Caroline FAURE-LEFEBVRE

 

Caroline Faure-Lefebvre dans le Postillon de Lonjumeau (Madeleine) à l’Opéra-Comique, dessin d’Edmond Morin (1861/1862)

 

 

Constance Caroline LEFEBVRE dite Caroline FAURE-LEFEBVRE

 

soprano puis mezzo-soprano français

(Paris ancien 2e, 21 décembre 1828* – Paris 9e, 22 février 1905*)

  

Fille de Décius Brutus LEFEBVRE (Paris, 1793 – Nanterre, Seine [auj. Hauts-de-Seine], 24 novembre 1873*), architecte, et de Mariette PRÉTOT (1797 – av. 1873)].

Epouse à Sèvres, Seine-et-Oise [auj. Hauts-de-Seine] le 04 juin 1859* Jean-Baptiste FAURE (1830–1914), baryton.

Parents de Louis Maurice FAURE (Paris 9e, 12 mai 1862* – Villers-sur-Mer, Calvados, 07 février 1915), peintre ; épouse à Paris 17e le 14 août 1897* Louise Victoria HERMAN (Paris 9e, 21 novembre 1865* – Villers-sur-Mer, 01 mars 1954), peintre [fille d’Adolphe Joseph HERMAN (Douai, Nord, 08 novembre 1822* – Paris 17e, 24 mars 1903*), violoniste, et de Laure Ferdinande MONJEAN (Paris, 11 novembre 1826 – Paris 16e, 02 avril 1921), pianiste, mariés à Paris ancien 2e le 02 octobre 1847*].

 

 

Elle fut pendant quinze ans environ l’une des meilleures artistes du théâtre de l'Opéra-Comique, où elle remplit de la façon la plus distinguée l'emploi des Dugazons. Admise au Conservatoire de Paris, elle y fit son éducation musicale dans la classe de Banderali pour le chant et dans celle de Moreau-Sainti pour l'opéra-comique. Après avoir obtenu un accessit de chant en 1848, et, en 1849, les deux premiers prix de chant et d'opéra-comique, elle fut engagée à l'Opera-Comique sous le nom de Mlle Lefebvre, y débuta la même année sans grand éclat, mais se révéla bientôt dans la création du joli rôle de Palomita dans le premier ouvrage de Victor Massé, la Chanteuse voilée. Douée d'une voix charmante et plus souple que puissante, d'une grâce aimable et pleine de distinction, avec cela chanteuse habile, comédienne fine, intelligente et spirituelle, elle obtint bientôt de grands succès, soit en reprenant certains ouvrages du répertoire qui convenaient particulièrement à son talent délicat, tels que Joconde, le Pré-aux-Clercs, le Petit Chaperon rouge, l'Épreuve villageoise, Haydée, les Mousquetaires de la Reine, soit en créant des rôles nouveaux dont chacun était l'occasion d'un nouveau succès, tels que ceux de Psyché, du Songe d’une nuit d'été, de Raymond ou le Secret de la reine, du Chien du Jardinier, etc. Elle se montra aussi dans le Val d'Andorre, l'Étoile du Nord, le Toréador, la Dame de pique et divers autres ouvrages. Peu de temps après avoir épousé le baryton Faure (1859), Mme Faure-Lefebvre quitta l'Opéra-Comique en 1861. Elle fit alors une courte apparition au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet (1862 à 1865), où on la revit dans la création de Mireille (Taven), dans l'Épreuve villageoise, qui avait été un de ses grands succès à la salle Favart, et dans la traduction d'un opéra de Mendelssohn, Lisbeth. Puis, dans toute la force de la jeunesse et toute la grâce de son talent plein de charme et de distinction, elle quitta définitivement la scène, au grand regret de tous les amateurs de son jeu, si vrai, si fin, si aimable et si discret. Elle avait créé à Baden-Baden le 03 août 1863 Volage et jaloux de Rosenhain, et le 10 août 1863 le Chevalier Nahel de Litolff.

