésien) [1899], où il a réuni toutes les formes de la vie provençale, ni non plus ses Mémoires (1906) où, en se racontant lui-même, il a fait revivre son pays et sa race. Sous le titre de Proses d'almanach, Nouvelles et Dernières proses d'almanach, on a réuni un choix de ses articles à l'Armana provençau.

En décembre 1904, il reçut le Prix Nobel de littérature (avec le dramaturge espagnol José de Echegaray). Il a été nommé chevalier (14 août 1863), officier (04 janvier 1895), puis commandeur (28 mai 1909) de la Légion d’honneur. Sa femme, qui fut sa collaboratrice pendant trente ans, et surveilla la publication de ses œuvres inédites, a été nommée chevalier de la Légion d’honneur le 05 septembre 1930.

Il est né au mas du Juge, propriété de sa famille depuis 1803, dont hérita en 1855 son demi-frère Louis Mistral ; il alla s’installer avec sa mère dans la maison du Lézard à Maillane ; en 1875, il fit construire à côté une maison qu’il habita avec sa femme et qui devint, à la mort de celle-ci, le Musée Frédéric Mistral (Museon Frederi Mistral) ; le monument du poète dans son jardin est dû au sculpteur Jean-Georges Achard (1928). Il est décédé en 1914 à quatre-vingt-trois ans. Son tombeau, qu’il s’était fait construire à Maillane en 1906 est la copie exacte du pavillon de la cour d’amour de la Reine Jeanne aux Baux. Une plaque est au 112 rue Montmartre à Paris 2e pour commémorer le centenaire de Mireille (1959) : « Frédéric Mistral demeura dans cette maison en 1859, l’année où il publia Mireille ».

 

 

 

 

Frédéric Mistral [photo E. Pirou]


 

chansons

 

Cansoun de la Coupo [Chanson de la Coupe], musique de Meste Sicard => partition

Cansoun de la Coupo [Chanson de la Coupe], orchestrée par Jules Chastan => partition

Cansoun dis avi (la) [la Chanson des Aïeux], musique de Ch. Bordes => partition

Cansoun dou Cinquantenari, musique de G. Duran (1603) => partition

Grihet (li) [les Grillons], tableau champêtre, musique de Ch. Amédée Mager => partition

Magali [extrait de Mireille], chanson provençale => partition

Raço latino (la) [la Race latine], musique de Ch. Amédée Mager => partition

 

 

 

 

Mireille, statue d'Antonin Mercié (1913)

 

 

 

dernière strophe de Mirèio (manuscrit de Mistral gardé au Museon Arlaten)

 

 

 

 

Mirèio (Mireille)

 

poème provençal de Frédéric Mistral (1859). L'auteur l'a publié avec une traduction française en regard. Il est divisé en douze chants : 1° le Mas des Micocoules ; 2° la Cueillette ; 3° le Dépouillement des cocons ; 4° les Prétendants ; 5° le Combat ; 6° la Sorcière ; 7° les Vieillards ; 8° la Crau ; 9° l'Assemblée ; 10° la Camargue ; 11° les Saintes ; 12° la Mort. — Mireille, fille de maître Ramon, riche fermier de la Crau, s'éprend de Vincent, fils du pauvre vannier Ambroise, qui est venu un soir au mas demander l'hospitalité. Les deux enfants se retrouvent à la cueillette du mûrier, et Mireille déclare son amour à Vincent. Trois prétendants briguent la main de Mireille : le berger Alari, Veran le gardien de chevaux, Ourrias le toucheur de taureaux. Mireille les éconduit tous trois. Ourrias frappe Vincent par traîtrise d'un coup de trident ; mais la barque sur laquelle il traverse le Rhône sombre, et il périt. Cependant, Vincent est porté au Trou des fées, où la sorcière Taven guérit sa blessure. A la prière de son fils, Ambroise va demander la main de Mireille à maître Ramon, qui le repousse avec mépris. Mireille s'enfuit la nuit du foyer paternel ; elle va au tombeau des saintes Maries prier ces patronnes de la Provence de fléchir ses parents. En traversant la Camargue, elle est frappée d'un coup de soleil. Les saintes Maries lui apparaissent et lui disent la nécessité de souffrir sur la terre pour avoir le bonheur dans le ciel. Mireille meurt dans les bras de Vincent et de ses parents.

Quand ce poème parut, Lamartine, auquel il était dédié, salua avec enthousiasme, dans son Cours de littérature, « un grand poète épique, un poète primitif, qui d'un patois vulgaire faisait un langage classique ». Mireille, en effet, n'est pas seulement une touchante histoire d'amour, c'est une belle épopée familière et agreste, où revivent, en de nombreux et pittoresques épisodes (la cueillette des feuilles du mûrier ; la procession des noyés du Rhône ; les apparitions du Trou des fées ; le récit des saintes Maries ; la chanson du bailli de Suffren ; la chanson de Magali, etc.) la nature, les mœurs, les légendes et la poésie propre de la Provence.

 

D'après Frédéric Mistral, le nom de Mirèio (Mireille) serait la forme provençale du nom hébreu Miriam. Son poème et l'opéra qu'en a tiré Gounod l'ont popularisé. L'idée de donner ce nom à son héroïne fut suggérée à Mistral par ce dicton qui avait jadis cours à Maillane, et qui se rapportait sans doute à quelque jeune fille renommée pour sa beauté : « Sèmblo la Bello Mirèio, mis amour ! » Elle ressemble à la belle Mireille, mes amours !

 

(Nouveau Larousse Illustré, 1897-1904)

 

 

 

 

 

fonds baptismaux de l'église de Maillane, où Mistral a été baptisé le 10 septembre 1830 [photo ALF, 2000]

"Eici i sànti font de sa glèiso, e lou 10 de setèmbre 1830, es esta bateja Frederi Mistral, nascu de l'avans-vèio, lou meme jour que Nosto-Damo."

 

 

 

 

le Mas du Juge, à Maillane, où est né Frédéric Mistral

 

 

 

 

Poète provençal, le fondateur, avec Roumanille, du félibrige. Sa famille était allée, au XVIe siècle, du Dauphiné en Provence. Roumanille, dont il fut l'élève dans une institution d'Avignon, détermina sa vocation littéraire. Il prit sa licence en droit à la faculté d'Aix. C'est dans le premier recueil collectif de la nouvelle école : li Provençalo (les Provençales) [1852] que se trouvent les premières poésies de Mistral. Il fut l'un des organisateurs des congrès d'Arles (1852) et d'Aix (1853), où furent jetées les bases de la renaissance provençale. En 1854, il fut un des sept poètes présents à la réunion légendaire du château de Fontségugne, près d'Avignon, et c'est lui qui proposa le nom de félibres. Il contribua à la création de l'Armana prouvençau, y publia des poésies, des récits en prose et devint, dans un Avant-Propos, sous le pseudonyme de Gui de Mount-Pavoun, l'historiographe du mouvement félibréen. Enfin, parut, à Avignon, en 1859, son célèbre poème rustique, Mirèio (Mireille), qu'il alla présenter lui-même à Paris, et dont Lamartine salua avec enthousiasme l'apparition. Ce n'était pas seulement une renaissance linguistique que poursuivait le poète : il voyait dans le félibrige un puissant instrument de rénovation nationale par la décentralisation et de conservation des originalités artistiques des anciens pays de la langue d'oc. Il appelait même la Catalogne, où un dialecte de cette langue est parlé, à fraterniser avec le Languedoc et la Provence. Pour célébrer l'union des poètes catalans avec les félibres, aux fêtes mémorables de Saint-Rémy (1868), Mistral composa le Chant de la coupe, qui devint l'hymne sacré des banquets félibréens. En 1867, Mistral avait fait paraître un nouveau poème en douze chants, d'allure très épique : Calendau (Calendal), moins connu, mais plus puissant et plus coloré peut-être encore que Mirèio, superbe exaltation de la Provence héroïque, symbolisée sous les traits d'Estérelle. En 1876, Mistral prend l'initiative d'un fort groupement du félibrige qui, à Avignon, est organisé, d'après son plan, avec des maintenances provinciales, groupant les écoles et un consistoire directeur de cinquante membres (majoraux), dont il est proclamé capoulié. En 1884, il va célébrer avec les Cigaliers et le Félibrige de Paris, à Sceaux, le quatrième centenaire de l'annexion de la Provence à la France. Il publie, en 1875, le recueil de ses poésies diverses : lis Isclo d'or (les Iles d'or [nom des îles d'Hyères]) ; en 1884, Nerto (Nerte), conte poétique en plusieurs chants ; en 1890, la Rèino Jano (la Reine Jeanne), tragédie provençale ; mais son œuvre capitale, après Mirèio et Calendau, c'est le Trésor du Félibrige, dictionnaire provençal-français. L'Institut lui accorda, pour cette œuvre considérable, un prix de 10.000 francs, qu'il consacra pendant dix ans à la publication d'un journal provençal, l'Aioli (1890-1900). Son dernier poème en vers non rimés, le Poème du Rhône (1897), est la résurrection poétique de toute l'ancienne vie si animée de la batellerie rhodanienne. Enfin, désireux de donner l'exemple de la décentralisation artistique, il a créé, en 1898, le Museon arlaten (Musée arlésien), à Arles, où les vieux meubles, les anciens bijoux, toutes les reliques du passé provençal sont reproduites ou conservées. Une salle spéciale y est réservée au mouvement félibréen.

