Serge LIFAR

 

Serge Lifar dans la rotonde du Palais Garnier [photo Serge Lido]

 

 

Sergueï Mikhaïlovitch LIFAR, en français Serge LIFAR

 

danseur et chorégraphe russe naturalisé français

(Pyrohiv, gouvernement de Kiev, Russie, 02 avril 1905 – Lausanne, Suisse, 15 décembre 1986)

 

Fils de Mikhaïl LIFAR (Kiev, 1875 – 1947), fonctionnaire des eaux et forêts, et de Sophia Vassilievna MARCHENKO (1880 – v. 1932).

 

 

Après une rapide initiation à l’école de Bronislava Nijinska, il arriva à Paris où Serge de Diaghilev l’engagea en 1923 dans sa compagnie des Ballets russes. Ses dons physiques exceptionnels et les leçons d’Enrico Cecchetti lui permettent d’accéder aux premiers rôles, dans une série de ballets que Diaghilev fait régler pour lui par Balanchine : la Chatte (1927) ; Apollon Musagète (1928) ; le Fils prodigue (1929). Engagé comme premier danseur et chorégraphe à l'Opéra de Paris en 1929 (il y dansera de 1929 à 1944 et de 1949 à 1956, et y sera maître de ballet de 1930 à 1944 et de 1947 à 1958), Lifar y imposa son style personnel dans une longue suite de ballets, où l’athlétisme se mêlait à la danse d’école, composant un style néo‑classique (qui, dans une chorégraphie, donne la primauté à la danse sur la musique et le décor), auquel il est resté fidèle : Bacchus et Ariane (mus. d'A. Roussel, décors de De Chirico, 1931), Salade (mus. de D. Milhaud, décors d'A. Derain, 1935), Icare (ballet dit « de rythme », 1935), Oriane et le Prince d'amour (mus. de Fl. Schmitt, décors de Pruna, 1938), le Chevalier et la Damoiselle (mus. de Ph. Gaubert, décors de Cassandre, 1938), Joan de Zarissa (mus. de W. Egk, décors d'Y. Brayer, 1942), Guignol et Pandore (mus. d'A. Jolivet, décors de Dignimont, 1944), les Mirages (mus. de Sauguet, décors de Cassandre, 1949), le Chevalier errant (mus. de J. Ibert, 1950). Pour Serge Lifar, la danse, art complet, qui n'a besoin du secours d'aucun autre (il a composé un ballet sans musique, Icare, 1935), fait appel aussi bien aux qualités purement physiques qu'à la sensibilité et aux facultés expressives. A l'Opéra-Comique, il créa le 21 février 1937 le Prélude à l'Après-midi d'un faune, et dansa le Lac des Cygnes.

Après avoir donné deux de ses œuvres les plus importantes à Monte-Carlo (Chota Roustaveli et Dramma per musica, 1946), il compose Phèdre (1950), Blanche-Neige (1951), Grand Pas et Variations (1953), les Noces fantastiques (1955), le Martyre de saint Sébastien (1957), Francesca da Rimini (1958). En 1956, il fait ses adieux de danseur et interprète Giselle pour la dernière fois. Deux ans plus tard, il quitte l'Opéra et travaille en qualité de chorégraphe invité à Monte-Carlo (la Dame de pique, 1960), à Berlin-Ouest (remonte Phèdre, Suite en blanc, 1963), à l'Opéra de Lyon (les Fêtes d'Hébé, 1964), au festival de Lima (remonte Roméo et Juliette, 1965), au London's Festival Ballet (1966), à l'Opéra de Göteborg (remonte Icare, 1966, et Giselle, 1967). De 1962 à 1963, il est à nouveau maître de ballet à l'Opéra et, en 1966, il est membre du jury pour le concours annuel.

Poursuivant sa carrière de chorégraphe il est invité à Moscou (1967, 1968), en Iran pour le couronnement du chāh (1967), au Caire (1968), à la Fenice de Venise (1970), à Ljubljana (1970), à l'Opéra de Marseille (1971), au festival d'Argent de Mexico. En 1968, il présente à l'Opéra de Paris un spectacle composé de ses propres œuvres. Membre correspondant de l'Institut de France (1970), il assume des cours annuels d'été sur l'esthétique de la danse, à la Sorbonne.

Il a publié : le Manifeste du chorégraphe (1935) ; Du temps que j’avais faim (1935) ; Troisième fête de Pouchkine (1937) ; la Danse (1938) ; Carlotta Grisi (1941) ; Giselle (1942) ; Terpsichore dans le cortège des Muses (1943) ; …A l’Opéra, avec Paul Valéry et Jean Cocteau (1943) ; Pensées sur la danse, préface de Paul Valéry, dessins d’Aristide Maillol (1946) ; A l’aube de mon destin. Sept ans aux Ballets russes (1948) ; Traité de danse académique (1949) ; Histoire du ballet russe (1950) ; Vestris, dieu de la Danse (1950) ; Traité de chorégraphie (1952) ; Méditations sur la danse (1952) ; Dix ans à l’Opéra (1929-1939) (Comœdia, décembre 1953) ; le Livre de la danse (1954) ; Serge de Diaghilev (1954) ; la Musique par la danse (1955) ; Bulletin n°1 de l’Institut chorégraphique (1956) ; les Trois Grâces du XXe siècle (1957) ; Bulletins n°2, 3, 4 de l’Institut chorégraphique (1957) ; Au service de la danse (A la recherche d'une science : la choréologie) [1958] ; la Danse académique et l’Art chorégraphique (1965) ; Histoire du ballet (1966).

Il est décédé en 1986, à quatre-vingt-un ans. Il est enterré au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne).

