Félicia MALLET

 

 

Félicia Mallet dans l'Enfant prodigue (Pierrot)

 

 

Françoise MALLET dite Félicia MALLET

 

mime, comédienne et chanteuse française

(2 rue de la Bourse, Bordeaux, 2e section, Gironde, 30 septembre 1860* Bobigny, Seine [auj. Seine-Saint-Denis], 09 mars 1928*)

 

Fille de Jean MALLET (Roffiac, Cantal, 20 mai 1816* – Bordeaux, 2e section, 13 mai 1863*), aubergiste [fils d'Antoine MALLET, laboureur], et de Marie Jeanne TEYSSÈDRE (1828 – ap. 1877).

Soeur d'Anne Caroline MALLET (Bordeaux, 1re section, 05 janvier 1856* – Paris 11e, 18 avril 1905*), hôtelière [épouse à Paris 17e le 11 octobre 1877* Jean-Baptiste BARNUT (Lyon, Rhône, 18 juin 1847* – av. 1905), photographe].

 

 

Après avoir joué en province, elle arriva à Paris vers 1886 et obtint un succès fou au Cercle Pigalle. « C’est une nouvelle Déjazet » dit Francisque Sarcey. Après un court séjour à l’Eldorado, elle débuta le 20 avril 1888 à l’Ambigu dans le mélodrame les Mohicans de Paris (Babolin), puis joua le rôle de Tortillard dans les Mystères de Paris, dans lesquels elle créa le Fiacre de Xanrof. Elle créa ensuite Mamzelle Pioupiou à la Porte-Saint-Martin (1889), puis se tourna vers la pantomime, où sa variété singulière d’expression lui valut de très gros succès. Elle créa au Cercle Funambulesque plusieurs pantomimes, notamment Barbe-bleuette, en un acte, de Raoul de Najac, musique de Francis Thomé, et, le 14 juin 1890, l’Enfant prodigue (Pierrot) ; elle triompha dans cette pantomime en 3 tableaux de Michel Carré fils, musique d’André Wormser, qu’elle alla jouer aux Bouffes-Parisiens le 21 juin 1890, et qui établit sa réputation ; elle le reprendra à la Renaissance en 1899 puis aux Bouffes-Parisiens en 1900 ; l’œuvre sera filmée avec elle en 1900. Elle créa ensuite au Nouveau-Théâtre : le 17 octobre 1891 Scaramouche (Arlequin), pantomime-ballet en 2 actes et 4 tableaux de Maurice Lefèvre et Henri Viragneux, musique d’André Messager et George Street ; le 05 février 1892 la Danseuse de corde, pantomime d’Aurélien Scholl et Jules Roques, musique de Raoul Pugno ; le 16 avril 1892 les Joyeuses Commères de Paris, fantaisie en 5 actes de Georges Courteline et Catulle Mendès, musique de scène d’Alfred Rabuteau et Gabriel Pierné. Elle passa à l’Ambigu où elle créa le 25 novembre 1893 Gigolette ; en 1895 Pour le Drapeau, pantomime d’Henri Amic, musique de Raoul Pugno ; à ce théâtre, elle reprit dans l’As de trèfle le rôle de Nini Gendarme, créé par Thérèse Kolb. Elle se fit entendre aussi comme chanteuse et diseuse en donnant des auditions de « chansons brutales » et de « chansons d’amour » aux conférences de Maurice Lefèvre au Théâtre d’Application de la Bodinière (le Coffret ; le Noël de Pierrot ; les Chimères ; les Huns). Elle quitta définitivement la scène en 1913. En 1924, elle était domiciliée 25 avenue de Wagram à Paris et était professeur de chant. « Intelligence scénique remarquable. Tempérament d’artiste, passant facilement de la farce au pathétique, et vice versa. » (Adrien Laroque, Acteurs et actrices de Paris, 1899).