(Maurice Faure, Nouveau Larousse Illustré, 1900-1904)

 

En 1904, il partagea avec l’écrivain espagnol José de Echegaray le prix Nobel institué pour récompenser l’œuvre la plus remarquable à tendances idéalistes. En 1910, il publia : la Genèsi, traduction provençale de la Genèse avec le texte de la Vulgate en regard, Discours et Dicho de F. Mistral, discours et paroles prononcées dans les assemblées félibréennes, et Mes origines : Mémoires et récits de F. Mistral, paraissant en trois éditions : texte provençal, texte français et texte provençal avec traduction française en regard. Ajoutons à la bibliographie de Mistral la conférence faite à l’Exposition universelle de Liège le 17 juillet 1905 et publiée à Avignon, sous ce titre : Mistral et son œuvre (1905).

(Nouveau Larousse Illustré, supplément, 1906)

 

 

 

 

 

 

Poète provençal, né au mas du Juge, près de Maillane, le « beau jour de Notre-Dame (le 8) de septembre 1830 ». — Il est mort à Maillane le 25 mars 1914, des suites d'une grippe catarrhale qui a mis fin brusquement, dans sa quatre-vingt-quatrième année, à une verte vieillesse. L'illustre poète en qui se personnifie toute la Provence a raconté dans ses mémoires comment son père, François Mistral, veuf à cinquante-cinq ans, épousa (tel Booz épousa Ruth) une jeune fille qui glanait dans ses champs : Delaïde Poulinet devait être la mère du poète. Il y a peint la vie patriarcale qu'on menait dans le « mas » paternel, sa riante enfance dans le beau paysage qu'offre la plaine de la Durance avec la vue lointaine des Alpilles, et toute cette activité rurale, toutes ces croyances, toutes ces légendes auxquelles il fut dès lors initié. Puis on l'envoya en pension et au collège à Avignon. Il y eut pour professeur Roumanille, qui écrivait alors li Margarideto (les Pâquerettes). Il commençait lui-même à rimer. Il fit des études de droit à la faculté d'Aix ; mais, après la licence, délaissa le code et revint pour toujours s'établir à Maillane.

Déjà il s'était fixé avec précision un triple objet :

« Le pied sur le seuil du mas paternel, les yeux sur les Alpilles, en moi et de moi-même, je pris la résolution : premièrement, de relever, de raviver en Provence le sentiment de race que je voyais s'annihiler sous l'éducation fausse et antinaturelle de toutes les écoles ; secondement, de provoquer cette résurrection par la restauration de la langue naturelle et historique du pays, à laquelle les écoles font toutes une guerre à mort ; troisièmement, de rendre la vogue au provençal par l'influx et la flamme de la divine poésie. »

On sait qu'il fut un des fondateurs (en attendant qu'il en fût le chef incontesté) du félibrige, dont Roumanille avait été le précurseur. Déjà il publiait des vers dans les Provençales, l'anthologie de Roumanille. Il ébauchait le premier chant de Mireille. Il assistait aux deux Congrès des « troubadours » d'Arles (1852) et d'Aix (1853). C'est en 1854, au château de Fontségugne, près d'Avignon, que les sept jeunes poètes : Th. Aubanel, J. Brunet, Anselme Mathieu, Frédéric Mistral, J. Roumanille, Alph. Tavan et Paul Giéra décidèrent la restauration de la littérature provençale et prirent pour la première fois le nom de félibres. L'Armana Prouvençau (l'Almanach provençal), à partir de 1855, publia chaque année leurs œuvres en prose et en vers et, parmi elles, de nombreux essais de Mistral. (Cf. E. Lefèvre, Bibliographie mistralienne.)

A la suite du partage qui eut lieu à la mort de son père (1855), Mistral dut quitter le mas du Juge où il était né, et s'établit dans la maison de Maillane, qui lui échut et qu'il ne devait guère quitter.

Bientôt parut l'œuvre qui allait être pour la Provence moderne, toute proportion gardée, ce que l'Iliade et l'Odyssée avaient été pour la Grèce : la source de toute légende et de toute poésie. En l'année 1856, le poète Adolphe Dumas, chargé d'une mission littéraire en Provence, vit Mistral à Maillane, entendit quelques passages de Mireille, en fut enthousiasmé, célébra le poète qu'il avait découvert, le fit venir à Paris, et le présenta à Lamartine. L'auteur de Jocelyn comprit l'auteur de Mireille. Lorsqu'en 1859, il reçut le volume complet et imprimé, il consacra au poème provençal un de ses Entretiens (le 40e du Cours de littérature).

Ces pages furent comme un chant triomphal :

« Je vais vous annoncer aujourd'hui une bonne nouvelle ! Un grand poète épique est né. La nature occidentale n'en fait plus ; mais la nature méridionale en fait toujours ; il y a une vertu dans le soleil. Un vrai poète homérique dans ce temps-ci, un poète, né, comme les hommes de Deucalion, d'un caillou de la Crau, un poète primitif dans notre âge de décadence, un poète grec en Avignon, un poète qui crée une langue d'un idiome, comme Pétrarque a créé l'italien, un poète qui d'un patois vulgaire fait un langage classique d'images et d'harmonie, ravissant l'imagination et l'oreille ; un poète qui joue sur la guimbarde de son village des symphonies de Mozart et de Beethoven ; un poète de vingt-cinq ans, qui, du premier jet, laisse couler de sa veine, à flots purs et mélodieux, une épopée agreste, où les scènes descriptives de l'Odyssée d'Homère et les scènes innocemment passionnées de Daphnis et Cloé de Longus, mêlées aux saintetés et aux tristesses du christianisme, sont chantées avec la grâce de Longus et la majestueuse simplicité de l'aveugle de Chio ; est-ce là un miracle ? Eh bien, ce miracle est dans ma main ; il est déjà dans ma mémoire ; il sera bientôt sur les lèvres de toute la Provence... On dirait que pendant la nuit une île de l'Archipel, une flottante Délos, s'est détachée d'un groupe d'îles grecques ou ioniennes et qu'elle est venue sans bruit s'amarrer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ses chanteurs divins de la famille des Mélésigènes. Sois la bienvenue parmi les chantres de nos climats ! Tu es d'un autre ciel et d'une autre langue ; mais tu as apporté avec toi ton climat, ta langue et ton ciel ! Nous ne te demandons pas d'où tu viens, ni qui tu es. Tu Marcellus eris ! »