 

=> la Danse, par Rostislav Hofmann, avant-propos de Serge Lifar (1952)

=> Serge Lifar et son ballet, par Rostislav Hofmann, avant-propos de Thamar Karsavina (1953)

 

 

 

 

Serge Lifar en 1933 [photo Peter North]

 

 

Ses chorégraphies à l'Opéra et à l'Opéra-Comique

 

les Créatures de Prométhée, musique de Ludwig van Beethoven (Opéra, 30 décembre 1929)

l’Orchestre en liberté, musique d’Henry Sauveplane (Opéra, 16 février 1931)

Un prélude dominical, musique de Guy Ropartz (Opéra, 16 février 1931)

Bacchus et Ariane, musique d'Albert Roussel (Opéra, 22 mai 1931)

Divertissement, argument de Serge Lifar d’après la Belle au bois dormant, musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski (Opéra, 08 juin 1932)

Sur le Borysthène, argument de Serge Lifar et Sergheï Prokofiev (Opéra, 16 décembre 1932)

Jeunesse, argument d’André Coeuroy et Serge Lifar, musique de Pierre-Octave Ferroud (Opéra, 27 avril 1933)

la Vie de Polichinelle, musique de Nicolas Nabokov (Opéra, 22 juin 1934)

Salade, musique de Darius Milhaud (Opéra, 13 février 1935)

l'Après-midi d'un faune, musique de Claude Debussy (Opéra, 18 mars 1935 ; Opéra-Comique, 21 février 1937)

Icare, argument et rythmes de Serge Lifar, orchestration de Joseph-Eugène Szyfer (Opéra, 09 juillet 1935)

le Lac des Cygnes, musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski [fragments] (Opéra, 22 janvier 1936)

Harnasie, argument de Szymanowski et Serge Lifar, musique de Karol Szymanowski (Opéra, 27 avril 1936)

le Roi nu, argument de Serge Lifar, musique de Jean Françaix (Opéra, 15 juin 1936)

Promenades dans Rome, musique de Marcel Samuel-Rousseau (Opéra, 14 décembre 1936)

David triomphant, argument de Serge Lifar, musique de Vittorio Rieti (Opéra, 26 mai 1937)

Alexandre le Grand, argument de Serge Lifar, musique de Philippe Gaubert (Opéra, 21 juin 1937)

Oriane et le Prince d’Amour, musique de Florent Schmitt (Opéra, 07 janvier 1938)

le Cantique des Cantiques, musique d’Arthur Honegger (Opéra, 02 février 1938)

Aeneas, musique d'Albert Roussel (Opéra, 04 avril 1938)

Adélaïde ou le langage des fleurs, musique de Maurice Ravel (Opéra, 28 décembre 1938)

Entre deux rondes, musique de Marcel Samuel-Rousseau (Opéra, 24 avril 1940)

Sylvia, musique de Léo Delibes (Opéra, 05 février 1941)

le Chevalier et la Damoiselle, argument de Serge Lifar, musique de Philippe Gaubert (Opéra, 02 juillet 1941)

la Princesse au jardin, musique de Gabriel Grovlez (Opéra, 02 juillet 1941)

Boléro, scénario de Serge Lifar et Leyritz, musique de Maurice Ravel (Opéra, 31 décembre 1941)

Istar, musique de Vincent d’Indy (Opéra, 31 décembre 1941)

Joan de Zarissa, musique de Werner Egk (Opéra, 10 juillet 1942)

les Animaux modèles, musique de Francis Poulenc (Opéra, 08 août 1942)

l'Amour sorcier, musique de Manuel de Falla (Opéra, 26 janvier 1943)

Prière, argument de Serge Lifar, musique de Ludwig van Beethoven (Opéra, 01 juin 1943)

Suite en blanc, argument de Serge Lifar, musique d’Edouard Lalo (Opéra, 19 juin 1943)

le Jour, musique de Maurice Jaubert (Opéra, 23 juin 1943)

Britannicus, poème dansé de Serge Lifar sur les vers de Racine (Opéra, 01 février 1944)

Guignol et Pandore, argument de Serge Lifar, musique d’André Jolivet (Opéra, 29 avril 1944)

Roméo et Juliette, musique de Piotr Ilitch Tchaïkovski [extraits] (Opéra, 27 février 1945)

les Mirages, argument d’A. M. Cassandre et Serge Lifar, musique d’Henri Sauguet (Opéra, 15 décembre 1947)

Pavane pour une infante défunte, musique de Maurice Ravel (Opéra, 31 décembre 1947 ; Opéra-Comique, 14 janvier 1954)

Zadig, argument de Serge Lifar et Pierre Petit, musique de Pierre Petit (Opéra, 09 juillet 1948)

Escales, argument de Serge Lifar, musique de Jacques Ibert (Opéra, 28 juillet 1948)

la Mort du Cygne, musique de Frédéric Chopin (Opéra, 10 décembre 1948)

Lucifer, musique de Claude Delvincourt (Opéra, 15 décembre 1948)

Giselle ou les Willis, musique d’Adolphe Adam (Opéra, 30 mars 1949)

la Naissance des couleurs, musique d’Arthur Honegger (Opéra, 22 juin 1949)

Ballet de cour, musique de Jean-Philippe Rameau (Opéra, 07 juillet 1949)

Endymion, musique de Jacques Leguerney (Opéra, 27 juillet 1949)

Passion, argument de Serge Lifar, musique de César Franck (Opéra, 25 décembre 1949)

Septuor, musique de Jean Lutèce (Opéra, 25 janvier 1950)

l’Inconnue, musique d’André Jolivet (Opéra, 19 avril 1950)

le Chevalier errant, musique de Jacques Ibert (Opéra, 26 avril 1950)

Dramma per musica, argument de Serge Lifar, musique de Jean-Sébastien Bach (Opéra, 28 mai 1950)

Phèdre, tragédie de Jean Cocteau, musique de Georges Auric (Opéra, 14 juin 1950)

les Eléments, musique de Jean Féry Rebel (Opéra, 27 juin 1950)

l'Astrologue, musique d'Henry Barraud (Opéra, 25 avril 1951)

Blanche-Neige, musique de Maurice Yvain (Opéra, 14 novembre 1951)

Fourberies, argument de Robert Manuel et Serge Lifar, musique de Tony Aubin d’après Rossini (Opéra, 27 février 1952)

Trésor et magie, argument de Serge Lifar, musique d’Henri Sauguet (Opéra, 19 juillet 1952)

Cinéma, musique de Louis Aubert (Opéra, 05 mars 1953)