En 1855, elle habitait 17 rue Grange-Batelière à Paris ; en 1859, elle habitait rue des Fontaines à Sèvres. Elle est décédée en 1905 à soixante-seize ans, en son domicile, 52 bis boulevard Haussmann à Paris 9e.

 

 

 

Sa carrière à l'Opéra-Comique

 

Elle y débuta le 12 octobre 1849 dans la Part du diable (Carlo).

 

Elle y créa le 20 avril 1850 le Songe d’une nuit d’été (Elisabeth) d’Ambroise Thomas ; le 26 novembre 1850 la Chanteuse voilée (Palomita) de Victor Massé ; le 05 juin 1851 Raymond ou le Secret de la Reine (Stella) de Thomas ; le 26 mars 1852 Madelon (Madelon) de François Bazin ; le 19 juillet 1852 la Croix de Marie (Marie) d’Aimé Maillart ; le 16 novembre 1852 la Fête des Arts (la Poésie) d’Adolphe Adam ; le 19 janvier 1853 le Miroir de Léon Gastinel ; le 20 octobre 1853 Colette de Justin Cadaux ; le 16 février 1854 l’Etoile du Nord (Prascovia) de Giacomo Meyerbeer ; le 16 janvier 1855 le Chien du jardinier (Catherine) d’Albert Grisar ; le 13 février 1855 Miss Fauvette de Victor Massé ; le 17 octobre 1855 le Houzard de Berchini d’Adam ; le 26 janvier 1857 Psyché (Psyché) de Thomas ; le 16 décembre 1858 les Trois Nicolas (la chanoinesse Hélène de Villepreux) de Louis Clapisson ; le 13 mai 1859 le Diable au moulin (Marthe) de François-Auguste Gevaert ; le 07 juin 1859 la cantate Italie de Fromental Halévy ; le 07 mai 1860 Rita ou le Mari battu de Gaetano Donizetti ; le 04 décembre 1860 l'Eventail d'Ernest Boulanger.

 

Elle y chanta Jeannot et Colin (1850) ; Joseph (Benjamin, 1851) ; Haydée (Rafaela, 1853) ; le Domino noir (Angèle, 500e le 14 septembre 1854) ; le Pré-aux-Clercs (Nicette, 1854) ; le Toréador (Coraline, 1856) ; le Petit Chaperon rouge (Rose d'Amour, 1860) ; le Postillon de Lonjumeau (Madeleine) ; la Sirène ; la Fée aux roses ; l’Epreuve villageoise ; la Fête du village voisin ; Joconde (Jeannette) ; les Mousquetaires de la reine ; la Dame de pique ; le Val d'Andorre.

Sa carrière au Théâtre-Lyrique

 

Elle y débuta le 30 octobre 1862 en créant Hymne à la musique de Charles Gounod, puis le 31 mars 1863 en participant à la première de Peines d’amour (princesse d’Aquitaine), version française de Barbier et Carré de Cosi fan tutte de Mozart.

 

Elle y créa le 19 mars 1864 Mireille (Taven et Andreloun) de Charles Gounod ; le 08 décembre 1864 Bégaiements d’amour (Caroline) d’Albert Grisar ; le 26 janvier 1865 l’Aventurier (Anita) du Prince Poniatowski ; le 22 mars 1865 les Mémoires de Fanchette (Fanchette) de Niccolo Gabrielli ; le 29 mars 1865 le Mariage de Don Lope (Rosine) d’Edouard de Hartog.

 

Elle y participa à la première le 11 septembre 1863 de l’Epreuve villageoise (Denise) d’André Modeste Grétry ; le 09 juin 1865 de Lisbeth ou la Cinquantaine (Lisbeth) de Felix Mendelssohn-Bartholdy [version française de Jules Barbier].

 

Elle y chanta la Flûte enchantée (Pamina, avril 1865).