En 1895, elle habitait 149 boulevard de Malesherbes à Paris 17e ; en 1911, 25 avenue de Wagram à Paris 17e. Elle est décédée en 1928, célibataire, à soixante-sept ans, en son domicile, 1 rue du Parc à Bobigny. Le 12 mars 1928, elle a été enterrée au cimetière des Batignolles ; sa tombe a été reprise le 05 juillet 2006.

 

 

 

 

A travers chants. En pleine chanson.

 

Je n'ai plus à vous présenter, n'est-ce pas, l'interprète que vous allez entendre. Le nom de Mlle Félicia Mallet est trop connu maintenant pour qu'il soit nécessaire de faire son panégyrique. Je n'ai point oublié les applaudissements dont vous saluiez naguère son incomparable talent (1), et je retrouve ici, avec le plaisir que vous pouvez croire, accourus en hâte à la nouvelle que l’éminente artiste allait de nouveau se faire entendre aux causeries de la Bodinière, un grand nombre d'auditeurs, qui nous faisaient, il y a deux ans, l'honneur d’être de nos habitués...

Ceux-là vous diront, Mesdames, à vous qui allez, pour la première fois, entendre Mlle Félicia Mallet, que je ne suis ni injuste ni téméraire en plaçant son nom à côté de celui auquel je viens de rendre un trop court hommage [Thérésa] ; et j'ajoute que, si Darcier pouvait être fier de Thérésa, quelque chose de l’art de cette dernière semble revivre dans la diction chaude, l'émotion d'art, la passion sincère du Beau et du Vrai, qui sont les signes caractéristiques du talent de Mlle Félicia Mallet.

 

(1) Causeries sur le Rire et les larmes dans la Chanson moderne, faites au Théâtre d'Application (la Bodinière), en mai et juin 1891.

 

***

 

Si j'avais mis sous vos veux les vieilles chansons du Caveau et du Mercure galant, vous auriez pris sur le vif les différences profondes de la Chanson d'hier et de la Chanson d'aujourd'hui. Mais outre que je ne veux point abuser de votre confiance, je n'entends point assombrir vos esprits sous les brumes d'une érudition facile, que le dictionnaire de Larousse fournit à bon compte. Modeste causeur, je dois rester dans mon rôle, et, si vous le voulez bien, nous allons de compagnie vagabonder en pleine chanson, cueillant, au hasard de la route, à la fortune des haies, telle strophe ardente ou tel couplet fleuri, dont les épines rougiront peut-être votre doigt d'une gouttelette de sang, mais qui ravira votre âme par sa couleur et son parfum.

Pour mettre un peu d'ordre dans nos causeries, nous les avons divisées en quatre classifications spéciales.

En pleine Chanson, celles qui font l'objet de cette causerie et qui vous donneront un aperçu général.

Les Chansons d’amour !

Il ne fallait pas moins d’une séance entière, n'est-il pas vrai ? pour un sujet qui tient dans la vie une si large place.

Les Chansons brutales !

Sous ce titre nous avons réuni quelques-unes des chansons, superbes de farouche ardeur, du chansonnier-peuple Aristide Bruant, et nous avons joint les audaces subtiles et vibrantes de bien des œuvres d'art qui pourraient effaroucher des oreilles peu familiarisées avec les témérités des jeunes poètes contemporains.

Les Chansons de partout !

Enfin, sous ce titre général, nous terminerons notre excursion sur les terres de dame Chanson en visitant quelques-unes des provinces où sont conservés de si odorants refrains.

 

(Maurice Lefèvre, le Mirliton, 30 mars 1894)

 

 

 

 

Félicia Mallet

 

 

 

Cependant, des artistes commençaient à venir à ces réunions débordantes de jeunesse. Un jour apparut une étrange fille aux yeux verts, au torse d'adolescente, au jarret nerveux, au tempérament bizarrement dramatique.