C'est en effet une œuvre d'une admirable jeunesse que Mireille. Elle a cette fraîcheur qu'on ne trouve d'ordinaire qu'à l'aurore des grandes littératures. Ce n'est pas seulement une émouvante histoire d'amour (à cet égard le second chant est une délicieuse idylle) ; c'est encore une épopée agreste où revit toute l'ancienne Provence avec ses légendes, ses mœurs et ses beaux paysages. La figure de Mireille est venue se placer à côté des types immortels de la littérature universelle, consacrée par les arts, et en particulier par la musique ; car l'opéra de Gounod, en 1864, a contribué à la rendre populaire dans un public étendu. Le poème de Miréio a été traduit bien des fois, d'abord en français — et naturellement la meilleure traduction est celle qu'en a donnée, comme de ses autres œuvres, Mistral lui-même — plusieurs fois en allemand, en anglais, en espagnol, en italien, en danois, en hongrois, en polonais, en suédois, en russe, en roumain, etc.

Mais, si Mireille demeure l'œuvre la plus populaire de Mistral, ses autres poèmes ne sont nullement inférieurs. En 1866, parut Calendal (Calendau) : c'est un poème épique en douze chants ; c'est le récit des exploits d'un pêcheur d'anchois de Cassis, Calendal, qui veut mériter l'amour de la dame d'Aiglun. L'œuvre est pleine de belles narrations, brillantes, colorées, où revit la Provence héroïque et bien disante. Les Iles d'or (lis Isclo d'Or) — c'est, en provençal, le nom des îles d'Hyères — (1875) est un recueil lyrique de chansons, de romances, de sirventes, de « plaintes » (li plang), de sonnets, de chants nuptiaux, etc. ; c'est là qu'on retrouve ces pièces célèbres : la Coupo Santo, chant composé pour célébrer la coupe envoyée par les Catalans aux Provençaux en signe de parenté linguistique, et qui est demeuré le chant triomphal du félibrige ; l'Aqueduc, l'Hymne au soleil, le Tambour d'Arcole, Aux poètes catalans, la Comtesse (la Coumtesso est le symbole de la Provence ; la pièce a pour refrain les deux vers connus : Ah ! si l'on savait m'entendre ! Ah ! si l'on voulait me suivre !), le Psaume de la pénitence, le Rocher de Sisyphe, A Lamartine, etc. Le lyrisme de Mistral est, comme le lyrisme grec, consacré à chanter les émotions, les souvenirs et les désirs d'une race, bien plus que les passions d'un individu.

La publication du Trésor du félibrige (lou Tresor dou felibrige), dictionnaire provençal-français en 2 vol. in-4° (1878-1886), œuvre philologique considérable, montra quelle connaissance approfondie, méthodique et scientifique, de tous les idiomes de langues d'oc avait servi le poète dans sa restauration d'une langue littéraire provençale. L'Académie française, qui, en 1861, avait déjà couronné Mireille, récompensa en 1890 le Trésor du félibrige du prix Reynaud de 10.000 francs, et le poète employa cet argent à fonder et à entretenir le journal l'Aïoli (1890-1900). Après Nerto, nouvelle en vers (1884), illustration poétique d'une vieille légende où l'on voit deux âmes vouées au démon se racheter par la purification et le sacrifice ; après la Reine Jeanne (la Rèino Jano) [1890], tragédie provençale en cinq actes et en vers (il s'agit de Jeanne de Naples), Mistral fit paraître, en 1897, le Poème du Rhône (lou Pouèmo dou Rose), en 12 chants et en vers non rimés, qu'on s'accorde à considérer comme une de ses œuvres les plus belles. Tout en racontant les amours de la belle Anglore avec un mystérieux prince d'Orange, il évoque dans le cadre pittoresque et légendaire d'un magnifique voyage entre Lyon et Beaucaire la vie des bateliers du Rhône avant que la navigation à vapeur eût porté le coup de mort à ce noble passé. Lorsqu'en 1906, Mistral donna dans un charmant volume de souvenirs, qui s'appelle Mes origines : mémoires et récits (Moun espelido : memori e raconte), la narration pleine de bonhomie souriante de ses années d'enfance et le tableau de la campagne provençale au temps de la jeunesse, il confirma la vérité des peintures rustiques qui enchantent les lecteurs de Mireille et de ses autres œuvres d'imagination ; la vision inoubliable de cette Provence ensoleillée, poétique et malicieuse, héroïque et gaie, grandiloquente, si l'on peut dire, avec sobriété, et avec le goût d'une race naturellement fine et artiste. Il publia en 1910 une traduction provençale de la Genèse (la Genèsi traducho en provençau). Sa dernière œuvre considérable, ce sont les Olivades (lis Oulivado), publiées en 1913, nouveau recueil de poésies lyriques écrites à différentes dates de sa vie, souvent à propos de solennités officielles, mais toujours avec cet amour de son pays natal qui fait la belle unité de son existence.

Le triple objet que Mistral s'était proposé, il l'a poursuivi toute sa vie avec une suite, une constance admirables et avec ce sens politique très avisé qui s'alliait parfaitement bien chez lui avec l'enthousiasme. Il a donc voulu premièrement rendre à la Provence sa vie propre, faire œuvre de décentralisation, échapper à l'influence absorbante et niveleuse de Paris. Il a mainte fois regretté le passé lointain et glorieux de la Provence et parlé avec rancune de cette croisade contre les albigeois, qui anéantis pour des siècles une civilisation brillante. Mais le poète et ses disciples se sont toujours vivement défendus d'être séparatistes. Aimer la petite patrie n'empêche pas d'aimer la grande. Une vie locale intense, loin d'être nuisible à un grand pays, est au contraire un signe de bonne santé, au lieu qu'une centralisation à outrance produit un équilibre instable et dangereux. Mistral a donc donné l'exemple. Résistant à l'attrait de Paris, il n'a pour ainsi dire pas quitté Maillane et, pendant sa longue vie, il a incarné l'esprit provençal. De tout son pouvoir il s'est attaché à défendre de sa province les anciens souvenirs, les légendes, les mœurs, les costumes. Dans la ville d'Arles, il a fondé en 1898 la Museon Arlaten, musée artésien d'ethnographie provençale, où il a réuni meubles, tapisseries, costumes, faïences, monnaies et reliques variées. Certes, il n'a pu réaliser tout ce qu'il aurait souhaité, à une époque où toutes les institutions favorisent uniquement la centralisation. Mais son œuvre n'en a pas moins été d'un grand exemple, non seulement dans les pays de Languedoc, mais dans toutes les provinces de France, où l'on a constaté, artistiquement et littérairement, des efforts très louables pour retrouver et conserver, ranimer parfois les originalités locales ; et aussi dans tous les pays étrangers qui ont tenu à lutter pour le maintien de leurs usages régionaux.