 

 

 

Caroline Lefebvre dans la Croix de Marie (Marie) d'Aimé Maillart

 

 

 

Elle fut d'abord destinée à l'enseignement. Le hasard l'ayant mise un jour, chez une de ses élèves, en présence de M. Auber, le célèbre compositeur découvrit en elle un talent qui s'ignorait encore, et lui annonça qu'elle avait dans la voix un trésor véritable. D'après ses conseils, la jeune institutrice se fit admettre au Conservatoire. Elle y travailla avec persévérance et courage, en sortit avec le premier prix de chant et débuta, le 20 avril 1850, à l'Opéra-Comique, dans le rôle d'Elisabeth du Songe d'une nuit d'été. Modeste et simple, elle resta d'abord inconnue, doublant les artistes en vogue ou jouant les rôles secondaires. La Chanteuse voilée, de M. Victor Massé (26 novembre 1850), révéla son talent. Dès lors on reconnut à Mlle Caroline Lefebvre du charme, de la distinction, de la grâce. Ce fut son premier succès. Les vieux habitués de l'orchestre, dans leur admiration pour elle, se fussent pris aux cheveux, s'il leur en était resté, au dire d'un critique musical. « C'est la finesse mutine de Mlle Gavaudan, » disait l'un. « C'est le charme tout féminin de Mme Pradher, » disait l'autre. « Et moi, s'écriait un troisième, je soutiens que c'est l'esprit de Mlle Darcier. » Mlle Caroline Lefebvre avait sa part de tous ces dons, sans aucun doute ; mais elle possédait surtout des qualités qui lui étaient propres. Elle l'a bien fait voir dans les rôles qu'elle a remplis ou créés depuis lors, dans la Croix de Marie, le Val d'Andorre, le Toréador, le Chien du jardinier, Miss Fauvette, le Houzard de Berchini ; Stella, de Raymond ou le Secret de la reine ; Benjamin, dans Joseph, de Méhul ; Catherine, de l'Etoile du Nord ; la Fée aux roses, la Dame de Pique ; Psyché, dans la pièce de ce nom ; Jeannette, dans Joconde ; Rosé d'Amour, dans le Chaperon rouge; Madeleine, du Postillon de Lonjumeau, etc. En même temps elle reprenait quelques-unes des plus jolies partitions de Boieldieu, la Fête du village voisin entre autres, dans lesquelles elle obtenait un véritable succès. Enfin elle était très souvent appelée à prendre part à l'exécution des cantates que couronne l'Institut.

En 1859, Mlle Caroline Lefebvre est devenue la femme de son camarade M. Faure, et s'est appelée de ce moment Mme Faure-Lefebvre. Engagée au Théâtre-Lyrique, elle y a principalement créé la Lisbeth, de Mendelssohn. Elle a quitté définitivement la carrière dramatique en 1865, après avoir joué le rôle du petit berger de la Crau, dans la Mireille de Gounod.

Mme Faure-Lefebvre joignait une voix très agréable à une méthode parfaite. C'était une comédienne fine et spirituelle, qui, sans être jolie, plaisait infiniment, grâce surtout à ses allures modestes et simples. C'était la chanteuse des douces émotions et des tendresses exquises. Elle avait dans le timbre des caresses indicibles de mezza voce, dont le charme était presque doublé par un involontaire zézayement, qui rendait sa prononciation plus enfantine et plus gentille. On la remplacera difficilement dans les bergères Watteau.

(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1876)

 

 

 

Caroline Faure-Lefebvre

 

 

Mlle Lefebvre n'est pas jolie ; mais sa physionomie la fait charmante. Un front bas, des yeux petits et enfoncés dans leur orbite ; un nez de Roxelane qui a pris un faux pli sur l'ottomane du sérail ; un teint de créole attaquée du spleen... voilà le masque, mais voici le visage : — un regard d'une malice provocante ; un sourire plein de promesses ; des bras charmants ; des doigts en fuseaux plus effilés que le fuseau de la reine Berthe ; la jambe d'Atalante ; le pied de Cendrillon ; — et ce qui vaut mieux que tout cela ensemble, la grâce, — la grâce plus belle encore que la beauté ! — a dit le vieux La Fontaine, un jour qu'il regrettait ses vingt ans.