Elle s'appelait Félicia Mallet et faisait, notamment, une imitation de Mounet-Sully. (Ç'a toujours été chez elle une passion de jouer des rôles d'hommes.) Pour la circonstance, elle revêtait le pourpoint d'Hamlet et mettait une fausse barbe. C’était une étourdissante réduction du grand tragédien. Son succès était prodigieux.

Un jour, elle chanta une chanson de Bruant. Aussitôt, je n'eus plus qu'un rêve : être interprété par elle. Je lui soumis mes « œuvres », Dieu sait avec quelle émotion ! A la réunion suivante, elle en interpréta quelques-unes au milieu d'une fumée intense et d'un recueillement général.

Alors je connus l'ivresse que procure la collaboration d'un artiste qui apporte une note personnelle dans l'interprétation des œuvres qui lui sont confiées.

Cette fille étonnante avait, dès qu'elle pouvait donner carrière à sa fantaisie tragique, des trouvailles qui, même à distance, m'apparaissent d'une rare qualité d'art.

Elle faisait de la Ballade du Vitriolé quelque chose de presque angoissant où le rire n'éclatait qu'après avoir hésite à devenir un frisson. Interprété par elle, le Fiacre devenait un drame complet et complexe, une tranche de vie où dominait, sous la gaîté, un arrière-goût d'amertume...

Ce fut cette chanson, introduite dans les Mohicans de Paris, à l'Ambigu, pour les débuts de Félicia Mallet, qui me fit passer de la rive gauche, — celle de la province, — sur la rive droite, où commence Paris.

Pour mon interprète, ce fut une révélation. Une carrière admirable s'annonçait pour elle. Malheureusement, cette fille bizarre contraria avec une incroyable persévérance toutes les chances de réussite qui s'offraient à elle.

Elle décourageait notamment les amitiés et se créait des inimitiés, grâce à un parti-pris de médisance qu'elle proclamait d'ailleurs elle-même : « Il y a trois rosses à Paris disait-elle. La première, c'est moi. Les deux autres, c'est Reichenberg ! » [Suzanne Reichenberg (1853-1924), actrice]

(Léon Xanrof, la Rampe, Pâques 1919)

 

 

Une autre chanson, celle-là des plus dramatiques, vit le jour à cette même époque : la Glu sur des vers de Jean Richepin. Il me fut donné de l'entendre chanter par une artiste au talent rare, personnel, Félicia Mallet. Avec quelle vigueur, quelle âpreté elle clamait le refrain Et lon lon laine et lon la. C'était à vous donner le frisson... Yvette Guilbert, autre artiste de grande vogue, chantait aussi la Glu mais d'une manière moins violente. Gounod les couvrit de fleurs toutes deux.

(Henri Büsser, Gounod, 1961)

 

 

 

Félicia Mallet (programme du Théâtre du Casino d'Argelès-Gazost du 03 septembre 1893)

 

 

 

Marie Talma.

 

Je viens d'avoir sous les yeux trois portraits de Félicia Mallet : en Pierrot, en Hamlet, en Tortillard.

J'avais devant moi toute la carrière de cette femme extraordinaire qui fut un grand mime avec un tempérament masculin et le génie du geste expressif. Marie Talma, comme l'avaient désignée, sous un pseudonyme, parfaitement bien trouvé, Jeanne Marni et Maurice Donnay dans leurs dialogues de la Vie Parisienne. Félicia Mallet vient de mourir après une longue retraite de vingt années atteinte de paralysie partielle depuis longtemps.