En second lieu, Mistral s'est proposé, avec toute l'autorité que lui donnait sa culture littéraire et philologique dans le domaine latin, de restaurer la langue provençale ; de ramener à la dignité de langue littéraire un idiome qui depuis les troubadours était retombé à l'état de patois. Il a composé le Trésor du félibrige, mais c'est surtout en écrivant des chefs-d'œuvre de poésie qu'il a consacré la renaissance qu'il voulait promouvoir. La langue de Mistral est une langue littéraire, dont le fonds principal est le dialecte d'Arles, enrichi de nombreux emprunts aux autres dialectes méridionaux et à la tradition de l'ancienne littérature des troubadours. C'est, si l'on veut, une langue artificielle ; mais il convient de rappeler que, dans la langue de tous les grands poètes qui sont ou à l'origine d'une littérature, ou à l'origine d'une renaissance : chez Homère, chez Théocrite, chez Virgile et chez Dante, il y a une part de convention littéraire imposée par une forte personnalité et acceptée chaque fois qu'elle est consacrée par un chef-d'œuvre. Quant au regret tant de fois manifesté que Mistral, poète d'un pays de France, n'ait pas écrit en français, on peut dire que, dans une œuvre sortie des entrailles mêmes d'un pays, la langue locale est l'expression naturelle d'une poésie locale, surtout lorsque cette langue est un idiome aussi sonore, aussi chantant que le provençal ; sans oublier d'ailleurs que la poésie de Mistral est telle que, dans ses traductions, on peut se rendre compte de ce qu'est l'original.

C'est qu'en effet la poésie de Mistral (et nous arrivons au troisième point de son programme : « donner à la Provence la flamme de la divine poésie ») n'est pas une poésie uniquement de style, ceci dit sans diminuer l'importance de la forme ; c'est une poésie réelle, une poésie de choses. Epique, idyllique ou lyrique, Mistral se soumet à son objet, à la manière des anciens. Il n'est pas de poète plus exempt de l'individualisme romantique ; car sa poésie, de toutes parts, dépasse l'individu. Il chante la nature, telle qu'il la voit de sa maison ; la nature sobre et élégante de sa Provence, le pays des oliviers, des lauriers, des cigales et du soleil. (On connaît sa devise : lou solèu me fai canta « le soleil me fait chanter ») ; et nul comme lui n'en a fixé le parfum. Il chante le passé héroïque, poétique et légendaire de sa province. Il chante l'amour, un amour très vivant, l'amour d'une race ardente ; mais il n'a pas oublié l'idéalisme des trouvères et cette sorte de platonisme qui existe dans leur poésie comme dans la poésie italienne ; le mysticisme n'est absent d'aucune de ces nobles aventures qu'il nous raconte ; il pense que la passion la plus belle, artistiquement et littérairement parlant, est celle que couronne le sacrifice : « L'amour suprême est dans le sacrifice extrême », lit-on dans Calendal. Epris des belles formes comme un païen de l'antiquité, Mistral est cependant un poète essentiellement chrétien. Les quatre derniers vers qu'il a composés étaient destinés à la cloche de l'église de Maillane : « Sonne, cloche, pour la gloire de Dieu ».

Sur son tombeau, dont l'architecture reproduit le pavillon de la reine Jeanne, aux Baux, il a fait graver : Non nobis, Domine, non nobis, sed Provinciæ da gloriam. Cette gloire qu'il demande à Dieu pour sa Provence, sa Provence, de son vivant, la lui a prodiguée avec amour. Si ses œuvres sont plus lues par les lettrés de tous pays que dans les campagnes de Provence, Mistral n'en a pas moins été le « Roi de la Provence ». Il a exercé en effet sur ses compatriotes une royauté patriarcale incontestée, avec une bonhomie qui n'excluait pas une certaine habileté politique. Il eut une grande part, en 1876, à l'élaboration de la constitution du félibrige, qui succéda aux statuts de 1862, et Mistral en fut le premier capoulié. Quand il apparaissait avec son large feutre dans les solennités du théâtre d'Orange ou des Arènes d'Arles, c'était un enthousiasme indescriptible. En son vivant, sa statue, œuvre de Théodore Rivière, s'éleva sur le forum d'Arles, au moment du cinquantenaire de Mireille, qui fut pour lui l'occasion d'un glorieux jubilé. Le pape Pie X lui envoya sa bénédiction. En 1904, il partagea avec Echegaray le prix Nobel, dont il employa le montant à installer son Museon Arlaten (d'abord logé au tribunal) dans le vieux palais arlésien de Castellane-Laval. En 1913, il reçut la visite du président Poincaré. Il s'est éteint, plein de jours et de gloire, dans son village, qu'il n'a point quitté.

(Louis Coquelin, Larousse Mensuel Illustré, juin 1914)

 

 

 

 

 

 

 

Frédéric Mistral, son chien Pan-Panet et son chat [photo E. Lacour]

 

 

Mistral et ses Bêtes
 

C'était un soir d'automne, vers 1891. Mistral revenait, par la route de Saint-Remy, d'une promenade solitaire du côté des Alpilles. Il marchait la tête haute, les yeux clairs, l'allure assurée, comme il marche toujours, se servant de sa canne bien plutôt pour rythmer son pas que pour l'aider, — tel un chef d'orchestre bat la mesure avec son archet. Il arrivait tout près du mas du Juge, le mas qui l'a vu naître, devant le fossé où, tout petit, il manqua se noyer pour cueillir des glaïeuls, quand, tout à coup, de ce même endroit, de cette même roubine, du milieu de ces mêmes plantes aquatiques qui n'ont pas changé, surgit, dans le crépuscule, en tourbillon, une bête brune, bizarre, fantastique, qui se précipita vers lui. Elle tenait sa queue entre ses dents et tournoyait, furibonde, repliée en cercle, avançant ainsi rapidement dans un concert de grognements tantôt rauques, tantôt aigus, tantôt mourant en une plainte très douce, tantôt éclatant en une colère épouvantable. Mistral s'était arrêté, interloqué. Mais voici que le chien (car c'était un chien, un chien bien extraordinaire et tel qu'il n'en a jamais existé en Provence), voici que le chien, arrivé devant lui, se détend, devient doux, rampant, se met à lécher ses pieds, pousse des cris de joie, cherche ses mains pour les sentir, les caresser, a l'air, en un mot, de le reconnaître et lui donne les marques du plus grand attachement. La surprise de Mistral est telle qu'il ne songe même pas à avoir peur. Il cherche cependant, peu à peu, à éloigner la bête avec sa canne, la gronde, lui crie, à la mode provençale, le « Viéu ! » (Vite !) qui fait s'enfuir tous les chiens du Midi. Mais celui-ci n'y comprend rien ; c'est à peine s'il recule de quelques pas, la queue entre les jambes.

Le maître, toujours mystérieusement étonné, finit par reprendre sa route vers Maillane, pensant perdre ce camarade de rencontre. Pas du tout. Le chien le suit, ne le quitte pas d'une semelle, et arrive ainsi à la porte du jardin que Mistral se hâte de refermer sur lui. Mais la pauvre bête, se mordant la queue, recommence son étrange manège de tours sur elle-même, avec de tels gémissements que Mistral, très superstitieux, est ébranlé.

— Peut-être, se dit-il, ce pauvre hère a-t-il faim.

Bon comme tous les poètes, le voilà qui rouvre la porte et arrive, avec son compagnon, — lui qui, de sa vie, n'avait jamais eu de chien, — devant Mme Mistral et la fidèle Marie, sa servante arlésienne. Pendant que cette dernière pousse de sonores : « Boudiéu ! Dequ'es acò ? », le nouveau venu se dépense en gentillesses, en tours extraordinaires, en figures extravagantes, en signes cabalistiques, comme l'a dit Mistral depuis.

Marie lui donne tout de suite un beau morceau de pain, qu'il flaire d'un air dédaigneux sans y toucher. On va lui tremper un plat de soupe qu'il ne regarde pas davantage.

— Vous voyez bien que c'est du pain... perdu, dit alors Mistral. Allez lui chercher de la viande, pour essayer.

En effet, la viande est tout à fait de son goût. Lorsqu'il en a mangé copieusement, on lui fait comprendre qu'il ne doit pas abuser d'une aussi généreuse hospitalité et, de gré ou de force, malgré ses jérémiades, on le met dehors.