Variations, argument de Serge Lifar, musique de Franz Schubert (Opéra, 05 mars 1953)

Grand pas, argument de Serge Lifar, musique de Johannes Brahms (Opéra, 17 juin 1953)

l’Oiseau de feu, musique d’Igor Stravinski (Opéra, 07 avril 1954)

Nautéos, musique de Jeanne Leleu (Opéra, 11 juin 1954)

les Noces fantastiques, argument de Serge Lifar, musique de Marcel Delannoy (Opéra, 09 février 1955)

Roméo et Juliette, musique de Sergheï Prokofiev (Opéra, 28 décembre 1955)

Duo, musique de Franz Liszt (Opéra, 15 mars 1957)

les Pas et les lignes, argument de Serge Lifar, musique de Claude Debussy (Opéra, 15 mars 1957 ; Opéra-Comique, 15 janvier 1960)

Chemin de lumière, musique de Georges Auric (Opéra, 30 octobre 1957)

Symphonie classique, argument de Serge Lifar, musique de Sergheï Prokofiev (Opéra, 19 mars 1958)

le Bel indifférent, musique de Richard Blareau (Opéra-Comique, 25 avril 1958)

Nuages et fêtes, musique de Claude Debussy (Opéra-Comique, 23 mai 1958)

Adagio, argument de Serge Lifar, musique de Remo Giazotto (Opéra-Comique, 11 janvier 1963)

Constellations, argument de Serge Lifar, musique de Franz Liszt (Opéra, 22 janvier 1969)

le Grand cirque, argument de Serge Lifar, musique d’Aram Khatchatourian (Opéra, 22 janvier 1969)

 

 

 

 

Serge Lifar et Olga Spessivtseva dans Bacchus et Ariane (1931)

 

 

 

Serge Lifar a fait sa rentrée à l'Opéra

 

Pour la rentrée de Serge Lifar, la salle est comble jusqu'aux cinquièmes loges, et c'est de ces hauteurs que déferlera tout à l'heure l'enthousiasme le plus frénétique.

C'est d'abord la présentation du corps de ballet, depuis les rats jusqu'aux étoiles, la vaste scène prolongée jusqu'au foyer de la danse voyant arriver de ses profondeurs la mousse neigeuse des tutus et les danseurs blancs et noirs. Puis, surgissant de ces lointains, bondissant, ailé, voici Serge Lifar, accueilli par une rafale d'ovations. Il salue, visiblement ému, mais il ressentira davantage encore cette émotion après son interprétation du Prélude à l'après-midi d'un faune, où un public enthousiaste obligea le rideau à se relever quinze fois.

Serge Lifar a donné de la féerique irréalité du poème de Mallarmé une traduction plus stylisée que lors de la création. Pas de bonds, des mouvements qui semblent s'accorder au rythme même de la terre, une sobriété, une angoisse et, par-dessus tout, une foi admirable.

Après Serge Lifar danseur, voici Serge Lifar chorégraphe.

Suite en blanc d'Edouard Lalo, et Divertissement de Tchaïkovski, brodé sur le thème de la Belle au bois dormant, offrent toujours le même enchantement visuel. Les étoiles, Chauviré, Darsonval, Vaussard et Bardin, ainsi que Madeleine Lafon, Moreau, Bourgeois et la charmante Dynalix, y projettent des feux divers et scintillants. Ritz, Michel Renault, Kalioujny, Max Bozzoni ont un style éblouissant, et la place me manque pour citer une à une toutes les pièces de cette parfaite architecture, dort chacune a une valeur qui donne à l'autre plus de prix.

 

(V. R., journal Opéra, 09 février 1949)

 

 

 

 

 

de g. à dr. Serge Lifar, Suzanne Lorcia et Serge Peretti dans Jeunesse (1933) [photo Lipnitzki]

 

 

 

Serge Lifar (Ivan Tsarevitch) et Olga Spessivtseva (l'Oiseau de feu) dans l'Oiseau de feu

 

 

 

Serge Lifar, la danse réincarnée

 

Avec Serge Lifar, c'est le mystère de la danse, de son génie propre, que nous abordons. Le Soleil en Bélier, signe de Mars, donne de bons muscles. des poumons solides, un sang généreux. C'est le type même de l'athlète dynamique, dont la souple et dure machine est au service de la volonté. Le rebondissement en Lion, dans le décan de Pythagore, permet d'utiliser ces dons à des fins esthétiques et théâtrales, et donne le génie de la forme, des rapports de lignes et de plans, la mesure innée des distances.

Mercure, le frère rapide de Mars, vient amenuiser la plastique, en alléger les masses musculaires, en assouplir les linéaments d'attache et de l'athlète, fait un mime. Ce même Mercure donne à la main tout pouvoir d'expression et de style.

Saturne abandonne son domaine terrien et fait un bond dans l'espace, où il se réfugie en décan musical : Lifar enfant étudia la musique. Un accident à la main l'éloigna des concours et, dans le désarroi causé par cette brusque intrusion du hasard dans sa vie d'artiste passionné, il chercha un autre moyen d'expression et étudia la danse.

Serge Lifar appartient au circuit de la volonté et de l'action. La révélation de la danse (cette musique de la chair, cette béatitude de l'être où se libère le monde inexprimable que la musique fait vibrer, auquel elle donne un corps impérieux et qui, chez un artiste prédestiné, ne saurait demeurer inerte sans créer de lourds dommages) fut pour lui, malgré les difficultés de la vie, une illumination incomparable. La gloire lui vint assez tôt car l'astre qui la détermine, la capricieuse Séléné, culmine dans les Poissons, dont le pas est le glissement aérien. Par Neptune, son maître, le pied ne tient plus à la terre et rejoint aisément la route féerique que nous empruntons en songes, et dont le danseur suggère la miraculeuse lévitation.

Neptune signe le visage. Vénus y apporte des retouches de grâce. La main possède une ligne neptunienne, qui vient confirmer ce que j'ai écrit sur cette région, et contresigner un destin exceptionnel. Cependant que Jupiter, placé au centre du groupe planétaire, orchestre ces dons exceptionnels et donne la symétrie, sans laquelle il n'est pas, pour l'œil de joie vraie, pour l'esprit de paix absolue. Par lui se compose cette cohésion impondérable entre la musique et le mouvement d'où s'élève ce chant muet, cette tacite chorégie que devient un ballet réglé par Serge Lifar.