Félicia Mallet fut une très grande artiste. Dans son art, la première. Sa destinée fut mauvaise. Elle donna la vie à quelques créations, en peu de temps devint une étoile acclamée, puis ce fut le déclin rapide. Elle ne découvrit qu'un seul rôle (elle le fit elle-même d’ailleurs), l'Enfant prodigue. Après ça, rien. Pas un écrivain de talent et d'imagination ne lui apporta le canevas de pantomimes ingénieuses où elle aurait trouvé le développement de ses dons si variés, allant du comique au dramatique avec une aisance et un naturel de transition prodigieux. Elle se mit à chanter, mimer, des chansonnettes, des romances. Elle joua des mélodrames avec un grand succès à l'heure où le mélodrame allait disparaître. Ne trouvant aucun rôle, elle partit pour faire des tournées. Paris l'oubliait. Le réalisme battait son plein. La pantomime, art romantique, n'était pas en faveur. Félicia Mallet aigrie, découragée, cessa de lutter, menant une vie de bohème désastreuse. En 1913, elle fut atteinte de sa première attaque de paralysie. Elle s'enfonça dans la retraite. La guerre survint,... passa, la paix se fit. Un nouveau public emplissait les théâtres et, en parlant d'elle aujourd'hui, on peut aussi bien la nommer Marie Talma que Félicia Mallet. Ces deux noms, l'imaginaire et le réel, sont autant l’un que l’autre, ignorés de la foule. C’est une inconnue qui disparaît.

Félicia Mallet était une prédestinée. Le mauvais sort l'avait marqué. Douée de toute la sensibilité et de la puissance dramatique, geste, attitude, physionomie d'une grande actrice, elle manquait de « moyens ». Sa voix sans timbre était sèche et sourde et, avec un corps d'heureuses proportions, elle avait une figure incolore, délavée, aux traits mous où brillaient deux yeux ronds, d'un bleu vitreux trop pâle. Point laide positivement, elle était d'une vulgarité banale, indigente, horriblement « quelconque ». Cette femme d'un immense talent, si émotive, si prompte extérioriser ses sensations, si artiste, si vivante, si passionnée, ne montrait qu'une apparence physique médiocre, lamentablement démunie de charme féminin. Ses débuts furent pénibles, en province, en tournées, au hasard et sans réussite. Deux cercles d'amateurs dans les années 80 réclamaient parfois des artistes professionnels, le Cercle funambulesque ou l'on jouait des pantomimes, le Cercle Pigalle où l'on jouait des revues. Avec un fort maquillage, en travesti masculin, déployant son agilité naturelle et donnant libre cours à sa verve, Félicia Mallet était surprenante. Elle mimait et elle chantait, elle jouait un personnage de revue avec un entrain prodigieux. Elle « tenait la scène ». On la remarqua, ce fut son départ vers le succès.

En réalité, au dedans d'elle-même, Félicia Millet détenait toutes les virtualités d'un talent extraordinairement divers. Belle et en possession d'une bonne voix, elle aurait fait une jeune première émouvante. Sans beauté, sans charme et sans organe, elle se masculinisait et elle essayait de suppléer, par la mimique, à la voix qui lui manquait.

En découvrant la pantomime, elle découvrait un art spécial, muet, fait de figures conventionnelles simplifiées, ne réclamant de ceux qui tentaient de l'exercer, ni voix retentissante, ni beauté et qui lui permettrait de traduire tout ce qui était en elle, d'exprimer des sentiments que, dans le drame et dans la comédie, elle ne pouvait rendre, à moins d'incarner des personnages exceptionnels, à sa ressemblance, disgraciés physiquement, ainsi qu'elle le fit, par exemple, lorsqu'elle créa Gigolette, la pierreuse.

Comme chanteuse, elle était tout gestes et physionomie et d'une invention burlesque ou tragique saisissantes. Au fond d'elle-même, il y avait deux personnalités confondues, une artiste frémissante, fantaisiste, emprisonnée dans une enveloppe humaine médiocre, insuffisante, informe et une femme déçue, dépourvue du don de plaire aux hommes, une amoureuse inassouvie.

Secouant une gaîté trépidante, elle cherchait l'épanchement de ses sensations. Il fallait qu'un artifice quelconque lui permit de répandre autour d'elle la puissance de magnétisme dramatique dont elle était animée, et d'attirer sur sa personne, si peu remarquable, l'attention et l'admiration. Félicia Mallet ne fut un mime que parce qu'elle ne pouvait être une comédienne. Elle interpréta surtout des personnages masculins, parce qu'elle ne pouvait pas être une héroïne et une amante.