Le lendemain matin, quelle n'est pas la stupéfaction de la bonne Marie en voyant la pauvre bête allongée devant la grille du jardin ! Dès qu'on ouvre, elle fond sur les taillis et les fleurs, bousculant tout sur son passage, se faufile dans la maison, et arrive comme un ouragan dans les jambes de Mistral, pour qui elle recommence tous ses bonds, toutes ses caresses. Le poète reste troublé, pensif.

 

« Ce chien étrange, a-t-il raconté depuis, qui était sorti, comme cela, au crépuscule, du fossé où, enfant, il cueillait des fleurs, à deux pas du mas de sa naissance, ce chien qui semblait venir de l'autre monde, avec ses grognements mystérieux et presque humains, ses pirouettes cabalistiques, ce chien unique de son espèce qui s'était donné à lui, pour ainsi dire par force, lui inspirait toutes sortes de réflexions. On l'adopta et on le nomma tout de suite Pan-Perdu (Pain-Perdu). »

 

Depuis lors, quand on entrait chez Mistral, Pan-Perdu, dès le seuil, manifestait sa joie accueillante ou son antipathie. Mais, aussitôt que le maître lui disait : « Pan-Perdu, c'est un ami », Pan-Perdu prenait sa queue à belles dents et commençait à grogner, et Mistral poursuivait :

— Allons, Pan-Perdu, un tour pour l'ami, deux tours, trois tours !

Et le brave chien se mettait à pirouetter furieusement, à hurler, à se plaindre ; à parler dans son langage.

Vers la même époque, vivait, dans la maisonnette de Maillane, un superbe chat que l'on appelait Marcabrun, du nom d'un célèbre brigand méridional. Mistral le présentait toujours ainsi :

— Marcabrun, chanoine de Frigolet.

Et le maître racontait volontiers qu'à la fin du fameux siège de l'abbaye de Frigolet, toutes les pieuses gens de la contrée, qui s'étaient barricadées avec les moines, avaient pillé le monastère sous prétexte d'emporter des reliques de ce saint lieu. Un brave homme, sans doute moins pressé que les autres, n'avait plus trouvé, pour sa part, qu'un jeune chat ; il s'en était religieusement emparé et, de retour chez lui, l'avait offert à Mistral. Tel était Marcabrun, chanoine de Frigolet.

Pan-Perdu finit aussi mystérieusement qu'il avait commencé ; mais il laissa un fils : Pan-Panet, duquel est issu Jan-Toutouro, le fidèle compagnon actuel du poète.

Une fois que je demandais à Mistral quelles pourraient bien être les origines terrestres de Pan-Perdu, au cas où il en aurait eu, il me répondit :

— Peut-être est-ce un chien indien, un chien peau-rouge.

Comment cela ? Voilà qui sera peut-être intéressant à raconter un jour, tout en relatant la religieuse attirance qui, à travers les océans, pousse les Rouges vers le grand poète provençal, les liens mystérieux qui enchaînent leur fière et intelligente simplicité à son génie.

 

(Jeanne de Flandreysy, les Annales n° 1334, 17 janvier 1909)

 

 

 

 

 

la maison du Lézard, à Maillane, où Frédéric Mistral habita avec sa mère de 1855 à 1875

 

 

 

la maison de Frédéric Mistral, construite à Maillane en 1875, aujourd'hui Musée Frédéric Mistral (à gauche, on aperçoit la maison du Lézard) [photo ALF, 2018]

 

 

 

sculpture de Frédéric Mistral par Jean-Georges Achard (1928), dans le jardin de sa maison devenue musée [photo ALF, 2018]

 

 

 

 

Enfance et jeunesse d’un grand poète

 

« Pourquoi Mistral n'est pas Virgile ? » a dit un jour André Suarès qui s'y connaissait en poètes. « Parce qu'il n'a pas écrit en français. » Anatole France a rétorqué : « Il ne faut pas demander à tous les oiseaux de chanter de la même manière. J'admire infiniment Mistral et, s'il m'arrive de regretter que le doux poème de Mireille ne soit pas écrit dans le dialecte de l'Ile-de-France, c'est parce que je le comprendrais mieux et le goûterais plus naturellement. »

On ne peut tout de même pas oublier que cette belle langue provençale dans laquelle s'est exprimé Mistral est plus qu'aux trois quarts latine. « Quand on songe à l'état de ruine où il a trouvé sa langue maternelle et ce qu'il en a fait, on peut se figurer un de ces vieux palais comme on en voit dans les Alpilles : plus de toit, plus de balustres aux perrons, plus de vitraux aux fenêtres, le trèfle des ogives cassé, le blason des portes mangé de mousse, des poules picorant dans la cour d'honneur, l'âne broutant dans la chapelle où l'herbe pousse, des pigeons venant boire aux grands bénitiers remplis de pluie et, enfin, parmi ces décombres, deux ou trois familles de paysans qui se sont bâti des huttes dans les flancs du vieux palais. Puis, voilà qu'un jour le fils d'un de ces paysans s'éprend de ces grandes ruines et s'indigne de les voir profanées. Vite, il chasse le bétail, à lui seul il reconstruit le grand escalier, remet des boiseries aux murs, des vitraux aux fenêtres, relève les tours, redore la salle du trône... Ce palais restauré, c'est la langue provençale ; ce fils de paysan, c'est Mistral. »

C'est en ces termes que s'exprime Alphonse Daudet parlant de l'œuvre du poète de Maillane.

L'auteur de Mireille est né dans ce village des Bouches-du-Rhône le 8 septembre 1830. Sa maison natale s'appelait le Mas du Juge. Si Mistral reçut le prénom de Frédéric, « c'est en mémoire d'un pauvre petit gars qui, au temps où mon père et ma mère se parlaient, avait fait gentiment leurs commissions d'amour et qui, peu après, était mort d'insolation », a raconté Mistral.

La famille descend des Mistral dauphinois, devenus par alliance seigneurs de Montdragon et puis de Romanin ; le blason des Mistral nobles porte trois feuilles de trèfle avec cette devise : « tout ou rien ».

Présentant son enfant à ses amies et parentes, celles-ci offrirent à la mère, selon l'usage du pays, une couple d'œufs, un quignon de pain, un grain de sel et une allumette, en prononçant ces paroles sacramentelles : « Mignon, sois plein comme un œuf, sois bon comme le pain, sois sage comme le sel, sois droit comme une allumette ! ».

 

 

 

Frédéric Mistral, photographié en 1909, devant l'olivier qu'il planta dans son jardin.

 

 

Triple noyade

 

L'enfance et la jeunesse de Mistral furent des plus pittoresques. Dans ses Mémoires et récits, il a raconté ses souvenirs, ses aventures, ses premières épreuves de la vie. C'est ainsi qu'à quatre ou cinq ans (il portait encore des jupes) il s'en alla seul vers le fossé du Puits à Roue, proche de sa demeure, pour cueillir des fleurs de glais. Mais en allongeant son petit bras pour attraper les beaux bouquets d'or, il glisse et tombe à l'eau. Sa mère accourt et le réconforte en lui donnant quelques taloches. Deux heures plus tard, vêtu de sec, Frédéric retourne vers ses fleurs tentatrices ; avec mille précautions, pour ne pas se salir, il s'étire tant qu'il peut pour les saisir. De nouveau, il perd l'équilibre et plonge. Aux cris des paysans, sa mère accourt encore une fois et lui applique une magistrale fessée. L'enfant jure ses grands dieux de ne pas recommencer et s'amuse à courir après une grosse sauterelle aux ailes rouges et bleues qui le conduit... au Puits à Roue où les fleurs dorées se mirent toujours dans le ruisseau. Comment résister à cet appel de son destin ? Cette fois, pour ne pas tomber il entortille sa main à un jonc et tend l'autre. Malheur ! le jonc se brise et voilà de nouveau notre Frédéric à l'eau. La mère renonça à se fâcher, se contentant de pleurer en couchant le petit ; à son réveil, celui-ci trouva sur ses couvertures les fleurs merveilleuses que son père était allé cueillir.