Peut-être verrons-nous renaître, grâce à de tels dons et grâce aux jeunes talents qui s'assemblent autour de ce dieu icarien, des drames analogues aux tragédies antiques, où la prosodie, la danse, la musique ne se dissociaient pas. Racine y pensa lorsque Moreau écrivit, pour les chœurs d' « Esther » une sorte de psalmodie qui suivait le vers racinien, de la même manière que l'aède grec soutenait la clameur eschyléenne. L'invention de l'opéra ouvrit une parenthèse qui, aujourd'hui. semble close. Le temps est donc propice, à un renouvellement de l'art tragique. Il nous faudrait le génie d'un auteur inspiré. Serge Lifar y donnerait la mesure de son pouvoir d'orchestration. Apollon l'y invite et les grandes heures de sa vie se placent dans un proche avenir.

L'amitié, sous toutes ses formes, est le climat nécessaire de ce fils de Vénus. Lorsque viendra l'heure des solitudes dernières, il s'y trouvera mal préparé. L'imagination aidant, il se pourrait qu'il amplifie cette éclipse des tendresses, si bien que la redoutable visiteuse ne tiendrait saisir qu'une ombre, privée de ses habituels ressorts.

L'or et les couleurs lumineuses pourraient le préserver de ce désenchantement.

 

(Marie-Louise Sondaz, journal Opéra, 30 mars 1949)

 

 

 

 

Serge Lifar dans Icare (Icare)

 

 

 

Serge Lifar dans Icare (Icare) en 1935 [photo Lipnitzki]

 

 

 

Serge Lifar dans Harnasie (Chef de Harnasie) en 1936

 

 

 

 

 

Serge Lifar dansant le Prélude à l'après-midi d'un faune sur la terrasse de la Villa Médicis [photo Carletti] (revue l'Opéra de Paris n°1, juillet 1950)

 

 

Hommage à Nijinsky

 

L'Opéra et le Troisième Congrès de l'Institut international du théâtre viennent de célébrer au Palais Garnier le 40e anniversaire des Ballets russes en France par un hommage à Nijinsky, danseur unique dans l'histoire du ballet. Nul n'était mieux désigné que Serge Lifar pour célébrer le génie du créateur du Spectre de la Rose et autres chefs-d'œuvre demeurés au répertoire de notre Théâtre National.

 

Par la croisée ouverte sur de grands lendemains, le Spectre de la Rose bondit, et le déplacement d'air balaie la poussière vétuste qui allait s'amoncelant.

Les tendances d'art d'une époque, pour se faire valoir, se doivent cristalliser en une ou quelques personnalités majeures. Ces personnalités deviennent les porteurs, les germes apparents d'une culture, ses incarnations, voire ses symboles. Leur tâche est magnifique et écrasante. Tel fut Nijinsky, « l'homme-oiseau », disaient ceux qui le voyaient, l'oiseau dansant qui déployait ses ailes dans le Spectre de la Rose, et puis les repliait, les dissimulait, croyant échapper à l'excès de facilité et chercher au sol la danse de demain. La « promenade » du Faune, pesamment rivé à la terre, n'était peut-être pas une renonciation absolument nécessaire, mais elle a révélé à la danse les voies du rigoureux dépouillement, elle a mis en relief les valeurs pures du corps humain posé sur un rocher après avoir dominé l'espace.

Pour imposer les gestes nouveaux, pour rendre à la danse oubliée de l'homme tout son prix initial, pour vaincre les privilèges de la technique et résister aux effets souvent factices de l'acrobatie aérienne, il fallait un dieu précurseur. Nijinsky — venu à l'heure précise où la Danse avait besoin de lui — a été cette sorte de génie nécessaire. Son nom — comme celui de Vestris — est un but que s'assignent les danseurs, lancés à la poursuite d'un spectre de légende. Aujourd'hui, nous honorons sa mémoire, et, dans cet hommage, chacun de nous tient à cœur de donner le meilleur de lui-même.

 

(Serge Lifar, revue l'Opéra de Paris n°1, juillet 1950)

 

 

 

Serge Lifar, chorégraphe, maître de ballet et danseur étoile, dans le Chevalier errant [photo Lipnitzki] (revue l'Opéra de Paris n°1, juillet 1950)

 

 

 

 

 

une attitude de Serge Lifar dans David triomphant (David) en 1937 [photo Lipnitzki]

 

 

 

l'Opéra, centre mondial de la danse

 

Tout s'est fait par lui, et hors de lui rien ne s'est fait, suis-je toujours tenté de dire à propos de l'Opéra, en matière de ballet. Depuis qu'il fut fondé par Louis XIV, le Roi-Soleil, devenu Soleil peut-être grâce à Lully qui lui fit danser ce rôle, l'Opéra se trouve être le centre émetteur du Ballet, Paris étant son pôle d'attraction. C'est l'Opéra qui décerne le titre d'étoile mondiale, et sa consécration est la plus belle de toutes les couronnes. Belle et lourde, car elle constitue un engagement, un contrat de qualité constante et de progrès.

Vestris fut sacré dieu de la Danse à l'Opéra, et tous les grands fantômes de la Danse hantent maintenant les murs du Palais Garnier : Camargo, Salle, Dupré, Guimard, les deux Vestris, Noverre, Taglioni, Elssler, Grisi, la créatrice de « Giselle » qui naquit à l'Opéra et s'imposa dans le monde.

Et d'ailleurs, très souvent, une création à l'Opéra est un départ pour le tour du monde. Les grands ballets de l'histoire sont nés dans ce théâtre, et, de nos jours, c'est encore l'Académie Nationale de Danse qui dirige l'art chorégraphique dans le monde. L'Europe entière et les deux Amériques ont applaudi tout récemment les grandes réussites de l'art chorégraphique français. Elles en ont retenu des visions de beauté ; elles en ont retenu surtout, et de leur propre aveu, de grandes leçons.