En ses premières années de théâtre, faisant l'affreux métier des comédiens de province, improvisant des interprétations dans des pièces insuffisamment répétées, elle avait acquis de l'aplomb et tous les trucs de la scène qui peuvent matériellement servir le talent, mais ne le remplacent pas. Sa nature de chercheuse, heureusement, lui laissant la maîtrise de ces procédés faciles, l'écarta de leur usage répété. Dans les revues, elle tenait, à elle seule, toute la scène avec l'audace envahissante, tapageuse d'une étoile de music-hall et des effets multipliés et grossis à dessein. Elle évita pourtant le music-hall, dédaigneuse de faire « un numéro », d'être un monotype. Elle voulait vivre d'une vie histrionique complète, incarner un personnage, au lieu de se dresser sous les projecteurs, comme une extravagante marionnette humaine dansante et chantante, caricaturesque et féerique, un peu monstrueuse, isolée ainsi qu'une figure d'affiche destinée à attirer les regards des passants dans la rue. Elle parut dans des pantomimes. Ce fut une révélation. Toutes ces ficelles d'actrice de province, ces jeux de scène catalogués, ces mouvements automatisés, esquissés sans paroles, faisaient un fond d'attitudes tout de suite insérées dans les évolutions de la pantomime, meublaient l'action, constituaient un fond, une perspective, sur quoi se dessinaient les gestes essentiels de la mimique qui, à part quelques-uns, les gestes décisifs, ne représentent qu'un commencement d'action, comme le dialogue parlé vit grâce à l'interrogation continuelle suspendue et renouvelée dans ses phrases.

Fortement grimée et costumée, le plus souvent en jeune garçon, soutenue par son entrain, sa passion, son émotion intérieure, extériorisés d'une manière intense et pittoresque, muette et agissante, mettant toute sa pensée dans sa physionomie, ses postures, les mouvements de ses bras, de ses jambes, de tout son corps, cette artiste retrouvait d'un coup la technique d'un art très ancien, que personne n'enseignait plus, exprimant les choses simples et fortes comme les exprime aussi la musique qui soulignait son jeu, des états de l'âme, une sorte de rêve.

En 1887, elle jouait encore dans les théâtres de la périphérie ; en 1889, elle créait l'Enfant prodigue, une délicieuse pantomime, sur un thème éternel modernisé où elle s'était fait elle-même son rôle, un Pierrot de Willette, moderne, en habit noir comme les Hanlon-Lee, les clowns fameux, avec la collerette blanche et un blanc visage, un Pierrot du Chat-Noir. La pantomime, lancée en plein été, fit plus de cent représentations.

La pantomime payait, tout le monde se mit à faire des pantomimes. Le théâtre alors passait par une crise et n'avait pas d'auteurs. Le naturalisme dominait avec le dogmatisme des écrivains scandinaves. La fantaisie, l'esprit, la poésie étaient considérés comme des futilités méprisables. Il fallait faire œuvre documentaire.

De l'inspiration d'écrivains médiocres, qui ne comprirent pas que ce mime supérieur venait de rénover un genre et de créer un type, il ne sortit rien que des mimodrames prétentieux et incolores : la Danseuse de corde, Scaramouche. Félicia Mallet cessait d'être Pierrot... Qu'on imagine Charlie Chaplin renonçant à son petit chapeau et à sa jaquette, à ses petites moustaches, à lui-même enfin. Le suicide. Félicia Mallet était mal guidée. L'air du temps n'était pas favorable à l'éclosion d'un art qui ne vivait que de suggestion, de fantaisie, de grâce et qui matérialisait le songe. On se préparait à tailler des tranches de vie.

Un acteur n'existe que par ses rôles. Marie Talma n'en avait trouvé qu'un seul. Cela ne suffit pas pour faire une carrière.