Mistral grandit parmi les laboureurs, les faucheurs et les pâtres ; bientôt, les labours, semailles, moissons, vendanges, cueillette des olives, n'eurent plus de secrets pour lui. Et puis, ce fut l'école à propos de laquelle le poète a dit : « J'en ai plus appris dans les sauts et gambades de mon enfance populaire que dans le rabâchage de tous les rudiments. » Ce fut aussi le plantié. On désigne par ce mot, en Provence, l'escapade que fait l'écolier en cachette de ses parents. A combien de plantiés aventureux se livra le jeune Frédéric en compagnie de polissons de son âge ! Le plus souvent, cette école buissonnière restait sans conséquence : l'enfant prenait une cigale, la froissait dans sa main pour la faire chanter, puis la lâchait avec un brin de paille dans le derrière. Parfois c'était une bête à bon Dieu à qui l'on disait :

COCCINELLE, vole !

Va-t'en à l'école.

Prends donc tes matines,

Va à la doctrine...

A quoi l'insecte était censé répondre : « Vas-y toi-même, à l'école ; j'en sais assez pour moi. »

La mante religieuse passait pour indiquer à l'écolier dans quelle direction se trouvait le loup : le lézard signalait la menace du serpent, et les cornes du colimaçon désignaient l'approche de la maison.

Le jeune Frédéric continua à galopiner, seul ou en compagnie d'autres petits chenapans, jusqu'au jour où, complètement perdu dans la montagne, épuisé, affamé, il échoua dans une cabane où il se cacha à l'intérieur d'un tonneau abandonné en entendant les hurlements d'un loup.

 

Drôles de professeurs

 

Devant de tels exploits, les parents de Mistral placèrent leur fils au pensionnat Saint-Michel­de-Frigolet que dirigeait M. Donnat. Il n'y resta guère, cet établissement n'étant pas un modèle du genre. Ce fut alors la pension du gros M. Millet, rue Pétranale à Avignon, où l'on ne mangeait que des carottes et où Frédéric resta de 1843 à 1847. Deux fois par semaine, on menait les élèves au collège royal de la ville pour suivre certains cours. En quatrième, Mistral a raconté qu'il avait pour professeur un ancien sergent-major de l'épopée impériale qui lançait les livres à la tête de ses élèves quand il n'était pas content d'eux. En troisième, le professeur était un M. Mombet qui conservait pieusement sur sa cheminée un bocal d'eau-de-vie contenant un fœtus de sa femme. En seconde, un M. Lamy était l'ami de tout le monde sauf de Hugo qu'il détestait. En rhétorique, c'était un M. Chanlaire, féroce chauvin qui haïssait les Anglais et déclamait en classe des chants guerriers de Béranger.

C'est encore dans cette singulière pension que Mistral rencontra un ancien grenadier de l'armée d'Italie qui mangeait toutes vivantes des cigales et des rainettes, si bien que ces bestioles « lui chantaient dans le ventre ».

Puis, ce fut, toujours à Avignon, au quartier du Pont-Troué, la pension de M. Dupuy, frère de Charles Dupuy, député de la Drôme, pension où Frédéric rencontra Joseph Roumanille, autre poète provençal né douze ans avant lui à Saint-Rémy et avec qui il devait fonder le félibrige. C'est à Nîmes que Mistral passa son bachot et c'est à l'auberge du « Petit-Saint-Jean » que des compatriotes enthousiastes célébrèrent son succès en chantant et en farandolant toute une nuit. C'est à Aix-en-Provence qu'il fit son droit et qu'il rencontra une jeune fille aux grands yeux noirs, Louise, qui s'éprit de lui sans qu'il y eut réciprocité. Evoquant ce roman manqué, le poète écrira plus tard : « L'âme qui se sent poursuivie pour être capturée fait comme l'oiseau qui fuit l'appelant ». C'est dans cette ville universitaire que Mistral fit connaissance d'un Aixois célèbre, l'historien Mignet qui formula cette curieuse maxime : « Rien n'est plus propre à refaire un homme que de vivre au clair soleil, parler provençal, manger de la brandade et faire tous les matins une partie de boules. »

Une fois licencié en droit, Mistral regagna le mas paternel et prit la résolution de relever en Provence le sentiment de race qu'il voyait s'étioler sous l'éducation mensongère de toutes les écoles, et de provoquer cette résurrection par la restauration de la langue historique du pays et par la flamme de la divine poésie.

 

 

 

la maison de Frédéric Mistral à Maillane

 

 

Lamartine salue « Mireille »

 

C'est dans ces dispositions d'esprit qu'il entama le premier chant de Mireille.

« Enfant d'amour, ce poème fit son éclosion paisible peu à peu, à loisir, au souffle du vent largue, à la chaleur du soleil ou aux rafales du mistral, confessa Mistral. Me plaire à moi d'abord, puis à quelques amis de ma première jeunesse, comme je l'ai rappelé dans un des chants : « O doux amis de ma jeunesse, aérez mon chemin de votre sainte haleine », c'était tout ce que je voulais »...

Lamartine, à qui Mistral avait été présenté par son compatriote Adolphe Dumas, salua l'apparition de Mireille avec émotion : « Rien n'avait encore paru de cette sève nationale, féconde, inimitable du midi. Il y a une vertu dans le soleil... Depuis les Homérides de l'Archipel, un tel jet de poésie primitive n'avait pas coulé. C'est Homère ! »

Mais toute la presse parisienne ne partageait pas l'enthousiasme du poète des Méditations. Un journal risqua même ce méchant jeu de mots : « Le mistral s'est incarné, paraît-il, dans un poème ; nous verrons si ce sera autre chose que du vent. »

Compagnon de jeunesse de Frédéric Mistral, Alphonse Daudet, qui le tutoyait, allait souvent le surprendre. Leurs demeures étaient distantes de 3 lieues l'une de l'autre. De son moulin à Maillane, l'auteur de Sapho en avait pour trois heures de marche. Le logis du poète était à l'extrémité du pays, la dernière maison à main gauche, sur la route de Saint-Rémy. Une maisonnette à un étage avec un jardin devant. Un petit salon à tapisserie claire auquel on accédait par un petit couloir peint à la chaux ; un canapé à carreaux jaunes, deux fauteuils de paille, une Vénus sans bras et la Vénus d'Arles sur la cheminée, le portrait du poète par Hébert, sa photographie par Etienne Carjat et, dans un coin, le bureau, un pauvre petit bureau de receveur d'enregistrement tout chargé de vieux livres parmi lesquels un gros cahier était ouvert, Calendal, le nouveau poème de Mistral qui devait paraître le jour de Noël et auquel il travaillait depuis plus de sept ans. Un jour où il était arrivé à Maillane à l'improviste, Daudet exigea de son ami qu'il lui lût des passages de son œuvre. Et Daudet rapporte : « Les coudes sur la nappe, des larmes dans les yeux, j'écoutais l'histoire du petit pêcheur provençal. Calendal n'était qu'un pêcheur, l'amour en fait un héros... Pour gagner le cœur de sa mie — la belle Estérelle — il entreprend des choses miraculeuses, et les douze travaux d'Hercule ne sont rien à côté des siens »...

 

Deux grands amis : Mistral et Daudet

 

Mistral et Daudet étaient deux vrais et grands amis. Que ce fût en Avignon, à Arles, à Maillane, aux Baux, à Chateauneuf-du-Pape, en Camargue ou ailleurs, leurs rencontres se répétaient fréquemment, entraînant dans leur sillage d'autres félibres épris comme eux de poésie et de chansons, de courses au long des routes ensoleillées. Roumanille, Aubanel, Mathieu Grivolas, Daudet et Mistral, tout en taquinant les servantes d'auberges, chantaient à tue-tête :

Les filles de Valence

Ne savent pas faire l'amour ;

Celles de la Provence

Le font la nuit, le jour.