Elève de Mme Damoreau, couronnée aux concours de 1849, Mlle Lefebvre ne rappelle de son illustre professeur ni la netteté du mécanisme ni le charme du style, ou, — pour mieux dire, — Mlle Lefebvre n'a pas de style. Vocalisation et point d'orgue, tout cela se compose de deux ou trois clichés qui traînent dans les classes du Conservatoire. Sa voix, un instant sérieusement atteinte par les fatigues précoces de la scène, a pris du corps et même une certaine puissance, et le timbre en serait sympathique, si la chanteuse pouvait se décider, à l'aide d'un travail soutenu, à en corriger la résonnance gutturale.

Comédienne, le cachet du talent de Mlle Lefebvre est un mélange heureux et rare d'intelligence, de finesse et d'ingénuité. Avec cela, femme de la tête aux pieds. Ce n'est pas une grande artiste, — quoique ses admirateurs le lui disent depuis bien longtemps et qu'elle l'ait cru, même avant qu'on ne le lui ait dit ; — mais c'est une amoureuse, le seul oiseau de cette rare espèce que possède le théâtre de M. Perrin.

Engagée pour deux années encore, Mlle Lefebvre gagne 22.000 francs par an.

La chanteuse voilée. — la Fée aux Roses. — le Songe d'une nuit d'été. — les Porcherons. — l'Épreuve villageoise. — Colette. — Nicette du Pré-aux-Clercs.

(H. de Villemessant et B. Jouvin, Figaro, 22 octobre 1854)

  

 

Ah ! madame, pourquoi avoir quitté l'Opéra-Comique, où vous étiez adorée, pour vous en aller si loin, si loin ? Votre talent si fin, si distingué, ne sera jamais compris là-bas ; revenez bien vite au berceau de vos premiers succès, et tous les abonnés de l'Opéra-Comique n'auront pas assez de fleurs et de bravos pour saluer votre retour.

Sortie du Conservatoire en 1848, mademoiselle Lefebvre, la petite Lefebvre, comme on l'appelait alors, débuta à l'Opéra-Comique avec éclat. Peu de voix, un mezzo-soprano peu étendu, mais excellente musicienne et actrice consommée. Deux yeux d'une malice, d'une expression adorables, un petit nez mutin et effronté qui se relève crânement au milieu d'un joli visage couronné de beaux cheveux noirs, voilà l'ensemble de l'artiste. Une bonne camarade, un cœur compatissant et une main toujours ouverte ; nulle misère n'a frappé en vain à la porte de sa propriété de Bellevue.

(Yveling Rambaud et E. Coulon, les Théâtres en robe de chambre : Théâtre-Lyrique impérial, 1866)

 

 

Madame Faure-Lefebvre a eu la douleur de perdre cette semaine son père, M. Decius Brutus Lefebvre, décédé en son domicile rue de Rueil à Nanterre, au moment même où elle se disposait à se rendre à Cannes pour la santé de son fils.

Notre grand artiste Faure, homme de cœur avant tout, en se multipliant par trop pour rendre les derniers devoirs à l’honorable père de sa femme, a gagné une angine qui a beaucoup inquiété ses amis.

Fort heureusement, les soins les plus actifs et les plus intelligents l’ont ramené à la santé et lui permettent de se rendre demain au Havre pour s’y faire entendre au bénéfice des sinistrés du paquebot la Ville du Havre.

(le Ménestrel, 07 décembre 1873)

 

 

Maurice Faure.