Le plus difficile, en matière de ballets, est de réaliser cet équilibre parfait qui marque les grandes œuvres d'art : équilibre de l'esprit et de la matière, du fond et de la forme, équilibre entre les éléments divers d'un spectacle (danse, musique, peinture), et, pour la danse, entre la nouveauté et les traditions, l'émotion et la virtuosité formelle.

Ce qui frappe souvent quand on observe les troupes étrangères, c'est l'hypertrophie de l'un de ces éléments au détriment des autres : parmi des nombreuses compagnies qui sont venues se produire à Paris, aucune n'a su répondre à « toutes » nos exigences.

Tandis qu'à l'Opéra, « tous » les éléments du spectacle chorégraphique se trouvent réunis à leur état majeur et dans un équilibre parfait, à parts égales. C'est que notre Académie Nationale n'a pas de rivale. Tout d'abord — la chose est importante de nos jours, où l'amateurisme et le dilettantisme pénètrent volontiers dans tous les arts, en particulier celui de la danse, le plus vulnérable de tous, parce que le plus subjectif en ses formes malgré une technique parfaitement objective — parce qu'à l'Opéra, en aucune façon, l'amateurisme n'a jamais été admis et ne le sera jamais, étant donné l'organisation même du théâtre. Ensuite, et surtout, parce que l'Académie Nationale de Danse a deux têtes, dont l'une se tourne vers le passé (d'ailleurs, trop de liens l'y attachent, puisque le passé de l'Opéra c'est tout le passé du ballet) et l'autre vers l'avenir. De tous les théâtres que je connais, l'Opéra est en même temps le plus « conservateur » et le plus « progressiste ».

Ces deux mots sont laids, mais je les emploie dans leur acception la plus favorable.

Un art qui n'a point de racines, qui ne se fonde point sur de séculaires traditions, sur la longue expérience (la longue patience) des dieux et des étoiles d'hier, est un art mort-né.

Un art qui se fonde seulement sur des traditions immuables, rapidement transformées en poncifs, en routine, est mort-né également.

Le passé de l'Opéra est garant de sa survie.

Le présent de l'Opéra, techniquement parlant dispose d'un corps de ballet qui fut reconstitue il y a quatre ans par M. Georges Hirsch, grâce à l'école de danse et avec l'apport d'éléments extérieurs du côté masculin. Aussi lorsque l'administrateur général m'appela aux fonctions que j'avais déjà occupées de maître de ballet, ai-je trouve une jeunesse impatiente de s'imposer et de dicter à nouveau sa loi.

Nulle part il n'existe d' « école » aussi vigoureuse et vivante que chez nous, nulle part on ne « danse » comme à l'Opéra.
De nos jours, l'art de la danse et du ballet sort d'un mauvais rêve.
A force de prétendu raffinement, on en avait voulu faire un instrument d'expressionnisme, d'exhibitionnisme macabre, de revendication sociale, d'études pathologiques et de psychanalyse. La danse oubliait de danser et de sourire. Apollon exhibait un crâne chauve et des lunettes magistrales ; ses dents se gâtaient comme celles du philosophe, aurait pu dire Paul Valéry. A l'Opéra pourtant, la danse continuait de vivre, comme un sourire suspendu dans l'espace. Elle vit plus que jamais et, depuis que nous sommes allés porter notre message (notre bon message) aux quatre coins du monde, le mauvais rêve prend fin, une tendance nouvelle s'affirme déjà, conduite « comme toujours » par notre Académie Nationale de Danse.

J'ai une foi absolue dans les destinées de l'art auquel j'ai consacré ma vie et, pour moi, ces destinées sont inséparables du Théâtre National de l'Opéra, centre du monde de la danse et du monde tout court.

 

(Serge Lifar, revue l'Opéra de Paris n°4, 1951)

 

 

 

 

 

Serge Lifar dans Dramma per musica (le Messager) à l'Opéra de Paris en juin 1950 [photo Lipnitzki/Viollet]

 

 

 

 

 

de g. à dr. Max Bozzoni (Mascarille), Serge Lifar (Scapin) et Nina Vyroubova (Arzigogola) dans Fourberies [Ektachrome Lipnitzki] (Musica, avril 1954)

 

le Ballet moderne, grandeur ? ou décadence ?

 

Existe-t-il un ballet moderne ? J'en doute fort, et il me semble que la crise actuelle — si crise il y a — est surtout une crise de tendance. Il y eut un ballet romantique, classique ; il y eut les Ballets Russes de Diaghilev. Dans les trois cas, malgré la diversité des variantes admises et des « sous-courants », il était possible de dégager une ligne générale, unique et éloquente. Or, c'est précisément ce qui manque le plus, de nos jours. Essayez de demander à un quelconque créateur chorégraphique : « Où va la danse ? » — et il sera bien en peine de vous répondre... On dirait que nous vivons au jour le jour, à l'écart d'une esthétique impérative, au gré du public et des directeurs de théâtre. Les récentes saisons sont bien faites pour nous en convaincre : peu de nouveautés chorégraphiques dans la propre acception du terme ; mais de timides et brèves audaces suivies de retours en arrière, vers Giselle, le Cygne noir et l'Oiseau bleu, planches de salut de tant de compagnies.

La danse, qui toujours reflète l'actuel à sa façon, a besoin d'actualité pour se nourrir ; et c'est l'actualité précisément qui semble lui faire défaut. Y a-t-il, en effet, une actualité artistique ? Regardez autour de vous, et voyez s'il se passe quelque chose ! Règnent le cinéma, le disque, la radio et la télévision, sans pour cela apporter quelque chose de valable ou de neuf, ni la présence réelle de l'artiste créateur. Il en résulte pour le public un regain de paresse. Jadis, il y avait deux clans : ceux qui aimaient la danse et ceux qui ne l'aimaient pas. Les premiers, par snobisme ou par aspiration sincère, souhaitaient le combat et venaient aux premières chorégraphiques un peu comme, de nos jours, on va à une rencontre sportive. Il y avait des duels entre les créateurs et le public, les créateurs et le passé. Aujourd'hui, tout le monde aime la danse, et nous possédons l'audience la plus vaste que nous ayons connue. Pour ma part, je crois à la sensibilité profonde de ce grand public ; et suis convaincu que nulle révélation authentique ne lui échappe, l'émotion se substituant, en lui, à la connaissance. Beaucoup d'autres, hélas, ne pensent pas comme moi, et, pour mieux conserver ce public, lui font de fausses concessions, dont il n'a que faire, en réalité. De là, d'interminables piétinements sur place, les fausses nouveautés et les retours aux archives.