La farandole de Trinquetaille

Tous les danseurs sont des canailles ;

La farandole de Saint-Rémy

Une salade de pissenlits !

Mistral était alors dans tout l'éclat de son talent. Il fallait le surprendre dans son village, la barbiche au vent, le chapeau de feutre sur l'oreille, sans gilet, en jaquette, sa rouge taillole catalane autour des reins, l'œil allumé, le feu de l'inspiration aux pommettes, superbe avec un bon sourire, élégant comme un pâtre grec et marchant à grands pas, les mains dans les poches, en faisant des vers... A Félicien Champsaur qui lui reprochait sa modestie, il écrivait : « Croyez bien que le silence autour du poète vaudra toujours mieux que le bruit des cymbales. C'est en frappant sur des casseroles qu'on effraie les abeilles et qu'on arrête les essaims. »

Cependant, Mistral ne se refusait pas à certaines parties de plaisir, en compagnie de Daudet et avec quelques autres joyeux compagnons.

 

 

 

le 07 septembre 1913, M. Léon Bérard reçu par Mistral à l'occasion des fêtes du cinquantenaire de Mireille, à Saint-Rémy-de-Provence [de g. à dr. : X, X, X, Léon Bérard, Frédéric Mistral, Marguerite Priolo, Maurice Faure, Pedro Gailhard]

 

 

L'idylle inachevée

 

Un jour, en Camargue, un pèlerinage se termina, sous une pluie torrentielle, en cortège carnavalesque. Chemins et routes étant inondés, les jeunes filles ne pouvaient plus avancer et les hommes durent se dévouer. Chacun en prit une en charge. Le sort voulu qu'au poète échût la jolie Alarde : « Autour de mon cou, raconta Mistral, je sentais ses bras frais et ronds, ces bras de jeune fille qui, sur sa tête et la mienne, tenaient ouvert le parapluie. Quand j'eus sur les deux hanches les mollets de la petite qui, pauvrette, par pudeur n'osait pas les serrer, je n'aurais pas donné (je l'avoue aujourd'hui encore) pas donné beaucoup notre voyage en Camargue avec la pluie et le gâchis. J'avais beau lui parler, lui faire en tapinois mille petits compliments, elle ne voulait pas entendre, ne voulait pas voir. Mais sa bouche haletait sur mon cou, sur mon épaule, et je n'aurais eu vraiment qu'à tourner un peu la tête pour lui faire un baiser, sa chevelure effleurait la mienne ; l'odeur tiède de sa chair jeune m'embaumait, tremblante, sa poitrine était agitée sur moi ; je croyais, comme Paul, porter aussi ma Virginie... »

Frédéric Mistral connut la révolution de 1848. Bien qu'il eût été conseiller municipal de Maillane, il restait étranger à la politique. Tout de même, le coup d’Etat du 2 décembre 1851 lui apparut comme « le crime d'un gouvernement qui déchirait la loi jurée par lui », il s'en indigna, cet événement « fauchait toutes ses illusions ».

Son père, François, qui mourut aveugle en septembre 1855 et que son fils considérait comme « le dernier des patriarches de Provence », était un homme de tradition. Bon chrétien, bon citoyen, il avait vécu la révolution de 1789 et en avait conservé une affreuse vision, notamment celle-ci : le cordonnier Riquel, qui avait été maire de Maillane sous la Terreur, avait une fille de dix-huit ans, fraîche et belle, que la populace désigna comme la déesse Raison ; « vêtue légèrement, la cuisse demi-nue, un sein décolleté, le bonnet rouge sur la tête, elle se tenait assise sur l'autel de l'église ». Le père François évoquait cet épouvantable souvenir avec une sainte horreur.

Frédéric eut l'occasion de connaître cette femme, vieillie et portant au doigt une très belle bague dont elle faisait grand mystère et qui lui avait été donnée par un riche admirateur des temps révolutionnaires.

 

 

 

les fêtes du cinquantenaire de Mireille, à Saint-Rémy-de-Provence en 1913 : le cortège dans les rues du bourg avec Frédéric Mistral et, à son bras, Mlle Marguerite Priolo, reine du Félibrige

 

 

Pas d'enfants, mais que de cousins !

 

Mistral se maria tard, le 27 septembre 1876, à l'âge de quarante-six ans, avec Marie-Louise Rivière, originaire de Dijon, qui ne comptait que dix-neuf ans. Ils n'eurent pas d'enfants. En revanche, le poète avait douze tantes (Jeanneton, Madelon, Véronique, Poulinette, Bourdette, Françoise, Marie, Rion, Thérèse, Mélanie, Lisa) et autant d'oncles. Parmi ceux-ci, il en est un, Bénoni, qui était particulièrement jovial ; participant à toutes les fêtes patronales, à tous les pèlerinages, c'était un infatigable boute-en-train. Flûtiste émérite, étant malade il refusait l'usage d'une sonnette pour réclamer sa tisane et ne voulait se servir que de sa flûte. Aussi mourut-il le flûteau en mains à quatre-vingt-trois ans et il fallut, conformément à sa volonté, placer cet instrument dans sa tombe. Les bonnes gens de Maillane racontèrent plus tard qu'à minuit Bénoni sortait de son tombeau pour jouer une farandole endiablée à l'aide de son flûteau ; il réveillait ainsi les morts qui, mettant le feu à leurs cercueils, dansaient une ronde folle autour des flammes jusqu'à l'aurore ; sorte d'anticipation sur la Danse macabre de Saint-Saëns composée d'après un poème de Jean Lahor intitulé « Egalité, Fraternité ».

Mistral est mort en 1914 (sa femme en 1943) sans laisser de descendance directe. Mais le nombre de ses oncles et tantes était si élevé que d'innombrables Mistral ont essaimé dans toute la Provence ; on en trouve en effet, à Aix, Arles, Avignon, Cabannes, Châteauneuf­les-Martigues, Eyragues, Fontvieille, Grans, Graveson, Istres, Marignane, Marseille, Miramas, Saint-Andiol, Saint-Etienne-du-Grès, Saint-Martin-de-Crau, Saint-Rémy-de-Provence et Tarascon. A Maillane vivait encore, voilà quelques mois, le seul neveu Mistral que l'on connût ; il était conservateur du musée consacré à la mémoire de son oncle. C'est M. Galtier qui lui a succédé.

On trouve à Maillane les cafés de France, du Progrès et du Soleil, tous trois situés place Mistral. On ignore quel est celui où se rendait le poète, le soir, pour faire sa partie avec son ami Zidore.

Ce que l'on sait, ce que l'on ne cesse de proclamer, ce que l'on ne saurait oublier, c'est que Mistral est un très grand poète — plus grand que Victor Hugo, n'hésitent pas à dire certains — et que la Provence vivra éternellement dans sa Mireille et dans son Calendal.

 

(Gaston Courty)

 

 

 

les fêtes du cinquantenaire de Mireille, à Saint-Rémy-de-Provence en 1913 : le buste de Gounod et les Mireilles

 

 

 

 

 

 

 

 

Mistral était, pour Lamartine, un nouvel Homère

 

Le 21 mai 1854, un dimanche, fête de la sainte Estelle, sept jeunes gens se réunirent au domicile de l'un d'eux, au lieudit Font-Ségugne, près du village de Gadagne, en Provence. Ces jeunes gens avaient une passion commune : ils étaient poètes et, épris du parler de leur pays, rêvaient d'être les princes charmants qui ramèneraient à la conscience une belle endormie : la langue d'oc – dont l'usage officiel était interdit depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts, en 1539, au bénéfice de la langue d'oil, c'est à dire du français – et qui, peu à peu, était tombée au rang de patois, du moins aux yeux de ceux que nos jeunes gens appelaient dédaigneusement les « Franchimands ».