Maurice Faure était né à Paris le 12 mai 1862. Il était le fils du célèbre chanteur de l'Opéra J.-B. Faure, décédé quelques semaines avant lui. Entre ce père entièrement voué à l’art, et une mère d'une remarquable intelligence, dans un milieu où l'on avait le culte de la beauté, les qualités personnelles et le goût de l'enfant se développèrent rapidement. Il fit de fortes études et devint avocat : mais attiré irrésistiblement vers l'art. il quitta bientôt le barreau pour s'adonner avec succès à la peinture. Il était l'élève de Zorn. Membre de la Société des Aquarellistes français, il v exposait régulièrement des œuvres d'une facture large et originale et d'une profonde sensibilité.

Son mariage n'avait fait qu'élargir le cadre artistique dans lequel devait s'écouler toute sa vie ; il avait en effet épousé Mlle Louise Herman, fille du violoniste bien connu et artiste peintre elle-même.

Esprit ouvert et curieux, Maurice Faure ne voulut pas cependant se consacrer uniquement à l'art, il comprit la poésie profonde de la science et se passionna pour les études de linguistique. Parlant et écrivant cinq ou six langues, dont l'arabe. il fut attiré par le vaste champ de recherches qu'offre aux savants la linguistique américaine et ce fut ainsi qu'il vint à nous. Auparavant, il avait rédigé une grammaire irlandaise.

Préparé comme il l'était, on était en droit d'attendre de lui d'intéressants travaux, auxquels il se préparait en venant souvent se documenter dans notre bibliothèque dont il savait apprécier la richesse, et j'espérais bien pouvoir publier bientôt des études originales signées de lui dans notre Journal. La guerre vint malheureusement interrompre tous ces projets. Mobilisé dès la première heure, comme capitaine attaché au service des remontes, Maurice Faure rejoignit son poste à Lille, puis, sa tâche terminée, demanda à reprendre du service actif. Nommé capitaine commandant du 10e escadron du 1er Hussards, il fut envoyé avec son unité dans la forêt de Paroy. C'est là, pendant le terrible hiver de 1914, qu'il contracta les germes de la maladie qui devait l'emporter quelques mois plus tard, le 7 février 1915. Mme Maurice Faure, dans un sentiment d'exquise délicatesse, nous a fait l'honneur de demander à prendre dans notre Société la place laissée vide par la mort de son mari. Je puis l’assurer que tous ses nouveaux collègues garderont précieusement, comme elle, le souvenir de l'homme charmant qu'elle pleure.

(Paul Rivet, Journal de la Société des Américanistes, 1919)

 

 

 

 

 

 

Caroline Lefebvre dans l’Etoile du Nord (Prascovia)

 

 

 

Mlle Lefebvre (Opéra-Comique)

 

La matrone romaine. — La femme dont on ne peut rien dire. — Le Domino noir. — Comment le hasard peut conduire au bonheur. — L’institutrice. — La Chanteuse voilée. — Le Toréador. — Le Songe d’une nuit d’été. — La Fée aux roses. — Le Val d’Andorre. — La double vie.

 

Rien n'est plus difficile à rendre intéressante et amusante pour le lecteur, que la biographie d’une simple et modeste jeune fille que l'amour de l'art, et aussi le désir de servir de soutien à sa famille, ont conduite au théâtre, et dont la vocation proprement dite eût été de vivre modestement en bonne mère de famille, pour mériter, après sa mort, cette antique épitaphe des matrones romaines : « Elle vécut chez elle et fila sa quenouille. »

Bien heureuse la femme, écrit quelque part un auteur de beaucoup d'esprit, sur laquelle on ne peut rien trouver à dire. D'accord ! mais malheureux les chroniqueurs qui veulent peindre une femme dont le nom appartient à l'art, et dont la vie se trouve bornée au foyer de la famille. Et il en est ainsi de mademoiselle Lefebvre.

D'abord, elle ne fut point destinée ni à la musique, ni moins encore à monter sur les planches, et elle reçut une éducation et profonde et sérieuse, dans le but d'en faire une institutrice, ses parents se trouvant sans fortune, et croyant ainsi indispensable de lui procurer une existence par son travail.