En France, à l'Opéra, nous tâchons simplement de maintenir la « danse qui danse », et de l'enrichir sans cesse, en intégrant à son vocabulaire des éléments plastiques empruntés à tous les arts assimilables par la chorégraphie. Mais ailleurs ? Le désir de plaire conduit au music-hall ; et telle compagnie connue compte autant de chanteurs que de danseurs ; or, qui trop embrasse mal étreint : ils dansent comme ils chantent, c'est-à-dire médiocrement. Telle autre compagnie fait une incursion dans un asile d'aliénés, prétend faire de la danse un instrument de psychanalyse, et, pour limiter les dégâts, reprend les pas de deux comme l'Oiseau bleu, le Cygne noir, Casse-Noisette et Don Quichotte.

A l'étranger, il en va sensiblement de même : l'on voit des errements peu durables qui finissent par aboutir à l'alibi du « classique ». Est-ce un cercle vicieux, est-ce une décadence du ballet ? Pas nécessairement ; et, s'il y a bien une crise, les issues sont nombreuses.

 

 

 

 

La crise actuelle, en fait, remonte à l'après-guerre. Dès la fin des hostilités, profitant des perturbations inévitables, des jeunes, mal préparés, se sont lancés à l'assaut. Très vite, certaines éminences grises s'en mêlèrent, des éminences grises vieilles de l'autre après-guerre, et qui crurent le moment venu de ressusciter leur belle époque. On s'empressa de battre le rappel des snobs à qui, lors de prétendues grandes soirées « très parisiennes », l'on servit des plats médiocres. Il n'en fallait pas davantage pour briser l'élan authentique qui régnait avant 1939 ; les valeurs se trouvèrent artificiellement faussées, et ce fut la crise de l'Esthétique chorégraphique. Mais on ne peut se servir éternellement du passé ; c'est pourquoi, au bout d'un certain temps, l'on se mit en quête d'affirmations nouvelles. Et c'est en cela que réside l'une des grosses erreurs de notre temps : la nouveauté ne se fabrique point, mais jaillit spontanément, s'impose en un éclair à la fantaisie du créateur. En outre, il n'en faut pas toutes les semaines, ni même tous les mois. Or, c'est cela précisément qu'on réclame au chorégraphe. Présentez une œuvre belle, parfaite en soi, et vous aurez la critique à vos trousses, car elle n'aura pas reçu sa ration de fausse nouveauté. Il y a quelques jalons, quelques ballets-maîtres dans l'histoire de la danse — Giselle, le Lac des cygnes, la Belle au bois dormant, Pétrouchka, Icare ; et certains voudraient que nous en posions d'autres, tous les jours. Cela n'est pas possible, car, à nous aussi, s'imposent des périodes de retraite et de méditation. Malheureusement, pris entre le critique — généralement peu compétent — qui lui réclame de l'inédit coûte que coûte, et le public, qui voudrait voir la DANSE, le choréauteur ne sait plus à quel saint se vouer.

 

Certains ont le courage de ne pas vouloir bondir plus haut que la tête ; mais d'autres se lancent légèrement dans une course à l'originalité, et engagent un jeu de surenchère avec eux-mêmes. Passe encore s'ils le faisaient sur un plan chorégraphique et cherchaient une rénovation de la danse ! Malheureusement, ils prétendent trouver un refuge dans le choix du sujet, et ce déplacement du problème constitue, à mon sens, une des raisons profondes de la crise actuelle. On prétend faire du neuf en offrant des arguments neufs, et non des pas ou des enchaînements nouveaux. On met en scène des ouvriers, des filles, de faux symboles, de faux reflets de l'actualité — et l'on croit trop volontiers élever la danse en assurant le règne d'un beaucoup trop factice réalisme du ruisseau. Je ne répéterai point, après Théophile Gautier, que « l'homme qui attaque et la femme qui se défend mollement constituent le vrai sujet de toutes les danses », ou bien encore : « Si la jambe, éblouissante et pure, s'agite voluptueusement dans le brouillard des mousselines ; si les bras s'arrondissent, onduleux et souples, comme des anses de vases grecs ; si le sourire éclate, pareil à une rose pleine de perles, nous nous inquiétons fort peu du reste. Le sujet peut n'avoir ni queue, ni tête, ni milieu, cela nous est égal. Le vrai, l'unique sujet du ballet, c'est la danse... » J'estimerai, cependant, que la danse est foncièrement un art d'émotion, que le propre du ballet est de transformer en symboles plastiques des éléments affectifs, et que, dans ce sens, l'argument ne peut avoir qu'une importance réduite.

Il ne nous faut point des textes, mais des prétextes : voilà, je crois, une des formules qui devraient nous guider, et nous préserver de tant d'innovations fictives.

 

 

 

Serge Lifar dans l'acte II de Giselle (Albert) [Ektachrome Lipnitzki] (Musica, avril 1954)

 

« La danse n'est plus seule en scène. La tragédie l'escorte. L'Opéra, en une seule figure, rassemble les fantômes de Chaliapine et de Mounet-Sully, et, muets, leur communique l'éloquence visible qui mène Lifar à ne parler que le langage du cœur. » Jean Cocteau.

 

 

Existe-t-il encore d'autres indices de décadence ? J'en vois un, fort grave : la musique. Après avoir connu presque un excès de richesse, de Delibes à Prokofieff — la liste des très grands compositeurs qui ont écrit des chefs-d'œuvre chorégraphiques est trop longue pour qu'on les énumère — la danse semble être abandonnée, de nouveau, par sa partenaire la plus belle. Le cinéma, qui impose pourtant au musicien des restrictions autrement plus sévères, nous fait une sérieuse concurrence : trop souvent, les compositeurs réservent, pour le film, des partitions fournies, riches de rythmes et d'émotion, et ne nous livrent qu'une simple musique de danse, avec tous les défauts que cela suppose, alors que les meilleurs ballets se font sans aucune musique, ou bien seulement sur une très belle musique. L'absence est préférable à la médiocrité, qui compromet les deux partenaires et l'aspect général de l'œuvre commune.