Remuante, elle revint vers les chansonniers. Elle chanta avec une flamme, une drôlerie et un pathétique captivant toutes sortes de bonnes et surtout de plates chansons. Elle trouva un rôle adapté à son pauvre physique dans un méchant mélo, Gigolette, s'y tailla un triomphe sans lendemain.

Elle se remit aux chansons, faisant des tournées avec un conférencier. Plus de pantomime. Elle avait encore assez de prestige en 1905 pour jouer un mauvais rôle dans les Ventres dorés de Fabre. Ce n'était plus Marie Talma mais une actrice sans dons physiques.

Elle disparu peu à peu, se consolant de son échec d'actrice et de mime, en créant une masse de chansons qu'elle mimait et dans quoi elle déversait tout ce que son cœur ulcéré contenait d'ambition déçue, de rage, de douleur, ou bien pour s'amuser, elle se faisait niaisement comique. Combien savait-elle de chansons, cette femme, née, non point pour chanter, mais pour faire vivre avec les seuls mouvements de son corps des drames, des idylles, des farces dont la musique aurait suivi toutes les phases.

Elle avait voulu être Hamlet. Elle avait été l'éternel Pierrot renouvelé par la gouailleuse et sensible inspiration parisienne. Elle était Tortillard qu'elle avait joué dans les Mystères de Paris.

La paralysie l'atteignit. Elle mit vingt ans à s'éteindre lentement, sauvée de la misère grâce à une générosité amie. Cette vieille femme qui se traînait sur deux cannes et fumait le cigare et contemplait son passé à travers la glauque pâleur de deux yeux vitreux de noyée représentait le naufrage d'un être génial et manqué. Sur sa tombe, on pourra écrire deux noms, sa destinée : Félicia Mallet-Marie Talma.

 

(Claude Berton, la Femme de France, 15 avril 1928)

 

 

 

 

 

Félicia Mallet en 1895

 

 

 

 

Elle avait débuté en province, et s'était fait connaître notamment à Bordeaux et au Havre dès 1883. Mais ce fut à Paris, en 1888, dans une revue d'amateurs, donnée au Cercle Pigalle, 48, boulevard de Clichy, qu'on la remarqua pour la première fois dans un rôle de gavroche personnifiant le Théâtre libre en chantant des couplets du genre de celui-ci :

 

Chez nous, y a pas besoin d' grands airs,

On n' fait jamais rouler les R,

Monsieur Antoin' n' veut pas qu'on vibre

Au Théâtr' libre !

 

Francisque Sarcey s'écriait déjà dans son feuilleton du Temps : « Nous avons donc une nouvelle Déjazet ! » C'était aller un peu vite, mais néanmoins la débutante faisait preuve de qualités remarquables et peu communes. L'Ambigu lui ouvrit ses portes, et cette même année 1888, elle y jouait le rôle de Babolin dans les Mohicans de Paris. Dans les Mystères de Paris, elle arriva à établir, toujours en travesti, un Tortillard déconcertant. Elle avait trouvé le moyen de chanter dans cette pièce le Fiacre de Xanrof. Le Théâtre Libre montait en ce moment une nouvelle pièce de Paul Alexis, qui y fut représentée le 15 juin 1888. Cette soirée fit quelque bruit. On y avait donné la Fin de Lucie Pellegrin, pièce dans laquelle Félicia Mallet avait accepté après quelque hésitation, le rôle troublant de Chochote, si troublant que l'auteur lui-même remania plus tard son acte et transforma Chochote en Chocho. Félicia Mallet qui n'avait pas l'habitude de pareilles batailles resta un peu éberluée de cette aventure, et avait même l'habitude de répéter que ce rôle lui avait fait du tort pour le reste de sa carrière. Mais ses vues se tournaient d'un autre côté : vers la pantomime qu'elle devait tenter de ressusciter avec un énorme succès personnel.