Notre héroïne, simple, douce et studieuse, se conforma aux désirs des siens, suivit des cours, feuilleta des bouquins, orna sa mémoire des choses les plus ennuyeuses, enfin en arriva au jour du triomphe, c’est-à-dire à celui où elle gagna son diplôme à la pointe de sa plume. Et la voici institutrice de par M. le préfet. Mais, hélas ! la joie du triomphe fut de courte durée, car la carrière dans laquelle entrait la pauvre jeune fille est si triste, si humble, si précaire, qu'il lui fallut bien peu de temps pour en découvrir les chagrins, et cela sans le moindre espoir de voir un jour le ciel devenir bleu pour elle ni pour les siens ; toujours du travail, toujours des privations, de la gène, de la misère même, voilà ce qu'elle avait en perspective, voilà le seul horizon vers lequel elle devait marcher.

Le cœur douloureusement affecté, la pauvre enfant suivait tristement l'humble sentier que la destinée avait ouvert devant elle, quand un incident, bien simple en apparence, vint changer sa vie et lui marquer une place parmi les artistes célèbres du jour.

Un matin qu'elle était venue pour donner la leçon habituelle à une jeune fille de ses élèves, celle-ci, ayant été un peu souffrante, et ne se trouvant pas encore habillée, mademoiselle Lefebvre fut priée de l'attendre un instant dans le salon où elle avait été introduite, ce qu'elle fit de la meilleure grâce du monde, d'autant qu'un piano ouvert devant elle, pouvait lui tenir bonne et fidèle compagnie, notre héroïne, à ses moments perdus, se permettant la musique comme récréation et comme délassement. Une partition était placée sur le piano ouvert ; d'abord mademoiselle Lefebvre se contente de la feuilleter en silence, puis elle risque ses doigts sur les touches ; puis, entraînée malgré elle, sa voix suit ses doigts, et les sons les plus mélodieux font retentir les échos du salon.

Pendant qu'elle chantait ainsi, et sans qu'elle s'en fût aperçue, la porte s'était ouverte, un monsieur d'un certain âge, à la physionomie fine et distinguée, était entré, et, au lieu de s'asseoir, s'était placé tout près de la jeune chanteuse, qu'il écoutait avec le plus vif intérêt. Cela se comprend, la partition qu'elle parcourait avec tant de plaisir était celle du Domino noir.

Tout à coup mademoiselle Lefebvre aperçoit son auditeur, elle s'arrête, rougit, et, se levant avec embarras, elle s'éloigne du piano au plus vite. Ce n'était pas le compte de l'étranger, et il la supplie avec instances de reprendre la place qu'elle occupait si bien ; mais la modeste jeune fille résiste avec fermeté.

— Puis-je, sans être indiscret, vous demander, mademoiselle, de qui vous êtes l'élève ? fit le monsieur, quand il se fut bien convaincu que toutes ses prières étaient vaines pour faire chanter de nouveau celle qu'il regrettait si fort de ne plus entendre.

— Je ne suis, hélas ! l'élève de personne, monsieur, répondit humblement la pauvre enfant, je chante pour mon plaisir seulement, et je n'ai appris la musique que comme tout le monde l'apprend aujourd'hui, n'ayant ni le temps ni la fortune nécessaire pour m'en occuper plus sérieusement.

— Comment, mademoiselle, vous n'avez pas la fortune nécessaire pour chanter sérieusement ! s'écria le monsieur ; mais c'est une fortune qu'un gosier comme le vôtre, et vous offensez la Providence, qui vous l'a donné, en laissant enfoui ce trésor.

En entendant ces paroles enthousiastes, mademoiselle Lefebvre se prit à sourire et salua légèrement celui qui les lui adressait, comme pour le remercier d'un compliment banal qu'elle jugeait sans la moindre importance.

— Vous ne me croyez pas, mademoiselle, fit l'étranger, qui avait deviné son idée, et vous avez tort, car je dis toujours ce que je pense, surtout en fait de musique.