Est-ce à dire, en présence de tant de regrets, que nous soyons en pleine décadence ? Non pas ; car, techniquement parlant, rarement la danse a été aussi forte : l'instrument est là, à portée de la main ; il suffit de savoir l'utiliser. Et puis, nous disposons du public le plus nombreux et le plus enthousiaste qui soit ; la danse est actuellement, de tous les arts, celui qui attire le plus — et cela constitue une garantie de réussite, puisque notre enthousiasme, à nous, créateurs ou interprètes, est fonction de celui de la salle.

Donc, sachons renoncer au parti pris de fausse nouveauté, considérons la danse en elle-même, suscitons le concours des plus grands musiciens et des plus grands peintres — et l'on verra très vite que notre ballet n'a rien perdu de sa grandeur. La « Grande Danse », comme l'appelle Paul Valéry, est une valeur sûre qui ne mourra jamais.

 

Serge Lifar.

Maître de Ballet du Théâtre National de l'Opéra.

(Musica, avril 1954)

 

 

 

Serge Lifar dans l'acte II de Giselle (Albert) [Ektachrome Lipnitzki] (Musica, avril 1954)

 

 

 

 

 

Serge Lifar dans Cinéma (1953)

 

 

 

Neuf visages de Serge Lifar

 

En 1952, Serge Lifar écrivait : « J'ai réglé moi-même plus de quarante-cinq ballets... », ce qui, depuis 1928, représente environ deux ballets par an. Nous pouvons donc avancer, sans crainte d'erreur grossière, que, de 1952 à 1958, Lifar en a réglé encore une bonne douzaine ce qui porte leur nombre à soixante.

Sur ces soixante ballets, combien en a-t-il dansé lui-même ? La majorité... et c'est bien là la raison pour laquelle il est très difficile d'effectuer un choix dans ses propres rôles de danseur.

Sa première création marquante, à l'Opéra de Paris, où il fut appelé par Jacques Rouché après la mort de Diaghilev, a été « les Créatures de Prométhée ». Lifar a alors vingt-trois ans. Il est beau comme un dieu descendu de l'Olympe.

 

 

 

 

Le voici, trois ans plus tard, dans le rôle d'Albert de « Giselle », qu'il dansa avec Spessivtzeva, rôle qu'il a marqué de façon inoubliable : « Serge Lifar présente, à chaque instant où on pourrait le surprendre, au repos ou en plein vol, dans chaque équilibre à terre ou tandis qu'il imprime à son corps gravitant dans l'espace des inflexions étudiées, un aspect de la perfection. La taille fine, les hanches plates, les jambes aux muscles allongés, le genou pur, la cheville mince et sèche, le thorax bombé, les bras minces malgré un biceps de fer, la main menue et nerveuse », tel était, selon le grand critique Levinson, le signalement physique de sa personne.

 

 

 

 

Le voici égal en beauté, six ans plus tard, dans « Oriane et le prince d'amour », de Florent Schmitt (1938). Ce rôle de preux a souvent tenté Lifar, tant dans « le Chevalier et la damoiselle » que dans « Joan de Zarissa », ou encore dans « le Chevalier errant », tous rôles qu'il interpréta avec un style héraldique de haute classe.

 

 

 

 

En 1935, il « repensait » le faune de « l'Après-midi d'un faune », de Debussy, et le débarrassait de tout le vain pittoresque dont l'avait entouré précédemment son génial créateur Nijinsky. Lifar y fut inoubliable et inoublié, tant il avait réussi à conférer à cette divinité mineure une animalité sensuelle pleine de tact.

 

 

 

 

La même année, ce fut la bombe « Icare », l'homme qui brûle ses ailes aux feux du soleil. Lifar opérait dans l'art du ballet une véritable révolution, révolution qui consistait, pour le chorégraphe, à se révolter contre la tyrannie rythmique du musicien. Non seulement il prétendait s'en affranchir, mais, retournant le processus habituel, il lui imposait ses propres rythmes préétablis. Aussi cette œuvre déclencha-t-elle un véritable scandale.

 

Si Lifar affirme une prédilection pour les chevaliers, il a toujours incarné avec un raffinement d'une élégance extrême les « beaux princes » des ballets de Tchaïkovski. Le voici en Siegfried du « Lac des cygnes », un des ballets les plus célèbres du grand compositeur russe, celui-là même qui est dansé aussi bien à Londres qu'à New York, qu'à Moscou.

 

 

 

 

Si Lifar est un fanatique de la danse classique et de la danse néo-classique, dont il est l'instigateur, il ne dédaigne pas pour autant le folklore. Séduit par un argument polonais qui, sur une partition de Szymanovski, relate une « histoire de brigands » (« Harnasie », 1936), il s'identifia au rôle de leur chef puissant et redouté, et exécuta, notamment, « une danse de la hache » qui souleva l'enthousiasme du public.

 

 

 

 

Avec « le Roi nu » (1937), d'après un conte d'Andersen, musique de Jean Françaix, Lifar laissa apparaître une autre face de son tempérament : la face bouffonne, caricaturale...

Car Lifar sait être espiègle lorsqu'il le veut, et ses rôles dans la « Vie de Polichinelle », dans « Salade », dans « Guignol et Pandore », dans « Fourberies », etc., sont marqués par la plus pure tradition « commedia dell'arte ».

 

 

 

 

Mais l'éventail ne saurait être complet si nous ne mentionnions point « Dramma per musica », qui, encadré d'une épure de perspective imaginée par Cassandre, et rythmé sur une musique « abstraite avant la lettre » de Bach, laissait apparaître un Lifar rigoriste quasi cartésien.