 

Une épopée en provençal

 

De mauvaises langues assurèrent plus tard que, ce jour-là, ils avaient forcé un peu sur le vin du pays, le Gigondas ; toujours est-il qu'ils décidèrent de lancer un défi aux « Franchimands » en créant une école littéraire, comme à Paris. L'un des sept s'appelait Frédéric Mistral, et, depuis trois ans, s'était lancé dans la composition d'une épopée en provençal intitulée « Mireio » (Mireille). C'est lui qui, se souvenant d'un vieux poème en l'honneur de saint Anselme, où il est question des « sept félibres de la loi d'Israël » discutant au temple avec Jésus, baptisa ses compagnons et lui-même « félibres ». A vrai dire, il ignorait le sens exact du mot, dont l'étymologie est inconnue. Qu'importe : prononcé à la provençale, il pouvait signifier tout à la fois « fait libre », « fait livres » ou « foi libre ». Tout un programme.

Frédéric Mistral, « écrivain français de langue provençale », comme disent les dictionnaires, était né vingt-quatre ans plus tôt au Mas du Juge, à Maillane. Son père, un propriétaire terrien aux allures de patriarche, avait presque soixante ans quand il naquit, sa mère à peine plus de vingt. Le jeune Frédéric fit ses études au collège royal d'Avignon, et, une fois obtenu le baccalauréat, alla faire son droit à la faculté d'Aix. En 1851, il était licencié. Mais il ne s'inscrivit pas au barreau. Il rentra à Maillane, au Mas du Juge, la fortune paternelle lui permettant de vivre de ses terres en gentilhomme fermier.

 

 

 

Frédéric Mistral par Ernest Hébert

Quand il jeta les bases du félibrige, à vingt-quatre ans, Mistral portait déjà la barbe qui, plus tard, avec l'appoint du chapeau à large bord, popularisa sa silhouette.

 

 

Le retour au passé

 

Dès le collège, Mistral s'était exercé à traduire en provençal les « Psaumes de la pénitence » et, à cette occasion, s'était lié d'amitié avec un répétiteur, fils d'un jardinier de Saint-Rémy, qui s'appelait Joseph Roumanille. Roumanille avait l'ambition de rendre au provençal ses lettres de noblesse. Il n'était d'ailleurs pas le seul. On trouvait jusqu'à des paysans et des ouvriers qui s'essayaient à rédiger des ouvrages de grammaire provençale.

En fait, c'était dans toute l'Europe que s'esquissait, porté par la vague romantique, un mouvement de retour au passé, une exaltation des particularismes locaux, voire une attitude quasi insurrectionnelle face aux grandes capitales et aux régimes de centralisme administratif dont la Révolution puis l'Empire avaient donné l'exemple.

C'est ainsi que, depuis la Restauration, Roumanille rêvait d'une « renaissance » provençale. En 1852, puis l'année suivante, il réunit des assemblées de poètes, qui connurent quelque succès (Zola, âgé de treize ans, assista à la seconde). Dès la troisième, celle de 1854, Mistral prenait figure de chef de file. Ayant baptisé les participants « félibres », il décida de prendre le chiffre sept pour nombre sacré, sainte Estelle pour patronne du félibrige et il jura d'écrire la « Loi » de celui-ci.

L'année suivante, son père mourut. Le Mas du Juge, selon la tradition, passait aux mains du fils aîné. Frédéric n'en était pas pour autant à la rue. Il alla s'établir avec sa mère dans une maison qu'on appelait la « Maison du Lézard », à cause du reptile de pierre qui en ornait le seuil. Là, il mena de front la composition de poèmes et l'énorme travail de préparation d'un dictionnaire provençal-français, qu'il devait publier à ses frais en 1878, bien qu'entre temps la gloire lui fût venue.

Dès 1858, « Mireille » avait été lu en public à Marseille. Roumanille l'édita en 1859, l’année où Victor Hugo publiait « La Légende des siècles », et Lamartine salua aussitôt le poète provençal comme un nouvel Homère.

Après le vitriol des « Fleurs du mal » (1857) et le fracas hugolien, le poème « de lumière et d'amour » qu'était « Mireille » venait comme un baume. Le succès fut complet quand Gounod, en 1854, avec la collaboration de l'auteur, en fit un opéra-comique. Ce succès cependant ne troublait guère Mistral. En dehors de courts séjours à Paris, il continua à mener à Maillane sa vie de bénédictin.

En 1862, son neveu [François Joseph Mistral (Saint-Rémy, 26 octobre 1839* – Maillane, 07 juillet 1862*), fils de son demi-frère Louis Mistral] se suicida dans la maison d'en face, à la suite d'un chagrin d'amour. Drame dont son ami Alphonse Daudet tira le thème de « L'Arlésienne ». En 1876, sous le titre « Les Iles d'or », il publiait un recueil de tous ses poèmes, jetait les grandes lignes de la constitution du félibrige et, enfin, épousait la fille d'un négociant dijonnais. Sa renommée commençait à dépasser largement la Provence. Dès 1883, à Paris, un livre d'or à sa gloire était ouvert au Café Voltaire. Il collectionna les prix littéraires, y compris le Nobel, en 1904 (qu'il partagea avec le dramaturge espagnol José Echegaray), prix qui lui rapporta cent mille francs, avec lesquels il fit installer à Arles un musée consacré à la Provence. Mais il refusa toujours de se présenter à l'Académie française.

 

 

 

Il avait quarante-six ans quand, en septembre 1876, il épousa à Dijon Marie Louise Aimée Rivière, fille d'un négociant de cette ville, mais d'origine dauphinoise. La belle était de vingt-sept ans sa cadette.

 

 

Déjeuner avec le Président

 

Le dernier poème de son dernier recueil de vers fut une prière à son tombeau, qu'il avait fait édifier en 1912. On l'y descendit en mars 1914, après qu'il eût épuisé toutes les ivresses de la gloire : on n'oublierait pas de sitôt à Maillane que, l'année précédente, Raymond Poincaré avait fait arrêter son train présidentiel près du village pour aller chercher le poète et le ramener à déjeuner.

 

(Jean Maquet)

 

A dix-huit ans, dans l'émotion produite par la chute de Louis-Philippe et l'avènement de la Deuxième République, Mistral était allé jusqu'à écrire ces vers révolutionnaires :

« Réveillez-vous, enfants de la Gironde,

« Et tressaillez dans vos sépulcres froids :

« La liberté va rajeunir le monde.

« Guerre éternelle entre nous et nos rois. »

Mais cette flamme s'éteignit vite. Mistral avait le cœur à droite, et il en était ainsi d'une partie du félibrige, qui se lança, avec Charles Maurras, dans l'action politique. Cependant, Mistral entendait rester poète avant tout, et, en 1880, il refusa de se porter candidat des monarchistes, dont il trouvait le parti « usé jusqu'à la corde ». Plus tard, quoique prenant personnellement partie contre Dreyfus, et tout en restant jusqu'à la mort le fidèle ami de Maurras, il condamna sans ambiguïté la politique du félibrige.

 

 

 

 

 

souhaits de Mistral à Adolphe Brisson, directeur des Annales politiques et littéraires (19 décembre 1912)

 

 

 

 

tombeau de Frédéric Mistral au cimetière de Maillane [photo ALF, 2018]

 

 

 

 

         

 

O Magali

chanson provençale tirée du poème Mireille, transcrite par Seguin

Léon Campagnola et Orchestre

Gramophone Y 48, mat. 032251, réédité sur W 671, enr. à Paris le 13 novembre 1911

 

 

 

 

 

 

 

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