Vers cette époque, il s'était créé un Cercle dit Funambulesque sous la direction des frères Larcher, encouragés par des gens de lettres et des amateurs. Les représentations avaient lieu rue Saint-Lazare, 18, dans la salle de la Bodinière. Félicia Mallet y parut dans une vieille parade des boulevards, Léandre ambassadeur. On remarqua dès lors sa variété singulière d'expressions, passant du tragique au comique, et réciproquement.

Figure singulière, intéressante et peu banale était Félicia Mallet : cheveux en broussailles couleur clair de lune, yeux bleu céladon au regard terne et ayant toujours l'air de chercher quelque chose avec une curiosité inassouvie. Une bouche fine, serrée, un peu dédaigneuse, un teint mat et nacré, des veines au sang pâle. S'avançant avec un léger balancement des hanches, la taille souple et bien prise, le jarret tendu et le pied cambré, on eût dit qu'elle semblait appeler la corde roide, et, de fait, il y avait de l'acrobatie dans cette artiste qui fut une rénovatrice de la pantomime. A force de vouloir et d'intelligence, d'ingéniosité, partie de la dernière marche de l'escalier, Félicia Mallet était arrivée en jouant des coudes sur le palier du premier étage et là, s'y était fait une place.

Ce fut le 21 juin 1890 que la belle occasion s'offrit à elle au théâtre des Bouffes-Parisiens qui avaient affiché l'Enfant prodigue, pantomime en trois tableaux de Michel Carré, musique de Wormser, dont l'interprétation avait été confiée à des artistes de valeur, Courtès (Pierrot père), Mme Crosnier (Mme Pierrot mère), la petite Biana Duhamel (Phrynette) et Félicia Mallet (Pierrot fils). Dans cette bluette, elle était arrivée, comme Yvette Guilbert, à faire trembler le public, l'amuser, puis lui arracher des larmes. Ceux qui la virent dans ce rôle n'oublièrent jamais la figure de cet adolescent volant en frémissant ses parents pour fuir avec Phrynette, son désespoir quand il est trompé par elle, la déchéance de l'enfant affolé et trahi, son retour misérable à la maison paternelle où il retrouve la pitié de la mère et l'inflexibilité du père. Cette pièce, elle l'avait faite sienne, et ce rôle, sien, si bien que les auteurs lui offrirent une participation dans les bénéfices, participation qu'elle refusa, car, quoique pauvre, elle était très fière.

Eh bien, cette artiste qui possédait au plus haut point la souplesse et le don de l'imitation du geste et de l'extériorisation des sentiments, devait en être réduite à se tramer presque toute sa vie de théâtre en théâtre, ignorée et sans horizon. Il semblait qu'une sorte de fatalité se fût abattue sur cette femme d'une intelligence supérieure et qu'elle dût subir le poids d'une lourde tristesse. Jamais elle ne connut, par exemple, la douceur d'un épanouissement. Pour elle, aucune joie ne devait aboutir sans une amertume. Se défiant du destin, il lui fallait fuir devant l'attrait du bonheur, craignant toujours l'inévitable désillusion. Aussi avait-elle adopté une devise qui fut l'image de sa vie : « Hélas ! et lasse ! ».

Elle promena partout en France et à l'étranger cet Enfant prodigue, mais au temps de sa gloire même elle n'était pas heureuse. Ce n'était pas le seul talent de composition qu'elle présentait au public en des personnages tourmentés, tragiques. Elle semblait porter en elle une souffrance que rien ne pouvait apaiser, la déception inconcevable d'une première jeunesse. La vie l'avait sans doute frappée prématurément. Elle était marquée pour la douleur.