 

 

 

 

Nous dirons, pour conclure, que sans Lifar danseur, sans Lifar choréauteur, l'art du ballet n'aurait pas brûlé, en France, — et particulièrement en notre Académie de Musique et de Danse — d'un éclat aussi vivace.

Lifar a été, est et restera un grandissime artiste, doublé d'un incomparable pédagogue. N'a-t-il pas formé tout ce que le ballet compte actuellement de jeunes chorégraphes, les Roland Petit, Janine Charrat, Jean Babilée ?... N'a-t-il pas façonné tant et tant de ballerines devenues de merveilleuses étoiles ?

Sans doute n'est-il pas tout à fait insensible à la publicité parfois tapageuse que nombre d'admirateurs trop zélés font autour de sa personne ?

Qui oserait sincèrement l'en blâmer ?

Ayant beaucoup aimé la danse, aimant beaucoup la danse, il lui sera beaucoup pardonné.

 

(André Boll, metteur en scène, Musica, juillet 1958)

[Reportage photographique Lipnitzki]

 

 

 

 

 

Serge Lifar et Yvette Chauviré dans Giselle à l'Opéra de Paris

 

 

 

 

 

Serge Lifar indique un jeu de scène à Attilio Labis, qui lui succède dans le Prélude à l'après-midi d'un faune [photo Bernand] (revue l'Opéra de Paris n°21, 1er trimestre 1963)

 

 

Icare et Salade à l'Opéra de Paris

 

En 1935, à l'Opéra de Paris, furent créés deux ballets, Salade de Darius Milhaud et Icare sur des rythmes de mon invention, approuvés par A. Honegger et orchestrés par Szyfer qu'on a appelés Ballets du XXe siècle (après le Sacre du Printemps d'Igor Stravinski, créé en 1913 par le Ballet Russe de Serge Diaghilev).

Le public conquis croyait redécouvrir le ballet. J'étais choréauteur, metteur en scène et principal interprète de ces deux œuvres chorégraphiques. J'étais également l'auteur de l'argument d'Icare, puisé dans la mythologie de la Grèce antique qui était d'actualité à l'époque et reste d'actualité aujourd'hui également par la poussée des hommes à la conquête de l'espace. Le Sacre du Printemps a été un ballet musical, Icare est composé et interprété « sans musique » avec un simple accompagnement de rythme créé par le chorégraphe et les danseurs. Dans mon Manifeste du Chorégraphe paru dans « Comœdia » le 6 avril 1935, je demandais l'autonomie du ballet par rapport à la musique et à la peinture, ce qui fut une révolution. L'opinion générale du monde de la musique s'est révoltée. « Mais, a déclaré Honegger, ton projet de ballet bâti sur des rythmes est une excellente idée, on peut fort bien se passer de l'élément mélodique, surtout si l'œil est occupé. Dans ta conception, c'est le danseur qui devient la ligne mélodique ».

Paul Valéry écrivit : « Cette idée d'Icare me frappe parce qu'elle touche la vérité ».

J'ai voulu démontrer que la musicalité s'exprime par le corps des danseurs, le thématisme aussi, la musicalité a été visuelle, autant que la mélodie a été imaginaire.

En dehors de la conception chorégraphique, dans Icare, l'idée de l'immortalité est une ligne conductrice de l'œuvre : Icare mort, se redresse et danse son propre mythe. Sa défaite physique et son sacrifice sont une des grandes victoires de l'humanité.

La création d'Icare et sa révolution ont tracé la « Voie d'Icare », et depuis, la danse et la chorégraphie se développèrent par la nouvelle conception des choses (par sa technique, son élévation, sa géométrie linéaire) et, on a appelé cette époque, époque néo-classique ou lifarienne de la danse.

Aujourd'hui, Icare est renouvelé par la grâce de Picasso, par les décors dus à son imagination.

Le génie créateur de Picasso, c'est l'essence même de la vie. En lui il y a cette puissance instinctive de mouvement perpétuel qui jaillit de son for intérieur et qui s'intègre dans les formes et les couleurs, où toute logique est bouleversée par la négation des lois de la normalité et où se forme et prend naissance le monde nouveau dans sa vérité artistique. Picasso transforme et transfigure le présent et le réel. Le spirituel y trouve sa résonance et son application dans la perspective d'une nouvelle dimension de l'objet, qui est l'âme et le moteur de son inépuisable don de créateur.

Puissance magique et irrésistible, germe de l'art de Picasso, où il n'y a pas d'arrêt ni à l'émotion, ni à l'inspiration.

Icare est une tentative de notre temps. En 1942, je dédiai mon Icare à Mermoz ; aujourd'hui, il est dédié aux premiers cosmonautes : Gagarine, Titov, Popovitch, ainsi que Gleen. Icare a été joué et apprécié dans le monde entier.

A Attilio Labis, étoile de la nouvelle génération de danseurs français, je confie aujourd'hui le rôle d'Icare et je lui dis : « Bonne chance »...

Salade est un ballet comique de la Comedia dell'Arte, c'est un ballet gai, créé également en 1935 sur la partition musicale de Darius Milhaud ; ce ballet musical chanté, est dansé dans les décors qui étaient imaginés par André Derain.

Dans cette immensité de la proportion, ce décor romantique nous plonge dans l'Italie enchanteresse. Par sa conception, il nous semble que nous revoyons les Ballets russes de Serge Diaghilev.

Par la conception chorégraphique, ce ballet reste académique, comme au théâtre traditionnel où la place de l'acteur et du mime est très large.

L'année 1935 restera l'Année d'Or de la Danse. Jacques Rouché était son grand « promoteur ». Aujourd'hui, Georges Auric a voulu rendre hommage à cette éclatante époque en redonnant la vie à ces œuvres, grâce auxquelles notre Académie Nationale de Musique et de Danse est fière de son patrimoine artistique.

 

Serge Lifar.

Maître de Ballet du Théâtre National de l'Opéra.

(revue l'Opéra de Paris n°21, 1er trimestre 1963)

 

 

 

Serge Lifar dans sa création d'Icare (Icare) en 1935 [photo Lipnitzki]

 

 

 

 

 

 

extrait d'une interview de Serge Lifar

radio, vers 1935

 

 

 

 

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