— Alors, monsieur, je veux bien croire que vous êtes sincère ; mais... peut-être...

Et mademoiselle Lefebvre, n'osant pas achever sa phrase, baissa les yeux en rougissant. L'étranger la devina encore et se prit à sourire.

— Peut-être, voulez-vous dire, suis-je un assez triste connaisseur... Je ne le crois pas pourtant ; car, quand ce ne serait que l'habitude, je devrais savoir bien juger les dispositions vocales bonnes ou mauvaises des gens.

La conversation fut interrompue par la jeune élève de mademoiselle Lefebvre, qui arrivait en courant. En voyant l'étranger, elle fit une profonde révérence :

— Comment, vous êtes ici, monsieur Auber, dit-elle, et maman qui n'en sait rien !

Quand mademoiselle Lefebvre entendit prononcer ce nom, elle sentit une joie profonde pénétrer dans son âme. Auber, le grand compositeur, le professeur célèbre, venait de lui ouvrir un avenir heureux et brillant. Elle pouvait être artiste, elle pouvait réussir, elle pouvait enfin donner une existence douce et aisée aux chers auteurs de ses jours.

— Vous voyez bien, mademoiselle, que mon opinion peut avoir quelque poids pour vous engager à chanter, fit le maestro avec cette bonté gracieuse et charmante si propre à encourager la jeunesse. Venez au Conservatoire, je vous dirigerai, et avec votre gosier et mes conseils, il faudrait avoir bien du malheur pour ne pas arriver tout au haut de l'échelle.

Et ainsi fut fait. Le lendemain, mademoiselle Lefebvre entra au Conservatoire, où elle travailla avec tant de persévérance et de courage, que bientôt elle obtint le premier prix, ce qui la fit admettre sans postulat à l'Opéra-Comique. Là, elle y resta d'abord inconnue. La modestie et la simplicité ont tant de peine à laisser découvrir le talent, surtout sur le théâtre, où le charlatanisme semble devoir faire partie intégrante de l'art. Elle doublait les artistes en vogue, remplaçait les malades, en un mot, se rendait utile en attendant qu'elle pût se rendre célèbre. L'occasion s'en présenta enfin, et aujourd'hui mademoiselle Lefebvre figure au premier rang de cette pléiade de jeunes et frais talents que possède le théâtre de l'Opéra-Comique.

Ses débuts passèrent à peu prés inaperçus. La pauvre enfant arrivait seule avec sa charmante méthode, sa voix mélodieuse, mais sans ovation organisée, sans protecteur généreux ; aussi n'en parla-t-on que très peu dans les journaux, et pas du tout dans le monde. La Chanteuse voilée fut la première pièce où elle se fit remarquer. Alors on lui reconnut du charme, de la distinction, de la grâce, et surtout la plus délicieuse des voix, et l'on commença à compter avec elle, d'autant qu'à cette époque, madame Ugalde étant tombée malade, la direction fut trop heureuse de trouver mademoiselle Lefebvre pour la remplacer.

Dans ces nouveaux rôles, la jeune artiste déploya tous ses moyens, et si elle n'y parvint pas à faire oublier sa devancière, elle arriva du moins à faire attendre très patiemment son retour. Elle joua successivement le Songe d'une nuit d'été, le Toréador, la Fée aux roses, le Val d'Andorre, et enfin tous les rôles écrits pour madame Ugalde, et aujourd'hui elle doit paraître, pour soulager mademoiselle Duprez, dans celui de Catherine de Russie, de l'Étoile du Nord.

Nous le répétons, mademoiselle Lefebvre est une artiste aussi distinguée qu'une femme estimable, et sa vie se divise en deux parties bien distinctes, l'actrice de talent et l'humble jeune fille du foyer domestique. Aussi nous n'osons vous parler que de ses succès, et nous nous arrêtons avec respect devant la porte murée qui ferme sa vie privée et ses pensées intimes.

 

(Comtesse de Bassanville, les Théâtres de Paris, 1854)

 

 

 

 

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