Elle n'était pas taillée pour incarner les héroïnes de l'amour. Elle le savait. Chanteuse, elle ne pouvait aller plus haut que la chanson. Mais remuante, énergique, imitatrice, moqueuse même, au dire de ceux qui l'ont le mieux connue, enragée d'être ce qu'elle était, et se voyant elle-même comme elle voyait les autres, avec une acuité d'observation sans indulgence, elle aurait pu, utilisant la médiocre apparence de sa personne, être sur la scène une merveilleuse interprète du répertoire réaliste, une fille Elisa, une Germinie Lacerteux. Elle rêvait, paraît-il, d'être un Hamlet. Elle y eût été admirable.

Au théâtre, on la vit tour à tour à la Porte-Saint-Martin, dans Mam'zelle Pioupiou (1889), puis à l'Ambigu dans le deuxième grand succès de sa carrière : Gigolette (1893). Entre temps elle avait paru dans d'autres rôles de pantomime, comme Barbe-bleuette où elle jouait la jalousie féroce, Poisson rouge où elle incarnait la misère amoureuse d'un pion tendre, ridicule et timide, auprès d'une jolie actrice. Au Nouveau-Théâtre, ce fut Scaramouche, pantomime-ballet en 1891, puis la Danseuse de corde en 1892. Vers cette époque elle se fit entendre comme chanteuse et diseuse à la Bodinière, au cours des conférences de Maurice Lefèvre. Ce furent des séries de chansons. D'abord En pleine chanson avec des chansons de Jules Jouy, de Xanrof, des chansons poitevines ; les Chansons d'amour de Ronsard, de Maurice Vaucaire, de Xanrof, d'Albert Tinchant, de Burani et Ordonneau ; les Chansons de partout, les Chansons modernes, les Chansons brutales, la Chanson humaine, le Rire et les Larmes. Puis, au café-concert, elle donna un accent inoubliable à certaines chansons de Bruant, de Xanrof, d'Henri de Fleurigny, etc.

Félicia Mallet reprit l'Enfant prodigue à la Renaissance en 1899, et aux Bouffes-Parisiens en 1900. Ce triomphe qui se prolongea des années, jusqu'en Amérique, put lui procurer pour quelques instants l'aisance. Un grand malheur la guettait. Une attaque de paralysie la terrassa vers 1913, et dès lors elle disparut à tout jamais de la scène. Ses imitatrices ne l'égalèrent jamais. Retirée du monde, vivant seule à l'écart, un jour qu'on était venu, en 1923, prendre de ses nouvelles, elle répondit avec son habituelle fierté que sa vie était finie : « Je ne serai pas plus morte le jour où je le serai », dit-elle, et elle refusa de recevoir personne. Son souvenir ayant été rappelé, quelques articles furent publiés : « Nous nous rappelons, nous revoyons ce visage maigre et expressif, écrivit Nozière. Nous entendons cette voix de révolte, d'ironie, de souffrance. Elle était l'interprète admirable de la Chanson française. » En effet, n'avait-elle pas marqué d'une empreinte ineffaçable des œuvres comme le Coffret, le Noël de Pierrot, les Chimères et les Heures ? C'est qu'en réalité, dans ces chansons ou dans ces pantomimes, elle faisait valoir ses propres rancœurs, ses ennuis, ses espérances, ses déceptions, ses colères, ses passions, et c'est elle qui avait inspiré à Laurent Tailhade, qui n'était pourtant pas suspect d'indulgence, une page, où veuf en ce jour de toute colère, il avait rassemblé tous les mots que l'on prodigue aux idoles du théâtre : « Elle fut délicieuse, parfois inimitable... toujours pleine de charme et de séduction... puis disparut. » Après un long martyre qui avait duré quinze années, elle s'éteignit bien oubliée à Bobigny.

 

(Henry Lyonnet, Larousse Mensuel Illustré, août 1928)

 

 

 

 

              

 

 

 

 

 

extraits de l'Enfant prodigue

pantomime de Michel Carré fils, musique d'André Wormser

Félicia Mallet (Pierrot fils), Marie Magnier (Mme Pierrot), X (Phrynette), M. Duquesne (Pierrot père)

 

 

 

 

 

 

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